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La Philosophie française (Delbos)/Chapitre XIII

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Plon (p. 300-323).

CHAPITRE XIII

MAINE DE BIRAN

Avec Maine de Biran se constitue, en ce qu’elle a eu de plus original et de plus profond, la philosophie spiritualiste française du dix-neuvième siècle. Mais ce n’est pas du premier coup qu’il l’a conçue et établie. Pendant un certain temps il a adopté, sinon dans leur teneur entière, au moins dans leurs principes et dans quelques-unes de leurs thèses essentielles, les doctrines de Condillac et de l’Idéologie. S’il s’en est détaché, au point même de s’y opposer complètement, ce n’est pas pour en avoir méconnu le sens : c’est pour en avoir jugé, après examen, les méthodes et les solutions tout à fait inadéquates aux problèmes qu’elles prétendaient résoudre.

À dire vrai tous ces problèmes étaient subordonnés pour lui à un problème capital qu’il n’avait emprunté ni aux philosophes de l’école de Condillac, ni à d’autres, mais qui avait émergé de ses observations sur lui-même ; et ce problème était celui-ci : — Sur quoi l’âme peut-elle s’appuyer pour se fixer, et pour se fixer dans un état de calme, de perfection et de bonheur ? — À la fois péniblement ému et passionnément curieux de toutes les fluctuations de sa nature sensible ; souffrant d’une instabilité qui lui fait craindre la joie presque autant que la douleur, mais qui surtout contredit en lui le besoin vivement senti et l’idée nettement conçue d’une existence sans trouble et régulièrement heureuse ; préoccupé de suivre ces changements sans arrêt de son être qui, en l’empêchant de se laisser aller à vivre tout uniment, le provoquent à se sentir vivre ; ayant, autant que le goût, la faculté de s’analyser intérieurement et l’exerçant avec une assiduité et une pénétration dont témoigne ce document incomparable qu’est son Journal intime, Maine de Biran découvre dans son expérience personnelle les raisons premières de ce dualisme qui détermine le sens de son problème : peut-il considérer comme étant siens, ou plutôt comme étant lui, ces sentiments obscurs et contradictoires dont il est affecté, qui sont certainement liés à des modifications organiques, et sur lesquels il se reconnaît incapable d’avoir aucune influence décisive ? Et si ces états ne sont pas son Moi, où donc est son Moi et en quoi consiste-t-il ?

Mais tout en dégageant ce problème avant tout de lui-même, Maine de Biran l’a revêtu d’une signification philosophique qui dépasse les limites et la portée de ses observations individuelles. C’est-à-dire qu’il a demandé à la philosophie, non point de s’incliner devant un cas singulier, mais d’entendre ce que ce cas singulier pouvait exprimer d’universel. Sa curiosité, entretenue et excitée par des lectures nombreuses et même quelque peu éparses, l’a mis en communication, sur les sujets qui l’occupaient, avec d’autres esprits que le sien, tandis que sa puissance de réflexion était portée à poursuivre l’examen de la vie intérieure jusqu’aux faits qui devaient en requérir ou en préparer la théorie.

Sa pensée philosophique ne fut véritablement constituée que vers le moment où il entreprit de traiter cette question mise au concours par l’Institut en octobre 1799 : Quelle est l’influence de l’habitude sur la faculté de penser ? Mais auparavant il avait cherché son chemin en divers sens, et il avait noté, non pour le public, mais pour lui-même, quelques-unes des idées qui répondaient à ses tendances. Si dès l’abord il accepta de Condillac le principe général selon lequel nos idées viennent des sens, il ne voulut point en porter les conséquences jusqu’à la thèse de la sensation transformée, et il ne crut point que le développement des données sensibles fût réglé par une simple méthode logique sans intervention des facultés propres de l’esprit. Par endroits et par moments, il faisait appel à la conviction intérieure pour que la vie mentale ne fût pas confondue avec une simple œuvre d’analyse. Il inclinait à une interprétation dualiste de la nature humaine. Il avait en outre une aversion très décidée pour les explications purement mécanistes du monde. Pour ce qui était de la vie morale et religieuse, il cédait parfois à un certain sentimentalisme qui lui était suggéré par Rousseau.

Mais quand il prit part au concours ouvert par l’Institut et se mit à composer ses deux Mémoires sur l’Habitude (le second complétait le premier qui avait eu une mention très honorable et obtint le prix qui avait été réservé), il avait conçu de son propre avis la doctrine qui en faisait le fond sous l’influence prépondérante des idéologues. Ces deux Mémoires au fond n’étaient rien moins qu’un essai pour refaire l’œuvre de Condillac, sans renoncer d’ailleurs au principe d’après lequel toutes les idées viennent des sens, mais en interprétant et en appliquant ce principe comme l’avaient fait déjà Cabanis et Destutt de Tracy, et en poussant cette interprétation et cette application jusqu’à un point où il dépasse déjà nettement les thèses des idéologues.

Son expérience personnelle, bien avant la lecture de Cabanis, lui avait appris l’existence de cette sensibilité interne dont les effets tantôt se mêlent à ceux des impressions externes, tantôt s’y opposent par leur irrégularité extrême et leur instabilité. Et la lecture de Cabanis lui avait expliqué qu’il y a d’autres sources des idées et des déterminations morales que les impressions faites sur nous par les objets du dehors ; qu’il faut tenir grand compte, non seulement des impressions qui résultent des fonctions des organes internes, mais encore de celles que reçoit directement le système nerveux à la suite de certains changements qui se produisent en lui-même. C’est l’erreur de Condillac, déclare Maine de Biran après Cabanis, d’avoir considéré les impressions reçues par les sens externes comme les causes exclusives des idées et des appétits mêmes des êtres sensibles : certaines conséquences de cette thèse sont en désaccord complet avec les faits. Condillac par exemple fait de l’instinct le résultat de l’expérience et de l’habitude ; mais l’instinct, se déployant avant toute expérience possible, se rattache à des causes très différentes de celles qu’enveloppe le hasard des circonstances extérieures ou le mécanisme d’une éducation artificielle. En outre, si c’est de l’exercice des seuls sens externes que procède l’entendement, les hommes ne doivent différer entre eux d’intelligence que par la finesse plus ou moins grande de ces sens ; mais l’on constate dans les esprits des inégalités et des variations qui, loin de provenir de ce que l’on nomme l’expérience, correspondent avant tout aux dispositions des organes internes, à leur genre et à leur degré d’excitation, à la diversité de leurs états. Aussi y a-t-il lieu d’engager l’étude de l’homme dans la voie si nettement et si profondément tracée par Cabanis : l’analyse des signes et des méthodes de raisonnement ayant donné à peu près tous les résultats que l’on pouvait en attendre, il est temps d’insister sur les conditions organiques du développement des facultés intellectuelles. Or ce recours à l’explication physiologique a pour corrélatif indispensable, selon Maine de Biran, un usage plus varié et plus souple de toutes les facultés de l’observation intérieure ; car il s’agit d’atteindre des états variables et obscurs qui échappent au mécanisme d’une logique abstraite. Telle est donc la conséquence de l’intervention de la physiologie en ces matières : elle provoque la réflexion à surprendre et à saisir en nous des façons d’être dont cette même réflexion n’a pas déterminé le cours.

Or, si l’habitude se dérobe aux explications idéologiques ordinaires, ce n’est pas seulement parce que pour se former et s’exercer elle rencontre des conditions et des limites dans les sensations internes et dans l’action spontanée du cerveau ; c’est encore parce qu’elle manifeste son influence par des effets très divers et même contraires, irréductibles à une représentation uniforme. Destutt de Tracy avait déjà insisté sur la différence et même l’opposition des résultats dus à l’habitude : l’habitude, avait-il dit, tour à tour exalte ou attiédit la sensibilité physique et morale, affaiblit la passion ou la convertit en un besoin impérieux, engourdit ou avive la mémoire. Mais il n’avait point recherché la cause profonde de cette disparité d’effets. Il aurait pu cependant la découvrir s’il avait appliqué au problème de l’habitude et des rapports de l’habitude avec la faculté de penser la doctrine par laquelle il avait rectifié et tâché de compléter Condillac. Il avait soutenu que ce n’est pas à notre tact, mais à la faculté de nous mouvoir que nous devons la connaissance des corps ; que cette faculté de nous mouvoir et d’en avoir conscience est une espèce de sixième sens, le seul qui nous fasse sentir le rapport qu’il y a entre notre moi et les objets extérieurs. Il avait montré enfin que, d’une façon plus générale, la motilité est non seulement la source de certaines idées qui ne sauraient procéder des autres sens, mais encore la condition d’exercice de la mémoire et du jugement. Mais Tracy, selon Maine de Biran, n’avait pas saisi toute l’importance de sa découverte, et il semblait même s’être efforcé par la suite de l’atténuer. Chez lui la motilité est un sens qui s’ajoute aux autres sens plus qu’il n’en diffère radicalement : elle enrichit notre nature d’être sentant plus qu’elle n’en révèle un aspect contraire. C’est pourquoi il n’avait pas songé à faire cadrer l’opposition de la motilité et des autres sensations avec l’opposition des effets engendrés par l’habitude. Maine de Biran au contraire va mettre en lumière cette correspondance en partant de la différence essentielle qu’il y a entre la faculté de sentir et la faculté de mouvoir.

Ce n’est pas que Maine de Biran renonce au principe d’après lequel toutes nos connaissances viennent des sens. Il réclame seulement que l’on emploie comme terme générique le mot impressions et que l’on distingue entre les impressions passives ou sensations proprement dites et les impressions actives ou perceptions. Or la vérité de cette distinction apparaît dès que l’on analyse chacun de nos sens. C’est en proportion de la mobilité de ses organes que chacun de nos sens est capable de perceptions nettes, tandis qu’il ne reçoit que des impressions passives et obscures dans la mesure où ses organes restent immobiles. Étudions par exemple le tact : lorsque les qualités tactiles ne font que chatouiller, irriter ou repousser vivement les extrémités nerveuses, nous n’éprouvons que des modifications affectives confuses et qui ne sont pas susceptibles d’être remémorées ; tandis que le tact actif, aidé surtout par la main, excelle à percevoir et à analyser la variété des formes et des autres propriétés tactiles. Ce qui fait donc la supériorité du tact sur les autres sens, c’est qu’il met en jeu des organes extrêmement mobiles, tandis qu’un sens tel que l’odorat, dont Condillac prétend faire sortir les opérations les plus compliquées, est réduit aux modifications les moins précises et les moins nettes. De là l’importance souveraine qu’a pour la formation de nos connaissances l’impression d’effort volontaire et de résistance : c’est à cette impression que nous devons la connaissance de notre moi et celle du non-moi. Si l’individu ne s’efforçait pas pour se mouvoir, il ne connaîtrait rien ; si rien ne lui résistait, il ne connaîtrait rien non plus ; il n’aurait l’idée d’aucune existence, pas même de la sienne propre.

La distinction entre les éléments passifs et les éléments actifs de nos impressions se justifie encore lorsque nous considérons les déterminations mentales qui plus ou moins exactement les reproduisent : elle est ici la distinction entre le réveil des images et le rappel des idées. Il y a d’abord les cas dans lesquels les images renaissent spontanément, accompagnées sans doute de certains mouvements, mais de mouvements qui les suscitent et qui par suite ne les règlent pas : tandis qu’il y a des cas dans lesquels les mouvements volontaires qui ont formé les impressions actives et qui ont concouru à les rendre distinctes sont les moyens employés en vue de leur retour ; ils sont les signes des impressions qu’ils avaient fait apparaître, ou du moins apparaître plus nettes : signes naturels d’abord ; mais par réflexion et par analogie ils sont étendus à bien des manières d’être avec lesquelles ils n’avaient d’abord que des rapports plus ou moins lointains et indirects ; et, devenus ainsi signes artificiels ou d’institution, ils rendent la mémoire possible. La mémoire est donc bien distincte de l’imagination : n’est-il pas vrai qu’on est entraîné par son imagination, tandis qu’on dispose de sa mémoire ?

Ainsi la faculté de penser ne saurait dériver de la sensation prise en gros ; elle se développe par la prédominance des éléments actifs et moteurs qui dans nos impressions se distinguent profondément des éléments passifs et sensitifs. Cette distinction, établie par les analyses antérieures, va être justifiée par une remarquable contre-épreuve qui constituera, à vrai dire, la réponse à la question posée. S’il est en effet reconnu que l’opposition des résultats engendrés par l’habitude correspond rigoureusement à cette distinction, c’est que cette distinction est bien réelle et non pas seulement abstraite ; et de plus l’explication ainsi fournie de la disparité des effets de l’habitude permet de discerner plus exactement ce qui est donné et ce qui est acquis, ce qui persiste et ce qui s’efface dans le développement de l’esprit humain.

Or voici la loi qui définit l’influence de l’habitude et qui ramène à une règle la disparité de ses effets : toutes nos impressions, de quelque nature qu’elles soient, s’affaiblissent graduellement lorsqu’elles sont continuées pendant un certain temps ou qu’elles sont fréquemment répétées ; mais tandis que les unes — les impressions passives ou sensations — s’obscurcissent toujours davantage et tendent à s’évanouir tout à fait, les autres, en devenant plus indifférentes, conservent et même accroissent leur netteté et leur précision. Par exemple, à force de sentir la même odeur, nous ne sentons rien du tout ; mais si la résistance, les degrés de lumière, les couleurs s’affaiblissent aussi bien par leur répétition et leur continuité, il arrive que moins nous les sentons, mieux nous les percevons. Percevoir diffère donc essentiellement de sentir et les impressions qui s’altèrent le plus par leur répétition sont celles dont les organes sont le moins capables d’exercer un effort ou d’éprouver une résistance. Par suite, en affaiblissant l’élément sensitif de nos perceptions, l’habitude met davantage ces dernières sous l’empire de notre faculté perceptive : c’est quand l’action de la lumière perd de sa force trop vive, c’est quand les couleurs perdent de leur éclat trop violent que la vision devient distincte ; en outre l’habitude rend de plus en plus aisés, de plus en plus prompts et précis les mouvements auxquels est liée la faculté de percevoir ; enfin elle associe de plus en plus par la concomitance des mouvements qui leur correspondent des impressions d’origine diverse, si bien que l’esprit passe des unes aux autres et les combine ensemble avec une rapidité et une sûreté croissantes. De la sorte les unes deviennent les signes des autres. Mais l’entendement n’est véritablement constitué que lorsqu’il substitue aux signes qui ne sont tels que par l’imagination les signes volontaires et articulés qui servent de fondement à la mémoire et qui ont pour caractère d’être de plus en plus maniables et disponibles. Certes les signes volontaires et articulés qui rendent possible le rappel des idées peuvent par l’habitude déchoir jusqu’au rôle de signes passifs, réveillant des images vagues. Mais cela montre aussi dans quel sens Maine de Biran a entendu l’influence de l’habitude sur la faculté de penser ; la clarté et la précision plus grandes des éléments actifs et moteurs ne doivent pas toujours être prises pour la clarté et la précision plus grandes de la connaissance qui en accompagne le jeu : c’est surtout dans les objets ou les produits de nos facultés intellectuelles qu’elles se révèlent ; mais il ne résulte pas de là non plus qu’en rendant les mouvements insensibles et en les agglutinant toujours davantage l’habitude exerce sur eux la même influence de dégradation que sur les états affectifs : tant s’en faut ; car les mouvements habituels sont tels qu’ils se prêtent, comme moyen, à un nouveau déploiement de facultés actives, qu’ils peuvent par l’attention recouvrer leur première clarté de conscience, tandis que par la même attention les sensations habituelles ne sauraient être ravivées. En tout cas c’est la possibilité de remonter le cours des habitudes actives antérieures et de se donner des habitudes actives nouvelles qui assure le développement de la faculté de penser et l’emploi scientifique du langage. Un mécanisme logique ne peut suffire à les expliquer : c’est de l’activité en exercice que dépend tout progrès de l’esprit.

Telle est donc la doctrine que l’on trouve au fond des deux Mémoires sur l’Habitude, et l’on peut dire que la totalité des éléments qui la constitue subsistera dans l’œuvre ultérieure de Maine de Biran. La distinction radicale de la sensation et de la perception, de l’imagination et de la mémoire, des états affectifs et du jugement de personnalité ; le recours à l’effort moteur pour fonder cette distinction ; l’analyse du rôle de cet effort dans le jeu des sens et dans la combinaison de leurs données ; l’affirmation de l’activité de la pensée comme supérieure aux signes qu’elle institue et à la méthode qu’elle emploie : la philosophie de Maine de Biran sera-t-elle plus qu’un développement de ces thèses ? Non certes en un sens. Pourtant en un autre sens Maine de Biran va bien établir une philosophie nouvelle : mais ce sera moins par des changements matériels apportés aux théories des Mémoires sur l’Habitude que par une transposition formelle du principe de ces théories. Tout en ajoutant dans ses Mémoires aux conceptions de Cabanis et de Tracy, il ne s’était dégagé nettement ni de leur pensée, ni de leur méthode, ni de leur langage, et plus tard il se reprochait sévèrement à lui-même d’avoir dans « cette œuvre imparfaite de sa jeunesse irréfléchie et présomptueuse » trop usé d’explications « physiologiques hypothétiques et d’expressions matérialistes ». Cependant au moment même de la publication de son livre, il faisait ressortir dans une lettre à de Gérando la signification spiritualiste de la distinction qu’il avait établie entre les facultés passives et les facultés actives. Mais son spiritualisme original ne devait pas consister uniquement à mettre en relief l’effort volontaire : il devait de plus en faire un pouvoir essentiellement intérieur et hyperorganique. Il devait consister aussi à définir la méthode par laquelle ce pouvoir pouvait être saisi en des termes qui l’opposent à la méthode observée par les idéologues, à la méthode que lui-même avait suivie. Et ce fut là l’objet du Mémoire sur la Décomposition de la pensée par lequel il répondait encore à une question posée par l’Institut.

Pour savoir en quel sens et à quel point de vue la faculté de penser se prête à l’analyse, il faut expliquer la valeur de termes tels que faculté, puissance, force productive, c’est-à-dire qu’il faut établir la signification et la portée de l’idée de cause dont ces termes sont autant d’expressions, différentes dans la forme, identiques dans le fond. Par réaction contre la scolastique qui avait fait de ces termes un usage indiscret et vague, la physique moderne a voulu se borner à l’observation des phénomènes naturels et à la recherche expérimentale de leurs lois de succession, et elle a pris dès lors à l’égard de l’idée de cause une double attitude. En tant que cette idée désigne une cause individuelle, une cause productive de phénomène, la physique la traité comme une inconnue dont elle ne peut déterminer la valeur, faute de pouvoir la mettre en rapport avec des quantités connues de la même espèce : elle déclare que, hors du rapport d’antécédent à conséquent, le lien réel qui unit l’effet à la cause, la production réelle de l’effet par la cause échappent à nos expériences objectives. En tant que l’idée de cause est simplement le signe qui totalise une série de faits analogues donnant lieu aux mêmes rapports généraux ou lois, la physique la traite comme une expression complexe qui représente abréviativement des valeurs déterminées et qu’il est toujours possible de développer ; et c’est à cet usage de l’idée de cause ainsi entendue qu’elle essaie de se tenir. Mais la première idée de cause est tellement inhérente à l’esprit qu’elle sollicite les démarches du physicien, quoi qu’il veuille, à des explications plus simples : seulement, comme le physicien ne connaît les explications que comme des réductions à des propriétés générales ou à des rapports généraux, simplifier, pour lui, c’est généraliser davantage, au risque souvent de se contenter de fausses analogies et de concevoir des hypothèses arbitraires. La question est de savoir si pour une autre science que la physique la causalité individuelle n’est pas accessible et déterminable. Or la science de l’esprit a eu le tort de se modeler aveuglément sur la physique : le fait véritablement intérieur ne saurait être saisi ou conçu hors du sentiment ou de l’idée de sa cause individuelle. Par exemple, dans l’effort que la volonté détermine, le sentiment de la force moi qui produit le mouvement et l’effet senti de contraction musculaire sont bien deux éléments constitutifs de la perception d’effort volontaire ; et les deux éléments sont si unis l’un à l’autre qu’ils ne peuvent être séparés sans que la perception soit dénaturée, sans qu’elle soit réduite à la sensation passive qui a lieu, par exemple, dans ces exercices de la contractilité organique comme est un battement du cœur. Ici on ne peut plus faire abstraction de la cause motrice individuelle ; on ne peut en convertir la notion singulière en une idée générale abstraite ; on n’a pas le droit de changer la valeur de mots tels que ceux d’attention, de rappel des idées, en leur faisant signifier, par une généralisation abusive, toute sensation devenue prépondérante par sa propre vivacité et indépendamment de la puissance qui la rend telle, toute modification reproduite spontanément et indépendamment de la force reproductrice : ce serait substituer au sens réel et métaphysique des termes un sens purement logique et artificiel. Ici donc ne vaut plus la méthode baconienne qui nous apprend il procéder de la connaissance des effets à celle des causes : dans l’effort volontaire, la perception de l’effet ne saurait être isolée du sentiment de la cause.

Ainsi Maine de Biran prépare l’établissement de sa doctrine par un examen tout à fait original de l’idée de cause. Il en dédouble l’usage en usage psychologique et en usage physique, mais de façon à montrer que c’est la causalité psychologique qui est réelle et individuelle, tandis que la causalité physique est générale et en quelque sorte purement symbolique.

Cependant toute la vie mentale de l’homme ne procède pas do la causalité du moi et n’est pas concentrée dans la puissance motrice volontaire ; elle est d’abord liée à des fonctions dont le jeu est réglé par l’état de l’organisme et par le rapport de l’organisme avec le monde extérieur, sans que le moi, sans que la personne proprement dite intervienne. Il y a en nous tout un ensemble de modifications qui sont simplement senties, des modifications que nous devenons, pour emprunter à Condillac une expression dont il n’a pas saisi toute la portée. Car c’est bien en effet par la sensation, comme l’a soutenu Condillac, que débute notre vie mentale ; mais cette sensation est pure sensation encore plus qu’il ne l’a imaginé : car, si cette sensation est sentie, elle est sentie absolument sans se rapporter à un moi. Il y a entre sentir et se connaître sentant une différence radicale qu’il a eu le tort d’effacer. Aussi, n’ayant pas saisi une dualité là où elle est déjà réellement, Condillac n’a décomposé ou recomposé la pensée que par un procédé logique et abstrait. C’est le même défaut, pour le service de doctrines contraires, que l’on trouve chez les métaphysiciens qui, admettant sous une forme ou sous une autre des idées innées, les rattachent d’une façon purement abstraite à la matière sensible de la connaissance. Mais l’on opère une décomposition réelle de la pensée quand on montre que l’union de ses éléments en suppose d’abord l’existence en quelque sorte originale et indépendante. S’il y a en effet des modes affectifs où le sentiment du moi et avec lui certaines formes consécutives de la perception n’entrent point, s’il y a une multitude de degrés selon lesquels l’affection sensitive puisse croître ou diminuer pendant que le sentiment du moi et de son identité s’avive ou s’affaiblit dans une proportion inverse, c’est qu’il y a dans notre esprit des produits composés dont les facteurs peuvent être saisis isolément. Et l’expérience nous montre qu’il en est ainsi. Ces deux sortes d’éléments primitifs, effort volontaire inséparable de la conscience du moi, affection résultant d’une disposition organique, l’un uniforme et permanent, l’autre multiple et variable, peuvent s’associer en des combinaisons tantôt plus intimes, tantôt plus accidentelles. D’où la possibilité de procéder, soit par analyse en dissociant dans un composé donné ces deux éléments, soit par synthèse en reconstituant avec ces éléments les types du composé. Mais, dans ce dernier cas, il faut bien se garder de substituer aux éléments réels et observables des éléments abstraits et hypothétiques.

Il y a dans l’homme une vie affective sans conscience, c’est-à-dire sans attribution au moi. Et Maine de Biran s’est appliqué à montrer la réalité des états qui constituent cette vie.

On trouve déjà des états de ce genre jusque dans les sensations de nos sens externes. Les Mémoires sur l’Habitude avaient précisément expliqué comment ce qu’on appelle la sensation, réputée simple par les philosophes depuis Locke, se résout, par une analyse vraie, en deux parties : l’une qui affecte sans représenter, l’autre qui représente sans affecter. Maine de Biran rappelle donc tous les éléments affectifs qui entrent non seulement dans les sensations d’odorat et de goût où ils sont prédominants, mais encore dans les sensations auditives, visuelles et tactiles. Outre ces éléments affectifs compris dans chacun de nos sens externes, il y a aussi pour nous un état affectif général qui précède toutes les modifications causées par les impressions quelles qu’elles soient, externes ou internes ; et cet état, selon les modifications qu’il reçoit, devient agréable ou pénible et détermine des mouvements de réaction en conséquence. Ce sont aussi ces affections immédiates qui forment les instincts dont la puissance aveugle embrasse toute la vie animale ; ce sont elles aussi qui engendrent ces passions locales, partielles, ces appétits brusques d’un organe particulier qui se fait dominateur et qui provoque sans le moi toute une série de mouvements automatiques. Par elles s’expliquent ces variations perpétuelles de notre vie sensitive qui tiennent à l’âge, à la saison, à l’heure du jour. De telles dispositions affectives, en associant leurs effets inaperçus à l’exercice des sens extérieurs et de la pensée même, imprègnent les êtres et les choses de couleurs qui semblent leur appartenir. Il y a là un phénomène, comme dit Biran, de réfraction morale. C’est la réfraction morale qui nous montre la nature tantôt sous un aspect riant et gracieux, tantôt couverte d’un voile funèbre, qui nous fait trouver dans les mêmes objets tantôt des motifs d’espérance et d’amour, tantôt des sujets de haine et de crainte.

L’existence des états affectifs et leur indépendance à l’égard du moi permettent de rendre compte non seulement d’une partie de ce que nous sommes pendant la veille ou dans la vie normale, mais encore du sommeil, des rêves, des phénomènes de léthargie, de catalepsie, d’extase, du somnambulisme, de l’aliénation mentale.

Certes ces états affectifs enveloppent un sentiment immédiat d’eux-mêmes, et à ce titre ils ne sont pas purement organiques. Mais il y aurait un abus de langage à les déclarer proprement conscients, alors que la conscience suppose la distinction du sujet et de l’objet et que dans ces états sujet et objet sont confondus. Pour cette doctrine des perceptions obscures, Maine de Biran reconnaît qu’il a eu Leibniz comme précurseur. Il y a cependant une grande différence entre les deux doctrines. La doctrine leibnizienne est originairement liée à des considérations tirées des conditions de la connaissance, des exigences de la loi de continuité, de la nécessité de faire varier par d’insensibles degrés l’expression d’un même univers dans des monades harmoniquement unies entre elles et cependant essentiellement discernables : les vues psychologiques liées à la doctrine n’en sont que des applications plus ou moins secondaires. Enfin la doctrine a un caractère intellectualiste : les perceptions obscures, elles aussi, représentent l’univers. La doctrine biranienne a été au contraire directement constituée par l’explication de la nature humaine, et c’est une conception dualiste qu’elle soutient ; le moi peut s’unir aux affections, mais il en est profondément distinct, et il faut même se bien garder de confondre avec des états affectifs des modes de l’activité personnelle obscurcis par l’habitude. La notion de la vie affective chez Maine de Biran est très voisine de celle que M. Pierre Janet a essaye d’établir expérimentalement sous le titre d’automatisme psychologique.

L’autre élément de la vie mentale, celui qui constitue à vrai dire le moi et la personne, est l’effort moteur volontaire. Cette théorie de l’effort moteur volontaire se trouve déjà avec sa prépondérance, sinon avec toute la signification qu’elle a acquise par la suite, dans les Mémoires sur l’Habitude. Elle y est nettement liée à la distinction fondamentale des facultés sensitives et des facultés perceptives ; elle y manifeste l’équivalence des mots effort moteur, volonté, moi, et l’identité réelle de ce que ces mots expriment. Mais dans les Mémoires sur l’Habitude, cette théorie s’exprimait d’ordinaire par des formules physiologiques ; or si ces formules physiologiques n’ont pas pour Maine de Biran cessé d’être exactes en général, elles n’ont plus à ses yeux qu’une signification symbolique ; c’est-à-dire qu’elles deviendraient fausses si elles prétendaient fournir le contenu essentiel de l’idée du sujet qui fait effort ; cette idée est, comme dit Biran, une idée avant tout réflectible qui ne peut se déterminer proprement que par ce retour sur nous-mêmes qu’est l’observation intérieure ; elle ne saurait désigner une propriété générale objective, mais une action essentiellement individuelle, inséparable de la conscience qu’elle constitue. Il suit de là que l’effort moteur est saisi par une aperception immédiate interne dont les données ont un sens original et contre laquelle on ne saurait jamais retourner les traductions extérieures plus ou moins utiles à employer. Précédemment Maine de Biran avait, sous l’influence de la physiologie, libéré l’observation intérieure de la tyrannie étroite des formes logiques et verbales ; maintenant, contre la physiologie, ou du moins contre certaines de ses prétentions, il revendique les droits d’une observation intérieure plus profonde, atteignant par réflexion le sujet individuel dans l’acte qui le manifeste à lui-même et conférant à ce qu’elle découvre une valeur de vérité qui ne se mesure pas à quoi que ce soit d’externe, mais qui au contraire sert de mesure. Or la conscience fait ressortir la connexion de la volonté, de l’effort moteur et du moi selon un mode original qui ne se laisse ni méconnaître, ni défigurer. Car supposons que l’organe musculaire soit excité par une cause étrangère ou par un stimulus susceptible de mettre en jeu cette propriété vitale que les physiologistes appellent irritabilité ou contractilité organique sensible ; ou encore supposons qu’une partie mobile soit remuée, soulevée ou vigoureusement agitée par une force intérieure, il résultera bien de là une impression particulière que l’on peut appeler sensation de mouvement, mais qui ne saurait se confondre avec ce mode de notre activité que nous spécifions sous le titre d’effort voulu. Cet effort comprend indissolublement la détermination motrice et la résistance, et, s’il emporte la conscience d’être la cause de la sensation musculaire, il ne l’emporte pleinement que tout autant que cette sensation lui renvoie en quelque sorte le témoignage de son action. Autrement dit la conscience de l’effort ne permet pas de décomposer abstraitement les deux termes qu’elle comprend et le rapport de ces deux termes.

Original par ses caractères, l’effort moteur volontaire est encore original par la façon dont il se produit. De très bonne heure Maine de Biran a été préoccupé de cette difficulté : l’effort suppose une connaissance préalable du pouvoir dont on dispose, et d’autre part c’est de l’effort exercé que dérive cette connaissance. Maine de Biran, pour approcher de la solution de cette difficulté, avait montré qu’il y a une progression de la vie animale qui fait que des mouvements, d’abord accomplis sous l’empire de l’instinct, du besoin et du désir, se dégagent des impressions sensibles pour se rendre perceptibles et se produire d’eux-mêmes. C’est là au reste un effet des lois de l’habitude : l’habitude, émoussant les éléments affectifs des mouvements, fait que ces mouvements se répètent de plus en plus d’eux-mêmes, avec une précision croissante. Or si la spontanéité de ces mouvements n’est pas la puissance de l’effort, elle le précède immédiatement et l’avertit de ce qui peut aussi bien être fait par elle. Mais Maine de Biran reconnaît par endroits que le passage des mouvements même spontanés à l’exercice de la puissance individuelle de l’effort ne peut s’expliquer absolument, et par suite que cette puissance ne dérive que d’elle le genre comme le moment de son action.

Ce qui caractérise cette puissance d’agir, c’est la liberté, liberté qu’il est aisé de définir en observant la différence qui existe entre la volonté et le désir, la volonté n’intervenant souvent que pour contredire le désir. En tout cas, attestée par la conscience, cette liberté ne saurait être invalidée par aucun des arguments qui font appel aux conditions ou aux exigences d’une connaissance objective. C’est de tels arguments qu’usent Malebranche et Hume pour contester le pouvoir causal du moi. Ils se placent dans l’absolu pour juger de ce qui est relatif ; ils se mettent hors du moi pour juger ce qu’est ou ce que fait le moi. C’est à ce renversement illégitime de position qu’il faut mettre fin : pour ce qui est de la vie psychologique, il faut revendiquer nettement la primauté de la conscience sur la connaissance objective.

Les deux éléments extrêmes de la vie mentale étant ainsi dégagés dans la réalité, il sera possible de montrer comment cette vie se compose par la présence et la combinaison de ces éléments. Maine de Biran part de là pour distinguer plusieurs systèmes dans les opérations de l’être humain. Dans l’Essai sur les fondements de la Psychologie, il en admet quatre : 1o le système affectif ou sensitif simple ; 2o le système sensitif composé ; 3o le système perceptif actif ; 4o le système réflexif. Ces systèmes se constituent et se succèdent dans un ordre ascendant selon que le moi ne prend pas part ou prend une part de plus en plus importante aux modes de la vie mentale.

Ainsi l’effort moteur volontaire est le fait primitif duquel doit dériver la vie humaine : fait primitif ou, comme disait Descartes, vérité première. Et certes, il est à l’honneur de Descartes d’avoir appris à l’esprit humain à se replier sur lui-même et à reconnaître que l’existence individuelle est identique à la conscience d’elle-même. Malheureusement il n’a pas vu que ce fait exprimait essentiellement une relation. Il a réduit cette relation à un seul terme, le Je du Je pense et il a érigé le Je en substance. Alors que dans le Cogito il saisissait seulement ce qu’il était pour lui-même, il a prétendu en tirer l’affirmation d’une existence en soi. Il faut rester dans l’ordre de la relation où se trouve le moi qui veut, qui fait effort, et qui ne peut vouloir et faire effort qu’en n’étant pas en soi, qu’en s’appliquant à un terme de résistance.

Au fait primitif nous devons donc la connaissance de notre propre corps en même temps que celle de notre moi. Or dans cette connaissance de notre moi sont enveloppées toutes les notions premières ou originales d’être, de substance, de force ou de cause, d’unité, d’identité : notions que les modernes idéologues rangent sous le titre commun et vague d’abstractions, qu’ils confondent ainsi avec des qualités ou des propriétés abstraites qui servent de titre à des idées de genres et d’espèces, alors que celles-ci sont artificielles, ne sont que des signes et des moyens pour la science, tandis que ces notions sont naturelles, sont à l’origine même de la science et constituent des conditions de toute pensée. Les métaphysiciens, comme Descartes et Leibniz, ont bien mis en lumière le caractère de ces notions premières et régulatrices : mais, en les supposant innées, ils en ont méconnu l’origine. « La supposition de quelque chose d’inné est la mort de l’analyse ; c’est le coup de désespoir du philosophe qui, sentant qu’il ne peut remonter plus haut et que la chaîne des faits est prête à lui échapper, se résout à la laisser flotter dans le vide. » (Essai sur les fondements de la Psychologie, t. I, p. 247.) Sans doute il est impossible de ne pas se fixer tôt ou tard à un terme d’arrêt ; mais il faut du moins reculer ce terme le plus possible et mettre tout à fait à la fin ce que trop souvent les philosophes ont mis au commencement. Or, avant le moi et sans lui, il n’y a point de connaissance actuelle ni possible. Tout doit donc dériver de cette source première, ou tout doit venir s’y rattacher. S’il suffit de regarder en nous-mêmes pour avoir l’idée de l’être, de la substance, de la cause, de l’un, chacune de ces idées a son origine dans le sentiment du moi. Généralisée dans l’expression, présentée sous plusieurs faces dans les formes variées du langage, elle doit pouvoir être ramenée au type individuel qu’elle conserve dans le sens intime. Toutes les idées prétendues innées ne sont que le fait primitif de la conscience, analysé et exprimé dans ses divers caractères.

Mais cette solution devait bientôt faire réfléchir Maine de Biran par ce qu’elle avait d’incomplet : tenant originairement au moi, comment ces notions pouvaient-elles être rendues universelles et de quel droit pouvaient-elles s’appliquer à des objets ? Ce fut sans doute vers 1814 que Maine de Biran opéra une conversion dont les effets les plus visibles se trouvent dans son écrit sur les Rapports des sciences naturelles avec la Psychologie publié par M. Bertrand. Là il notait l’impossibilité qu’il y a à faire dépendre des vérités universelles et nécessaires de la connaissance du fait primitif. « Il ne faut pas dire que nous formons les propositions universelles (qui emportent avec elles un caractère de nécessité absolue) de la connaissance des particulières, mais au contraire que nous n’ajoutons le caractère universel à des propositions individuelles ou particulières qu’autant que cet universel est donné indépendamment d’elles en vertu d’un principe antérieur de croyance inhérent à notre nature. » (P. 200.) La faculté de l’universel et de l’absolu n’entre pas en conflit avec les connaissances dues au fait primitif, connaissances relatives, parce qu’elle est une faculté de croire, non de connaître, et, en tout cas, dans la mesure où elle conduit à une connaissance, une faculté de connaître indéterminée. Nous sommes par exemple obligés de croire que l’âme existe avant et afin de se manifester comme moi, mais cette affirmation de l’âme n’ajoute et ne retranche rien à la connaissance que nous avons de notre moi. Nous sommes obligés de croire à la substantialité des corps pour que notre connaissance objective de leurs propriétés porte sur un monde durable : mais, s’il nous est par là naturel de concevoir les êtres du monde extérieur sur le modèle de celui que nous saisissons en nous, c’est-à-dire comme des êtres simples, nous ne pouvons que les croire tels, et jamais nous ne pouvons par la connaissance les saisir tels. Cette solution du problème de la raison dépend d’un postulat de la pensée de Maine de Biran, à savoir que l’objectivité de la connaissance ne peut être définie en termes de relation et suppose l’objectivité de l’existence : il mitige par là la conception de l’intelligibilité des rapports par laquelle le rationalisme a tenté de corriger le subjectivisme.

Cet effort de Maine de Biran pour dépasser dans l’ordre simplement théorique le pur fait de conscience, pour compléter le système de la connaissance par le système de la croyance s’est combiné, à partir d’un certain moment, avec des préoccupations et des dispositions religieuses qui le portaient à ne plus se contenter pour l’homme de la vie purement humaine. De l’éducation que lui avaient donnée les Pères Doctrinaires de Périgueux il ne paraît pas avoir gardé longtemps la fidélité de pratique et de croyance. Au moment où il se rapproche intellectuellement des idéologues, il semble partager leurs préventions contre toute foi religieuse positive. Pendant qu’il constitue sa doctrine de l’effort et du fait primitif, il ne rencontre pas le problème religieux, et il semble n’en avoir aucun souci. Une certaine doctrine de la vie morale lui paraît correspondre assez bien à ses doctrines théoriques par la prédominance qu’elle accorde à la volonté sur les suggestions de la sensibilité : c’est le stoïcisme. Mais le stoïcisme bientôt ne répond plus aux préoccupations de son âme : ces préoccupations furent, sinon éveillées, du moins singulièrement avivées par les événements de 1815 qui suivirent le retour de l’île d’Elbe. Se repliant encore plus sur lui-même, Maine de Biran éprouvait qu’il ne pouvait trouver en lui seul le soutien de sa vie instable. Dès lors il cherche Dieu, le Dieu du Christianisme, non par un raisonnement dialectique, mais par un besoin de son âme : il le cherche à travers des vicissitudes diverses dont le Journal intime est la confidence émouvante. Tantôt il se sent relevé par le stoïcisme, qui montre mieux l’importance de la causalité personnelle ; tantôt, sentant l’insuffisance d’un effort qui n’est soutenu par rien de supérieur, qui au surplus a toujours à compter avec une sensibilité qui lui est opposée, il éprouve le besoin de plus en plus vif de la grâce, de la grâce sollicitée, obtenue par la prière. Finalement c’est au Dieu du Christianisme qu’il tendra toujours, jusqu’au terme de sa vie, par une aspiration de plus en plus vive.

Cette expérience personnelle, il reste à l’interpréter philosophiquement, et Maine de Biran s’y est appliqué dans ses Essais d’Anthropologie restés inachevés. La faculté de croire à laquelle il avait eu recours restait trop indéterminée. Ce qui doit produire en nous la paix, la sérénité, ce qui doit nous communiquer la puissance ne peut rester aussi formel, aussi dépourvu de contenu. La faculté de croire devient donc une faculté de saisir l’Infini, Dieu : faculté dans laquelle il entre de l’intuition, de la pensée, du sentiment. Elle n’est rien de proprement actif : elle est réceptive à l’égard de son objet. Et ce qui fait qu’elle est surtout comparable au sentiment, c’est que le beau, le bon, l’infini, Dieu, auxquels elle s’attache, elle les saisit non comme des notions à l’aide de l’entendement, mais comme des vérités qui s’approprient à sa nature. D’où une vie supérieure, la vie de l’esprit, qui s’ajoute à cette vie humaine et à cette vie animale que Biran avait déjà distinguées. L’homme est intermédiaire entre Dieu et la nature ; il tient à Dieu par son esprit et à la nature par ses sens. Il peut s’identifier avec celle-ci, en y laissant absorber son moi, en s’abandonnant à toutes les impulsions sensibles. Il peut aussi jusqu’à un certain point s’identifier avec Dieu par l’exercice de cette faculté supérieure dont nous venons de parler, que le Platonisme a déjà distinguée et que le Christianisme a achevé de caractériser. Le dernier degré d’abaissement pour l’homme comme le plus haut degré d’élévation se trouve lié à deux états où l’âme perd également sa personnalité : mais dans l’un c’est pour s’anéantir dans la créature, dans l’autre c’est pour se perdre on Dieu. De plus l’état intermédiaire est indispensable à constituer pour que l’homme se sacrifie et s’abandonne : mais, quand la personnalité est acquise, on voit apparaître l’idée d’une fin plus haute que celle qui peut être conçue par l’esprit. Pour connaître il faut que le moi soit présent à lui-même et y rapporte tout le reste pour aimer il faut que le moi s’oublie et se rapporte à l’Être parfait qui est sa fin. Le rapport de cette conception des trois vies chez Maine de Biran avec la doctrine des trois ordres chez Pascal est manifeste et doit être retenu comme le principe d’un rapprochement légitime de leur pensée.

Envisagée dans son ensemble, la philosophie de Maine de Biran apparaît comme incomplète, au moins dans ce sens que les questions n’y sont pas toutes traitées avec netteté et pour elles-mêmes. Mais c’est une philosophie riche et féconde dont le principal caractère est d’avoir donné au spiritualisme sa signification profonde en le constituant comme doctrine de la conscience sans avoir cependant négligé les influences infra-conscientes et supra-conscientes auxquelles le moi a rapport. Elle se présente à nous comme un réalisme qui, fortement appuyé sur les données du sens interne, a pour double conséquence d’exclure le matérialisme et de limiter l’idéalisme. Ce qui est le réel par excellence, ce qui ne pourra jamais être qualifié de pure apparence, c’est ce que la réflexion nous découvre au dedans de nous-même. Purement psychologique à son point de départ, cette réflexion apparaît de plus en plus dans le développement de la pensée biranienne comme douée d’une puissance proprement métaphysique. Ou bien nous ne connaissons rien, ou bien ce que nous connaissons, c’est par elle que nous en prenons connaissance. La philosophie de Descartes et de Malebranche était fondée tout entière sur l’opposition abstraite et sur la dualité irréductible de l’esprit et de la matière. Maine de Biran transpose ce dualisme en le ramenant à la donnée intérieure du conflit qui surgit entre les deux termes dont l’effort moteur révèle l’existence et qui sont la condition même de la constitution progressive du moi. Là est la vraie force et l’originalité supérieure du biranisme. Il représente une tentative d’une portée considérable et d’une efficacité réelle pour fonder cette philosophie concrète qui doit être le dernier mot de la philosophie.