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La Philosophie française (Delbos)/Chapitre VII

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Plon (p. 169-189).

CHAPITRE VII

MONTESQUIEU

L’Esprit des Lois parut à Genève vers la fin de 1748. Si la rédaction n’en avait demandé que quelques années, de 1743 à 1747, la préparation en avait commencé, d’après ce que dit Montesquieu dans sa préface, vingt ans avant la publication. En un sens même, elle remontait plus haut : « Je puis dire que j’y ai travaillé toute ma vie, écrit-il. Au sortir du collège, on me mit dans les mains des livres de droit : j’en cherchai l’esprit. »

Quel est exactement l’objet du livre ?

Remarquons d’abord que le terme d’« esprit des lois », qui lui a servi de titre, n’a pas été créé par lui. Dans son Traité des Lois, Domat avait consacré un chapitre à la nature et à l’esprit des lois ; mais par là il voulait dire « cet esprit qui dans les lois naturelles est l’équité, et dans les lois arbitraires l’intention du législateur ». Mais si Montesquieu a comme Domat le dessein de pénétrer un objet plus profond que le matériel des lois, c’est un autre objet qu’il poursuit : c’est de retrouver les causes des lois, en dehors même des intentions du législateur, de montrer qu’il y a comme des lois de l’établissement des lois. « J’ai d’abord examiné les hommes, dit-il dans la Préface, et j’ai cru que dans cette infinie diversité des lois et des mœurs ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. » — « Il faut que les lois se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi, ou qu’on veut établir ; soit qu’elles le forment, comme font les lois politiques, soit qu’elles le maintiennent, comme font les lois civiles. — Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré, à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur, au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin, elles ont des rapports entre elles ; elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer. — C’est ce que j’entreprends de faire dans cet ouvrage. J’examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce que l’on appelle l’Esprit des Lois. « (Livre Ier, chap. iii.) Il résulte de là que Montesquieu n’a point entrepris ce qu’on pourrait appeler une philosophie pure du droit, c’est-à-dire une philosophie qui contiendrait les causes des lois dans des principes rationnels et universels : il explique plutôt les lois par des conditions qui sont déterminables historiquement ; mais, s’il se sert de l’histoire pour déterminer ces conditions, il ne suit pas l’histoire ; il analyse les données historiques pour y découvrir des rapports plus permanents et plus essentiels que ceux qui se manifestent par la suite des événements. En cela il fait de l’histoire un usage non point absolument pareil, mais assez analogue à celui qu’en font les sociologues de notre temps. — De plus, ce qu’il faut ici noter, c’est que Montesquieu ne rapporte point les lois à un seul ordre de causes, mais au contraire à des ordres de causes très divers qu’il n’a point même rigoureusement systématisés.

De la loi positive, il donne la définition que voici : « La loi, en général, est la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous es peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine. » (Livre Ier, chap. iii.) Toute loi positive est œuvre de raison en ce sens qu’elle fait disparaître l’arbitraire. — Lois positives, lois naturelles ont en elles quelque chose d’universel. « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois ; la Divinité a ses lois ; le monde matériel a ses lois ; les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois ; les bêtes ont leurs lois ; l’homme a ses lois… Il y a donc une raison primitive ; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux. » — « Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu’ils ont faites ; mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût des êtres intelligents, ils étaient possibles ; ils avaient donc des rapports possibles et par conséquent des lois possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé des cercles, tous les rayons n’étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit. » (Contre Hobbes.)

Quelle est la raison d’être de la loi positive ? C’est que les êtres intelligents particuliers tels que l’homme sont sujets à l’erreur et ont en outre la faculté d’agir par eux-mêmes : les lois positives ont pour objet de les ramener à ce qu’ils doivent être et à ce qu’ils doivent faire dans la société où ils vivent. Car ils vivent dans une certaine société, non pas par convention, mais par disposition naturelle. « Le désir de vivre en société est une quatrième loi naturelle. » (I, chap. ii.) Et ce n’est pas avant d’être en société qu’ils tendent à lutter les uns contre les autres : c’est plutôt quand la société existe. C’est l’état de guerre qui fait établir les lois parmi les hommes. (Livre I, chap. iii. Voir Défense de « l’Esprit des Lois ».)

Or, ainsi viennent se rejoindre la série des causes pour lesquelles il y a des lois et la série des causes qui font que ce sont telles ou telles lois. — Cette théorie du droit naturel et des raisons en quelque sorte philosophiques des lois positives peut paraître a priori, et c’est à l’explication par des causes naturelles ou sociales de ces lois que tend avant tout Montesquieu. Elle fait cependant ressortir l’importance que Montesquieu donnait à l’idée d’intelligence : la loi n’est pas une puissance inhérente à la nature ; elle est une puissance qu’une intelligence se représente et établit. Le déisme de Montesquieu n’est pas extérieur et surajouté. Sa définition de la loi comme d’un rapport nécessaire lui avait valu de la part des jansénistes une accusation de fatalisme et de spinozisme. Or, il se défend vigoureusement d’être spinoziste, dans sa Défense de « l’Esprit des Lois », en faisant observer notamment qu’il a dit dans l’Esprit des Lois : « Ceux qui ont dit qu’une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde ont dit une grande absurdité ; car, quelle plus grande absurdité qu’une fatalité aveugle qui aurait produit des êtres intelligents ? » Or, dans cette réponse qui porte plutôt contre ce qui était alors réputé spinozisme que contre le spinozisme véritable, c’est cette idée que la cause suprême ne peut être qu’une cause intelligente qui domine. Reste à savoir si Montesquieu a pu aussi bien écarter de son œuvre la qualification, non de fataliste, mais de déterministe. Mais, quoi qu’il en soit à cet égard, rien n’autorise à croire qu’il ait admis le déterminisme jusqu’au point où tout libre arbitre serait impossible ; la vérité est qu’il a substitué à l’explication par les causes transcendantes ou surnaturelles l’explication par des causes définies, — et cela d’ailleurs en admettant, comme nous l’avons vu, divers ordres de causes, divers genres de déterminations, et en reconnaissant. comme nous le verrons, la suprématie des causes morales sur les causes physiques.

Dans son Esprit des Lois comment procède Montesquieu ?


« J’ai posé les principes, déclare-t-il, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi ou dépendre d’une autre plus générale… Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses. — Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails mêmes, je ne les ai pas tous donnés. » (Préface.)

La position prise par Montesquieu explique qu’il se soit posé tout d’abord le problème des gouvernements. Quand on a établi les principes des divers gouvernements, on en voit « couler les lois comme de leur source ». (Livre Ier, chap. iii.) À la suite de Platon, Aristote avait distingué trois espèces de gouvernements, monarchie ou gouvernement d’un seul, aristocratie ou gouvernement d’une minorité, démocratie ou gouvernement de la majorité. Quand ces gouvernements ont pour objet l’intérêt général, ils sont en quelque sorte tous normaux ; ils dévient ou se corrompent quand l’intérêt général est perdu de vue : la monarchie qui n’a pour objet que l’intérêt personnel du monarque devient tyrannie ; l’aristocratie qui n’a pour objet que l’intérêt des riches devient oligarchie ; la démocratie qui n’a pour objet que l’intérêt des pauvres devient démagogie. Cette classification était passée dans la tradition de la philosophie politique.

Montesquieu à coup sûr s’en inspire, mais ne l’accepte pas rigoureusement et en propose une autre. Il distingue trois espèces de gouvernements : le républicain, le monarchique et le despotique. « Pour en découvrir la nature, il suffit de l’idée qu’en ont les hommes les moins instruits. Je suppose trois définitions, ou plutôt trois faits : l’un, que le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que dans le despotique un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et ses caprices. » (Livre II, chap. ier Telle est la nature des divers gouvernements. — Au reste, Montesquieu en chaque espèce de gouvernement, distingue la nature et le principe. La nature d’un gouvernement, c’est ce qui le fait être tel ; c’est sa structure particulière. Le principe du gouvernement c’est ce qui le fait agir, ce sont les passions humaines qui le font mouvoir. (Livre III, chap. ier.) Distinction qui pourrait être exprimée, selon des habitudes de langage plus récentes et consacrées par la sociologie, par celle d’une statique et d’une dynamique politiques.

Les lois sont relatives à la fois à la nature du gouvernement et à son principe. Voyons donc d’abord quelles sont les lois relatives à la nature du gouvernement républicain.

Ce gouvernement se divise en démocratie et aristocratie selon que c’est le peuple en corps ou une partie du peuple qui a la souveraine puissance. Dans la démocratie, le peuple est à la fois monarque et sujet ; il est monarque par ses suffrages ; il est sujet par son obéissance aux magistrats qu’il nomme lui-même ; car c’est l’essence du gouvernement démocratique que le peuple nomme les magistrats et que seul il fasse des lois ; d’une façon générale, qu’il fasse par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et qu’il fasse faire le reste par ses ministres. Dans la démocratie, « la volonté du souverain est le souverain lui-même », et elle doit s’exercer directement sans se faire représenter et sans se déléguer. Montesquieu, comme plus tard Rousseau et autant que lui, est convaincu que la délégation de la souveraineté populaire entre les mains de représentants est incompatible avec la nature de la démocratie. Dominé par les exemples de l’antiquité, il ne soupçonne que des républiques démocratiques à territoire peu étendu et à population peu nombreuse dont tous les citoyens peuvent sans difficulté voter dans l’enceinte d’une seule assemblée. D’autre part, s’il sait bien que le peuple ne peut point par lui-même gérer les affaires, il le juge « admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité » ; il lui attribue une « capacité naturelle pour discerner le mérite » parce que ce mérite tombe facilement sous les sens. (Cf. livre XI, chap. vi.) Tel étant le gouvernement démocratique, les lois qui y sont fondamentales sont celles qui établissent le droit et le mode de suffrage. (Livre II, chap. ii.)

L’autre forme du gouvernement républicain est l’aristocratie. Dans l’aristocratie, la souveraine puissance est entre les mains d’un certain nombre de personnes qui font les lois et en assurent l’exécution ; à l’égard de ces nobles le peuple est ce que sont les sujets dans la monarchie à l’égard du prince. Lorsque les nobles sont en grand nombre, il faut un sénat pour régler les affaires que le corps des nobles ne saurait décider et pour préparer celles dont il décide. — Dans ce cas on peut dire que l’aristocratie est dans le sénat, la démocratie dans le corps des nobles et que le peuple n’est rien. Cependant la sagesse d’une république aristocratique est de faire sortir par quelque voie indirecte le peuple de son anéantissement et de lui ménager un rôle dans l’État. La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a aucune puissance est si petite et si pauvre que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer. Plus une aristocratie approche de la démocratie, plus elle est parfaite ; tandis qu’elle est moins à mesure qu’elle approche de la monarchie. Elle dégénère d’ailleurs et tend à se transformer quand elle donne tout d’un coup à un citoyen une autorité exorbitante. Elle devient alors une monarchie et même plus qu’une monarchie : car elle confère à ce citoyen un pouvoir de monarque sans les lois qui arrêtent l’abus du pouvoir monarchique. (Livre II, chap. iii.) C’est surtout le gouvernement de Venise que Montesquieu a en vue quand il définit l’aristocratie.

Ce qui constitue le gouvernement monarchique, c’est l’autorité d’un seul, mais qui s’exerce selon des lois fondamentales au moyen de pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants. Ces pouvoirs, quoiqu’ils découlent du monarque, empêchent sa volonté d’être momentanée et capricieuse, puisqu’elle ne peut agir que par eux. Le plus naturel de ces pouvoirs intermédiaires subordonnés est la noblesse ; sans les prérogatives de la noblesse, comme aussi sans celles du clergé et des villes, on a un État populaire ou un État despotique, mais non un État véritablement monarchique. Il ne suffit pas au reste que dans une monarchie il y ait des rangs intermédiaires ; il faut qu’il y ait encore un corps chargé d’enregistrer, de conserver, de vérifier les lois, de les rappeler quand on les oublie. Bien que Montesquieu ne dise pas expressément quel est le corps qui doit avoir, selon son expression, le « dépôt des lois », certainement c’est au Parlement qu’il réserve ce rôle ; au Parlement que, dans ses Lettres persanes (Lettre XCII), il appelle « l’ouvrage de la liberté publique » et qu’il considère, par une interprétation plus conforme aux prétentions des Parlementaires qu’à la réalité des faits, comme « l’appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime. » (Livre II, chap. iv.)

Quant au pouvoir despotique, il est caractérisé par ceci, que non seulement le souverain y est seul à posséder la faculté de gouverner, mais encore qu’il la fait exercer par un seul. Avoir un ministre qui fasse tout, un vizir, afin d’éviter les disputes qui ne manqueraient pas de surgir entre plusieurs et de ne point être obligé d’entrer lui-même dans l’administration, — ce qui contrarierait sa paresse, son ignorance et son goût prédominant du plaisir, — telle est la loi du despote. Dans un état despotique, plus le prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement, et plus les affaires sont grandes, moins on y délibère sur les affaires. (Livre II, chap. v.) C’est aux peuples orientaux que pense surtout Montesquieu quand il parle du despotisme.

Quel est le principe de ces divers gouvernements ?

Celui qui est propre à la démocratie, c’est la vertu. Ce que Montesquieu entend par vertu est une chose assez complexe et il a dû, pour éviter des surprises, donner diverses explications ou définitions qui, sans préciser absolument sa pensée, la rendent plus nette. Dans l’Avertissement qu’il a mis plus tard en tête de l’Esprit des Lois (édition de 1758), Montesquieu dit : « Il faut observer que ce que j’appelle la vertu dans la république est l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité. Ce n’est point une vertu morale ni une vertu chrétienne, c’est la vertu politique… J’ai eu des idées nouvelles : il a bien fallu trouver de nouveaux mots, ou donner aux anciens de nouvelles acceptions. Ceux qui n’ont pas compris ceci m’ont fait dire des choses absurdes et qui seraient révoltantes dans tous les pays du monde, parce que dans tous les pays du monde on veut de la morale. » Cette vertu politique[1], Montesquieu la définit encore : « un renoncement à soi-même…, l’amour des lois et de la patrie…, une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre. » (Livre IV, chap. v.) Plus loin, il dit : « La vertu dans une république est une chose très, simple : c’est l’amour de la république, c’est un sentiment et non une suite de connaissances ; le dernier homme de l’État peut avoir ce sentiment comme le premier. » (Livre V, chap. ii.) Or, explique encore Montesquieu, « l’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité. L’amour de l’égalité, dans une démocratie, borne l’ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux ; mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense, dont on ne peut jamais s’acquitter. » (Livre V, chap. iii.) Montesquieu ajoute au même endroit que l’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité : car, sans une frugalité générale qui restreint au nécessaire la faculté d’user des richesses, l’égalité cesse d’exister. Nous voyons par là ce que Montesquieu fait entrer dans ce qu’il appelle la vertu. Tout gouvernement, quel qu’il soit, ne peut subsister que par l’obéissance des sujets ; mais comme dans le gouvernement démocratique le peuple, qui est sujet, est à d’autres égards monarque, chaque citoyen doit de lui-même accepter et accomplir la subordination de ses vues et de ses tendances particulières aux nécessités et au plus grand bien de la vie publique, ainsi qu’aux exigences de l’égalité.

Dans une république aristocratique, il faut aussi de la vertu ; mais elle y est moins requise que dans une république démocratique. Ici en effet il y a un corps spécial qui gouverne, et par conséquent les gouvernés n’ont pas besoin de sentiments particuliers qui les portent à obéir ; mais d’autre part les nobles qui gouvernent doivent s’imposer une certaine discipline ; ils se l’imposent soit par une grande vertu qui les mettra sous la même puissance des lois et qui les fera en quelque façon égaux à leur peuple, soit par une certaine modération qui les maintiendra au moins dans l’égalité avec eux-mêmes ; et c’est cette modération, modération sans lâcheté et sans paresse de l’âme, qui est le principe propre de l’aristocratie. (Livre III, chap. iv.)

Dans la monarchie, l’État subsiste indépendamment de la vertu ; non que la vertu, toujours au sens politique qui a été proposé, en soit toujours absente ; mais elle n’en est pas le ressort principal. C’est l’honneur qui est ce ressort ; l’honneur, c’est-à-dire, pour Montesquieu, « le préjugé de chaque personne et de chaque condition ». Afin de comprendre cette définition un peu brève, rappelons-nous que, selon Montesquieu, la monarchie est caractérisée par la coexistence du roi et des ordres privilégiés. C’est en défendant son privilège, et c’est en mettant son point d’honneur à le défendre que chaque ordre remplit sa fonction politique, de façon, à empêcher la monarchie de dégénérer en despotisme. Sous le couvert des prééminences, des rangs et des distinctions, il se développe une ambition qui, ici inévitablement limitée, sert à l’État. « L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même, et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers. » (Livre III, chap. vii.) Voyons donc dans l’honneur la défense d’un certain esprit de corps, et en même temps le sentiment qui porte chacun dans chaque corps à ne point accomplir d’actes contraires et à accomplir les actes conformes à la dignité du corps. La hiérarchie sociale tient lieu du droit qui est la base des républiques. Ainsi la monarchie a l’avantage de subsister sans un ressort aussi compliqué et aussi extraordinaire que l’est la vertu indispensable à la démocratie. « Dans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut, comme dans les plus belles machines l’art emploie aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible. » (Livre III, chap. v.)

Le principe du gouvernement despotique est la crainte : la vertu et l’honneur ne sauraient convenir ni au pouvoir que ce gouvernement exerce, ni à l’obéissance qu’il exige ; le prince peut abattre quand il veut et comme il lui plaît ceux qu’il élève quand il veut et comme il lui plaît. La crainte du souverain est à la fois le frein du peuple et sa protection ; le peuple est trop faible pour que le prince le craigne ; c’est donc surtout contre ceux à qui il a confié sa puissance que sa puissance s’exerce ; et la crainte qu’ont les grands fait seule la sûreté du peuple ; le peuple est jugé par les lois, mais les grands le sont par la fantaisie du prince. (Livre III, chap. ix.)

« Tels sont, conclut Montesquieu, les principes des trois gouvernements ; ce qui ne signifie pas que, dans une certaine république, on soit vertueux, mais qu’on devrait l’être. Cela ne prouve pas non plus que, dans une certaine monarchie, on ait de l’honneur, et que, dans un État despotique particulier, on ait de la crainte, mais qu’il faudrait en avoir ; sans quoi le gouvernement sera imparfait. » (Livre III, chap. xi.)

Cette classification des gouvernements, cette définition de leurs natures et de leurs principes ne sont pas sans soulever certaines questions. Il peut sembler que la différence du gouvernement aristocratique et du gouvernement démocratique soit assez profonde pour que ce soit plus que la différence des espèces d’un même genre ; le fait que le gouvernement souverain n’est pas aux mains d’un seul ne suffit peut-être pas pour constituer l’unité d’un genre : d’autant plus que Montesquieu distingue comme deux genres la monarchie et le despotisme. Il est vrai que l’on a souvent objecté à Montesquieu que cette dernière distinction, quand elle était aussi catégorique, n’était pas fondée. Voltaire, en particulier, dans son Commentaire sur l’Esprit des Lois »[2], déclare qu’il ne peut y avoir d’autre différence entre la monarchie et le despotisme que l’existence de certaines règles consacrées par le temps et l’opinion dont le monarque se fait une loi de ne pas s’écarter, mais qu’après tout il garde le pouvoir d’enfreindre. Si ce pouvoir était entravé par d’autres pouvoirs organisés, alors le gouvernement cesserait d’être monarchique pour devenir aristocratique. Ce qui distingue donc la monarchie du despotisme, c’est uniquement l’opinion que le roi n’usera pas de ce pouvoir. Mais cette objection même nous montre qu’il ne faut pas interpréter la classification de Montesquieu uniquement dans le sens des éléments génériques, mais dans celui des éléments les plus spécifiques de ses définitions. La monarchie véritable, ce n’est pas pour lui uniquement le gouvernement d’un seul ; c’est le gouvernement d’un seul par des lois fondamentales et par des pouvoirs intermédiaires, pouvoirs dont l’opposition même incline nécessairement ce gouvernement à la modération. Le type de cette monarchie, c’est pour lui la monarchie française[3], plus particulièrement la monarchie féodale, ou mieux celle que défendaient les théoriciens parlementaires du seizième siècle et de la Fronde ; d’où l’intérêt extrême que portait Montesquieu à l’histoire des lois et de la constitution de la France, qui remplit en effet trois des derniers livres de l’Esprit des Lois (XXVIII, XXX, XXXI). En revanche, Montesquieu a pour le despotisme une haine farouche : « On ne peut, dit-il, parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux. » (Livre III, chap. ix.) « Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité ; mais ce n’est point une paix, c’est le silence de ces villes que l’ennemi est près d’occuper. » (Livre V, chap. xiv.) « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique. » (Livre V, chap. xiii.) L’absence de lois et l’absence de classes, l’égalité de tous dans le servitude ; voilà les caractères les plus saillants du despotisme. Ce qui inquiète et ce qui irrite Montesquieu, c’est que la monarchie française, principalement par Richelieu et par Louis XIV, incline au despotisme : « Les fleuves courent se mêler dans la mer ; les monarchies vont se perdre dans le despotisme. » (Livre VIII, chap. xvii.)

Pour les démocraties, Montesquieu en a cherché le type dans les démocraties anciennes telles que les lui révélait la littérature classique, tout spécialement dans la démocratie romaine ; si bien que le gouvernement qu’il analyse sous ce nom semble être un gouvernement disparu. Mais il a scruté d’une façon si pénétrante les démocraties anciennes qu’il en a rapporté la notation précise de caractères qui appartiennent à toute démocratie. Il n’en a pas moins enfermé toute démocratie dans le cadre étroit que lui fournissait l’histoire. Il n’a point cru que de vastes pays pussent s’accommoder de républiques démocratiques. Il n’a point admis que ces républiques démocratiques pussent elles-mêmes s’accommoder d’un développement considérable des affaires, de la fortune et du commerce, ni qu’elles pussent comporter l’introduction d’un système représentatif.

Chacun de ces gouvernements, selon Montesquieu se perd par la corruption de son principe : la démocratie se perd soit par la perte de l’esprit d’égalité qui conduit à l’aristocratie ou au gouvernement d’un seul, soit par l’exagération de cet esprit qui conduit au despotisme de tous ou d’un seul. (Livre VIII, chap. ii.) L’aristocratie se perd lorsque la noblesse use arbitrairement de son pouvoir et qu’elle recherche plus les avantages que les périls et les fatigues du commandement. Enfin, la monarchie se perd lorsque les premières dignités sont les marques de la première servitude, que l’honneur est mis en contradiction avec les honneurs, que le prince change sa justice en sévérité et que, supprimant les intermédiaires, il veut être lui seul tout l’État. Quant au despotisme, il n’a pas à se corrompre, puisqu’il est de sa nature corrompu. (Livre VIII.)

De ces divers gouvernements faut-il se demander quel est le meilleur ? La méthode, le genre d’analyse que pratique Montesquieu, autant que son tour d’esprit, écartent cette question. Car il faut avant tout qu’un gouvernement ait ses lois appropriées au pays ; Montesquieu est très éloigné de penser que n’importe quel gouvernement vaut pour n’importe quel pays ; que même le gouvernement qui remplit le mieux sa fin puisse toujours se perpétuer avec cette perfection. Quant à lui il accepte certainement, en souhaitant seulement pour elle quelques réformes, la monarchie telle qu’elle existe en France. Ce qui lui tient le plus à cœur, c’est que le gouvernement assure le plus et le mieux possible la liberté telle qu’il entend.

Or qu’entend-il par liberté ? Il écarte d’abord diverses définitions qui ne lui paraissent exprimer de la liberté qu’une idée inexacte ou partielle ou extérieure ; il s’applique surtout à écarter le préjugé qui consiste à croire que la liberté doit être placée dans les républiques et exclue des monarchies parce que dans les républiques les lois paraissent parler plus et les exécuteurs de la loi moins, mais plus encore le préjugé qui consiste à croire que la liberté doit être placée dans les démocraties parce que dans les démocraties le peuple peut faire ce qu’il veut. Mais, remarque profondément Montesquieu, « l’on confond alors le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple » (Livre XI, chap. ii) : la liberté ne consiste point à faire ce que l’on veut ; elle « ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir… Elle est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et, si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir. » (Livre XI, chap. iii) On a relevé que cette définition de Montesquieu était insuffisante et inexacte, en faisant observer que les lois peuvent restreindre arbitrairement et injustement ce qu’il nous est permis de vouloir. Mais comment n’a-t-on pas vu que dans ce livre Montesquieu ne songe à définir la liberté politique que dans son rapport avec la constitution, et qu’à ce point de vue spécial le contraire de la liberté politique, c’est moins l’arbitraire dans la loi que l’arbitraire dans la façon d’instituer la loi et aussi de l’appliquer, c’est-à-dire dans ce dernier cas l’abus de pouvoir ? Montesquieu consacre le livre suivant, le livre XII, à étudier « les lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec le citoyen », et il fait au début de ce livre l’observation suivante : « Il pourra arriver que la constitution sera libre et que le citoyen ne le sera point ; le citoyen pourra être libre et la constitution ne l’être pas. » Il y a des mœurs, des manières, des exemples reçus qui peuvent faire naître la liberté du citoyen ; il y a des lois civiles qui peuvent la favoriser ; il y a des lois criminelles qui peuvent la respecter. Or, cette liberté du citoyen, Montesquieu la ramène d’abord à la sûreté, ou à l’opinion qu’on a de la sûreté : notion qui, tout en ayant une valeur très positive, peut sembler incomplète pour établir le droit de chaque homme. Mais Montesquieu observe que cette sûreté n’est jamais tant attaquée que dans les accusations publiques ou privées, et il montre à ce propos comment les lois criminelles dans la répression de l’hérésie, de la magie, des crimes de lèse-majesté ne doivent d’abord atteindre que les actions extérieures et ne point toucher à ce qui est simple opinion ou simple expression d’une opinion ; ainsi il arrive à défendre bien des formes, et les plus importantes, de la liberté individuelle.

Mais c’est surtout à la liberté politique dans son rapport avec la constitution qu’il s’attache. « La démocratie et l’aristocratie ne sont point des États libres par leur nature » (chap. iv), ce qui ne veut pas dire d’ailleurs qu’elles ne puissent pas d’une certaine façon le devenir. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés, non pas seulement dans les États modérés. Or, dans les États modérés, ceux qui exercent le pouvoir peuvent par une inclination bien ordinaire abuser du pouvoir. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Quelle est cette disposition des choses ?

Cette disposition des choses, c’est l’indépendance réciproque des trois pouvoirs qu’il y a dans l’État ; car il y a dans l’État trois pouvoirs, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire : distinction qu’Aristote avait déjà faite (Politique, VI, X, 1), que Locke avait reproduite en la précisant et en opposant le pouvoir législatif au pouvoir exécutif dans son Traité sur le gouvernement civil (1690, chap. xii). Mais ce qui revient à Montesquieu, c’est d’avoir montré dans la séparation des pouvoirs une condition fondamentale de la liberté politique. Il a lui-même résumé sa doctrine en des formules lapidaires : « Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. — Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. — Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou différends des particuliers. » (Livre xi, chap. vi.)[4]

Cette exposition du principe de la séparation des pouvoirs précède immédiatement l’analyse si pénétrante et si vigoureuse que Montesquieu donne du mécanisme de la constitution d’Angleterre, et qui eut tant d’influence sur les législateurs de la Constituante pour avoir fait connaître à la France le système du gouvernement représentatif, inconnu des anciens. Il voit dans cette constitution la meilleure garantie de la liberté politique. Peut-être estime-t-il qu’elle tient sa perfection des emprunts qu’elle fait aux diverses sortes de gouvernements et de la façon dont elle combine ces éléments empruntés. « C’est une monarchie sans doute, mais qui a ce caractère spécial d’avoir la liberté pour objet direct ; tandis que les autres monarchies ne tendent directement qu’à la gloire des citoyens, de l’État et du prince. Mais de cette gloire il résulte un esprit de liberté qui peut faire d’aussi grandes choses ; et de plus, si les trois pouvoirs n’y sont pas distribués sur le modèle de la constitution anglaise, ils peuvent être disposés de façon à approcher plus ou moins de la liberté politique. » (Livre XI, chap. vii.) Certes il dégage de la constitution anglaise, avec une remarquable sagacité dans l’abstraction, les caractères qui la rendent assimilable à d’autres États ; mais on ne peut pas lui prêter le vœu de la voir transplantée en France. Rappelons la maxime qu’il a énoncée au Livre premier de l’Esprit des Lois : « Les lois doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. » (I, chap. iii.)

En tout cas, ce qui est essentiel dans la doctrine de Montesquieu, c’est la corrélation qu’il établit entre chaque espèce de gouvernement et les lois de ce gouvernement. Il y a des rapports qui dérivent de la nature des choses et qui font que non seulement les lois politiques, mais encore les lois civiles et criminelles, mais encore le régime d’éducation, le régime militaire, le commerce, l’industrie varient nécessairement selon les gouvernements. — Ce sont là comme des coexistences constantes, comme des connexions organiques. Mais il y a plus. Nous avons vu que Montesquieu fait entrer en ligne de compte les causes physiques. D’abord le climat. Il marque l’influence du climat dans quatre livres entiers de l’Esprit des Lois (XIV à XVIII) ainsi que dans une partie de son opuscule Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères. Bien des qualités morales dépendent du tempérament, lequel dépend du climat. Par exemple, la lâcheté des peuples des climats chauds les rend presque tous esclaves, le courage des peuples des climats froids les a presque toujours rendus libres. — Vient ensuite la nature du terrain. La stérilité du sol rend les hommes industrieux, les endurcit au travail ; la trop facile fertilité du sol les rend pacifiques et prêts à la dépendance. — À un autre point de vue, il est de la nature de la république qu’elle n’ait qu’un petit territoire ; un état monarchique doit être d’une grandeur médiocre ; un grand empire suppose une autorité despotique (VIII, chap. xvi et xvii). — Il faut considérer en outre les moyens de subsistance. Il y a de profondes différences, au point de vue politique même, entre les peuples qui cultivent la terre et ceux qui ne la cultivent pas, entre les peuples qui ont l’usage de la monnaie et ceux qui ne l’ont pas. (Chap. xviii-xxii.) — En dehors des causes physiques et économiques, il faut tenir compte des causes morales : il y a d’abord, dans cet ordre, l’esprit général d’une nation (V. livre XIX, chap. v) ; il y a ensuite les mœurs et les manières : ce sont des usages que les lois n’ont pas établis ; il y a cette différence entre les lois et les mœurs que les lois règlent plus les actions du citoyen et que les mœurs règlent plus les actions de l’homme ; il y a cette différence entre les mœurs et les manières que les premières règlent plus la conduite intérieure et les autres l’extérieure (XIX, XVI). — Et Montesquieu affirme la prépondérance des causes morales : « L’on peut dire, écrit-il, que le livre de l’Esprit des Lois forme un triomphe perpétuel de la morale sur le climat, ou plutôt, en général, sur les causes physiques… Tout l’ouvrage n’a guère pour objet que d’établir l’influence des causes morales. » (Montesquieu, l’Esprit des Lois et les Archives de la Brède, p. 94. Cité par Dedieu.) De fait Montesquieu déclare qu’il faut opposer les causes morales aux causes physiques, que « les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les vices du climat et les bons ceux qui s’y sont opposés. » (XIV, chap. v.) — Enfin il faut prendre en considération l’influence de la législation elle-même, laquelle n’est pas seulement effet, mais est encore cause. Dans l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères (p. 137), Montesquieu range la loi parmi les causes morales qui, à côté des causes physiques, déterminent l’esprit général d’une nation. (Cf. Archambault.)

Ainsi, pour Montesquieu, rien n’est sans cause dans les sociétés humaines comme dans la nature, et les lois positives elles-mêmes ont des causes qui sont leur raison d’être ce qu’elles sont et qui déterminent leur efficacité. Mais ces causes ne sont pas d’une seule espèce. Les causes morales ne sont pas la suite des causes physiques. Elles peuvent contrarier ces dernières et l’emporter sur elles, et de plus dans les rapports nécessaires que sont les lois, la nécessité entre sous des formes très différentes, en partant de ce qu’on pourrait appeler le type de la nécessité mécanique pour aller par degrés jusqu’au type de la nécessité la plus téléologique. Voilà pourquoi Montesquieu fait figure non seulement de savant, mais encore de réformateur ; voilà pourquoi il propose à chaque instant au législateur des règles de conduite ; il croit assez à la réalité de l’action humaine pour enseigner que cette action dans bien des cas doit être corrigée.

Dans la 47e leçon du Cours de philosophie positive, Auguste Comte a loué Montesquieu d’avoir compris que les phénomènes politiques étaient assujettis à d’invincibles lois naturelles aussi nécessairement que tous les phénomènes quelconques, et d’avoir été ainsi en avance sur son temps, préparant d’une certaine façon la sociologie. Mais il prétend que Montesquieu, faute surtout d’avoir eu la notion fondamentale du progrès humain, — laquelle a pris corps chez nous, surtout lors de la Révolution, — n’a point su montrer l’enchaînement positif des phénomènes sociaux et n’a réalisé partiellement sa grande idée que dans son étude de l’influence des climats. Peut-être la critique de Comte fait-elle ressortir certains mérites de l’œuvre de Montesquieu. Qu’il y ait chez lui un sociologue avant la sociologie, soit ! Mais c’est un sociologue sans système. Et il faut entendre par là que, étudiant les causes des lois, il ne cherche pas à en donner une formule unique ou « systématique », qu’il n’a pas voulu poser les causes sociales hors de l’action de l’intelligence humaine, et qu’en particulier il n’a point cru que l’élément de raison qui entre dans les lois positives fût réductible à des conditions où la raison n’entre pas.

  1. Aristote, lui aussi (Politique, III, 2), avait distingué « la vertu du bon citoyen et la vertu de l’honnête homme ».
  2. « Ce sont, dit Voltaire, deux frères qui ont tant de ressemblance qu’on les prend souvent l’un pour l’autre. Avouons que ce furent de tout temps deux gros chats à qui les rats essayèrent de pendre une sonnette au cou. » (Cité par Archambault, p. 31).
  3. Cf. Livre XI, chap. viii : « Pourquoi les anciens n’avaient pas une idée bien claire de la monarchie. »
  4. « Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert. » (Ibidem.)