La Philosophie française (Delbos)/Chapitre VIII
CHAPITRE VIII
DIDEROT ET LES ENCYCLOPÉDISTES
En s’opposant comme elle l’a fait à la philosophie du dix-septième siècle, la philosophie du dix-huitième a fait passer au premier plan des notions que la philosophie du dix-septième n’admettait qu’à titre subordonné. Ainsi la liberté de penser n’était pour le dix-septième siècle qu’un moyen mis en œuvre pour éviter l’erreur, pour ne se rendre qu’à l’évidence et pour s’affranchir de l’autorité en matière scientifique et philosophique : elle devient maintenant une fin et elle est douée d’un droit universel. Ainsi encore la Nature, même quand elle était ramenée rigoureusement à des lois, apparaissait comme conforme aux exigences de l’esprit humain, lequel d’ailleurs entrait plus ou moins en société avec Dieu, créateur et législateur du monde. La Nature désormais est considérée comme douée d’une puissance et d’une réalité autonomes qui débordent les facultés de l’esprit et qui tendent à se retourner contre Dieu même. En tout cas, le dix-huitième siècle trouve dans la Nature une façon d’être et de se produire qui ne se laisse pas plus régler par l’ordre clair et simple du rationalisme mathématique que par l’ordre transcendant du providentialisme théologique ; qui essaie de reprendre comme une propriété à elle ce que l’on mettait de plus original, de plus créateur dans l’esprit et en Dieu. En émancipant la Nature des formes logiques finies, le dix-septième siècle avait libéré la philosophie de la servitude que lui imposait la scolastique ; en émancipant cette même Nature de l’explication par les idées claires comme d’une intelligibilité trop abstraite qui l’emprisonne, le dix-huitième siècle à son tour prétendait soustraire la philosophie au règne du cartésianisme. — Diderot semble devoir être placé au premier rang de ceux qui représentent cette tendance. Il annonce que le règne des mathématiques est fini, et en cela il n’a pas entièrement raison ; mais quand il déclare que ce règne va être remplacé par celui des sciences naturelles, il fait une prophétie que la suite de l’histoire des idées vérifiera pour une grande part. En tout cas, la philosophie va recevoir dorénavant des inspirations directes des sciences de la nature et tout particulièrement des sciences de la nature vivante.
Si l’on veut chercher une intelligence qui soit directement l’antithèse de l’esprit cartésien déroulant ses longues chaînes de raisons, c’est à l’intelligence de Diderot que l’on peut songer. Intelligence toujours en mouvement, toujours en action, mais qui pour produire a besoin de s’exalter, de s’échauffer, qui procède par bonds, par saillies, qui est impétueuse et irréfléchie à souhait, qui dans sa marche désordonnée invente, devine, finit par trouver une direction, sauf à l’infléchir ensuite dans un nouveau sens, qui se joue dans l’imprévu, qui prodigue les analogies, qui multiplie les points de vue, qui accumule les formules, — au reste intelligence qui, si elle n’est nourrie d’aucun solide aliment moral, est alimentée de lectures et de connaissances innombrables : Diderot sait la physique, la chimie, l’histoire naturelle de son temps ; il connaît les théories philosophiques les plus importantes du passé, et il cherche à la manière d’un esprit qui essaie de tirer sa philosophie du savoir positif et non pas seulement de lui-même ; et cependant il reste trop peu maître de lui, trop peu discipliné, trop peu capable de concentration profonde, pour vraiment comprendre tout ce qu’il touche et pour faire autre chose la plupart du temps qu’émettre des vues hardies, ingénieuses et de grand avenir, mais plus ou moins arbitrairement liées à des affirmations ou à des négations téméraires.
Le goût très vif de tout tourner aux idées générales crée cependant chez lui comme une préoccupation constante. Mais si cette disposition permanente confère une certaine unité à la tendance de son esprit, elle est loin d’unifier également et d’organiser véritablement les productions qui en sortent. « Puisque la philosophie est votre femme, lui écrivait Mme Necker (Mélanges et Manuscrits, I, 33), vous ne ressemblez pas à Ulysse : votre Pénélope est partout avec vous ; mais prenez garde qu’elle ne détruise le soir l’ouvrage qu’elle a fait dans la journée. » Observation juste, et par le témoignage favorable qu’elle rend, et par la crainte qu’elle exprime : car la toile de Pénélope, nous ne l’avons guère qu’en morceaux assez difficiles à rajuster.
Diderot n’est pas entré de plain-pied dans ce qui a été sa façon ordinaire de penser. Il a débuté dans la philosophie en 1745 par une traduction de l’ouvrage de Shaftesbury qui a pour titre : Essai sur le mérite et la vertu. La pensée fondamentale de cet ouvrage, c’était qu’il n’y a pas de vertu véritable sans la foi en Dieu et qu’il n’y a pas de bonheur véritable sans la vertu : par la vertu d’ailleurs Shaftesbury entendait un amour de soi raisonnable et capable de subordonner ses intérêts au bien général. À première vue, une telle pensée semblait n’avoir rien de subversif ; et pourtant il est remarquable qu’en publiant sa traduction Diderot crut devoir taire le nom du traducteur et qu’il ne désigna celui de l’auteur que par une initiale. C’est qu’il semble bien qu’en France l’ouvrage était réputé comme une manifestation de libre pensée. Au fait, quoiqu’il combattît le déisme proprement dit de Toland et de Tindal et que, d’accord avec le théisme, il acceptât la possibilité d’une révélation, il tendait à faire de la croyance religieuse une croyance naturelle et il professait un optimisme naturaliste qui répudiait au moins implicitement les éléments ascétiques de la morale chrétienne. Cette tendance était de nature à plaire à Diderot. Mais ce qui, autant peut-être que le contenu du livre, avait dû attirer sa sympathie, c’était la justification qui s’y trouvait de l’enthousiasme, l’union qui y était affirmée entre la vertu et la beauté, et l’horreur qui y était professée pour les formes trop didactiques. La traduction au reste était très libre. Parlant de l’auteur qu’il présentait au public, Diderot disait : « Je l’ai lu et relu ; je me suis rempli de son esprit ; et j’ai pour ainsi dire fermé son livre lorsque j’ai pris la plume. On n’a jamais usé du bien d’autrui avec tant de liberté. » (Discours préliminaire. Édit. Assézat et Tourneux, t. Ier, p. 16.) Diderot avait au surplus ajouté à sa traduction des réflexions, mais qui en somme ne marquent jamais de dissidences sérieuses à l’égard de la pensée de l’auteur. D’ailleurs Naigeon déclare que Diderot était alors dans un état de crise et qu’il lui fallut quelque temps pour être complètement purgé de la matière superstitieuse.
En réalité, il ne lui fallut pas très longtemps. Les Pensées philosophiques qui furent composées en quelques jours au commencement de l’année 1746 et qui, publiées à La Haye, furent condamnées au feu par un arrêt du Parlement en date du 7 juillet de la même année, sont à la vérité encore déistes.
Les déistes seuls, y déclare Diderot, peuvent faire tête à l’athée ; ils sont plus embarrassants pour un Vanini que tous les Nicole et les Pascal du monde (XIII, t. Ier, p. 130-131) ; et c’est à la connaissance de la nature qu’il appartient de faire de vrais déistes : les découvertes dues au télescope et au microscope portent de bien plus grands coups au matérialisme et à l’athéisme que les méditations sublimes de Descartes et de Malebranche (XVIII-XIX, p. 132-133). Mais, bien que Diderot repousse l’athéisme et surtout l’athéisme fanfaron, il se montre ému de compassion pour ceux qui professent un athéisme sincère et disposé à écouter dans un esprit de charité les raisons qu’ils se donnent à eux-mêmes et qu’ils font valoir aux autres. (XV, p. 132 ; XVII, p. 133.) Et d’autre part, bien qu’il affecte de se soumettre à toutes les décisions de l’Église catholique dans laquelle il est né et bien qu’il témoigne de la volonté de mourir dans la religion de ses pères (LVIII, p. 153), il se plaît à dire que le temps des révélations et des miracles est passé (XLI, p. 142) ; il attaque la divinité des Écritures (XLV, p. 145) ; il soutient que l’invraisemblance d’un fait infirme le témoignage qui le déclare réel. (XLVI, p. 146.) Perpétuellement il combat la superstition, « plus injurieuse à Dieu que l’athéisme. » (XII, p. 130.) Il réclame en conséquence qu’on épure la notion de Dieu de tout préjugé grossier et étroit, et c’est en essayant de la représenter telle qu’elle doit être qu’il marque déjà la transition de sa conception théiste à sa conception panthéiste ou naturaliste. « On nous parle trop tôt de Dieu, écrit-il. Autre défaut, on n’insiste pas assez sur sa présence. Les hommes ont banni la Divinité d’entre eux ; ils l’ont reléguée dans un sanctuaire ; les murs d’un temple bornent sa vue ; elle n’existe point au delà. Insensés que vous êtes ! détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées ; élargissez Dieu ; voyez-le partout où il est, ou dites qu’il n’est point. » (XXVI, p. 138.)
En s’étendant ainsi sur toute la nature Dieu finit par se confondre avec elle. En tout cas, dès la publication de sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, — lettre dans laquelle se trouvent bien des analyses intéressantes sur la façon dont les aveugles suppléent aux difficultés et aux défauts créés par leur cécité, — Diderot répudie tout théisme et même tout déisme. Il se plaît à montrer la grande influence qu’exerce l’état de nos organes et de nos sens sur notre morale et notre métaphysique. L’aveugle qu’il observe a une aversion prodigieuse pour le vol ; elle naît en lui de deux causes : de la facilité qu’on a de le voler sans qu’il s’en aperçoive et plus encore peut-être de celle qu’on a de l’apercevoir quand il vole. Il ne fait pas grand cas de la pudeur, et il ne conçoit l’utilité des vêtements que pour se protéger contre les injures de l’air. (I, p. 288.) Pour ce qui est de la métaphysique, il faut bien dire que ce grand raisonnement que l’on tire des merveilles de la nature est bien faible pour les aveugles. (I, p. 289.) — À la fin de sa Lettre, Diderot introduit le géomètre aveugle Saunderson ; c’est à la veille de sa mort ; et un ministre fort habile l’entretient de l’existence de Dieu que rendent manifeste les merveilles de la nature : « Eh ! monsieur, lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi ! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres, et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et pour ceux qui voient comme vous. » Et, passant par-dessus l’accident de son cas particulier pour aller à la preuve elle-même, Saunderson, selon Diderot, disait : « Le mécanisme animal fût-il aussi parfait que vous le prétendez,… qu’a-t-il de commun avec un être souverainement intelligent ? S’il vous étonne, c’est peut-être que vous êtes dans l’habitude de traiter de prodige tout ce qui vous paraît au-dessus de vos forces… Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme ? Nous disons aussitôt : c’est l’ouvrage d’un Dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d’orgueil et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier, laissons-le pour ce qu’il est, et n’employons pas à le couper la main d’un être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier. » (I, p. 307-308.) Saunderson déclare encore que, « dans le commencement où la matière en fermentation faisait éclore l’univers », des êtres aveugles devaient être fort communs ; « mais pourquoi, dit-il, n’assurerais-je pas des mondes ce que je crois des animaux ? Combien de mondes estropiés, manqués, se sont dissipés, se reforment et se dissipent peut-être à chaque instant dans ces espaces éloignés où je ne touche point et où vous ne voyez pas, mais où le mouvement continue et continuera de combiner des amas de matière jusqu’à ce qu’ils aient obtenu quelque arrangement dans lequel ils puissent persévérer ? Ô philosophes ! transportez-vous donc avec moi sur les confins de cet univers, au delà du point où je touche, et où vous voyez des êtres organisés ; promenez-vous sur ce nouvel Océan, et cherchez à travers ses agitations irrégulières quelques vestiges de cet être intelligent dont vous admirez ici la sagesse. » (I, p. 310.) Ainsi est indiquée encore l’idée qu’il ne faut pas juger du monde par ce qu’il paraît être actuellement, par l’ordre momentané qu’il réalise : il faut le voir tel qu’il est, c’est-à-dire sujet à des destructions et à des révolutions sans nombre. (I, p. 311.) Il faut comprendre que beaucoup de désordre a été nécessaire pour réaliser à la longue les accidents heureux et éphémères qui constituent l’ordre que nous voyons aujourd’hui. Par là se manifeste en définitive chez Diderot le sentiment qu’il a eu de la puissance et de la variété de la vie universelle, sentiment à la fois très vif et très confus, beaucoup plus poétique que discipliné. Et si on voulait caractériser ici les tendances maîtresses de sa nature, il faudrait sans doute en concevoir l’activité un peu à la façon dont il conçoit lui-même l’activité du monde : son monde paraît bien être en effet l’image agrandie de son esprit.
Vient ensuite dans l’ordre des productions philosophiques de Diderot la Lettre sur les sourds et les muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, « où l’on traite de l’origine des inversions, de l’harmonie du style, du sublime de situation, de quelques avantages de la langue française sur la plupart des langues anciennes et modernes, et, par occasion, de l’expression particulière aux beaux arts ». (1751.) Un procédé qu’emploie là Diderot pour expliquer comment les inversions se sont produites et conservées dans les langues consiste à supposer d’abord un « muet de convention », un homme qui, s’interdisant l’usage des sons articulés, tâcherait de s’exprimer par gestes. Cette hypothèse du muet de convention, cette méthode qui entreprenait de décomposer un homme pour bien considérer ce qu’il tient des sens qu’il possède, furent regardées comme l’origine de l’invention de la statue de Condillac. Quoi qu’il en soit de la vérité de la relation qu’on a cru ainsi entrevoir, il faut reconnaître que, dans ce nouvel écrit, à côté du goût des généralisations hâtives, vagues, très téméraires, Diderot a montré le sentiment des questions particulières, le goût des détails intéressants, et même, malgré les défauts que nous venons de reconnaître chez lui, la notion nette et ferme, parfois heureusement divinatrice, de la véritable méthode scientifique. — C’est d’ailleurs ce que l’on peut mieux constater encore en lisant son Traité de l’Interprétation de la nature (1754). L’emphase un peu choquante de l’avis du début : Jeune homme, prends et lis, ne doit donc pas nous empêcher d’apprécier cet ouvrage comme il le mérite. Notons que c’est là précisément qu’il annonce que le règne des mathématiques est fini et que le règne des sciences de la nature commence (IV, t. II, p. 11). Selon Diderot, les chercheurs se divisent en deux classes. « Les uns, à ce qu’il lui semble, ont beaucoup d’instruments et peu d’idées ; les autres ont beaucoup d’idées et n’ont point d’instruments. » (I, t. II, p. 9.) L’intérêt de la vérité demanderait que ces deux sortes d’esprits fussent associés. « Nous avons, dit-il encore, trois moyens principaux : l’observation de la nature, la réflexion et l’expérience. L’observation recueille les faits ; la réflexion les combine ; l’expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l’observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l’expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-ils pas communs. » (XV, t. II, p. 18.) « Les faits, de quelque nature qu’ils soient, sont la véritable richesse du philosophe… la philosophie rationnelle s’occupe malheureusement beaucoup plus à rapprocher et à lier les faits qu’elle possède qu’à en recueillir de nouveaux. » (XX, p. 19.) « La philosophie expérimentale ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail ; mais elle travaille sans relâche. Au contraire, la philosophie rationnelle pèse les possibilités, prononce et s’arrête tout court. Elle dit hardiment : on ne peut décomposer la lumière. La philosophie expérimentale l’écoute, et se tait devant elle pendant des siècles entiers ; puis tout à coup elle montre le prisme et dit : la lumière se décompose. » (XXIII, p. 20-21.) Il insiste sur le rôle de l’inspiration et de l’invention. Parlant de l’instinct et du sentiment qu’acquièrent en physique expérimentale les grands manœuvriers d’opérations, il dit d’eux : « Ils ont vu si souvent et de si près la nature dans ses opérations, qu’ils devinent avec assez de précision le cours qu’elle pourra suivre dans le cas où il leur prend envie de la provoquer par les essais les plus bizarres. Ainsi le service le plus important qu’ils aient à rendre à ceux qu’ils initient à la philosophie expérimentale, c’est bien moins de les instruire du procédé et du résultat que de faire passer en eux cet esprit de divination, par lequel on subodore, pour ainsi dire, des procédés inconnus, des expériences nouvelles, des résultats ignorés. » (XXX, p. 24.)
Ainsi il reste acquis à Diderot qu’il a montré comment il faut développer les hypothèses et varier les expériences pour les contrôler. Mais, même dans cet ordre de recherches, il est loin d’avoir été jusqu’à toute la précision désirable. Si donc il ne faut rien retirer de ce qui lui est dû, des restrictions s’imposent sur la portée dernière de ses vues et il ne faut pas se laisser entraîner, par exemple, à voir en lui purement et simplement un précurseur de Claude Bernard. En tout cas, il faut se garder de pousser trop loin le rapprochement qu’on serait tenté de faire ici entre ces deux hommes, plus distants encore par la nature de leurs conceptions que par l’époque où ils ont vécu. Assurément les grandes vues audacieuses, telles qu’on les rencontre chez Diderot, peuvent avoir une signification philosophique. Mais elles ne sauraient fournir à la philosophie proprement dite, dont il importe avant tout de reconnaître et de sauvegarder le caractère spécifique, qu’une contribution accidentelle et indirecte. Des intentions de ce genre se rencontrent d’ailleurs à tous les âges de l’humanité et c’est surtout au moment où toute culture philosophique fait défaut qu’on les voit apparaître. Chez Claude Bernard, au contraire, nous trouvons la mise en œuvre d’un élément technique et bien défini qui est d’ordre véritablement philosophique. Il a le souci constant d’analyser dans le détail et de développer dans un ordre rigoureux la série des raisons qu’il fait valoir. Il montre comme il faut des idées pour assurer le progrès des sciences expérimentales, et il indique la manière précise dont on doit s’en servir pour en tirer des résultats pratiques et les rendre fécondes. Nous sommes loin ici des formules poétiques de Diderot qui peuvent incontestablement être utiles en excitant à réfléchir, mais qui ne sont capables ni de donner à l’esprit une instruction solide, ni de constituer une méthode objectivement définie.
Dans le Traité de l’Interprétation de la nature, il faut encore relever l’affirmation de l’interdépendance universelle des phénomènes. « L’indépendance absolue d’un seul fait, déclare Diderot, est incompatible avec l’idée du Tout ; sans l’idée du Tout, plus de philosophie. » (XI, p. 15, et LVIII, p. 57.) Les causes finales y sont formellement exclues de la recherche. Voici comment Diderot s’exprime à ce sujet : « Le physicien, dont la profession est d’instruire et non d’édifier, abandonnera donc le pourquoi et ne s’occupera que du comment. Le comment se tire des êtres ; le pourquoi de notre entendement : il tient à nos systèmes. » — Enfin, parmi les questions très variées que soulève l’auteur au sujet de l’interprétation de la nature, il en est une, la plus générale de toutes à vrai dire, qui doit être notée avec soin, parce que l’esprit dans lequel il l’examine nous fait toucher le fond de sa philosophie. Peut-il se faire que la matière ne soit pas une, c’est-à-dire ou bien toute vivante, ou bien toute morte ? Y a-t-il quelque différence assignable entre la matière morte et la matière vivante ? Si Diderot formulait cette question, c’est qu’il y était invité notamment par une thèse que Maupertuis avait soutenue en Allemagne sous le pseudonyme du docteur Baumann. Maupertuis, reconnaissant l’impossibilité d’expliquer la formation d’une plante ou d’un animal avec les propriétés attribuées d’ordinaire à la matière, conçoit hardiment que toutes les qualités que les anciens groupaient sous la dénomination d’âme sensitive appartiennent aux plus petites molécules matérielles : ainsi ces molécules seraient capables de désir, d’aversion, de mémoire, etc. Diderot voit là des « idées singulières et neuves » (L, p. 45), et il est certain qu’il en est plus complètement séduit qu’il ne veut le dire. Ce n’est sans doute pas sans quelque satisfaction intérieure qu’il considère que, en poussant à bout une telle doctrine, on rendrait Dieu inutile. Car de deux choses l’une : ou la collection des molécules sensibles et pensantes ne forme pas par elle-même un tout, et c’est alors le désordre qui ne requiert pas Dieu pour être expliqué ; — ou cette collection formera par elle-même un tout et alors Dieu ne sera que cette âme du monde. Néanmoins et en attendant, Diderot observera que le docteur Baumann, autrement dit Maupertuis, aurait dû contenir sa doctrine dans de plus justes bornes, ne point « se précipiter dans l’espèce de matérialisme la plus séduisante » (LI, p. 49), ne point étendre ses idées jusqu’à la nature de l’âme, et se contenter de supposer dans les molécules « une sensibilité mille fois moindre que celle que le Tout-Puissant a accordée aux animaux les plus voisins de la matière morte ». (LI, p. 49 et sq.).
Toujours est-il que, tout en paraissant combattre Maupertuis pour les conséquences athées auxquelles sa thèse pouvait conduire, Diderot a soin de laisser ouverte la question de l’existence de Dieu. Ce n’est certainement pas dans l’intention de la résoudre ensuite affirmativement qu’il laisse pour le moment cette question sans réponse. Ce n’est pas non plus, il faut le dire, pour professer franchement un athéisme dogmatique. L’attitude qu’il semble plutôt adopter est celle de l’indifférence sceptique. Mais en quel sens ses tendances le poussent, c’est trop évident pour qu’on puisse avoir une hésitation à cet égard. Si la religion, dit-il en substance, ne nous épargnait pas bien des écarts, est-ce qu’on ne pourrait pas suppléer à ses enseignements par d’autres hypothèses possibles ? Ne pourrait-on pas, en particulier, admettre que les espèces, aussi bien que les individus, commencent, s’accroissent, durent et dépérissent ; que les éléments de l’animalité, d’abord épars et confondus dans la masse de la matière, sont arrivés à se réunir pour former un embryon ; que l’embryon issu de ces éléments a passé par une infinité d’organisations et de développements ; qu’il a eu, par succession, du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentiments, une langue, des lois, des sciences, des arts ; qu’il s’est écoulé des millions d’années entre chacun de ces développements ; qu’il aura encore d’autres développements à subir ; qu’il passera par des alternatives d’arrêt et de mouvement ; qu’il dépérira finalement, mais que ce ne sera en réalité que pour prendre une autre forme et que les différentes formes continueront ainsi indéfiniment à se succéder les unes aux autres ? (LVIII, p. 57-58).
Si maintenant nous faisons abstraction des préoccupations étrangères à l’ordre de la science et plus ou moins directement hostiles à la religion qui ont pu exercer une influence sur l’orientation de la pensée de Diderot, que faut-il voir en fin de compte dans l’hypothèse qui vient d’être énoncée ? Cette tentative d’explication nous met visiblement en présence d’une conception transformiste. Mais, ici encore, il faut bien se garder de conclure inconsidérément à la réalité profonde d’analogies qui ne peuvent d’ailleurs manquer de s’offrir spontanément à l’esprit. Venu avant Lamarck, Diderot semble l’annoncer : mais, à dire vrai, il le précède beaucoup plus qu’il ne le prépare. En évoquant l’idée de la transformation successive des êtres vivants à partir d’un premier organisme embryonnaire, c’est surtout un tableau qu’il trace et une description à laquelle il se livre sous l’empire d’une imagination très vive. Ce ne sont point là les premiers linéaments de la doctrine positive dont Lamarck sera le véritable fondateur et qu’il s’attachera à développer en obéissant aux exigences de l’esprit scientifique. Dans ce nouvel ordre d’idées Diderot n’est, une fois de plus, et cela avec beaucoup d’autres, qu’un homme d’intuition tout simplement. Il n’a certainement pas fait et il était sans doute incapable de faire une théorie proprement dite, c’est-à-dire une hypothèse de caractère scientifique, en faveur ou à l’encontre de laquelle on puisse chercher et trouver dans l’expérience des arguments qui la confirment ou qui l’infirment ; ou alors, si l’on veut à tout prix apercevoir dans la peinture que propose Diderot d’une évolution universelle et sans limites les principes directeurs du transformisme scientifique, il faudra dire que cette doctrine généralement regardée comme moderne existait déjà dans la plus ancienne école de philosophie grecque et qu’Anaximandre a été le premier des transformistes.
Ces idées hylozoïstes en même temps que transformistes prendront plus de consistance encore dans le Rêve de d’Alembert écrit en 1769. Elles y acquerront même de la précision, autant du moins qu’on en puisse attendre de l’auteur. Dans l’entretien entre d’Alembert et Diderot, celui-ci expose à son interlocuteur, d’abord sceptique sur ce sujet, comment les plus hautes facultés mentales sont liées à l’organisation et comment l’organisation elle-même n’est qu’un épanouissement de la sensibilité de la matière. Sans cette supposition, en effet, que la sensibilité est une propriété générale de la matière, on est précipité dans un abîme de mystères et de contradictions. Et d’ailleurs d’où prétend-on savoir que la sensibilité est essentiellement incompatible avec la matière, quand on ne connaît l’essence de quoi que ce soit ? Qu’il s’agisse de la matière, qu’il s’agisse de la sensibilité, nous ignorons également ce qu’elles sont dans leur fond. Entend-on mieux la notion du mouvement et sait-on comment il peut exister dans un corps et se communiquer d’un corps à un autre ? (T. II, p. 116.) Et quand la pensée de Diderot se précise davantage dans le rêve même de d’Alembert, voici à quelle conclusion elle aboutit : « Suite indéfinie d’animalcules dans l’atome qui fermente, même suite indéfinie d’animalcules dans l’autre atome qu’on appelle la terre. Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? Qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le Tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et il n’en aura jamais d’autre. — Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui se ressemble à elle-même un instant : Rerum novus nascitur ordo, voilà son inscription éternelle. » (T. II, p. 132.) Il résulte d’une telle conception que, dans une simple goutte d’eau, on doit pouvoir lire l’histoire du monde. D’une certaine manière, c’est là un retour à la doctrine de Leibniz, mais ramenée cette fois à un pur naturalisme. Toujours placé au même point de vue, Diderot professe encore qu’il existe une loi de continuité. Il affirme que chaque organisme doit pouvoir se résoudre en une multitude d’organismes élémentaires, contigus et sensibles, tous également vivants. L’image de la grappe d’abeilles illustre assez bien cette théorie par un exemple concret. Les abeilles qui forment la grappe se communiquent de l’une à l’autre des sensations et l’on dirait presque qu’elles constituent un seul animal ; et toutes ensemble elles ne seront, en effet, qu’un seul animal si, au lieu de la simple contiguïté qui les rapproche, on suppose réalisée entre elles la continuité proprement dite qui les unifie. « Tous nos organes, écrit Diderot, ne sont d’eux-mêmes que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générales. » (T. II, p. 127.) Et toujours reviennent, manifestant ainsi le caractère dominant de sa pensée, des formules transformistes dont une des plus significatives est la suivante : « Les organes produisent les besoins, et, réciproquement, les besoins produisent les organes. »
En résumé, l’ensemble des tendances, des opinions, des conceptions de Diderot aboutit à exalter la Nature jusqu’à en faire une puissance divine et même l’unique Divinité. Il n’est pas surprenant après cela qu’il considère que ce que fait la Nature ainsi divinisée est bien supérieur aux conventions humaines. Sur ce dernier point, il est d’accord avec Rousseau, avec cette nuance toutefois qu’il croit à l’efficacité de la science pour contribuer à procurer le bonheur de l’homme. D’ailleurs, non content de célébrer la Nature sous toutes ses formes, il tire de ce culte, pour la formation de la doctrine qui lui est propre, les conséquences les plus extrêmes, conséquences qu’il serait quelquefois difficile de ne pas regarder comme voisines du cynisme. Ce qui est certain et ce qu’il faut retenir, c’est que la morale communément admise, et jugée par lui comme une institution artificielle et arbitraire, se voit substituer une pratique qui a pour principe la préférence due à la Nature dont on doit toujours suivre les inspirations. Et ainsi finalement un naturalisme moral vient s’ajouter chez Diderot au naturalisme dogmatique qui nous est constamment apparu comme le caractère dominant de sa pensée.
Le naturalisme de Diderot semble le rapprocher particulièrement de deux é crivains de son temps. — Helvétius, lui aussi, incline à attribuer la sensibilité à la matière et à réduire les fonctions intellectuelles à la sensibilité. Sur plusieurs points, il présente des analogies avec Diderot. Mais d’autre part, par certaines de ses conceptions, il a suscité les critiques et les contradictions de ce dernier, dont le naturalisme est plus large et tend à s’opposer à la morale de l’intérêt bien entendu qui est celle que professait Helvétius. — Aussi la similitude de pensée est-elle sans doute plus accusée entre d’Holbach et Diderot qui contribua par une collaboration effective à la composition de l’ouvrage du Système de la nature.
Mais ce n’est pas sur ces deux cas particuliers qu’il faut juger des véritables rapports de Diderot avec ses contemporains. Ce qui crée entre lui et un grand nombre d’entre eux, parmi lesquels figurent les hommes les plus célèbres de son siècle, des liens étendus et multiples, c’est la fameuse entreprise de l’Encyclopédie dont il fut l’inspirateur et dont jusqu’au bout il resta l’âme. De Diderot et de l’Encyclopédie, on peut dire sans exagération qu’ils ne font qu’un.
À vrai dire, surtout depuis Bacon, l’idée d’un ouvrage de ce genre était dans l’air, et les progrès déjà accomplis par la science étaient de nature à en faciliter la production. Il ne s’agissait de rien moins que de publier « un livre où seraient tous les livres », et que de dresser le « tableau général des efforts de l’esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles ». L’établissement d’un dictionnaire d’une telle ampleur exigeait un travail prodigieux. Il fallait toute la hardiesse et toute la confiance en soi de Diderot pour ne pas reculer devant les difficultés, même purement techniques, de l’organisation et de la répartition de ce travail. Il fut vraiment l’homme de cette tâche. Il résolut d’y faire entrer d’abord toutes les sciences et tous les arts libéraux. Mais il comprit aussi l’importance morale, politique et sociale que pouvait avoir dans cet exposé d’ensemble la description des arts mécaniques et il tint à leur réserver une large place. Les collaborateurs auxquels il dut faire appel ne sauraient se compter. Son principal auxiliaire fut d’Alembert, qui se chargea du Discours préliminaire où il présenta une nomenclature générale des sciences classées d’après un ordre hiérarchique. Ce morceau, qui nous paraît assez terne aujourd’hui, souleva l’enthousiasme des contemporains. Diderot obtint de nombreux articles de Voltaire et de Rousseau. Mais les difficultés graves d’ordre politique auxquelles la publication de l’Encyclopédie ne tarda pas à se heurter lui firent perdre le premier comme le plus précieux et le plus actif des concours qu’il avait réussi à s’assurer : d’Alembert, soucieux de son repos, lui fit défaut et le laissa seul à la tête de l’entreprise. Diderot lui-même, obligé d’apporter quelque tempérament dans l’expression de ses idées, fut amené par les circonstances à s’assagir. Mais il reprit et continua la rédaction du dictionnaire et il la conduisit jusqu’à son terme. C’est en 1765 que parut le dix-septième et dernier volume in-folio de l’Encyclopédie, œuvre aujourd’hui presque oubliée, mais nouvelle pour l’époque où elle parut et matériellement immense.
Les oppositions que l’Encyclopédie avait rencontrées étaient dues au caractère tendancieux de l’entreprise. Aussi, pour donner une idée exacte de ce qu’elle fut, il ne suffit pas d’en avoir indiqué comme nous l’avons fait le programme technique, il faut encore et surtout en définir l’esprit. Car c’était bien la volonté du principal auteur de l’Encyclopédie que l’ensemble des articles du dictionnaire servît à répandre les idées qui étaient les siennes et formât une doctrine ; doctrine à vrai dire surtout de négation et en tout cas de réaction contre le passé. Si on veut la résumer, dans la mesure du moins où elle peut se prêter à une définition, il faut en grouper les éléments épars et souvent disparates autour de trois conceptions relatives à la Nature, à la Raison et à l’Humanité. — En ce qui concerne la Nature, il s’agit d’en fournir une explication dans laquelle on évitera de faire entrer aucun élément transcendant. Il n’est pas nécessaire de rejeter Dieu, mais il ne faut plus chercher en lui l’origine du monde. Il suffit de montrer qu’on peut s’en passer. Car le plus grand objet auquel puisse s’appliquer la curiosité humaine, c’est l’étude de la Nature entreprise dans un esprit purement scientifique, et cette étude est par elle-même mortelle aux superstitions. Elle fait apparaître l’idée que tout est régi par des lois naturelles et que ces lois affectent le caractère d’une rigueur inflexible. En un mot l’Encyclopédie aura pour but, si l’on peut s’exprimer ainsi, de fournir une explication naturelle de la nature. — La Raison à son tour est présentée sous un nouvel aspect. Elle n’est plus entendue dans le seul sens cartésien. Sans doute Descartes élevait la Raison très haut, mais en même temps il lui assignait des limites. La Raison réclame désormais le droit de tout contrôler et de tout juger sans être elle-même jugée par rien. Elle s’allie d’ailleurs à l’expérience, et même elle désigne la faculté de faire des expériences. Mais ce pouvoir de faire des expériences, elle l’exerce dans un esprit d’hostilité au passé. Elle tend à s’opposer à la tradition. Et ainsi se trouve introduite la doctrine de la perfectibilité indéfinie du genre humain. — L’Humanité n’est plus seulement un terme qui désigne l’universalité du genre humain : c’est un mot qui tend à signifier un sentiment de bienveillance et d’indulgence sans limites. Diderot s’écrie : « On dit : le siècle de la chevalerie. Ah ! si l’on pouvait dire : le siècle de la bienfaisance et de l’humanité ! » Ce sentiment aura pour premier effet la condamnation des institutions oppressives et la diffusion des idées de tolérance. Il excitera à travailler au bonheur du genre humain et à lui permettre d’arriver par la liberté aux jouissances supérieures.
Telles sont les conceptions de l’Encyclopédie. Tel est aussi tout le contenu positif de l’esprit du dix-huitième siècle. Mais il n’est pas douteux que l’Encyclopédie n’a porté jusqu’à l’absolu les concepts de nature, de raison et d’humanité que pour s’en servir comme d’une arme contre le Christianisme. C’est pourquoi la doctrine de l’Encyclopédie n’est pas exempte de parti pris. Mais il peut y avoir intérêt pour l’avenir à ce que, à un moment donné, certaines conceptions manifestent ainsi les conséquences qu’en déduit une logique purement formelle. Il faut en effet presque toujours que les notions passent par une phase d’absolu et qu’on leur donne un sens trop étendu et trop exclusif, pour qu’elles puissent ensuite se définir dans la philosophie technique d’une façon précise et relative. C’est en ce sens que Diderot et les Encyclopédistes ont pu rendre service à la philosophie spiritualiste, qui, mise en garde contre de nouveaux adversaires, a été provoquée à réaliser elle-même des progrès et à s’assimiler ce qu’ils avaient de bon.