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La Philosophie française (Delbos)/Chapitre X

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Plon (p. 227-249).

CHAPITRE X

JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Certaines révolutions ont pour auteurs des hommes qui ont la conscience de l’œuvre qu’ils opèrent parce qu’ils ont la connaissance distincte de la tradition intellectuelle qu’ils entreprennent de combattre. Tel n’est pas le cas de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier est tout d’abord un autodidacte. Il est en outre un déclassé : il naît dans la société de son temps sans y occuper une place définie ; il est un étranger même par apport au groupe des gens de lettres. Rêveur et coulant dans ses impressions, misanthrope et défiant à l’égard des autres, capable tout ensemble de commettre des actions basses et de concevoir des aspirations hautes, artiste et jaloux de sa liberté, il s’élèvera franchement contre le passé et son action extérieure sera la plus énergique et peut-être la plus efficace de toutes celles dont son époque a subi l’influence.

Pendant longtemps, il avait fait toutes sortes de métiers et cherché sa voie dans les sens les plus divers. Il souffrait sans doute de n’avoir pas trouvé à déverser sur quelque objet qui fût sien le flot de sentiments et d’idées qui bouillonnait plus ou moins confusément en lui, lorsqu’un jour de juillet ou d’août 1749, étant allé à Vincennes par une chaleur accablante pour y rendre visite à Diderot prisonnier, il lut dans le Mercure de France cette question mise au concours par l’Académie de Dijon : — Le rétablissement des arts et des sciences a-t-il contribué à épurer les mœurs ? — La lecture de ce sujet fut une révélation qui mit en émoi toute sa sensibilité : dans une sorte d’enthousiasme et à travers des larmes involontaires, il eut l’éblouissement de la vision d’un monde de vérités nouvelles, et il aperçut, avec la réponse négative qu’il devait faire à la question de l’Académie, toutes les conséquences qui s’en devaient tirer. De fait, le Discours qu’il rédigea et qui obtint le prix inaugure véritablement sa pensée philosophique.

Qu’expose ce Discours ? Que les sciences, les lettres et les arts ne perfectionnent que l’extérieur de l’homme et non seulement ne perfectionnent pas, mais corrompent d’autant sa nature intime. Si quelque habitant d’une contrée éloignée venait parmi nous et cherchait à se former une idée de nos mœurs par notre civilisation, l’idée qu’il en rapporterait serait exactement contraire à la vérité. Tout un vernis de politesse donne le change sur ce que sont les sentiments réels : aucune sincérité dans l’amitié, ni même dans l’inimitié ; mais des attitudes toutes de convention qui ne laissent jamais à personne la liberté de suivre son cœur ni son génie ; « on n’ose plus paraître ce qu’on est. » (Œuvres complètes de Rousseau, 1826, t. Ier, p. 10.) Et, si la vertu perd sa puissance nue, le vice a dans tous ses déguisements mille occasions de se multiplier. Nos âmes se sont donc corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancé vers la perfection. Dira-t-on que c’est un effet particulier à notre temps ? Mais que l’on consulte l’histoire. « L’élévation et l’abaissement journaliers des eaux de l’Océan n’ont pas été plus régulièrement assujettis au coursée l’astre qui nous éclaire durant la nuit, que, le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s’enfuir à mesure que leur lumière montait sur notre horizon. » (P. 12-13.) Et Rousseau montre à grands traits l’Égypte, Athènes, Rome, Byzance, la Chine allant à leur déclin ou se plongeant dans le vice, dès que le goût des sciences et des arts les envahit ; il invoque en retour comme exemples de peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connaissances, ont fait par leurs vertus leur propre bonheur et ont été les modèles des autres nations, les premiers Perses, les Spartiates, les Scythes, les Germains, les Suisses. Les véritables sages, tels que Socrate et Caton, ont d’ailleurs dénoncé les méfaits des lettres et des arts, et, dans une prosopopée célèbre, Rousseau les fait dénoncer encore par Fabricius.

Or, ces inductions historiques sont encore confirmées dès que l’on considère les sciences et les arts en eux-mêmes et qu’on voit ce qu’ils tiennent de leurs origines et ce qui doit résulter de leurs progrès. « L’astronomie est née de la superstition ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes (les sciences), et la morale même, de l’orgueil humain. » (P. 24.) Le vice a fait naître les sciences ; le vice les entretient. « Que ferions-nous des arts sans le luxe qui les nourrit ? Sans les injustices des hommes à quoi servirait la jurisprudence ? Que deviendrait l’histoire s’il n’y avait ni tyrans, ni guerres, ni conspirateurs ? » (P. 24.) Enfin des sciences le vice résulte : elles prolongent l’oisiveté, produisent et développent le luxe qui ne peut aller que par l’extrême pauvreté des uns et l’extrême richesse des autres, pervertissent le goût qu’elles devraient épurer, ruinent aussi bien les vertus militaires que les vertus morales. L’imprimerie éternise les erreurs et les extravagances de l’esprit humain, les dangereuses rêveries d’un Hobbes et d’un Spinoza. Sous ces influences malfaisantes l’éducation est corrompue : on apprend à la jeunesse tout, sauf ses devoirs ; on lui enseigne ce qu’elle doit oublier, et non ce qu’elle doit faire venue à l’âge d’homme. On a des savants et des artistes de toutes sortes, on n’a plus de citoyens ; ou, s’il en reste encore, ils sont dans le fond de nos campagnes, indigents et méprisés ; l’avilissement de la vertu étant déplorablement compensé par la distinction des talents, une inégalité funeste s’est introduite entre les hommes. ― On ne peut réfléchir sur les mœurs qu’on ne se plaise à se rappeler l’image de la simplicité des premiers temps. C’est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret. » (P. 31.) Et Rousseau conclut : « Ô vertu ! science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs ? Et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ? Voilà la véritable philosophie ; sachons nous en contenter. » (P. 45.)

Voilà donc le thème que développe Rousseau. Le thème n’était pas neuf, même pour l’époque. Car non seulement en Suisse, par une défiance assez explicable à l’égard des formes plus ou moins raffinées ou sophistiques de la culture parisienne, mais encore à Paris jusque dans des régions proches de celles où triomphaient les philosophes, on tenait plus d’un propos défavorable à la civilisation et aux abus de l’esprit. D’autre part, l’argumentation par laquelle Rousseau faisait valoir ce thème, si elle ne manquait pas d’une, certaine éloquence et au surplus d’une certaine emphase, manquait certainement de précision et de force, même de pénétration psychologique. Mais la commotion qu’il avait ressentie et qui avait passé dans son œuvre était le signe qu’il avait trouvé là plus qu’un thème à développer : il avait pris conscience, dans un moment singulier d’exaltation, disons si l’on veut, comme lui, d’inspiration, du sens dans lequel devait se répandre sa vie spirituelle pour refouler les contraintes et les contradictions dont elle avait souffert et pour déverser avec la plus sûre direction toutes ses énergies. « Son système peut être faux, — est-il dit dans Rousseau juge de Jean-Jacques, 3e dialogue édition Auguis de 1825, t. XXI, p. 32), — mais en le développant il s’est peint lui-même au vrai d’une façon si caractéristique et si sûre qu’il m’est impossible de m’y tromper. »

Déjà dans ce premier Discours nous rencontrons, à côté de la défense de la morale contre la civilisation, d’autres idées simplement indiquées et que Rousseau reprendra dans la suite : l’idée que la sagesse peut se dispenser de la philosophie et des solutions que la philosophie donne, avec toutes sortes de chances d’erreur, à bien des problèmes oiseux ; l’idée aussi que la société corrompt les dons de la nature. Il témoigne d’autre part dès ce moment que certaines croyances lui restent sacrées : « Ces vains et futiles déclamateurs vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes, sapant les fondements de la foi et anéantissant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de patrie et de religion, et consacrent leurs talents et leur philosophie à détruire et avilir tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. » (P. 26-27.)

Le Discours sur les sciences et les arts rendit immédiatement Rousseau célèbre et lui suscita aussi maintes objections, marques encore de cette célébrité naissante. Il fut certainement très flatté d’avoir à répondre à Stanislas, roi de Pologne. Comme il avait à discuter l’objection à sa thèse que le luxe était né des sciences, il déclara qu’il rendrait plus claire sa pensée en arrangeant ainsi cette généalogie : « La première source du mal est l’inégalité ; de l’inégalité sont venues les richesses… des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté ; du luxe sont venus les beaux-arts et de l’oisiveté les sciences. » (Réponse au roi de Pologne, t. Ier, p. 94.) — Ici Rousseau découvre l’un des mobiles les plus profonds de sa pensée et de son cœur, la haine de l’inégalité, et la conviction que l’inégalité est la cause essentielle de tous les maux.

C’était donc encore un sujet fait pour lui que celui que proposait pour l’année 1753 l’Académie de Dijon : « Quelle est la source de l’inégalité des conditions parmi les hommes ? Si elle est autorisée par la loi naturelle. » Et peut-être l’Académie avait-elle proposé le sujet à son intention : mais elle ne couronna pas le mémoire de Rousseau.

« Comment connaître la source de l’inégalité parmi les hommes, si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? » (Préface, t. Ier, p. 229.) Mais la difficulté de connaître l’homme s’accroît d’autant plus que les connaissances s’accumulent davantage : car les connaissances nous éloignent de l’homme primitif qui, de l’aveu de tous, est l’égal de son semblable. La tâche serait « de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes, pour bien juger de notre état présent. » (Préface, p. 231.) Sans la connaissance de l’homme naturel, comment pourrions-nous déterminer la loi qu’il a reçue ou celle qui convient le mieux, à sa constitution ? Une loi de cette sorte doit être telle que pour être comprise elle n’exige point de raisonnements métaphysiques et qu’elle parle immédiatement par la voix de la nature. Or, il y a deux principes antérieurs à la raison dont découlent toutes les règles du droit naturel : le premier nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes ; le second nous inspire une répugnance à voir périr ou souffrir tout être sensible, principalement nos semblables. (Préface, p. 234.) Comment ces principes qui auraient pu et dû suffire à l’homme ont été altérés par la société, c’est ce que Rousseau se propose de montrer. Mais là encore apparaît la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature, mais d’y remonter véritablement, c’est-à-dire sans y rapporter des façons d’être et d’agir empruntées à la société existante. Cet état de nature peut-il même être pris pour un fait ? « Commençons donc, observe Rousseau, par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclairer la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. » (T. Ier, p. 242.) — À dire vrai, Rousseau ne restera pas toujours parfaitement fidèle à cette interprétation, qui est certainement la meilleure, de sa propre pensée, et il tendra constamment à convertir en réalité historique ce qui ne devrait avoir à ses yeux que le caractère d’une conception heuristique et explicative.

Rousseau commence par montrer que l’homme naturel a facilement tous les moyens de se contenter. S’il n’a pas d’instinct déterminé, comme chaque espèce animale, il a la faculté de s’approprier la plupart des ressources que les instincts spéciaux donnent aux divers animaux, et de trouver ainsi sa subsistance plus facilement qu’aucun d’eux. Il est accoutumé aux intempéries, et, s’il y résiste, il acquiert une constitution d’autant plus robuste. La nature, agissant comme fit Sparte, maintient les individus bien constitués et fait périr les autres. L’homme naturel a peu d’infirmités ; il n’a guère besoin de remèdes, encore moins de médecins. C’est à l’extrême inégalité dans la manière de vivre, aux goûts factices, aux fatigues et à l’épuisement d’esprit qui en résultent que se doivent attribuer presque tous nos maux et les altérations profondes de notre santé. « Si elle (la nature) nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état le réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé. » (P. 251.) Si nous observons, après l’homme physique, l’homme moral, nous verrons que ce qui caractérise ce dernier, c’est moins l’entendement, que l’animal possède à un certain degré, que la liberté. Tandis que la bête obéit quand la nature commande, l’homme se reconnaît libre d’acquiescer ou de résister à l’impression qu’il éprouve, et c’est dans la conscience de cette liberté, qui est la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, que se montre la spiritualité de son âme. Or l’homme peut faire de cette liberté un usage tel qu’il s’écarte des indications de la nature même à son préjudice. Sa perfectibilité même, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue son propre tyran et le tyran de la nature. C’est qu’en effet l’homme n’a pu développer ses facultés hors de leur état naturel et de leurs exigences naturelles qu’en se liant à ses semblables, qu’en faisant dépendre de leur concours la satisfaction de ses besoins, qu’en nouant et qu’en fortifiant des liens de dépendance qui n’existaient pas à l’origine. D’où une opposition radicale entre la condition dans laquelle il pouvait continuer à vivre et la condition dans laquelle il a voulu vivre. Il était incomparablement plus heureux sans aucune société et sans l’exercice de cette raison dont la culture ne sert qu’à la vie sociale. Il n’avait alors ni vice ni vertu, n’ayant avec les êtres de son espèce aucun rapport qui pût devenir un rapport moral. Il suivait simplement le penchant à sa conservation et le penchant à la pitié. Il se livrait modérément à ses passions et il n’apportait pas dans l’amour toutes les idées de comparaison et de préférence qui ont rendu ce sentiment à la fois factice et violent. En somme l’inégalité naturelle qui existe primitivement entre les hommes n’engendre ni maux ni servitude : l’inégalité malfaisante, c’est l’inégalité d’institution, celle qui est établie ou du moins autorisée par le consentement des hommes.

C’est à des causes fortuites, et qui pouvaient ne jamais naître, qu’est dû ce développement de l’homme qui a amené l’inégalité morale et politique, et, si Rousseau avoue que sa façon de les découvrir et de les enchaîner suppose tout un ensemble de conjectures, il déclare que ces conjectures deviennent des raisons, puisqu’elles sont les plus probables qui se puissent tirer de la nature des choses et qu’elles engendrent des conséquences incontestables. C’est par l’institution de la propriété qu’a commencé tout le mal ; mais cette institution ne s’est pas faite tout d’un coup. L’homme a même pu pendant un temps s’associer avec l’homme pour chasser, pêcher, domestiquer certains animaux, pour mieux satisfaire ses besoins ; il a pu former une famille et introduire même dans l’amour quelque sentiment d’exclusion ; il a pu même produire des ouvrages utiles, qui n’étaient que les ouvrages d’un seul ; mais, si le mal s’annonçait ainsi en quelque façon, il n’était pas encore une réalité ; il ne l’est devenu que « dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux » (p. 305) ; alors l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, et, avec elle, le travail, l’esclavage, la misère. La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande et désastreuse révolution. La métallurgie imposa, avec la division du travail, une collaboration rigoureuse ; car, dès qu’il fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut d’autres hommes pour nourrir ceux-là ; l’échange se fit entre les denrées et le fer et le fer fut employé à la multiplication des denrées. L’agriculture à son tour exigea le partage strict des terres et l’établissement de règles de justice, très différentes de la loi naturelle : en incorporant son travail à la terre de récolte en récolte, l’agriculteur prend de son fonds une possession continue qui se transforme aisément en propriété. Mais alors ce n’est plus seulement l’égalité qui disparaît, c’est la concorde : entre le droit du premier occupant et le droit du plus fort il s’élève un conflit perpétuel qui se termine par des combats et des meurtres. Ces luttes sanglantes donnent aux uns et aux autres, aux opprimés pour moins souffrir, aux oppresseurs pour assurer leur tyrannie, le désir d’en finir ; et c’est ainsi qu’entre les uns et les autres se conclut une convention selon laquelle il y aura des lois pour assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Voilà comment s’établit l’État : par le mensonge et au profit des riches. L’établissement d’un État entraîne inévitablement la formation d’autres États ; si dans chaque État des lois règnent destinées à maintenir la paix, il n’en est pas ainsi dans l’ensemble des États qui ne cessent de s’opposer les uns aux autres par des guerres violentes et dont les rapports réciproques sont à peine tempérés par quelques conventions admises sous le nom de Droit des gens. En tout cas les diverses sortes de gouvernements et leurs diverses révolutions ne font que marquer un progrès de l’inégalité : par l’établissement de la propriété est consacrée l’inégalité du riche et du pauvre ; par l’établissement des magistrats est consacrée l’inégalité du puissant et du faible ; par l’établissement du pouvoir arbitraire, l’inégalité du maître et de l’esclave ; à ce dernier terme l’égalité primitive se retrouve sous la forme monstrueuse de la servitude commune : mais, appuyé sur la seule force, le despotisme trouve pour l’abattre la force de l’émeute.

Voilà donc comment l’inégalité, presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain, et devient stable et légitime par l’établissement de la propriété et des lois. Or l’homme sociable s’est lui-même condamné au malheur et au vice : toujours hors de lui, il ne sait vivre que dans l’opinion des autres, comme il ne sait vivre que par son attache avec les autres ; il renonce à être pour paraître. L’homme naturel, le sauvage, vit en lui-même, se suffit à lui-même, est content de lui-même.

Par ces vues, Rousseau s’oppose aux philosophes qui voient en général dans la raison la faculté maîtresse de l’homme et qui s’efforcent de subordonner le gouvernement de la vie au contrôle de la réflexion. Ici au contraire nous sommes en présence d’une doctrine anti-intellectualiste qui accorde une valeur prépondérante à l’ordre des sentiments et par laquelle l’immédiat, érigé en idéal, doit devenir le principe de la conduite et représente la condition du bonheur. D’où la distinction du naturel et de l’artificiel dans l’âme, en vue d’exalter ce qui est qualifié de naturel et de condamner ce qui est regardé comme artificiel. D’où enfin l’idée que ce que l’on appelle civilisation et que l’on considère comme un bien est en réalité une construction factice pour laquelle l’humanité est réduite à payer des rançons dommageables à ses vrais intérêts. L’ensemble de ces conceptions met Rousseau en contradiction avec les Encyclopédistes.

Toute la dernière partie du Discours sur l’inégalité annonce ou énonce comme des problèmes à traiter les problèmes concernant l’origine et la nature de la société ; et la dédicace du Discours, adressée « aux magnifiques, très honorés et souverains Seigneurs de la République de Genève », sous prétexte de glorifier les institutions de Genève, esquissait une théorie de la société idéale. En tout cas, au lendemain des deux Discours, Rousseau déclare lui-même que c’étaient les Institutions politiques qui étaient sa principale et plus chère préoccupation. De là est né son ouvrage le Contrat social, publié au mois d’avril 1762. Dans l’avertissement, Rousseau disait : « Ce petit traité est extrait d’un ouvrage plus étendu, entrepris autrefois sans avoir consulté mes forces et abandonné depuis longtemps. Des divers morceaux qu’on pouvait tirer de ce qui était fait, celui-ci est le plus considérable et m’a paru le moins indigne d’être offert au public. Le reste n’est déjà plus. » La doctrine qu’expose là Rousseau, il l’a résumée dans le cinquième livre de l’Émile et aussi dans la sixième des Lettres écrites de la montagne.

On peut d’abord trouver étrange que Rousseau, ― l’ennemi de la société, à ce qu’il semble d’après ses Discours, — ait songé à chercher, comme il le dit lui-même au début, « si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre ». Mais au fond Rousseau n’a jamais cru possible, ni désirable le retour de l’homme à l’état de nature ; et de plus ce qu’il a trouvé de funeste dans les sociétés telles qu’elles existent, c’est la dépendance de l’homme à l’égard de l’homme. Il s’agit donc de rechercher s’il n’y a pas une forme de société étrangère aux hypocrisies et aux mensonges qui vicient les sociétés existantes, une forme de société qui fasse disparaître « l’homme de l’homme » (expression des Confessions dans le passage qui se rapporte aux réflexions de Rousseau pour le Discours de l’inégalité), s’il n’y a pas, comme il le dit dans l’Émile (II), « quelque moyen de substituer la loi à l’homme et d’assurer les volontés générales d’une force réelle, supérieure à l’action de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir, comme celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des choses ; on réunirait alors dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil ». Ce qui fait donc le mal des sociétés existantes, c’est que l’homme y subit la volonté de l’homme et que la loi y est l’expression de volontés particulières : tandis que l’homme resterait libre tout en étant dépendant si sa dépendance était à l’égard d’une loi exprimant la volonté générale, comme est dans la nature sa dépendance à l’égard de la loi générale.

C’est dans cet esprit que Rousseau a examiné la question de savoir à quelles conditions une société peut exister légitimement. La nature de la question exclut toute autre méthode qu’une méthode rationnelle, — c’est-à-dire une méthode qui détermine ce qui doit être en tenant compte de ce que l’homme est, « afin, comme dit Rousseau, que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées. » (Contrat social, liv. Ier.) « Je cherche le droit et la raison, et ne dispute pas des faits, » a-t-il écrit. (Éd. de Genève, I, 5.) Ainsi se marque nettement la différence entre le problème et la méthode de Montesquieu et le problème et la méthode de Rousseau. Rousseau lui-même l’a signalée dans l’Émile : « Montesquieu, dit-il, n’eut garde de traiter des principes du droit politique ; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements établis ; et rien au monde n’est plus différent que ces deux études. Celui pourtant qui veut juger sainement des gouvernements tels qu’ils existent est obligé de les réunir toutes deux : il faut savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est. » (Émile, liv. V, p. 537 de l’Éd. Garnier.) C’est ainsi que, lorsqu’on aborde le problème de l’origine des sociétés, si l’on raisonne comme Grotius, c’est-à-dire en établissant toujours le droit par le fait, on ne peut employer de méthode plus favorable aux tyrans. (Contrat social, liv. I, chap. ii.)

Avec son problème et sa méthode, Rousseau rejette, comme fondement de la société, l’ordre naturel de la famille, car l’autorité paternelle ne dure qu’un temps et ne peut être l’image d’une autorité permanente, et aussi le droit du plus fort, car la force ne fait pas le droit et ne rend pas légitime l’obéissance à laquelle elle contraint : le fondement de la société ne peut être que dans la convention unanime de ses membres. Encore faut-il bien l’entendre.

Pour que l’idée de cette convention surgisse, il faut opposer « les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être ». (Contrat social, liv. I, chap. vi.) Observons ici que le Discours sur l’inégalité paraissait admettre davantage pour l’homme la possibilité de se maintenir dans l’état de nature. Toujours est-il qu’il s’agit maintenant de mettre en commun ses forces. Mais, la liberté et la force de chaque homme étant les instruments de sa conservation, il faut qu’il les engage sans se nuire à lui-même et sans néglige les soins qu’il se doit. D’où la nécessité de résoudre un problème qui se formule ainsi : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » C’est de ce problème que le Contrat social donne la solution.

Les clauses de ce contrat, bien entendues, se réduisent toutes à une seule, savoir : l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Mais pourquoi cette aliénation sans réserve ? C’est que, répond Rousseau, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; c’est que, la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt à la rendre onéreuse aux autres ; c’est encore que, si un individu gardait après le pacte quelques-uns de ses droits naturels, il devrait les exercer en dehors de la société qui ne les aurait pas reconnus ; c’est enfin que chacun se donnant à tous ne se donne à personne et gagne l’équivalent de ce qu’il perd, avec plus de force pour conserver ce qu’il a. Dans son essence vraie complète, le pacte social se ramène aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. » (Liv. I, chap. vi.) Cet acte d’association produit un corps moral et collectif, une personne publique : à ce corps collectif, à cette personne publique appartient la souveraineté, et cette souveraineté est inaliénable et indivisible. (Liv. II, chap. i et ii.)

Quels sont les caractères de ce contrat ?

Et d’abord, doit-il être considéré comme un fait réel ? Il arrive certainement à Rousseau de lui attribuer une sorte de réalité historique soit dans le passé, soit dans l’avenir. Mais, ce qu’il y a de plus ferme et de plus constant dans sa pensée, c’est que c’est une idée qui seule permet de juger de ce que doit être une société et de la façon dont elle doit être organisée.

Mais en quoi ce contrat permet-il à l’individu, selon la prétention de Rousseau, d’être aussi libre qu’auparavant ? — D’abord il faut distinguer entre la théorie de Rousseau et certaines autres théories du contrat, comme celle de Hobbes par exemple, dans lesquelles le contrat qui crée la société se fait entre l’ensemble des individus et un chef : pour Rousseau, tout au contraire, le contrat est l’acte par lequel une multitude se fait peuple, et, si elle choisit un chef, ce ne peut être qu’après s’être constituée comme peuple. (Liv. I, chap. v.) — D’autre part, la liberté consiste à n’avoir d’autre maître que la loi, loi qui est l’expression de la volonté générale. Or, dans cette notion de volonté générale, Rousseau comprend un certain nombre d’idées et de thèses qu’il importe de définir.

En premier lieu, la volonté générale qui établit le pacte doit être la volonté de tous. Qui ne s’est pas engagé n’a pas à subir le poids, pas plus qu’à réclamer les avantages des engagements des autres. La loi de la pluralité des suffrages, qui peut être admise pour certaines décisions ou élections, est elle-même un établissement de convention et suppose au moins une fois l’unanimité. (Liv. I, chap. v.)

Mais la volonté générale est plus que la volonté de tous : elle est générale par son objet, c’est-à-dire qu’elle ne peut énoncer que des prescriptions qui se rapportent à l’intérêt commun, non à l’intérêt et à la situation de tel ou tel. « Ce qui généralise la volonté, dit Rousseau, est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit. » (Liv. II, chap. iv.) Même le compte des volontés n’a de sens que si elles ne sont pas déterminées chacune par des vues particulières, que si elles se comparent sur un objet d’intérêt commun.

En outre la volonté générale ne peut édicter que des lois applicables à tous : qui dit loi dit égalité de tous devant la loi. Une loi doit également favoriser ou obliger tous les citoyens. Mais si une loi statue qu’il y aura des privilèges, elle n’en peut donner nommément à personne : il n’y a que l’application de la loi qui puisse tomber sur des objets particuliers et individuels. (Liv. II, chap. iv et vi.)

Ainsi la loi réunit l’universalité de la volonté et celle de l’objet. Et par là certes Rousseau paraît bien marquer une limite à la volonté générale, puisqu’il reconnaît que cette volonté ne doit jamais considérer un homme comme individu, ni une action particulière. Mais à la vérité ce n’est pas une limite, d’abord parce qu’elle n’existe pas hors de cette volonté pour l’empêcher ou la retenir, et ensuite parce qu’elle est simplement l’aveu de la contradiction qui existerait dans la volonté générale si à un moment elle cessait, d’être la volonté générale. Rousseau soutient donc que le pouvoir souverain est absolu, sacré, inviolable, mais en même temps qu’il ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales : cela par une impossibilité qui résulte de son essence même. La volonté générale, prétend Rousseau, est toujours droite et de lui-même le peuple veut toujours le bien commun : le souverain ne peut charger les sujets d’aucune chaîne inutile à la communauté ; il ne peut même le vouloir. Rousseau reconnaît d’ailleurs que, si la volonté générale est toujours droite, le jugement qui la fonde n’est pas toujours éclairé (II, chap. vi). D’où l’importance du législateur : personnage qui est aussi extraordinaire par son emploi qu’il doit l’être par son génie. Car celui qui rédige les lois n’a aucun droit législatif, le peuple ne devant pas se dépouiller de ce droit incommunicable.

Le pouvoir législatif, qui est le souverain, a besoin d’un pouvoir qui exécute, c’est-à-dire qui réduise la loi en actes particuliers. Ce second pouvoir doit être établi de manière qu’il exécute toujours la loi, et qu’il n’exécute jamais que la loi : d’où l’institution du gouvernement. Comme partie intégrante du corps politique, le gouvernement participe à la volonté générale qui le constitue ; comme corps lui-même, il a sa volonté propre. Ces deux volontés parfois s’accordent et parfois se combattent. C’est de l’effet combiné de ce concours et de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine. Il faut que ce jeu soit réglé de telle sorte que le gouvernement ne fausse pas et qu’il exprime la volonté générale. En ce sens, « tout gouvernement légitime est républicain » ; mais il peut être monarchique, aristocratique ou démocratique. — A priori, il est impossible de dire lequel vaut le mieux : cela dépend d’une multitude de conditions matérielles, psychologiques ou autres. — La démocratie n’est possible que si l’étendue du territoire où s’exerce le gouvernement est très restreinte. — Rousseau, lui, a une préférence marquée pour l’aristocratie. Mais il fait observer à ce propos (Lettres de la montagne, partie I, lettre VI) que la constitution de l’état et celle du gouvernement sont deux choses très différentes : « le meilleur des gouvernements est l’aristocratique ; la pire des souverainetés est l’aristocratique. » — Il faut remarquer d’ailleurs que, dans l’explication du gouvernement, Rousseau fait entrer des éléments de relativité qu’il avait exclus de la conception de la souveraineté.

Rousseau a en outre la préoccupation de constituer vraiment un peuple en formant des citoyens. Les meilleures lois, si bons qu’en soient les effets, sont impuissantes sans les vertus des citoyens. D’où le rôle de l’État qui doit assurer par l’éducation l’amour de la patrie, c’est-à-dire des lois et de la liberté, et qui doit tendre à créer l’unité des sentiments. Pour cela il doit empêcher que subsiste en face de lui une puissance ecclésiastique organisée, et il doit dégager de la multiplicité des dogmes une profession de foi purement civile ne contenant que les croyances indispensables au maintien de la vie sociale, — telles que l’existence de Dieu, la Providence, la vie future, — en laissant à chacun la liberté d’y ajouter les opinions qu’il voudra. Mais cette profession de foi civile doit être acceptée, sous peine de bannissement et de mort, de tous ceux qui acceptent les stipulations du corps social.

La conception que Rousseau a mise au jour dans le Contrat social atteste une vue profonde et intense du rapport qui existe entre la liberté politique et l’égalité et la liberté civiles. Le principe d’autonomie qui fait l’essence de la volonté générale y est clairement aperçu et défini. Cette autonomie consiste dans le fait qu’une loi, universelle de sa nature, y est librement consentie par la volonté de chacun identifiée avec celle de tous. Mais Rousseau se laisse visiblement égarer par l’esprit d’abstraction quand il introduit entre la société et le gouvernement une distinction telle qu’elle l’amène à attribuer à la société le caractère de l’absolu et à n’admettre un élément de relativité que dans le fonctionnement du gouvernement. Si le gouvernement, qui n’est qu’un moyen de réaliser la société parfaite, comporte une certaine relativité, cette relativité devra nécessairement se retrouver dans la société elle-même.

Rousseau a présenté aussi une théorie de l’éducation. Cette théorie est dominée tout entière par la formule du début : « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. » Or, dans l’éducation, quelle est la part qui vient de l’homme ? Il y a en effet comme trois éducations différentes : le développement interne de nos organes et de nos facultés est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes ; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses. Le concours de ces trois éducations est nécessaire à leur perfection. C’est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu’il faut diriger les deux autres : c’est donc la nature qui doit servir de guide. — Et quel est l’homme qu’il s’agit d’élever ? Non celui d’un métier, d’un pays, d’une situation, mais l’homme même en ce qu’il a de plus général. « Dans l’ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état d’homme ; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s’y rapportent. Qu’on destine mon élève à l’épée, à l’Église, au barreau, peu importe. Avant la vocation des parents, la nature l’appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement homme… Il faut donc généraliser nos vues, et considérer dans notre élève l’homme abstrait. » En somme, Rousseau retient la conception classique de l’éducation ; mais les moyens employés pour arriver au résultat visé sont tout autres.

Pour Rousseau, le seul moyen d’élever l’enfant pour la liberté, c’est de l’élever par la liberté. L’éducation qu’il propose est négative. C’est-à-dire qu’il faut plutôt aider le disciple à s’élever lui-même. Cette façon de faire sortir du sujet qu’il s’agit de former la connaissance et la pratique du bien se rapproche du procédé socratique. Dès le jeune âge, il faut éviter tout ce qui entrave, tout ce qui gêne l’enfant, tout ce qui comprime ces mouvements dont il a tant besoin. — Mais, dira-t-on, il s’exposera ainsi à des blessures, à des souffrances. — Soit : « Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre et celle qu’il aura le plus grand besoin de savoir. » — Et si, par inexpérience, il va risquer sa vie, restera-t-on impassible ? — Non, Mais ce cas est rare : que l’on défende alors. Rares, les défenses doivent être inflexibles.

Il faut accorder beaucoup à l’éducation des choses qui se fait en vertu de réactions naturelles. Mais cette éducation ne se fait bien que dans la mesure où l’élève est protégé contre les influences de la famille, de la société, de la tradition, de la révélation. — Émile s’est instruit en ouvrant ses sens au monde extérieur : il doit négliger l’instruction des livres. Un seul livre peut sans danger être lu par lui : c’est celui dans lequel on apprend comment on peut se passer des livres ; et ce n’est ni Aristote, ni Pline, ni Buffon : c’est Robinson Crusoë. — Il ne faudra lui donner que des connaissances rigoureusement pratiques : un peu d’astronomie et de géographie, de physique et de chimie, tout cela pris sur le vif de la nature et de l’expérience ; enfin un métier manuel. Voilà pour son esprit. — Mais pour son cœur ? Quand le moment est venu, il, faut éveiller ou développer en lui les sentiments affectueux : la pitié, la reconnaissance, l’amour de l’humanité. Enfin quand la passion naît et se développe, quand Émile brûle d’unir sa vie à celle de Sophie, c’est le moment de lui apprendre ce que c’est véritablement que la vertu, comme faculté de se dominer soi-même : avant de retrouver Sophie, Émile s’éloignera librement, volontairement, dans le seul dessein d’éprouver sa force et de s’exercer à la vertu. Car, comme lui dit le précepteur, le mot vertu vient de force.

Ainsi des vues intéressantes et même vraies et un certain sentiment de l’enfance se rencontrent chez Rousseau à côté d’une conception parfaitement utopique. Car son mépris singulier de la tradition humaine ne peut se soutenir. Comme si l’expérience de l’humanité n’avait pas tout autant de valeur, sinon plus, que l’expérience individuelle ! D’ailleurs, quand Rousseau en vient à l’application de sa doctrine, il se trouve, par une ironie assez piquante, que le précepteur est constamment obligé de truquer les choses et les hommes en vue de laisser Émile apprendre tout seul !

Une des thèses essentielles de l’Émile, c’est qu’il faut laisser l’enfant éloigné des enseignements de la Religion et le mettre seulement en état de choisir sa Religion dès qu’il sera en âge de la choisir. Protestant de Genève, un moment converti au catholicisme, puis retourné au protestantisme, Jean-Jacques Rousseau avait trouvé dans le milieu genevois des directions favorables au maintien et au développement d’un sentiment religieux sans formule dogmatique ; et le sentiment religieux avec ce caractère avait gardé sa place dans toute cette vie sentimentale qu’il défendait contre la civilisation et la philosophie. La théologie et le spiritualisme liés à ce sentiment se trouvent exprimés pour Émile dans la Profession de foi du Vicaire savoyard : morceau d’éloquence et de doctrine à la fois apprêté et sincère, où l’unité est de sentiment infiniment plus que de système, où se succèdent sans toujours s’accorder des intuitions diverses. Visiblement le Vicaire reprend contre les systèmes philosophiques le même genre d’attitude que Descartes : il veut faire table rase du passé. « Je compris que, loin de me délivrer de mes doutes inutiles, les Philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient et n’en résoudraient aucun. Je pris donc un autre guide et je me dis : consultons la lumière intérieure ; elle m’égarera moins qu’ils ne m’égarent, ou, du moins, mon erreur sera la mienne, et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions qu’en me livrant à leurs mensonges. » (Éd. Masson, p. 62-63.) Rousseau se réfère sans cesse à l’évidence du cœur substituée à l’évidence de la raison : évidence du cœur qui donne les certitudes pratiques et les règles de la vie. — En même temps, il procède à l’élimination des problèmes spéculatifs oiseux. Il déclare qu’il faut borner ses recherches à ce qui intéresse la vie et se reposer dans une profonde ignorance de tout le reste. Au surplus, la vérité ne se démontre pas : elle se voit, elle se sent. Sans doute, la raison peut nous aider dans certaines déductions, nous montrer les conséquences de certaines notions primitives fournies par le sentiment ; mais la raison n’en doit pas moins confesser son impuissance foncière : « La règle de nous livrer au sentiment plus qu’à la raison est confirmée par la raison même. »

Dans l’analyse qu’il fait de l’homme, Rousseau se livre à une critique du sensualisme de l’école de Condillac : l’homme n’est pas seulement un être sensitif et passif, mais encore actif et intelligent. Rousseau professe le dualisme de l’esprit et du corps, de Dieu et du monde. La matière ne peut se mouvoir d’elle-même, et, quand elle est mue, elle montre une volonté. Mue selon de certaines lois, elle montre aussi une intelligence. Que de sophismes ne faudrait-il pas pour méconnaître l’harmonie des êtres et l’admirable concours de chaque pièce pour la conservation des autres ? Le monde ne peut qu’être gouverné par une volonté puissante et sage. Mais ce monde est-il éternel ou créé, y a-t-il un ou plusieurs principes des choses ? On n’en sait rien ; mais peu importe. Dans le monde ainsi conçu l’homme occupe une place privilégiée ; mais il porte en lui la dualité de l’amour du bien et du jeu des passions. La liberté n’est que la faculté pour l’homme de vouloir son propre bien ; et cela suffit du moment que rien d’étranger ne le détermine. Le mal dans le monde vient de l’homme, de l’homme qui a aggravé la douleur par la prévoyance et qui y a introduit la faute. — Nous n’avons pas à chercher si l’âme est immortelle ou non par sa nature propre. Il suffit que nous sachions que, si nous sommes justes, nous serons heureux : la Providence est ainsi justifiée. Avant tout, pratiquons le bien. Pour cela, il faut suivre l’impulsion de la conscience. « Conscience ! Conscience ! Instinct divin ! Immortelle et Céleste voix. » — « Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon ! dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite. En y joignant la mienne, je fais ce que tu fais ; j’acquiesce à ta bonté : je crois partager d’avance la suprême félicité qui en est le prix. »

En somme, la doctrine professée par Rousseau est un théisme qui offre un certain accent particulier. Pour lui, il est également vrai de dire que toutes les religions sont révélées et que toute révélation, au sens ordinaire du mot, est inutile et indémontrable. Le Vicaire reprend contre les miracles et les prophéties les arguments de Voltaire et des Encyclopédistes. Mais il y a néanmoins entre lui et ces derniers une différence appréciable. Rousseau reconnaît et admire la beauté de l’Évangile, et il déclare que la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu.

Telle est, réduite à ses éléments essentiels, l’œuvre de Rousseau. Il a voulu faire table rase de la convention, de l’artifice, de la tradition ; il a prétendu découvrir des énergies méconnues et libérer des forces opprimées. Une entreprise de ce genre n’est pas sans utilité ni sans justification. Il est bon que la raison reçoive le choc des flots nouveaux de vie qui viennent la battre, et il peut être opportun de montrer le rôle que joue le sentiment dans la découverte des vérités mêmes. Cependant, sous sa forme en apparence intuitive et sentimentale, l’œuvre de Rousseau garde en réalité un caractère abstrait qui lui fait du tort, qui la rend étrangère au discernement des oppositions et à la perception des nuances et qui aboutit à une idéologie d’un genre nouveau. Tandis que l’idée ne peut que rarement exclure l’idée adverse, le sentiment, lui, est franchement exclusif. Il désunit et ne permet pas de rajuster les éléments qu’il a dissociés. Sans doute, il peut régénérer et élargir l’expérience : mais il est incapable d’en fournir l’explication. Et, au lieu de protéger l’esprit contre l’idéologie, il a plutôt pour effet de lui retirer les armes dont il a besoin pour la combattre.