La Philosophie française (Delbos)/Chapitre XI
CHAPITRE XI
CONDILLAC ET LES IDÉOLOGUES[1]
La pensée philosophique du dix-huitième siècle paraît s’être tout d’abord développée surtout contre Descartes et contre le rationalisme cartésien. Mais les écrivains qui représentent cette pensée ont procédé le plus souvent par des vues générales et par des intuitions, ou même par des impulsions sentimentales qu’ils n’ont guère eu le souci de justifier par des déductions rigoureuses. Avec Condillac, nous revenons à la philosophie proprement dite et à une méthode technique et strictement définie. C’est pourquoi en un sens, par-dessus la série des oppositions et des contradictions précédentes, il se rapproche et il nous rapproche de Descartes et des Cartésiens. Certes, l’adversaire de l’innéité ne saurait être présenté comme un disciple de celui qui met au-dessus de tout l’apriorisme de la pensée. Mais il le continue néanmoins à sa façon, d’abord par le retour à des procédés d’exposition spécifiquement philosophiques, ensuite par la nature même de l’objet qu’il s’est proposé d’étudier et qui n’est autre que l’esprit humain. Assurément il conçoit cet objet d’une tout autre façon que Descartes, mais il y attache la même importance et il y concentre tout son effort.
Né à Grenoble d’une famille de magistrats, Étienne Bonnot de Condillac reçut les ordres et fut abbé de Mureaux, sans d’ailleurs exercer jamais les fonctions ecclésiastiques. Ses premiers écrits le rendirent assez vite célèbre. Depuis longtemps distingué et encouragé par Jean-Jacques Rousseau il fut protégé par Diderot et loué par Voltaire. Mais sa première formation avait été laborieuse et il avait eu des débuts pénibles. Rousseau dit de lui : « J’ai vu, dans un âge assez avancé, un homme qui m’honorait de son amitié passer dans sa famille et chez ses amis pour un esprit borné. Cette excellente tête se mûrissait en silence. Tout-à-coup il s’est montré philosophe, et je ne doute pas que la postérité ne lui marque une place honorable et distinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les plus profonds métaphysiciens de son siècle. » (Émile, liv. II) Néanmoins ses relations d’amitié avec les hommes de l’Encyclopédie ne l’empêchèrent pas de vivre à l’écart et de rester indépendant. Il sut toujours se réserver et ne contracta pas d’engagements indiscrets et compromettants avec ceux qui menaient l’opinion de son temps. C’est ainsi qu’il évita de collaborer directement à l’Encyclopédie. Au reste il eut d’un bout à l’autre une vie de mesure et de dignité et il finit son existence dans une sorte de retraite. Comme penseur, il montra une intelligence non pas profonde, mais souvent pénétrante, sagace et fine. C’est un plaisir que de le lire, un plaisir plutôt qu’une joie. Ce qui est certain, c’est qu’il eut une influence considérable. Et cependant nous n’avons sur lui aucun livre satisfaisant, ni même simplement équitable. Sa philosophie, qui renferme des éléments très complexes en réalité et malaisés à définir, a été simplifiée à l’excès et jugée sur des données incomplètes. S’il fallait la caractériser d’un mot, on serait sans doute obligé de retenir la qualification de sensualiste consacrée par l’usage. Mais il faudrait observer que le terme de sensationniste vaudrait beaucoup mieux, et il faudrait surtout marquer que son sensualisme ne l’oriente à aucun degré vers le matérialisme. Celui de ses disciples qui déclarait qu’il était inconvenant de le traiter de matérialiste avait certainement raison contre Cousin et contre Royer-Collard. Qu’il ramène tout à la sensation et qu’il en fasse sortir toute la vie mentale par le développement continu d’un formalisme logique, ce n’est pas douteux, et il faut le maintenir. Mais il n’admettait pas la réduction de la sensation aux circonstances matérielles qui paraissent la déterminer et qui n’en sont réellement, selon l’expression qu’il emploie volontiers, que des causes occasionnelles. Élément premier par rapport à tout le développement de l’âme, la sensation est aussi pour lui, par rapport aux propriétés de l’organisme et de la matière, un élément original et irréductible. Quoi qu’on ait pu dire de son matérialisme et de son athéisme, il est sincèrement spiritualiste et déiste. Il l’est très simplement, mais aussi très parfaitement. Il faut d’ailleurs bien se rendre compte du dessein qui a inspiré tout le développement de sa pensée. Il n’a pas eu d’autres prétentions que de fournir une explication de fait de toutes les opérations de la vie mentale. Ce que nous aurons à dire de sa doctrine dans la suite vérifiera cette donnée générale. Notons seulement pour le moment qu’il a directement combattu et formellement désavoué l’hypothèse de Locke en vertu de laquelle une certaine matière pourrait être douée de la faculté de penser et que, en dressant à son tour un catalogue des facultés de l’esprit, il s’est interdit de spéculer sur la nature de l’âme. S’il s’élève contre les systèmes que nous sommes convenus d’appeler métaphysiques, c’est uniquement parce que, d’après lui, ils ne reposent que sur des maximes générales et abstraites. Il construira un système, lui aussi : mais il a la prétention de ne l’établir que par l’analyse appliquée à l’observation et à l’enchaînement des phénomènes.
Si l’on fait entrer en ligne de compte le volumineux Cours d’études qu’il composa pour l’instruction du prince de Parme, il écrivit de nombreux ouvrages. Mais, pour suivre la marche de sa pensée et pour reconstituer sa doctrine, il suffit de consulter d’une part son Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746) et son Traité des sensations (1754). Dans l’Essai, qui est écrit sous l’inspiration encore dominante de Locke, on découvre les tendances maîtresses et beaucoup des idées qu’il reprendra plus tard. Quant au Traité des sensations, il renferme l’expression la plus claire et la plus complète de sa philosophie. Il est utile toutefois de joindre au Traité des sensations le Traité des animaux (1755) qui n’en est qu’une dépendance et où Condillac a pris soin d’exposer en termes exprès ses idées sur Dieu, sur la création et sur la moralité humaine.
Dans l’Essai il commence par revendiquer la qualité de métaphysiciens pour les philosophes qui, comme Locke et comme lui-même, refusant de s’occuper de l’absolu, s’appliquent à étudier les opérations et les actes de l’esprit. L’étude de l’esprit humain, entreprise du même point de vue que Locke, telle sera la matière de son livre. Dresser un tableau de nos puissances, faire l’histoire de nos connaissances, voilà ce qu’il a en vue. Comme Locke il est opposé à toute doctrine d’innéité, si, par ce mot, on entend la présence en nous d’idées toutes faites. Il croit quant à lui, comme le philosophe anglais dont il revendique le patronage, que toutes nos idées viennent des sens et qu’elles sont élaborées d’une certaine manière par la réflexion. Mais la réflexion n’est déjà plus pour lui que l’attention ; laquelle à son tour n’est autre chose qu’une sensation dominante qui nous absorbe tout entiers. Donc nulle idée qui ne soit acquise. Ainsi se trouve énoncé le principe « sensualiste » qui sert de point de départ à toute sa philosophie. Et cependant ce principe, il est, comme nous l’avons dit en commençant, tout à fait éloigné de le tourner vers le matérialisme et même il ne lui accorde qu’une valeur de fait, semblant admettre lui aussi des facultés propres de l’esprit et en tous les cas des opérations particulières de l’âme. Il débute à cet égard par une profession de foi spiritualiste et chrétienne. Le péché originel, dit-il, a rendu l’âme si dépendante du corps que bien des philosophes ont confondu les deux substances. Or cette confusion est inadmissible. Le sujet de la pensée doit être un ; mais un amas de matière n’est pas un : c’est une multitude. D’autre part, l’âme étant distincte du corps, celui-ci ne peut être que cause occasionnelle de nos connaissances. D’où il faut conclure que nos sens ne sont qu’occasionnellement la source de nos idées. Or ce qui se fait simplement à l’occasion d’une chose peut se faire sans elle. L’âme donc peut absolument, sans le secours des sens, acquérir des connaissances, et telle était sa condition avant le péché. Les choses ont changé depuis la chute. Ainsi, quand nous disons que nous n’avons point d’idées qui ne nous viennent des sens, nous n’envisageons que l’état de fait où nous sommes actuellement. (Essai section I, chap. ier.)
Nos connaissances dérivent donc d’abord des sensations et nos sensations sont représentatives des corps. Il n’est pas en effet d’idées que nous ayons des corps qui ne soient comprises dans nos sensations. Mais on objecte qu’il est impossible de s’assurer par les sens si les choses sont telles qu’elles paraissent. Est-ce donc qu’on s’en assurerait mieux avec des idées innées ? Descartes et les Cartésiens, Malebranche en particulier, ont répété que les sens ne sont qu’erreur et illusion ; mais ils ont résolu par cette doctrine radicale beaucoup trop simple des questions différentes. Distinguons dans nos sensations : 1o la perception que nous en éprouvons ; 2o le rapport que nous en faisons à quelque chose hors de nous ; 3o le jugement que ce que nous rapportons aux choses leur appartient en effet. Or, sur le premier point, il est certain que rien n’est plus clair et plus distinct que notre perception quand nous éprouvons quelque sensation. Quoi de plus clair et de plus distinct que la sensation de son et de couleur ? Sur le second point, il est certain également que, lorsque nous rapportons à tel corps les idées d’une certaine grandeur et d’une certaine figure, il n’y a là rien que de vrai, de clair et de distinct. La possibilité de l’erreur ne commence qu’autant que nous jugeons que telle grandeur et telle figure appartiennent à tel ou tel corps. Cela veut dire que les jugements qui accompagnent nos sensations ne peuvent nous être utiles qu’après qu’une expérience bien réfléchie en a corrigé les défauts. — C’est par la précipitation de ce genre de jugements que s’explique l’attribution aux corps d’idées qui sont surtout à nous, comme les idées de couleur, d’odeur, etc… Parce que l’idée d’étendue est telle qu’on peut supposer dans les corps une propriété qui lui ressemble, on imagine que les sensations de son ou d’odeur se trouvent dans le même cas, d’autant plus que nous sommes amenés à supposer dans les corps quelque chose qui les occasionne. Au fond, tandis que de ces sensations comme étant en nous nous avons des idées fort claires, de ces sensations une fois détachées de notre être nous n’avons aucune idée. (Essaie, section I, chap. ii.)
Si maintenant nous passons aux opérations proprement dites de l’âme, nous verrons aisément comment elles s’engendrent les unes les autres à partir d’une première qui n’est qu’une simple perception.
La perception est l’impression que l’âme reçoit à la présence des objets : elle est le plus simple et le premier degré de la connaissance. Faut-il, comme le veut Locke, identifier la perception et la conscience ? Condillac avoue que pendant un temps il a cru qu’il y avait en nous des perceptions dont nous n’avions pas conscience. Mais, à la réflexion, il juge comme Locke impossible et absurde une perception dont l’âme n’a pas quelque connaissance : une telle perception consisterait en effet à percevoir sans apercevoir. Seulement il y a des impressions qui se produisent dans l’âme d’une manière si légère que, bien que nous en ayons quelque peu conscience, un moment après nous ne nous en souvenons plus. Ainsi la perception et la conscience ne sont qu’une même opération de l’âme sous deux noms différents. En tant qu’on ne considère cette opération que comme une impression dans l’âme, on peut l’appeler perception. En tant qu’elle avertit l’âme de sa présence, on peut l’appeler conscience.
Voici maintenant une opération par laquelle notre conscience, s’appliquant à certaines perceptions, les augmente si vivement qu’elles paraissent les seules dont nous prenons connaissance : cette opération est l’attention. Les choses attirent notre attention par le côté où elles ont le plus de rapport avec notre tempérament, avec nos passions et avec notre état. C’est précisément ce rapport qui fait qu’elles nous affectent avec plus de force et que nous en avons une conscience plus vive.
Lorsque les objets attirent notre attention, les perceptions qu’ils occasionnent en nous se lient avec le sentiment de notre être et avec tout ce qui peut s’y rapporter en quelque façon. Il arrive ainsi non seulement que la conscience nous livre la connaissance de nos perceptions, mais encore que, en présence de leur répétition, elle nous avertit souvent que nous les avons déjà eues, et qu’elle nous les fait connaître comme étant à nous, c’est-à-dire comme affectant, malgré leur variété et leur succession, un être qui est constamment le même moi. Cette dernière opération, soit qu’elle nous fasse reconnaître notre être, soit qu’elle nous fasse reconnaître les perceptions qui s’y répètent, c’est la réminiscence. (Essai, section II, chap. I.)
Cependant il ne dépend pas toujours de nous de réveiller les perceptions que nous avons éprouvées : il y a des cas où nous devons nous borner à en rappeler simplement le nom ou à en évoquer certaines circonstances concomitantes. On appelle mémoire l’opération qui produit un pareil effet. Et l’on voit par là la différence qu’il y a entre la mémoire et l’imagination, bien que les philosophes, sans en excepter Locke, les aient si souvent confondues. L’imagination en effet a pour caractère propre de prolonger ou de réveiller les perceptions elles-mêmes ; la réminiscence s’y réfère de telle sorte qu’elle nous fait reconnaître que nous les avons eues ; tandis que la mémoire se borne à en rappeler seulement les signes ou les circonstances. Au surplus, nous ne cherchons à nous ressouvenir d’une chose que par rapport aux circonstances qui l’ont accompagnée et où notre intérêt s’est trouvé engagé, et nous réussissons d’autant mieux à en évoquer le souvenir que ces circonstances sont en plus grand nombre ou qu’elles ont avec le fait lui-même une liaison plus immédiate. C’est donc la liaison des idées fournie par l’attention et rapportée à nos besoins et à nos intérêts qui engendre l’imagination et la mémoire. Mais il apparaît par là que la mémoire est normalement liée à l’usage des signes. (Essai, section II, chap. iii et iv.)
Aussitôt que la mémoire est formée et que l’exercice de l’imagination est en quelque sorte passé en notre pouvoir, les idées que celle-là rappelle et les idées que celle-ci réveille commencent à relever l’âme de la dépendance où elle se trouvait par rapport aux objets qui agissaient sur elle. L’âme devient maîtresse de son attention, c’est-à-dire qu’elle réfléchit ; et par là elle arrive à disposer de ses perceptions à peu près comme si elle avait primitivement le pouvoir de les produire ou de les anéantir. (chap. v.) Elle est ainsi rendue capable de distinguer les unes des autres les idées qu’elle reçoit des objets et en outre de considérer à part certaines qualités essentielles de ces objets : c’est là ce qu’on appelle abstraire. Les idées qui résultent de l’abstraction se nomment générales parce qu’elles représentent des qualités qui conviennent à plusieurs choses différentes. — Au pouvoir de distinguer que nous a conféré la réflexion vient s’ajouter à son tour par une suite inévitable le triple pouvoir de comparer, de composer et de décomposer. (chap. vi.)
Quand nous comparons nos idées, ou bien la conscience que nous en avons nous les fait connaître comme étant les mêmes par les aspects sous lesquels nous les envisageons, — ce que nous manifestons en liant ces idées par le mot est, — et c’est ce qui s’appelle affirmer ; ou bien elle nous les fait connaître comme n’étant pas les mêmes, — ce que nous manifestons en les séparant par ces mots n’est pas, — et c’est ce qui s’appelle nier. Cette double opération qui consiste à affirmer et à nier est ce qu’on nomme juger. Il est évident que l’opération du jugement est une conséquence logique des autres opérations de l’âme antérieurement analysées et définies. Mais ce n’est pas tout. De l’opération de juger naît celle de raisonner, le raisonnement n’étant à vrai dire qu’un enchaînement de jugements qui dépendent les uns des autres. — Quand enfin par les opérations précédentes ou du moins par quelques-unes d’entre elles on s’est fait des idées exactes et qu’on connaît l’ensemble des rapports qui les unissent, la conscience que l’on a de la totalité de ces idées et de ces rapports est ce qu’on nomme concevoir.
Arrivé au terme de cette analyse, Condillac se croit autorisé à conclure que l’entendement n’est pas une faculté différente de nos connaissances. Il n’est pas davantage à ses yeux le lieu où les connaissances viennent se réunir. Il est, selon lui, la collection ou la combinaison des opérations que nous avons énumérées selon la loi d’un développement continu et logique. Apercevoir ou avoir conscience, donner son attention, reconnaître, imaginer, se ressouvenir, réfléchir, distinguer ses idées, les abstraire, les comparer, les analyser, affirmer, nier, juger, raisonner, concevoir : voilà l’entendement.
Ainsi, quand les objets extérieurs agissent sur nous, nous en recevons différentes idées par le canal des sens : telles sont les sensations primitives de lumière, de couleur, de douleur, de plaisir, de mouvement et de repos, qui constituent pour Condillac nos premières pensées. Mais le moment vient vite où nous commençons à réfléchir sur ce que les sensations occasionnent en nous et à nous former ainsi des idées des différentes opérations de notre âme, telles qu’apercevoir, imaginer, etc… Nous acquérons de la sorte toutes les idées que nous n’avions pas pu recevoir directement des choses extérieures, idées qui constituent nos secondes pensées. Les sensations et les opérations de l’âme sont donc les matériaux de toutes nos connaissances et nous ne saurions trop redire qu’il n’y a point d’idées qui ne soient acquises.
Devant ces premiers résultats de l’analyse de la vie mentale à laquelle Condillac s’est livré dans son Essai on peut se demander s’il a bien tenu sa promesse de suivre mieux que Locke le développement de notre esprit et de faire mieux que lui l’histoire de nos connaissances. Et de fait, dans tout ce qui précède, il n’a rien dit d’essentiel qui ne se trouve déjà chez Locke sous une forme identique ou analogue. Le progrès réalisé ne peut en tous les cas porter jusqu’ici que sur la manière de présenter les choses et sur la finesse des observations. Aussi est-ce dans un autre ordre de données qu’il faut chercher et discerner l’incontestable originalité qui apparaît déjà dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines. Il y a dans ce livre deux principes réellement nouveaux qui font leur apparition et qui sont de grande conséquence. Le premier est celui de la liaison des idées avec les signes ; le second est celui de la liaison des idées entre elles.
En ce qui regarde la liaison des idées avec les signes, Condillac a parfaitement aperçu et clairement montré que l’usage des signes est la cause véritable des progrès de l’entendement humain. Mais ici il faut bien distinguer entre les différentes sortes de signes auxquels nous sommes amenés à avoir recours pour traduire nos pensées. Il y a d’abord les signes accidentels qui font qu’une certaine pensée se trouve liée par une coïncidence fortuite et indépendante de notre volonté à une certaine circonstance qui, renouvelée de parti pris, pourra lui servir d’expression. De tels signes il n’y a presque rien à tirer pour l’usage vraiment utile. Il y a ensuite les « signes naturels » tels que les cris, les mouvements, les gestes, les jeux de physionomie qui tendent à manifester extérieurement certaines impressions de crainte, de tristesse ou de joie. Des signes de ce genre peuvent assurément rendre des services, mais ils ne peuvent traduire qu’un nombre très restreint d’idées ou de sentiments. Restent « les signes d’institution, » c’est-à-dire ceux dont la correspondance avec les idées qu’ils devront régulièrement exprimer est établie par une convention arbitraire, autrement dit par notre libre choix. Ce sont les signes de cette dernière espèce qui sont à beaucoup près les plus importants et les plus utiles, parce que, étant essentiellement disponibles et maniables, ils sont toujours à nos ordres pour nous rappeler les perceptions qui leur ont été liées par notre propre initiative. La fécondité de l’usage de tels signes est illimitée. La mémoire, elle, n’est capable que de réveiller ou les circonstances ou les signes des perceptions. Et par là même elle est inévitablement bornée. Les signes au contraire s’évoquent les uns les autres à l’infini. Ils rendent l’âme maîtresse de son attention. Ils servent ainsi à introduire véritablement dans la vie mentale la réflexion qui n’est rien d’autre que l’attention dirigée à notre gré. L’usage des signes d’institution est ce qui rend l’esprit actif. C’est aussi ce qui réussit à le rendre de plus en plus indépendant par rapport aux choses extérieures en lui assurant jusqu’à un certain point la maîtrise de ces choses. Et pourvu que nous déterminions exactement l’idée simple attachée à un signe, nous ne risquons pas plus de nous tromper que les mathématiciens dans leurs déductions.
Nous sommes ainsi amenés à considérer l’application du second principe de Condillac, qui est, comme nous l’avons vu, celui de la liaison des idées entre elles. Ce second principe est d’ailleurs très voisin du premier avec lequel il soutient un rapport très étroit. La donnée fondamentale qui doit ici servir à régler les démarches de notre esprit est l’obligation où nous sommes, si nous voulons éviter l’erreur et acquérir des connaissances vraies, de procéder uniquement par la voie de l’analyse. Lier nos idées les unes aux autres analytiquement, tel est le secret de la découverte de la vérité. La synthèse proprement dite est une façon de procéder irrémédiablement vicieuse et ténébreuse. Et c’est précisément ici qu’apparaissent le défaut et l’impuissance de la doctrine de l’innéité. Des idées innées, ne pouvant être prises que comme le hasard nous les apporte, ne pourraient être reliées les unes aux autres ou avec d’autres idées que par des rapports déterminés a priori et constituer que des définitions arbitraires. Au contraire, en opérant sur des notions construites, dont on connaît la génération, on ne risque pas de se tromper. On est toujours à même de les prendre sous la forme et dans les conditions où elles se lient avec les autres d’une façon irréprochable. Est-ce à dire que, en excluant toute synthèse, on s’interdit par là même toute démarche de l’esprit qui soit une composition ? Non certes. Mais il ne faut mettre en œuvre que cette composition particulière qui, ne faisant que recomposer ce que l’analyse a décomposé, est encore elle-même rigoureusement analytique. Sans doute il faut user de circonspection dans ce travail de l’esprit qui s’applique à relier entre eux les signes d’institution. Et d’abord, si l’on ne veut pas s’exposer à raisonner finalement sur des mots tout seuls, il faut veiller à ne jamais employer les mots indépendamment de la considération de leur contenu. En outre, dans cette analyse, il faudra partir des idées les plus simples. Or, — et ceci en opposition avec Descartes, — on devra regarder comme les plus simples les idées particulières, autrement dit les données premières de la connaissance fournies par l’exercice spontané des sens. Dès lors, si le progrès s’accomplit d’une manière régulière, sans solution de continuité, en se servant toujours du connu pour déterminer l’inconnu, on ne pourra aboutir qu’à des connaissances vraies. Mais il est évident que, lorsque les sens cessent de nous fournir des idées, les limites de la connaissance sont atteintes et l’on doit renoncer à aller plus loin. Nous n’avons d’autre droit que de nous servir de la réflexion pour former des idées complexes à partir des idées simples directement fournies par la sensation.
Ainsi sont maintenus dans ce sensualisme, tel qu’il est défini dans l’Essai, une certaine activité de l’esprit et un ordre régulier dans les idées. C’est là d’ailleurs la conséquence logique du dualisme de l’âme et du corps que Condillac a eu soin d’affirmer très nettement, ainsi que nous avons déjà eu occasion de le constater. Il reste bien entendu que c’est l’âme seule qui sent à l’occasion des modifications de nos organes.
Bien que Condillac eût fixé dans son Essai le sens général de sa pensée et qu’il y eût énoncé une bonne part de ses idées essentielles, le Traité des sensations apporte avec lui des données nouvelles et importantes ou même certaines modifications. D’abord le Traité a pour caractère général de répondre aux exigences d’une analyse plus complète. La thèse fondamentale y est donc développée avec plus d’ampleur. En outre elle y est poussée dans le sens de conséquences plus radicales : il n’y a plus trace ici de ce qui avait pu survivre dans l’Essai de l’existence de facultés proprement dites conçues plus ou moins à la manière de Locke. Les facultés ne sont plus absolument que les opérations de l’âme et ces opérations elles-mêmes ne sont plus que des habitudes acquises. Tout est tiré de la sensation qui, par ses transformations successives, engendre et déroule la série entière des connaissances et des sentiments. En effet tout est présenté maintenant comme une manière d’être attentif ou comme une manière de désirer. Or l’attention, à laquelle se rapporte tout l’ordre de la connaissance, et le désir, auquel se rapporte tout l’ordre de la volonté, ne sont que deux façons de sentir. Enfin l’idéalisme méthodique de Condillac y est plus fortement accusé. Nos sensations n’étant que nos manières d’être et la vue elle-même ne nous fournissant plus la notion de l’espace extérieur, le problème de l’extériorité se pose dans des conditions plus précises et ne peut plus être résolu que par le toucher.
Quant au procédé d’exposition, il est original et nouveau et il intéresse visiblement le fond des choses. Pour établir sa doctrine, Condillac recourt à un artifice ingénieux dont il a pu emprunter à d’autres la première idée, mais dont la mise en œuvre lui appartient en propre. Il suppose une statue animée et tout d’abord immobile à laquelle il accorde seulement peu à peu et un à un l’usage de ses cinq sens. Il y a là un isolement réciproque des différents sens et une décomposition de la vie mentale qui lui permettront de déterminer ce qui est, selon lui, l’apport particulier de chaque sens dans la connaissance globale.
Il commence par l’odorat. Les connaissances de la statue bornées au sens de l’odorat ne peuvent s’étendre qu’à des odeurs ; elle ne peut pas plus avoir les idées d’étendue, de figure, ni de rien qui soit hors d’elle ou de ses sensations que celles de couleur, de son, de saveur. Si elle sent une rose, elle n’est en elle-même et pour elle-même que l’odeur de cette fleur. Elle pourra être odeur d’œillet, de jasmin, de violette comme elle est odeur de rose ; mais, de toute façon, ces différentes odeurs ne sont jamais que ses propres modifications ou manières d’être.
Cependant, et ceci est capital, le jugement d’extériorité étant mis à part, la statue sera amenée à accompli à partir des sensations de l’odorat tout seul, comme à partir des sensations de n’importe quel autre sens isolé des autres, toutes les opérations qui constituent l’entendement. Pareillement et sans sortir des sensations d’une seule espèce, elle pourra dire « moi » dès qu’il surviendra quelque changement à son sentiment fondamental.
À la première odeur, la capacité de sentir de la statue est tout entière à l’impression qui se fait sur son organe, et cet accaparement de la capacité de sentir par une seule sensation, c’est l’attention. Dès lors aussi il y a commencement de jouissance et de souffrance : car si la capacité de sentir est tout entière à une odeur agréable, c’est jouissance ; si elle est tout entière à une odeur désagréable, c’est souffrance. Il n’y a pas de sensations indifférentes. Actuellement chez nous la jouissance s’accompagne d’un désir de la prolonger, comme la souffrance d’un désir de l’écarter. Mais il n’en est pas ainsi aux premiers moments où la statue sent. Car, pour désirer, il lui faut avoir remarqué qu’elle peut cesser d’être ce qu’elle est et redevenir ce qu’elle a été ; c’est quand elle a acquis les idées de changement, de succession, de durée, qu’elle voit ses désirs naître d’un état de douleur comparé à un état de plaisir. Ainsi, au lieu d’expliquer les états affectifs par les tendances, Condillac fait dériver les tendances des états affectifs.
Si la statue n’avait aucun souvenir de ses modifications, à chaque fois elle croirait sentir pour la première fois. Mais l’odeur qu’elle sent ne lui échappe pas entièrement aussitôt que le corps odorant cesse d’agir sur son organe. L’attention qu’elle lui a donnée la retient encore, et il en reste une impression plus ou moins forte selon que l’attention a été elle-même plus ou moins vive. Voilà la mémoire. Lorsque la statue sent une nouvelle odeur, elle a donc encore présente celle qu’elle a sentie le moment précédent. Sa capacité de sentir se partage ainsi entre la sensation qu’elle a eue et qui se rapporte au passé et la sensation qu’elle a et qui se rapporte au présent. D’ordinaire, — mais ce n’est pas tant s’en faut une règle sans exception, — le souvenir est un sentiment faible, tandis que la sensation proprement dite est un sentiment vif. Pareillement la statue est active par rapport à la sensation remémorée puisque celle-ci se produit sans l’action d’un corps sur l’organisme ; elle est passive au contraire par rapport à la sensation présente : mais c’est une différence qu’elle ne saurait faire, puisqu’elle ne se doute pas encore de l’action des objets extérieurs et que toutes ses modifications sont à son égard comme si elle ne les devait qu’à elle-même.
Cependant plus la mémoire aura occasion de s’exercer, plus elle agira avec facilité ; et ainsi la mémoire de la statue deviendra en elle une habitude, car l’habitude n’est que la facilité de répéter ce qu’on a fait, et cette facilité s’acquiert par la répétition des actes.
Continuant son analyse en la dirigeant toujours dans la même voie et par les mêmes procédés, Condillac achève de retrouver dans l’exercice du seul sens de l’odorat la série entière des opérations mentales qu’il a décrites dans son Essai. Notons cependant que, ne sachant pas encore si des objets extérieurs existent, la statue ne peut pas concevoir une idée abstraite, commune par exemple à plusieurs fleurs. Mais, distinguant en elle les états par lesquels elle passe, elle a des idées de nombre, très restreintes d’abord, puisqu’elle ne peut embrasser distinctement que trois de ses manières d’être et qu’elle n’entrevoit au delà qu’une multitude confuse. Elle a l’idée d’une durée passée et d’une durée à venir, et aussi d’une sorte de durée indéfinie qui est pour elle une éternité ; l’idée de la durée qu’elle a n’est point absolue : c’est par la succession qu’elle est éternisée. Enfin elle a l’idée de son moi ou de sa personnalité, mais qui se ramène à la conscience de ce qu’elle est et au souvenir de ce qu’elle a été. Son moi n’est que la collection des sensations qu’elle éprouve et de celles que la mémoire lui rappelle.
C’est ainsi qu’avec un seul sens, au dire de Condillac, l’âme a le germe de toutes ses facultés ; c’est ainsi qu’avec un seul sens l’entendement a autant de facultés qu’avec les cinq réunis. Aussi peut-on appliquer aux autres sens ce qui a été dit de l’odorat en se contentant de relever ce qui est plus particulier à chacun d’eux.
Supposons la statue bornée au sens de l’ouïe. Quand son oreille sera frappée, elle deviendra la sensation qu’elle éprouve. Mais elle n’aura pas par là l’idée d’un objet situé à une certaine distance : elle ne soupçonne pas encore qu’il existe autre chose qu’elle. Seulement, tandis qu’elle ne saisit entre un bruit et un bruit qu’un rapport vague, c’est un rapport déterminé qu’elle saisit entre un son et un son. Elle apportera à saisir ce genre de rapports un discernement de plus en plus étendu : elle réussira à distinguer un bruit et un chant qui se font entendre ensemble et elle se rappellera mieux une suite de sons qu’une suite de bruits.
En joignant les sensations de l’ouïe à celles de l’odorat, la statue n’acquerra pas davantage l’idée de quelque chose d’extérieur. Au début même elle n’y verra pas deux espèces de modifications différentes. C’est seulement quand elle aura considéré les sensations de l’ouïe à part de celles de l’odorat qu’elle sera capable de les distinguer quand elle les éprouvera ensemble. Et ainsi elle aura plus d’idées abstraites puisqu’elle constatera en elle deux espèces de modifications. Elle aura également une mémoire plus étendue.
Avec le goût seul, la statue acquiert les mêmes facultés qu’avec l’ouïe et l’odorat ; mais le goût contribue plus que l’odorat et que l’ouïe à son bonheur et à son malheur ; car d’ordinaire les saveurs affectent avec plus de force que les odeurs et par là aussi le goût peut nuire aux autres sens ; cependant il ajoute ses données à celles des autres données que la statue arrivera peu à peu à distinguer selon les divers sens, quoiqu’il doive lui être plus malaisé de faire la différence d’une saveur à une odeur que d’une saveur à un son.
Quand on arrive au sens de la vue il y a bien des préjugés à dissiper. On croit que les jugements qui en accompagnent aujourd’hui l’exercice, principalement les jugements qui portent sur l’existence des choses extérieures, sont primitivement contenus dans les sensations qu’elle donne. Autant de préjugés. — Remarquons que ces préjugés que Condillac entreprend de combattre, il les avait d’abord partagés dans une certaine mesure. Autrefois il résolvait le problème de Molyneux autrement que Locke, et il estimait que l’aveugle-né, une fois guéri, distinguerait immédiatement la sphère du cube par l’usage de la vue recouvrée. Il réforme maintenant cette solution par un progrès visible de son idéalisme, et, s’appropriant les vues de Berkeley, telles qu’elles étaient exposées dans la Nouvelle Théorie de la Vision, il applique à la vue aussi bien qu’aux trois sens déjà analysés la doctrine qu’il a soutenue jusqu’à présent, à savoir que nos sensations ne sont que nos manières d’être, et il nie que la vue puisse nous donner la connaissance de l’étendue extérieure. Il insiste sur ce fait que la philosophie a découvert que nos sensations ne sont pas les qualités mêmes des objets. — Sa statue n’apercevra donc les couleurs que comme des manières d’être d’ellemême. Il y a cependant ici une nuance à observer. Tandis que, par la sensation de son, la statue ne se sentait pas étendue, elle se sentira telle par la sensation visuelle, c’est-à-dire qu’elle se sentira comme une surface colorée. Mais cette surface n’aura pour elle aucune grandeur déterminée : ce sera une étendue sans bornes, sans contours, sans figures, étendue qui ne se rapportera pas à un objet en lui-même précis et délimité et qui restera une pure modification de l’âme.
Nous arrivons enfin au toucher auquel est réservé le rôle de nous révéler le monde extérieur. Nos sensations ne cesseront pas pour cela de rester nos manières d’être, mais le toucher deviendra pour nous la cause occasionnelle de la connaissance distincte de notre propre corps et des choses qui l’environnent. Et ce résultat sera procuré surtout par la sensation de double contact, à laquelle Condillac attache justement une grande importance. Mais pour cela il faut que l’homme ait l’usage de ses membres et l’on peut se demander quelle cause l’engagera à les mouvoir. À l’origine, ce ne peut être le dessein de s’en servir. C’est naturellement, machinalement, par instinct qu’il se meut tout d’abord. Puis peu à peu il étudie ses mouvements à l’occasion même du plaisir et de la douleur auxquels ils semblent liés. Ainsi il arrivera que sa main, principal organe du tact, se portera sur lui et sur ce qui l’environne, et ainsi encore, parmi les sensations que sa main éprouvera, il s’en trouvera une qui représentera nécessairement des corps.
Ainsi instruite, la statue a du plaisir à démêler les différentes parties du corps, à se mouvoir même pour se mouvoir. La surprise que lui donne l’espace qu’elle découvre autour d’elle contribue à lui rendre agréable le transport de son corps d’un lieu dans un autre. Solidité et fluidité, dureté et mollesse, mouvement et repos sont pour elle des sentiments agréables : car plus ils contrastent, plus ils attirent son attention. Ce qui devient pour elle une source particulière de plaisir, c’est l’habitude qu’elle se fait de comparer et de juger ; elle passe par autant de sentiments agréables qu’elle se forme d’idées nouvelles ; les plaisirs naissent sous ses mains, sous ses pas, jusqu’au moment où le repos à son tour lui devient un besoin et une joie. En outre son amour, sa haine, sa volonté, ses espérances, ses craintes n’ont plus seulement ses manières d’être pour objets : ce sont les choses palpables qu’elle aime, qu’elle hait, qu’elle veut, qu’elle espère, qu’elle craint.
En découvrant de nouveaux espaces, elle éprouve de temps en temps des sentiments qui lui étaient inconnus : elle juge ainsi qu’il y a des découvertes à faire pour elle ; elle apprend que les mouvements qui sont à sa disposition lui donnent le moyen d’y réussir ; elle devient capable de curiosité, tandis qu’elle ne l’était pas avec les autres sens. La curiosité est ainsi un des principaux motifs de ses actions.
Le nombre des idées qui peuvent venir par le tact est infini : car il comprend tous les rapports de grandeur, c’est-à-dire une science que les plus grands mathématiciens n’épuiseront jamais. Quant à l’ordre dans lequel ces idées sont acquises, il dépend à la fois de la rencontre fortuite des objets et de la simplicité des rapports. On ne peut naturellement suivre que la seconde de ces causes.
La statue acquiert donc les idées de solidité, de dureté, de chaleur, — mais idées qui ne sont pas absolues, — et qui résultent d’une comparaison de sensations avec d’autres sensations ; grâce à l’usage de la main, elle remarque l’étendue et l’ensemble des parties qui composent un objet : elle le circonscrit. Elle distingue les choses solides suivant la forme que chacune d’elles fait prendre à sa main, et elle obtient ainsi les idées de figure, de ligne droite, de ligne courbe ; elle compare les figures et les distingue. De plus en plus elle détache toutes ces modifications de son moi et, les jugeant hors d’elle, elle en fait des touts différemment combinés où elle peut démêler une multitude de rapports. L’attention dont elle est capable avec le toucher est d’une autre espèce que celle dont elle était capable avec les autres sens : cette attention qui combine les sensations, qui en fait au dehors des touts, qui les compare sous différents rapports, c’est la réflexion.
Un corps qu’elle touche, ce n’est donc à son égard que les perceptions de grandeur, de solidité, de dureté qu’elle juge réunies, et elle n’a pas besoin d’y ajouter un soutien, un substratum. Il lui suffit de les sentir ensemble. Autant elle remarque de collections de cette espèce, autant elle distingue d’objets auxquels elle rapporte non seulement la grandeur, la solidité, mais encore le chaud, le froid et tous les sentiments que le tact lui apprend à mettre au dehors.
Après avoir énuméré les principales connaissances dues au toucher seul, Condillac explique comment le toucher apprend aux autres sens à juger des objets extérieurs.
Nous n’imaginions pas d’abord quelle pouvait être la cause des sensations d’odeur ; mais par le tact nous découvrons l’organe de l’odorat. Nous en approchons ou nous en éloignons une fleur, nous sentons ou nous ne sentons plus une odeur, nous jugeons qu’elle vient de la fleur et nous faisons de l’odeur une qualité des corps. De même par le toucher nous découvrons en nous un organe de l’ouïe ; nous jugeons alors les sons comme étant dans les corps, nous les y entendons et nous nous faisons une habitude de cette manière de les y entendre ; nous jugeons à l’ouïe des distances et des situations des choses non du reste sans risque d’erreur. — L’œil également a besoin du tact pour se faire une habitude des mouvements propres à la vision, pour s’accoutumer à rapporter ses sensations à l’extrémité des rayons et pour juger par là des distances, des grandeurs, des situations, des figures. Quand même on accorderait à la statue une connaissance parfaite de l’optique, elle n’en serait pas plus avancée : les principes de l’optique sont déjà insuffisants pour expliquer la vision, à plus forte raison pour nous apprendre à voir. — Nous voyons au contraire parfaitement ce que nous apprend l’expérience due au toucher. Que, soit hasard, soit douleur occasionnée par une lumière trop vive, nous portions la main sur nos yeux, les couleurs disparaissent. Retirons maintenant la main : les couleurs reparaissent. Dès lors nous cessons de prendre les couleurs simplement pour nos manières d’être : nous acquérons l’habitude de les étaler sur une surface qu’à la longue nous jugeons plus éloignée de nous que nous n’avions cru d’abord. En touchant un corps qui est devant nos yeux, en le couvrant avec la main, nous remplaçons une couleur par une autre ; en retirant la main, nous faisons reparaître la première couleur. Il nous semble donc que notre main fait à une certaine distance se succéder les deux couleurs. Nous promenons la main sur une surface, et nous voyons une couleur qui se meut sur une autre couleur dont les parties paraissent et disparaissent tour à tour : nous jugeons ainsi que la couleur immobile est étalée sur le corps que nous touchons et que la couleur qui se meut est étalée sur notre main. Nous conduisons tour à tour la main de nos yeux sur les corps et des corps sur nos yeux ; nous mesurons les distances ; puis, approchant ou éloignant ces corps, nous étudions les impressions que l’œil en reçoit à chaque fois ; nous nous habituons à lier ces impressions avec les distances connues par le tact ; nous voyons les objets tantôt plus près, tantôt plus loin, parce que nous les voyons où nous les touchons. La main semble dire à la vue : la couleur est sur chaque partie que je parcours. En continuant à s’exercer et à se laisser éduquer de la sorte, non seulement la vue discerne les figures, les situations et les grandeurs des objets tangibles, mais encore elle s’élance à des distances de plus en plus grandes ; elle manie, elle embrasse les objets auxquels le toucher ne peut atteindre et elle parcourt tout l’espace avec une rapidité étonnante. Comme nous avons lié différents jugements à différentes impressions de lumière, nous reproduisons ces jugements dès que les impressions se répètent ; mais nous sommes alors sujets à nous tromper, car il y a dans chaque cas des circonstances possibles qui modifient le rapport des impressions avec nos jugements accoutumés. Ainsi nos yeux pourront se mettre en contradiction avec le toucher quand ils apercevront de la convexité sur un relief peint où la main ne percevra qu’une surface ; ils se mettront en contradiction avec eux-mêmes quand ils jugeront, à une certaine distance, petite et ronde la tour qui de près leur paraîtra grande et carrée. C’est dans ce cas au toucher qu’il appartient de rectifier la vue dont elle a fait l’éducation.
Nous voyons par tout ce qui précède comment s’instruisent nos sens ; mais nous voyons avant tout comment les diverses opérations de l’âme ne sont que des sensations, ou plutôt comment elles peuvent n’être qu’une sensation transformée.
Reste à savoir ce que peut bien être cette sensation transformée de laquelle sort, au dire de Condillac, tout le développement de la vie mentale. Dans l’analyse qu’il fait des opérations successives de l’âme, le mot « génération » revient fréquemment sous sa plume. Il dit couramment qu’une certaine opération en « engendre » une autre. Faudra-t-il donc admettre que Condillac nous a effectivement donné une étude génétique de la sensibilité ? Assurément non. Dire par exemple que l’attention est une sensation forte et prédominante, dire ensuite que la comparaison est une double attention, ce n’est pas rechercher et découvrir les conditions qui font que réellement l’esprit passe de la sensation à l’attention et de l’attention à la comparaison. La même remarque pourrait s’appliquer à tous les termes de la série parcourue par Condillac. Et cela est si vrai que ce terme de sentir finit par signifier seulement avoir conscience. Une telle identification est d’ailleurs toute naturelle de la part d’un philosophe pour qui la sensation n’est finalement qu’une modification de conscience. La conscience à son tour n’est plus que l’analyse graduelle de l’être par l’être même appliqué à considérer le déroulement de sa vie mentale, ce qui, pour le dire en passant, ne semble pas laisser beaucoup de place à l’analyse du philosophe.
Ce n’est donc pas sous l’aspect d’une étude véritablement génétique qu’il faut envisager la doctrine de la sensation transformée élaborée par Condillac. Ce qu’il fait en réalité, c’est de superposer à un sensationnisme extrême un logicisme lui-même extrême. Formalisme logique, tel est le terme qui convient le mieux pour indiquer d’une manière spécifique ce qu’est la doctrine de la sensation transformée. L’auteur du Traité des Sensations finit par considérer les transformations de la sensation comme de simples transformations algébriques, qui ne sont intelligibles que si elles sont des identités, mais qui deviennent intelligibles dès qu’on les ramène à la loi de l’identité. De là son parti pris d’exclure la synthèse et son dessein avoué de ne se servir jamais que de l’analyse en n’admettant de composition que celle qui est une contre-épreuve de la décomposition. L’esprit ne devra progresser que par une série d’équations en passant toujours en réalité du même au même. C’est pourquoi Condillac n’est psychologue que par accident. Ce qu’il veut surtout et même seulement, c’est classer des états psychologiques à l’aide d’une méthode qui emprunte sa rigueur apparente à l’algèbre. C’est ainsi enfin qu’il a été amené à concevoir l’idée générale d’une science qui ne serait qu’une langue bien faite. Entrant dans des vues analogues à celles de Leibniz, il était disposé à la fin de sa vie à promouvoir la formation d’une sorte de caractéristique universelle.
Si maintenant l’on voulait qualifier d’une manière plus générale et dans son ensemble l’œuvre de Condillac, on ne pourrait méconnaître que c’est là une tâche difficile et embarrassante à raison des aspects très divers et de la réelle complexité de sa doctrine. Voici du moins ce qu’on en peut dire de plus précis dans un court résumé. Il faut maintenir d’abord qu’il a professé un dualisme spiritualiste et qu’il revient souvent sur cette idée que les sens ne sont que des causes occasionnelles. Or, on n’a vu chez lui que l’étude des sensations et qu’une doctrine sensationniste. C’est là une simplification arbitraire. Il reste d’ailleurs à marquer plus exactement ce qu’est ce sensationnisme. On peut dire d’abord ce qu’il n’est pas. Ce n’est pas un matérialisme et c’en est presque le contraire puisqu’il ne reconnaît pas l’existence de sensations purement matérielles. Ce n,’est pas non plus un empirisme. Bien que Condillac se réfère souvent à l’observation, la conception d’une explication logique fondée sur l’identité est à l’opposé de l’empirisme qui admet, lui, une hétérogénéité. Pas davantage on ne peut dire que c’est un rationalisme. Sans doute, Condillac retient quelque chose du caractère constructif du rationalisme en ce qu’il admet que ce qui se suit en vertu de liaisons convenables pour l’esprit se suit dans le même ordre selon la nature. Seulement cette considération est insuffisante pour faire de sa doctrine un rationalisme, tout rationalisme comportant et exigeant une certaine irréductibilité des facultés et des opérations. Mais c’est d’abord un intellectualisme qui élimine tout ce qui n’est pas de l’ordre de la conscience et de la connaissance et qui se fait sentir jusque dans une psychologie des bêtes, dont, à l’encontre de Buffon, Condillac ramène l’instinct à des connaissances acquises. C’est ensuite un idéalisme au moins méthodique qui tient la donnée de la conscience pour la donnée immédiate, qui n’admet tout d’abord que des manières d’être du moi et qui ne fait intervenir que tardivement un jugement d’extériorité. C’est enfin et par-dessus tout, comme nous l’avons déjà dit avec insistance, un formalisme logique qui tend à abonder dans son propre sens jusqu’à en tirer les conséquences les plus extrêmes.
Quoi qu’il en soit du jugement qu’il y a lieu de porter sur la doctrine de Condillac, elle a exercé une grande influence ; elle a dominé à un certain moment la pensée philosophique française et elle a donné naissance à l’idéologie qui relie le dix-huitième siècle au dix-neuvième.
C’est Destutt de Tracy qui a été le premier continuateur de Condillac. C’est lui qui a proposé d’employer le mot d’idéologie pour désigner la philosophie nouvelle qui, laissant de côté toute spéculation métaphysique au sens traditionnel, s’impose pour tâche unique d’étudier et d’expliquer la formation des idées. Les idéologues, qu’on les considère ou non comme des métaphysiciens d’un nouveau genre, se placeront à un point de vue qui est de sa nature et tout d’abord purement psychologique. Le terme le plus convenable que l’on pourrait employer pour les désigner est celui d’analystes de l’esprit. Destutt de Tracy est le vrai fondateur de cette école. Il expose dans ses Éléments d’idéologie la méthode dont elle s’inspirera. Et il réussit à faire pénétrer ses conceptions dans le milieu de l’Institut qui deviendra le centre de diffusion de la doctrine. C’est surtout le problème de l’extériorisation de nos états de conscience qui retient son attention. À cet égard il estime que les explications de Condillac ne deviennent satisfaisantes qu’à partir du moment où il donne à sa statue la faculté de se mouvoir. Sans cette faculté, le toucher ne suffirait jamais à lui seul à nous livrer la connaissance du monde extérieur. La mobilité prend donc chez lui une importance tout à fait caractéristique de la position personnelle qu’il a adoptée. En même temps il insiste sur la perception d’effort qui est causée en nous par la résistance que rencontrent nos mouvements. Si d’ailleurs on voulait définir d’un mot la tendance propre de Destutt de Tracy, il faudrait dire qu’il représente l’idéologie rationnelle.
En revanche le médecin Cabanis est le représentant de l’idéologie physiologique. Il met en lumière l’influence immense du physique sur le moral et il expose ses idées principalement dans son Traité du physique et du moral de l’homme. Il insiste sur cette idée que le moral dépend non seulement de la sensibilité externe, mais aussi de la sensibilité interne. Il se sert du rêve, de la folie, des troubles nerveux qui surgissent sans excitations extérieures pour montrer le rôle considérable que jouent les sensations internes dans la vie mentale. Il va si loin dans ce sens qu’il substitue à l’innéité psychologique une sorte d’innéité physiologique. Il aboutit ainsi à un matérialisme, mais il est juste d’observer que ce matérialisme est à vrai dire beaucoup plus méthodique que doctrinal.
En somme, la philosophie de Condillac, qui avait servi de point de départ à l’idéologie, avait été notablement modifiée par Destutt de Tracy et complètement déformée par Cabanis. Il était réservé à Maine de Biran de lui porter un coup plus rude en montrant avec beaucoup de force et de clarté que Condillac n’avait tiré la connaissance de la sensation que parce qu’il l’y avait frauduleusement introduite dès le principe, sans justifier à aucun moment le droit de sa statue à dire : « moi ». En s’attaquant à une donnée fondamentale du condillacisme, Maine de Biran, qui avait d’abord largement participé au mouvement d’idées représenté par Destutt de Tracy et par Cabanis, allait du même coup contredire et dépasser leur matérialisme pour fonder un spiritualisme à la fois nouveau et profond qui substitue à l’ancien dualisme abstrait le dualisme du sujet et de ses propres états.
- ↑ La rédaction de ce chapitre de la Philosophie française n’a pas été retrouvée dans les manuscrits de Victor Delbos. Pour la restitution de cette étude sur Condillac on a utilisé : 1o les notes d’auditeurs du cours professé en Sorbonne le 8 mars 1916, telles qu’elles ont été fournies par plusieurs étudiants et notamment par M. Paul Vieille ; 2o les notes prises aux conférences faites par lelbos les 6, 13, 20 et 27 mai 1914 sur Condillac et à une leçon professée le 14 décembre 1910 sur l’Idéologie ; 3o les manuscrits d’études préparatoires à ces cours et conférences. Pour la mise en œuvre de ces matériaux et pour le contrôle d’un texte uniquement et directement inspiré par la pensée même de Delbos sur Condillac, le concours de M. l’abbé J. Wehrlé qui avait assisté et pris des notes à ces leçons de 1910 et de 1914 a été particulièrement précieux. C’est à lui qu’on doit de pouvoir retrouver l’unité cohérente des pages suivantes. Il eût été d’autant plus regrettable de laisser perdre les traces de cet enseignement que V. Delbos estimait que « nous n’avons sur Condillac aucun livre vraiment satisfaisant, ni même simplement équitable, » et qu’il attachait à l’œuvre de ce philosophe une importance considérable, ne fût-ce que « parce qu’elle a contribué à susciter Maine de Biran. » — (M. B.)