La Philosophie française (Delbos)/Chapitre XII
CHAPITRE XII
DE BONALD ET LES TRADITIONALISTES
La secousse violente partie de la Révolution française avait naturellement atteint les esprits. Il était donc inévitable qu’elle exerçât une grande influence sur l’activité philosophique qui suivit. Issue en apparence de la philosophie du dix-huitième siècle, la Révolution devait, une fois le plus fort de la tourmente passé, nécessairement livrer à l’examen et à la critique les doctrines qui l’avaient inspirée. Elle avait été trop mélangée dans ses effets pour comporter une justification telle quelle de ces doctrines ; et, tout en travaillant à refaire, elle avait trop détruit et désorganisé pour ne pas provoquer une réaction de pensée correspondant à la réaction du pouvoir. Certains esprits crurent qu’elle pouvait dans une certaine mesure se concilier avec des formes de gouvernement telles que la tradition les avait léguées ; mais d’autres crurent qu’elle renfermait en elle des principes absolument réfractaires à cette conciliation, et que ces principes, entièrement faux et malfaisants, devaient disparaître devant la notion exacte de la société et du pouvoir. Parmi ces esprits, au premier rang, est le vicomte de Bonald : grand et noble caractère incontestablement, d’une droiture, d’une constance, d’une sincérité et d’un désintéressement exemplaires ; intelligence forte surtout par le sentiment qu’elle a de la valeur des principes et par l’inflexibilité avec laquelle elle en déduit toutes les conséquences, sans souci de l’opinion qu’elle heurte ; intelligence plus dogmatique qu’analytique, procédant par hautes et sereines affirmations plus que par décomposition rigoureuse d’idées ; aimant sans doute et invoquant les faits, mais lorsque les faits peuvent venir absolument ou à l’encontre ou à l’appui d’une thèse ; pratiquant peu l’ironie et ayant l’horreur de l’esprit qui raille, de l’esprit à la Voltaire ; âpre dans la polémique et qualifiant durement les doctrines qu’il combat, mais jamais les hommes. Émigré, c’est à Heidelberg qu’il composa son premier ouvrage, la Théorie du Pouvoir politique et religieux où, sinon toute sa philosophie, du moins toute sa doctrine politique était fixée de façon à rester pour lui invariable. C’est sous l’influence des événements dont il avait été le témoin et la victime qu’il s’était décidé à écrire. L’ouvrage parut à Constance en 1796, avec cette phrase du Contrat social de Rousseau prise pour épigraphe : « Si le Législateur, se trompant dans son objet, établit un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, l’État ne cessera d’être agité jusqu’à ce que ce principe soit détruit ou changé et que l’invincible Nature ait repris son empire. » (Livre II, chap. xi.) Et certes pour de Bonald le Législateur de la Révolution s’est radicalement trompé dans son objet, et les temps vont venir où l’invincible Nature reprendra son empire. Envoyée à Paris, l’édition de l’ouvrage fut saisie et mise au pilon par ordre du Directoire : il n’en échappa que peu d’exemplaires. La doctrine se répandit donc fort peu, au moins en ce moment ; mais, rentré en France, Bonald la reprit dans divers ouvrages, en lui donnant plus d’extension philosophique ou en en montrant de nouvelles applications, notamment dans le Divorce considéré au dix-neuvième siècle, dans l’Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, dans la Législation primitive, considérée dans les derniers temps par les seules lumières de la raison, qui est son ouvrage fondamental, — plus tard dans les Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, etc… (Moulinié).
La pensée de Bonald s’est formée par opposition à la philosophie sociale et politique du dix-huitième siècle, — notamment par opposition aux idées de Montesquieu et surtout de Rousseau. Nous verrons qu’elle ne voile pas cet antagonisme, tant s’en faut. Pourtant Bonald n’est pas sans rendre quelque hommage à ses deux grands adversaires. Dans la Préface de sa Théorie du Pouvoir politique et religieux, il dit : « J’ai beaucoup cité Montesquieu et J.-J. Rousseau. Comment, en effet, écrire sur la politique sans citer l’Esprit des Lois et le Contrat social, qu’on peut regarder comme l’extrait de toute la politique ancienne et moderne… On remarquera que je les mets volontiers l’un et l’autre à ma place lorsqu’ils s’accordent avec mes principes, parce que, si ces écrivains célèbres n’ont pas pu se préserver de l’erreur, ils ont aperçu de grandes vérités et les ont exprimées avec énergie. » (Édition Le Clère, t. XIII, p. 12-14.) Il les appelle ailleurs « des hommes de beaucoup d’esprit », car, ajoute-t-il, « on erre avec esprit et non avec génie ». (Législation primitive. Discours préliminaire, t. II de l’édition Le Clère, p. 121.) Et voici encore ce qu’il observe sur eux en les rapprochant : « L’Esprit des Lois fut l’oracle des philosophes du grand monde, le Contrat social fut l’évangile des philosophes de collège ou de comptoir ; et comme les écoles tiennent toujours quelque chose du tour d’esprit, du caractère de leurs fondateurs, les adeptes de J.-J. Rousseau, tranchants comme leur maître, attaquèrent à force ouverte les principes de l’ordre social, que les partisans de Montesquieu ne défendirent qu’avec la faiblesse et l’irrésolution que donnent une doctrine équivoque et un maître timide et indécis. » (Législation primitive. Discours préliminaire, t. II de l’édition Le Clère, p. 125.)
L’erreur que la Réforme protestante du seizième siècle avait préparée a été consommée par la philosophie du dix-huitième siècle : cette erreur, c’est l’individualisme. La société, dit-on, est d’institution humaine et doit son existence à des conventions faites entre individus. Rousseau a soutenu cette thèse, on sait comment, et il l’a liée à tout un ensemble de vues essentiellement fausses.
Nous sommes bons par nature, dit Rousseau, mauvais par la société. Nous sommes mauvais par nature, répond Donald, bons par la société : par nature, nous sommes exposés à subir l’empire des passions : c’est de la société que nous recevons la force par laquelle nous parvenons à nous maîtriser. (Pensées.) Mais il convient plutôt de préciser ce qu’il faut entendre par nature. Rousseau a le sens de la vérité quand il déclare que l’état de bonté ou de perfection pour un être, c’est son état naturel. Mais il confond l’état naturel et l’état natif : la nature ou l’essence de chaque être est ce qui le constitue tel qu’il est, ce sans quoi il ne serait pas cet être ; l’état naturel est donc un état de développement, d’accomplissement, de perfection ; tandis que l’état natif, qui est l’état originel, est un état de faiblesse et d’imperfection. Sitôt que cette distinction est reconnue, il apparaît bien que l’état sauvage est à l’état civilisé ce que l’enfance est à l’homme fait, ce que le gland est au chêne ; l’état sauvage se détruit ou se civilise ; l’état civilisé est l’état fort, de cette force propre et intrinsèque qui conserve ou qui rétablit, qui détruit même pour perfectionner. Détracteur de l’état civilisé, Rousseau n’a été que le romancier de l’état sauvage. (De l’état natif et de l’état naturel. Voir M. Salomon, p. 12-16. Législation primitive. Discours préliminaire, t. II des Œuvres, p. 229.) L’homme naturel, c’est donc l’homme de la société.
Il résulte de là que la société ne saurait être prise pour une institution arbitraire résultant d’un contrat : ni volontaire, ni forcée, la formation de la société a été nécessaire. Le contrat social est une chimère ; aussi loin que par l’histoire nous remontions dans le passé, nous trouvons les hommes vivant déjà en société et soumis à un pouvoir ; et d’autre part, dès que nous raisonnons sur les conditions d’un pacte pareil, il apparaît qu’il ne peut y avoir de contrat sans l’existence d’un pouvoir qui règle les formes du contrat, donc que le pouvoir ne peut pas résulter du contrat. (Principe constitutif de la société, chap. VI.)
Rousseau encore soutient que la loi est l’expression de la volonté générale : mais il y a deux façons d’entendre la volonté générale, et ces deux façons qui sont contradictoires se trouvent chez lui. Il y a la volonté générale, tournée vers le bien commun, essentiellement droite, dit Rousseau : oui, parce qu’elle n’est autre chose que la volonté du corps social lui-même et que sa tendance naturelle à remplir sa fin. Mais par une inconséquence inexcusable Rousseau identifie la volonté générale avec la volonté populaire, avec la volonté de tous, c’est-à-dire avec une somme de volontés particulières qui sont, de son aveu même, toutes tournées vers des intérêts privés. Au fond la société, telle qu’il la fait instituer, est une société sans volonté générale : les voix s’y comptent, se défalquent les unes des autres, et il peut arriver tel cas où la différence soit d’une voix. Voici donc une seule voix particulière qui, selon le système de Rousseau, est la volonté générale : conséquence véritablement absurde. Voilà donc où on en arrive quand on fait résider la souveraineté dans le peuple : on est forcé d’admettre que toutes les lois faites par le peuple et au nom du peuple sont bonnes ; on est obligé de séparer la loi populaire de la raison générale et de soutenir, comme l’avait fait Jurieu, que le peuple est la seule autorité qui n’ait pas besoin d’avoir raison. (Théorie du pouvoir, liv. I, chap. x, p. 130-135. — Législation primitive, liv. II, chap. ier, xii, p. 9 ; p. 21-23.) « L’auteur du Contrat social dans la société ne vit que l’individu, et dans l’Europe ne vit que Genève ; il confondit dans l’homme la domination avec la liberté, dans la société la turbulence avec la force, l’agitation avec le mouvement, l’inquiétude avec l’indépendance, et il voulut réduire en théorie le gouvernement populaire, c’est-à-dire fixer l’inconstance et ordonner le désordre. » (Législation primitive, Discours préliminaire, t. II des Œuvres, p. 124.)
À l’égard de Montesquieu Bonald se montre presque aussi sévère qu’à l’égard de Rousseau, et même sur certains points c’est à Rousseau qu’il donne raison contre Montesquieu. Sur quelques autres il le confond avec Rousseau plus qu’on ne s’y attendrait. C’est ainsi qu’il lui attribue la glorification de l’état de nature en citant cette phrase de lui : « Dans l’état de la pure nature, les hommes ne chercheraient pas à s’attaquer et la paix serait leur première loi naturelle. » Mais surtout Montesquieu, s’attachant exclusivement à l’esprit de ce qui est, non au principe de ce qui doit être, a trouvé la raison des lois les plus contradictoires, et même des lois qui sont contre toute raison ; en outre, au lieu d’attribuer aux passions de l’homme la cause des différences qu’il aperçoit dans la législation religieuse et politique des sociétés, il la rapporte à l’influence des climats, et, pour établir cette influence, il remplace trop souvent l’histoire approfondie des sociétés par des épigrammes et des anecdotes. — Bonald consacre tout le livre VII de sa Théorie du Pouvoir à réfuter cette doctrine de Montesquieu. « En tout cas, déclare-t-il, un ouvrage duquel il résulte, malgré quelques précautions oratoires et quelques phrases équivoques, que la latitude décide de la religion et du gouvernement, est un ouvrage anti-religieux, anti-politique et anti-social. » (Théorie du Pouvoir, Préface, p. 12-13. — Législation primitive. Discours préliminaire, p. 123.)
Bonald combat la théorie de la séparation des pouvoirs, et ici il s’aide de Rousseau qui, comme on sait, avait énergiquement soutenu contre Montesquieu que la souveraineté est indivisible. Là-dessus il oppose d’ailleurs non seulement Rousseau à Montesquieu, mais Montesquieu à Montesquieu. Le pouvoir, a-t-il dit, est la volonté générale de l’État : dès lors l’État ne peut avoir qu’une volonté, celle de sa conservation, et par suite qu’un pouvoir. Il n’y a donc qu’un pouvoir, encore que ce pouvoir puisse avoir différentes fonctions que l’on peut considérer séparément. Mais Montesquieu avoue que le pouvoir judiciaire n’est pas proprement un pouvoir, et que le pouvoir exécutif, pour remplir son office, est mieux administré par un que par plusieurs. C’est donc uniquement pour le pouvoir législatif qu’il réclame une indépendance. Mais quand, comme lui, on a défini les lois les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, on doit conclure qu’il n’y a pas de pouvoir législatif humain, que c’est la nature seule qui fait les lois : L’St de la nature, de la société et du pouvoir que dérivent toutes les lois, — lois fondamentales, lois politiques, lois civiles, lois criminelles. — La nature fait les lois de deux manières : ou bien elle introduit dans la société des coutumes qui acquièrent force de loi, ou bien elle indique à la société le vice d’une loi défectueuse ou incomplète par le caractère des troubles dont elle est agitée. (Théorie du Pouvoir, livre VI, chap. III, t. XIII, p. 434 et suiv. ; Législation primitive, livre II, chap. iii, t. III, p. 42.) Il y a donc de l’indécision et des tiraillements dans l’œuvre de Montesquieu. Et Bonald d’ajouter : « Montesquieu, partisan de l’unité du pouvoir par état et par préjugé, et du gouvernement populaire par affection philosophique ; favorable aux sociétés unitaires par ses aveux, et aux sociétés opposées par ses principes, sans plan et sans système, écrivit l’Esprit des Lois avec le même esprit, et, dans quelques endroits, avec la même manière qu’il avait écrit les Lettres persanes. » (Théorie du Pouvoir, Discours préliminaire, p. 123.) — Au reste, de même que Rousseau avait voulu modeler tous les États sur Genève, Montesquieu propose comme modèle la constitution anglaise : Bonald est très opposé à l’imitation a priori des constitutions étrangères, et en particulier à cette imitation plus raisonnée que raisonnable de celle d’Angleterre. (Considérations sur la France et l’Angleterre, avril 1806. — Principe constitutif, chap. xiv.)
Cette critique de Montesquieu et de Rousseau nous fait déjà entrer dans le sens du système de Bonald. Mais ce système lui-même prétend s’établir par une méthode qu’il importe de définir.
Les doctrines individualistes ont usé d’une méthode individualiste, — de la méthode qui consiste à faire, non pas la raison en général, mais la raison de chacun juge de la vérité en toute matière, — politique et religieuse aussi bien que scientifique, — et comme cette méthode ne peut aboutir qu’à une extrême diversité d’opinions, de là la valeur attribuée à chaque opinion pour elle-même. Les opinions suivent inévitablement les directions des volontés individuelles qui s’entrechoquent pour se dominer les unes les autres. Aux opinions qui sont ainsi diverses et contradictoires Bonald oppose le sentiment qui est une sorte de foi générale et sociale : cette foi qui instruit l’homme de tout ce qui est nécessaire à sa conservation ne saurait le tromper. (Théorie du Pouvoir, 3e partie. Avertissement. Textes Maréchal, p. 654.) À cette foi de sentiment la philosophie essaie de substituer une foi d’opinion, en considérant celle-ci comme plus conforme à la raison. Erreur profonde : car c’est la foi de sentiment qui est le mieux fondée en raison ; et c’est elle-même qui à un certain moment réclame la raison pour se justifier. Mais de quelle sorte sera la méthode rationnelle qui pourra reconstituer et valider les vérités affirmées par la foi de sentiment ?
De Bonald, au bas d’une page sur le commerce, a écrit : « La conservation de la société exige que le moyen de faire de l’or ne soit jamais découvert : donc il ne le sera pas. » Une telle formule paraît bien être le comble de l’argumentation a priori, et Bonald a usé plus d’une fois d’arguments de ce genre. En tout cas, on ne saurait contester qu’il n’ait un goût très marqué pour les propositions abstraites, et même peur les méthodes abstraites d’exposition et d’explication. Son grand ouvrage sur la Législation primitive procède par des suites d’assertions qui se lient presque comme des théorèmes. Il multiplie et prend à la lettre des analogies empruntées aux mathématiques. — Mais, mieux que cela, il a dit lui-même : « Je traite de la société, qui est la science des rapports d’ordre entre les êtres moraux, comme les analystes traitent des rapports de quantité (numérique ou étendue) entre les êtres physiques. » (Salomon : p. 54). Et d’autre part, il écrit : « Je ne dis pas : voilà mon système ; car je ne fais pas de système ; mais j’ose dire : voilà le système de la nature dans l’organisation des sociétés politiques, tel qu’il résulte de l’histoire de ces sociétés. En effet, c’est l’histoire de l’homme et des sociétés qu’il faut interroger sur la perfection ou l’imperfection des institutions politiques qui ont pour objet le bonheur de l’un et la durée des autres. » (Théorie du Pouvoir ; partie I, livre I, chap. xiii, t. XIII, p. 153.) Et il conclut sa théorie du pouvoir en disant : « Je soumets à l’autorité de l’Église la partie de mon ouvrage qui traite de la religion, comme j’en soumets la partie politique à l’autorité des faits. » Argumentation abstraite et par propositions générales d’une part, invocation de l’histoire et de l’expérience de l’autre : est-ce que de Bonald aurait cédé tour à tour à deux tendances opposées de son esprit sans réussir à les coordonner ou à les équilibrer ? — Même si l’on doit reconnaître que chez lui plus d’une fois le penchant aux analogies et à la construction abstraite domine les facultés d’observation expérimentale, ce n’est que justice de marquer qu’il a eu nettement conscience de la différence qu’il y a entre empirisme et expérience, de la nécessité d’éléments abstraits et rationnels pour rendre une expérience instructive et précise. Déjà dans la Préface de son premier ouvrage, de sa Théorie du Pouvoir, il défend énergiquement le rôle des principes généraux et abstraits dans la science de la société contre l’empirisme et la timidité périlleuse de ceux qui s’imaginent que, s’il se fonde sur des raisonnements, un système politique peut être facilement détruit par des raisonnements contraires. — Mais les propositions générales et abstraites ne doivent pas être discréditées par ce caractère, tant s’en faut : elles ne sont causes d’illusion ou d’erreur que tout autant qu’elles ne peuvent pas recevoir d’application particulière et concrète. Si bien que lorsqu’on établit des propositions générales sur la société, si on les établit comme il faut, c’est-à-dire en notant quelles applications elles reçoivent de l’histoire, il ne suffit pas pour les combattre d’en formuler de contraires : il faut encore opposer l’histoire à l’histoire, les faits aux faits. Voici un exemple. Des philosophes politiques ont avancé que la souveraineté réside dans le peuple. C’est là une proposition générale ou abstraite. Mais, quand on veut en faire l’application à l’histoire ou par l’histoire, il se trouve que le peuple n’a jamais été et ne peut jamais être souverain : car où seraient les sujets quand le peuple est souverain ? Et de plus nulle part le peuple n’a fait de lois : il n’a jamais pu qu’adopter des lois faites par un législateur. Dira-t-on qu’il délègue l’exercice de sa souveraineté en désignant le législateur par un vote ? Mais il n’y a pas alors désignation par le peuple ; il y a désignation par un nombre convenu d’individus, nommant individuellement qui bon leur semble, en observant certaines formes dont on est convenu. Ce sont donc des conventions contingentes, non des vérités réelles et nécessaires que l’on invoque. De telle sorte que la proposition générale — « la souveraineté réside dans le peuple » — n’a jamais reçu et ne peut recevoir aucune application. Donc, c’est une erreur. (Préface, p. 17-19.) De Bonald estime que les propositions générales qu’il énonce pour son compte deviennent des vérités évidentes par l’application qu’il en fait à l’histoire ancienne et moderne. Au fond une méthode comparative doit servir à découvrir ou à justifier (peut-être chez Bonald est-ce le raisonnement général qui sert le plus à découvrir) les propositions générales. « J’ai cherché, dit-il dans la Préface du Principe constitutif, par les seules lumières de la raison et à l’aide du raisonnement, s’il existait un fait unique, évident, palpable, à l’abri de toute contestation, qui fût le principe générateur ou seulement constitutif de la société en général et de toutes les sociétés particulières, domestiques, civiles, religieuses ; qui portât dans toutes le même nom, qui remplît dans toutes les mêmes fonctions, qu’on aperçût jusque dans les sociétés les plus imparfaites et leurs combinaisons les plus irrégulières, et cet élément ou principe une fois connu m’a conduit de proche en proche à des résultats que je puis dire inattendus. »
L’expérience fournie par l’histoire est donc la preuve des systèmes politiques. De Bonald a vu aussi profondément comment un événement tel que la Révolution condense puissamment et met puissamment en relief les éléments les plus instructifs de cette expérience. Montesquieu et Rousseau, dit-il, « se sont hâtés de faire des théories avant que le temps leur eût révélé un assez grand nombre de faits, et des faits assez décisifs. Il a surtout manqué à leur instruction le plus décisif de tous les événements, la Révolution française, réservée, ce semble, pour la dernière instruction de l’univers. » (Législation primitive. Discours préliminaire, p. 127). « La Révolution française, ce phénomène inouï en morale, en politique, en histoire, qui offre à la fois et l’excès de la perversité humaine dans la décomposition du corps social et la force de la nature des choses dans sa recomposition ; cette révolution qui ressemble à toutes celles qui l’ont précédée, et à laquelle nulle autre ne ressemble, mérite bien autrement d’occuper les pensées des hommes instruits, et de fixer l’attention des gouvernements, parce qu’elle présente dans une seule société les accidents de toute la société, et dans les événements de quelques jours des leçons pour tous les siècles. » (Mélanges littéraires, politiques et philosophiques. — Sur les éloges historiques de MM. Séguier et de Malesherbes, t. X, p. 180.)
Bonald a pris soin de nous faire connaître lui-même les principes qui ont guidé ses recherches. « La société existe, écrit-il ; elle est donc dans la nature de l’homme, les lois de son existence sont donc nécessaires comme la nature de l’homme. Constituée comme l’homme, elle a comme lui l’existence pour objet, et elle doit par sa nature tendre à sa conservation, à sa perfection, parce que l’homme par sa nature tend à l’existence et au bonheur. » (Théorie du pouvoir, Préface, p. 9.) « J’ai cherché s’il y avait un fait palpable, universel, constitutif de toutes les sociétés. — La société a ses lois nécessaires, son but nécessaire. » (Théorie du Pouvoir, Préface, p. 9.) Et Bonald met en relief le caractère social de tout ce qui marque un développement ou une perfection de l’homme. La vérité même affecte ce caractère social : une vérité n’est confirmée que lorsqu’elle devient sociale. Dès lors, la conclusion s’impose : « L’homme n’existe que pour la société, et la société ne le forme que pour elle. » (Théorie du Pouvoir, Préface, p. 3.) « La société est la vraie et même la seule nature de l’homme. » (Recherches philosophiques, chap. XI.)
Par là on voit en quel sens Bonald peut être considéré comme un précurseur de la sociologie positiviste. Il ouvre la voie dans laquelle Comte s’engagera par le fait même qu’il relie à la société tout ce que fait l’homme et qu’il prétend que l’homme n’existe que pour la société. Cependant, entre lui et Comte, il subsiste une différence : Bonald reste métaphysicien de propos délibéré et il construit même toute une théorie des êtres suprasensibles et de leurs rapports. Aussi il relie la sociologie nouvelle dont il est l’auteur à la philosophie spiritualiste française.
Le fait constitutif de toute société, ce n’est pas le Contrat, c’est le Pouvoir. Le pouvoir préexiste à toute société, puisqu’une société sans aucun pouvoir et sans aucune loi ne saurait jamais se constituer. Il faut donc dire que le pouvoir est primitivement de Dieu, — omnis potestas a Deo est, — en ce sens que Dieu en a mis la nécessité dans la nature des êtres et la règle ou la loi dans leurs rapports. (Essai analytique, chap. III.) « Il y a dans la société religieuse, comme dans la société politique, des lois primitives fondamentales de la société et sans lesquelles on ne saurait la concevoir. C’est, dans la société politique, l’existence du pouvoir qui gouverne les hommes physiques intelligents, et, dans la société religieuse, l’existence de la divinité qui gouverne les êtres intelligents physiques. » (Théorie du Pouvoir, t. II, livre V, p. 41) Le pouvoir apparaît d’autant plus comme la condition préalable de la société que l’on comprend mieux ce qu’est une société en elle-même. « Dieu et l’homme, les hommes entre eux, êtres semblables de volonté et d’action, mais non égaux de volonté et d’action, sont tous, par le fait seul de cette similitude et de cette inégalité, dans un système ou un ordre nécessaire de volontés et d’actions appelé société ; car si l’on suppose égalité de volonté et d’action dans les êtres, il n’y aura plus de société ; tout sera fort ou tout sera faible, et la société n’est que le rapport de la force à la faiblesse. » (Législation primitive, liv. I, chap. viii, t. II des Œuvres, p. 402.) Bonald insiste beaucoup sur ce fait que, si la société est composée des êtres semblables, ces êtres d’autre part sont inégaux. Par là il contredit directement l’hypothèse sur laquelle s’appuie la théorie du Contrat, à savoir l’égalité des hommes.
De la nécessité primordiale du pouvoir découle l’unité du pouvoir. Sans cette unité la société est détruite. Inversement, quand une société se conserve, on peut juger que, même malgré les apparences contraires, il y a dans son sein quelqu’un dont en fait l’autorité l’emporte. Enfin, de l’unité du pouvoir dérive à son tour la perpétuité du pouvoir.
D’une manière générale, il existe deux sortes de sociétés : la société de l’homme avec Dieu ou la société religieuse ; et la société de l’homme avec son semblable ou la société humaine. Ces deux sociétés sont vouées l’une et l’autre à une double fin de production et de conservation. La première produit et conserve dans l’homme, être fini, la connaissance de Dieu, Être infini. La seconde produit et conserve la vie même des hommes dans l’ordre temporel. Dans chacune des deux sociétés il y a deux états : un état originel ou natif relatif à la production, et un état naturel ou accompli qui correspond à la conservation.
L’état originel de la société humaine est la société domestique. Trois êtres la composent, le père, la mère et l’enfant. Ces êtres sont à la fois semblables et inégaux. Le père représente le pouvoir. La mère joue le rôle de moyen : sa fonction propre est de remplir un ministère. L’enfant est le sujet. Dans la famille ainsi comprise il y a unité de pouvoir. Des êtres qui la composent, la société domestique a la vertu de faire des personnes sociales, c’est-à-dire des parties d’un tout qui les dépasse. Le mariage est indissoluble. Le divorce suppose des individus. Or, le mariage une fois contracté, il n’y a plus d’individus. Et erunt duo in carne una. C’est avec la famille que commence la propriété. L’état originel de l’humanité n’est donc pas un état de nature au sens de Rousseau : il est un état déjà social.
L’état originel de la société religieuse est lié à l’état originel de la société humaine. C’est en effet dans la famille que la Religion commence. Le pouvoir est Dieu qui est adoré dans l’enceinte du foyer. Le père de famille est le prêtre ou le ministre. Les membres de la famille constituent les sujets ou les fidèles. Comme toute religion, cette religion a son sacrifice qui est le don des prémices des champs et des troupeaux. Ainsi l’état originel de la Religion n’est pas une religion naturelle au sens de Rousseau, c’est-à-dire une religion purement intérieure : car la Religion est amour, l’amour est action et l’action de l’amour est le sacrifice.
Ces sociétés originelles sont les fondements des sociétés constituées et accomplies : la société politique parachève sans la détruire la société domestique, comme la religion publique parachève sans la détruire la religion de la famille. Rien au surplus n’est plus naturel que le passage de la religion et de la société domestiques à la religion et à la société publiques. En effet, l’état de guerre inévitable entre les familles aboutirait fatalement à leur destruction s’il ne s’élevait au-dessus d’elles, en vertu des lois générales et nécessaires de la conservation du genre humain, un être qui eût le pouvoir de soumettre à un ordre général de devoirs, c’est-à-dire aux lois d’une constitution et à l’action d’une administration, ces sociétés partielles et divisées. Cet être a surgi au moment qu’il fallait : et il a été le pouvoir ; il a trouvé des hommes disposés à agir sous ses ordres et par sa direction, et ceux-ci ont été les ministres ; il a trouvé enfin les autres hommes prêts à profiter de cette protection pour travailler ou combattre, et ceux-ci ont été les sujets. — Le pouvoir politique est un ; il est indépendant des hommes, parce qu’il est définitif, héréditaire et absolu. Assurément la transmission héréditaire du pouvoir comporte des inconvénients ; mais le principe de l’hérédité supplée à l’occasion par son excellence à la faiblesse personnelle du chef. On fait également tomber bien des objections contre le caractère absolu du pouvoir en observant la différence profonde qui existe entre le pouvoir absolu et le pouvoir arbitraire. Le pouvoir absolu est un pouvoir indépendant des hommes sur lesquels il s’exerce, tandis que le pouvoir arbitraire est un pouvoir indépendant des lois en vertu desquelles il s’exerce. Or le pouvoir doit normalement s’exercer en vertu de certaines lois qui constituent le mode de son existence et qui en déterminent la nature. Et quand il manque à ses propres lois, il attente du même coup à sa propre existence, il se dénature et tombe dans l’arbitraire. (Observations sur l’ouvrage de Madame de Staël.)
À l’état politique de la société humaine correspond la Religion publique ou Religion universelle, c’est-à-dire le Christianisme catholique. Le sacerdoce qui est à sa base est comme un ministère qui s’est détaché du père ou du chef de la famille, puis du roi ou du chef de la société. La Société religieuse complète a comme ministre le Médiateur, le Christ qui est l’instrument des volontés du Père vis-à-vis de l’Humanité. Mais le Christ comme identique aux volontés du Père décrète le pouvoir dont le sacerdoce est le ministère à l’égard des fidèles. Le clergé joue dans la société religieuse active le même rôle que la noblesse joue dans la société politique. D’ailleurs, d’une manière plus générale, il est visible qu’il y a une analogie entre les deux constitutions politique ou religieuse et qu’il s’opère entre elles une sorte de communion dans la société civile : c’est pourquoi Bonald est opposé à la séparation.
L’ensemble de la doctrine éditée par de Bonald est un traditionalisme. En quoi consiste précisément ce traditionalisme ? « La vérité, dit de Bonald, quoique oubliée des hommes, n’est jamais nouvelle : elle est du commencement, ab initio. L’erreur est toujours une nouveauté dans le monde ; elle est sans ancêtres et sans postérité ; mais par cela même elle flatte l’orgueil et chacun de ceux qui la propagent s’en croit le père. » (Madame de Staël, p. 162.) C’est de cette conception traditionaliste de la vérité que Bonald a cherché à poser le fondement philosophique. Il s’attaque à la conception de la suffisance de la raison individuelle. Or, en s’y attaquant, il ne croit pas aller à l’encontre de la grande philosophie du dix-septième siècle ; il croit au contraire la restaurer et la compléter. Il loue Descartes d’avoir élevé l’esprit au-dessus des sens. Il loue particulièrement Malebranche d’avoir si fortement insisté sur l’union nécessaire de l’homme avec Dieu ou avec le Verbe divin. Ni à l’un ni à l’autre il ne reproche d’avoir fait de la raison l’organe de la vérité : il exprime seulement le regret qu’ils n’aient point vu que la communication de la raison à l’homme se fait par la société. Or le moyen par lequel la vérité dans la société se communique, c’est la parole. Mais la parole ne saurait être d’institution humaine. C’est le même parti qui soutient que la parole est d’institution humaine et que la société est une convention arbitraire. (Législation primitive, t. II des Œuvres, p. 72, Discours préliminaire.) C’est le même qui soutient aussi que la révélation et la raison se distinguent jusqu’à s’opposer : comme si la révélation ne devait pas être raisonnable, ou que la raison ne fût pas acquise par une instruction qui n’est autre chose qu’une révélation divine ou humaine. (Législation primitive, t. II des Œuvres, p. 67, Discours préliminaire.) Si la parole est d’institution humaine, il en résulte deux conséquences. D’un côté, il n’y a pas de société nécessaire, car la société étant impossible sans la parole devait attendre le hasard heureux de cette belle invention. D’un autre côté, il n’y a pas non plus de vérités nécessaires, puisque toutes les vérités nécessaires ne nous sont connues que par la parole et que nos sensations ne nous transmettent que des vérités relatives et particulières. (Législation primitive, t. II des Œuvres, p. 75, Discours préliminaire.)
Que l’homme ne peut penser sans le secours des mots ; qu’une science n’est qu’une langue bien faite, c’était là une thèse que Condillac et les idéologues avaient soutenue, et il semble que, en paraissant l’accepter, de Bonald se rallie à une thèse sensationniste. (V. Législation primitive, Discours préliminaire, p. 58.) Mais il n’en accepte que les prémisses pour en repousser d’autant plus les conclusions. Plus la parole apparaît indispensable à l’exercice et même d’une certaine façon à la constitution de la pensée, plus il est impossible qu’elle ait été humainement inventée. Et Bonald loue Rousseau d’avoir dit contre Condillac que « la parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole. » (V. Législation primitive, Discours préliminaire, p. 57, — et Sur la Pensée de l’homme, t. III, p. 162.)
Bonald observe en effet que la parole est nécessaire non seulement pour communiquer aux autres la connaissance de sa pensée, mais encore pour en prendre soi-même la connaissance intérieure. Penser, pour lui, c’est parler à soi, comme parler, c’est penser pour les autres. De là vient qu’on emploie couramment les expressions : — s’entretenir avec soi-même, s’entendre soi-même, — comme on dit : — s’entretenir avec les autres, être entendu des autres. — Avant donc de considérer l’usage de la parole extérieure, il y a lieu d’examiner le rôle de la parole intérieure. On apercevra clairement alors qu’il faut que l’homme sache la parole avant de parler, ce qui exclut toute idée de l’invention de la parole par l’homme. « Il est nécessaire que l’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. » (Discours préliminaire, p. 55.)
Il faut expliquer l’être pensant par l’être parlant. Cela revient à dire qu’il ne faut pas user de la méthode des idéologues, lesquels s’enferment dans l’entendement pour le disséquer. Une telle méthode est inévitablement condamnée à un échec. En effet, observe de Bonald, « l’homme, étudiant son intelligence avec son intelligence et pensant en quelque sorte sa pensée, ressemble à celui qui voudrait s’enlever sans prendre au dehors aucun point d’appui, ou qui s’efforcerait de voir son œil sans miroir et de connaître son tact en lui-même et sans l’appliquer à un corps. » (Discours préliminaire, p. 97.)
Il reste à préciser les rapports de la parole et de la pensée. Parfois Bonald semble outrer sa thèse jusqu’à faire entendre que la parole crée la pensée. Mais ce n’est pas là la position qu’il occupe habituellement, ni normalement. Il reconnaît d’ordinaire la suprématie et l’antériorité de droit de la pensée. « La pensée elle-même, écrit de Bonald, est distincte de son expression et la précède : c’est la conception qui précède la naissance. L’homme a la pensée en lui-même, puisqu’elle se réveille à l’occasion de la parole orale ou écrite qu’il entend ; car si l’oreille ouït, si les yeux lisent, c’est l’esprit qui entend. La pensée est native, la parole est acquise ; mais la pensée n’est pas visible sans une expression qui la réalise, et l’expression n’est pas intelligible sans une pensée qui l’anime. Une expression sans pensée est un son, une pensée sans expression n’est rien, nihil sine voce, a dit saint Paul. Là est le moyen de conciliation entre les partisans des idées spirituelles et les partisans des sensations transformées, entre les disciples de Descartes et de Malebranche et ceux de Locke et de Condillac. » (Législation primitive, liv. I, chap. i, xxiii, t. II, p. 327-328.) Autrement dit, la faculté de penser existe en nous comme une donnée native : c’est l’expression qui est transmise par les sens et qui nous vient du dehors, c’est-à-dire de la société. Mais l’expression elle-même, tout en étant acquise, est naturelle à l’homme social.
Mais si la société a le dépôt du langage qu’elle transmet, elle n’a pas pu l’inventer, pas plus que l’homme individuel, car elle ne pouvait exister sans lui. La parole, et l’écriture qui a dû être donnée à l’homme plus tard quand la société domestique est devenue société politique, ne peut être qu’un don de Dieu. Sur la façon dont le don s’est fait Bonald ne s’explique pas, par principe : il suffit de montrer la nécessité de cette origine du langage et de l’écriture. Avec la parole Dieu a donné à l’homme des vérités, des maximes de croyance et des règles de conduite, des lois pour ses pensées et pour ses actions. La parole primitive a pu subir des altérations du fait des passions humaines : mais, tout autant qu’elle se développe suivant la loi sociale que la raison divine lui assigne, elle continue à révéler la vérité. Par la parole, au lieu de penser par opinion et d’agir par individualité, nous pensons par sentiment et nous agissons socialement : nous pensons et nous agissons en Dieu.
La théorie du langage constitue dans la philosophie de Bonald la plus importante de ses vues sur l’esprit humain. L’ensemble de sa conception affecte un caractère spiritualiste en même temps que social. La preuve en est dans la définition qu’il donne de l’homme en qui il voit « une intelligence servie par des organes ». Il fait visiblement effort pour opérer la liaison du traditionalisme et du rationalisme au nom même de la vérité religieuse. « On nous a contesté la raison lorsque nous n’opposions que la foi ; on nous contestera peut-être la foi lorsque nous opposerons la raison, parce qu’on ne sait pas que, pour toute connaissance, même profane, la foi précède la raison pour la former, et que la raison suit la foi pour l’affermir. » (Législation primitive, liv. II, chap. xx, t. III, p. 143.)
En somme, Bonald manifeste un sens remarquablement net de l’insuffisance de l’individualisme ; mais l’effort qu’il tente pour corriger et pour mater la tendance individualiste est institué du dehors. Il a une notion trop pauvre de l’esprit et une notion trop indéterminée des rapports réciproques de la vérité, de l’autorité et de la justice qu’il considère volontiers comme extérieures aux personnes humaines. Aussi n’arrive-t-il pas à marquer le point de raccord où la personnalité donnée du dedans et la vérité fournie du dehors se rejoignent et se fondent. Tout ce qu’il observe, tout ce qu’il fait valoir représente un ordre extérieur. Il ne se demande pas comment l’homme doit être constitué pour pouvoir faire sienne la vérité qu’il reçoit par la voie sociale. Malgré ses qualités d’observateur, il reste encore trop asservi à l’abstraction, plus semblable en cela à Rousseau qu’il ne le pense. Dans son œuvre, l’homme devient un être abstrait et le pouvoir est posé avec une telle vigueur que la personnalité en est comme détruite.
Soutenu par de Bonald avec la force de conviction que l’on vient de voir, le traditionalisme fut défendu en même temps par Joseph de Maistre. « Est-il possible, écrivait de Maistre à Bonald après la publication par ce dernier des Recherches philosophiques, que la nature se soit amusée à tendre deux cordes aussi parfaitement d’accord que votre esprit et le mien ? C’est l’unisson le plus rigoureux. » De Maistre a subi l’influence des mêmes événements dans le même sens que Bonald. Mais il traduit des pensées et il exprime des sentiments analogues avec un esprit plus alerte, plus agressif et aussi plus sarcastique que ce dernier. Comme lui, il s’élève avec vivacité contre l’artificialisme du dix-huitième siècle, contre la prétention à construire la société ou à la refaire, contre l’invention des langues, contre la souveraineté populaire. Il tente de restaurer la valeur absolue de la tradition, de l’histoire, de la souveraineté du droit divin. En restaurant tout ensemble la religion et la royauté, il s’efforce en outre que cette double restauration en suppose essentiellement une autre, celle de la papauté, dont la souveraineté est à ses yeux infaillible et absolue. Par là il se différencie de Bonald chez qui on découvre les traces d’un certain gallicanisme. Il se distingue aussi de celui-ci en ce que, tout en portant parfois plus encore que lui à l’absolu les thèses qui leur sont communes, il garde un sentiment plus vif de la relativité des institutions et de la variété des hommes.
Joseph de Maistre a développé sa doctrine du « gouvernement temporel de la Providence » dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Cet écrit oppose l’optimisme théologique à l’optimisme humanitaire du dix-huitième siècle. L’erreur de cette dernière conception consiste à juger de l’ordre de la nature et des sociétés par son rapport à ce que la raison humaine estime bon et vrai. Au contraire, de Maistre s’applique à faire ressortir ce que les desseins et les décrets de la Providence ont de déconcertant pour la pauvre raison humaine. Telle est par exemple chez lui la justification de la guerre. L’homme étant donné avec sa raison, ses sentiments et ses affections, il n’y a pas moyen d’expliquer humainement comment la guerre est possible. Dans l’homme en effet, malgré son immense dégradation, il y a un élément d’amour qui le porte vers ses semblables et qui fait que la compassion lui est aussi naturelle que la respiration. Pourquoi va-t-il, au premier son du tambour et sous l’empire d’une sorte d’allégresse, mettre en pièces sur le champ de bataille son frère qui ne l’a jamais offensé et qui lui prépare de son côté, s’il le peut, le même sort ? Matériellement parlant, le militaire joue le rôle du bourreau. Pourquoi donc son rôle est-il exalté, glorifié, ennobli ? Il faut pour cela que les fonctions du soldat tiennent à une grande loi du monde spirituel. Or cette loi apparaît déjà dans le vaste domaine de la nature vivante : là déjà il règne une espèce de rage prescrite qui arme tous les êtres les uns contre les autres, in mutua funera. Mais l’anathème qui est à l’origine de cette loi frappe plus directement et plus visiblement la race humaine. Voilà d’où vient la guerre. C’est pourquoi elle est divine en elle-même, comme elle est divine dans ses causes et dans ses conséquences qui échappent à toute volonté humaine, comme elle est divine dans l’indéfinissable force qui en détermine les succès. Car les batailles ne se gagnent ni ne se perdent physiquement et la puissance morale a une action immense à la guerre. — Cette théorie de la guerre avait dans la pensée de son auteur une valeur absolue. Mais elle comportait aussi une signification relative et une valeur de circonstance en ce que visiblement elle tendait à combattre les illusions du dix-huitième siècle qui préconisait et entrevoyait déjà une paix perpétuelle toute proche. Elle est liée au sentiment très vif d’un mal radical et d’une humanité dégradée. Elle se rattache également au dogme de la réversibilité du mal et de la réversibilité du bien.
Telle nous apparaît la thèse traditionaliste chez le vicomte de Bonald et chez Joseph de Maistre. Elle sera reprise par Lamennais avec la critique de la raison individuelle. Ce dernier placera le critérium de la vérité dans le consentement universel. Il part du caractère social de la vérité dont l’Église a le dépôt. Mais il transporte de l’Église enseignante au peuple l’autorité qui a la puissance de la manifester. Et il arrive ainsi en fin de compte que le mouvement traditionaliste, développé contre la conception démocratique de Rousseau, y fait retour. Cet aboutissement paradoxal de la doctrine en marque l’insuffisance. L’opposition de la philosophie traditionaliste à la philosophie artificialiste du dix-huitième siècle avait en effet le tort de mettre en œuvre des éléments trop indéterminés. Pour porter remède au mal que l’on prétendait combattre, il fallait éditer une doctrine à la fois plus concrète et plus métaphysique, il fallait fonder une philosophie concrète de l’esprit.