La Philosophie française (Delbos)/Chapitre XIV
CHAPITRE XIV
SAINT-SIMON ET AUGUSTE COMTE[1]
L’apparition du positivisme semble devoir être rapportée aux mêmes raisons qui ont suscité le mouvement d’idées représenté par de Donald et par de Maistre. D’un côté comme de l’autre, ce qui domine les esprits et ce qui inspire les doctrines, c’est l’impression très forte que la société française ou même européenne se trouve en présence de ruines accumulées par la Révolution, laquelle est elle-même considérée comme l’aboutissement d’un long travail de décomposition ; c’est le vif sentiment de la nécessité qui s’impose d’accomplir une œuvre de réorganisation ; c’est enfin la conviction que cet effort de reconstruction ne sera efficace et ne produira des résultats durables que s’il tend à fonder un ordre véritablement social dont les principes constitutifs seront soustraits à l’action dissolvante de la critique individuelle. Seulement, tandis que les traditionalistes cherchaient la solution du problème ainsi posé dans une restauration intégrale du catholicisme envisagé tout ensemble comme une foi surnaturelle et comme une organisation puissante, les hommes qui furent les promoteurs de la thèse positiviste prétendaient ne retenir du modèle fourni par le passé historique de l’Église que les éléments temporels et les formes extérieures, en rejetant comme vaines et périmées les données dogmatiques et les préoccupations supra-terrestres.
I
SAINT-SIMON
Au premier rang de ceux qui apportent ainsi à la société la bonne nouvelle est le comte Henri de Saint-Simon (1760-1825). Cet arrière-cousin du fameux duc remplace la vanité des titres nobiliaires auxquels il a un jour pompeusement renoncé par l’orgueil de la mission dont il se juge investi. Pendant un temps il mène de front le trafic, les voyages, les amusements et l’étude, d’ailleurs superficielle, des sciences ; il se lance dans toutes sortes d’aventures qu’il décore ensuite du nom plus honorable d’« expériences ». Il est aventurier dans sa pensée comme dans sa vie. Avec certaines idées fixes, il a une mobilité passionnée d’intelligence qui lui fait accepter successivement sans scrupules tout ce qui peut donner corps et succès à ces idées. Il est à la fois opiniâtre et indiscipliné. Il n’a pour contenir sa fougue de généralisation ni connaissances précises dans le détail, ni souci de preuves rigoureuses. Non qu’il construise absolument dans l’abstrait ; c’est à partir de faits que le plus souvent raisonne, et à partir de faits dont il devine parfois avec autant de sagacité que de promptitude l’importance jusqu’alors inaperçue ; mais la notion juste de ces faits s’altère vite en se laissant absorber par son rêve systématique. Il abonde donc en vues à demi profondes et à demi chimériques qui tiennent en outre du sentiment prophétique dont elles sont les éclats et de la forme impérieuse qu’elles prennent une singulière puissance de susciter à ce moment les enthousiasmes et les adhésions. De fait, il se trouva pour vénérer en lui le Révélateur et pour développer son œuvre un groupe d’hommes qui n’étaient certes pas des hommes médiocres, qui mêlèrent comme lui et plus que lui à des illuminations étranges et à des attitudes excentriques quelques beaux élans de volonté et une perception extrêmement ingénieuse de certains moyens très positifs de progrès économique et social.
Pour composer sa doctrine, Saint-Simon prend de toute main, sauf à arranger à sa guise ce qu’il prend. Par lui-même il avait déjà vu dans la science le grand instrument de la réorganisation sociale ; mais c’est à un médecin peu connu, le docteur Burdin, qu’il a dû, de son propre aveu, certaines de ses conceptions sur le développement des sciences et sur leur rapport actuel avec la religion ; et ce sont précisément des conceptions qui par Saint-Simon étaient destinées à atteindre l’esprit d’Auguste Comte. Les sciences, déclarait Burdin, ont passé de l’état conjectural à l’état positif, et cela, dans l’ordre marqué par la complication croissante des faits qu’elles étudient : l’astronomie d’abord, puis la chimie. Que maintenant la physiologie soit constituée comme elle devient de plus en plus capable de l’être : et l’on aura la science positive de la nature humaine. Par quoi une morale et une politique positives seront rendues possibles à leur tour. La philosophie qui a participé du caractère conjectural des sciences participera également de leur caractère positif : elle sera la science générale, dont les sciences particulières seront les divisions. Du même coup, le système religieux sera renouvelé ; car toute religion repose sur le système scientifique et varie comme lui ; le clergé sera désormais un corps de savants.
De ces vues de Burdin, c’étaient les chimères qui se rapportaient le plus directement au grand dessein qu’avait Saint-Simon et qu’il dévoilait, parmi nombre d’idées confuses, dans son premier ouvrage, les Lettres d’un habitant de Genève (1803) ; ce dessein était de fonder un nouveau pouvoir spirituel. Une société, pensait-il, ne peut subsister sans une autorité reconnue de tous, qui fasse l’unité des consciences. Or l’Église romaine, qui a eu autrefois cette autorité, ne peut plus aujourd’hui l’exercer, parce qu’elle n’a pas pour elle la supériorité de la science. C’est pourquoi la direction de l’humanité doit être confiée à un magistère de savants et d’artistes, élus par de libres souscripteurs qui leur assureront une existence indépendante de tout souci matériel et de toute influence politique. Ce sera le « Conseil de Newton », ainsi appelé parce qu’il aura à comprendre dans tout son sens la loi de la gravitation, c’est-à-dire à en déduire les phénomènes moraux aussi bien que les phénomènes physiques.
Cette façon de généraliser le concept newtonien, en désaccord, semble-t-il, avec les idées beaucoup plus circonspectes de Burdin et avec ses protestations contre la prééminence usurpée par les sciences mathématiques sur la science de l’homme, répondait en retour au plan qu’avait Saint-Simon de restaurer l’esprit de synthèse dans la science comme l’esprit d’ordre dans la société. Il expose la nécessité de cette restauration dans son Introduction aux travaux scientifiques du dix-neuvième siècle (1807-1808) ; ouvrage à peine ébauché, dans lequel des intuitions pénétrantes s’allient à des remarques obscures et à des tentatives d’explication presque puériles. C’est, selon Saint-Simon, la grande gloire de Descartes, que d’avoir constitué par une méthode a priori une théorie mécaniste de l’univers et d’avoir fait triompher le libre examen sur la théologie. Après lui, il a fallu employer la méthode a posteriori pour acquérir les connaissances particulières dont il avait trop manqué ; et c’est ce qu’ont fait avec bonheur Newton et Locke, l’un pour les phénomènes physiques, l’autre pour les phénomènes moraux. Mais si utilement que Newton ait été continué par Lagrange et Laplace, Locke par Condillac et Condorcet, il est urgent de se replacer au point de vue synthétique, et notamment d’expliquer par la gravitation les opérations de la vie et de la pensée. Le « physicisme » est le vrai ; et c’est lui qui doit préparer la foi de l’avenir. Mais dans la période de transition nécessairement longue qui précédera l’universelle propagation de cette foi, le physicisme devra respecter les croyances religieuses communes, et, tandis qu’il se proposera dans sa pureté aux gens instruits, il veillera à se présenter à la foule sous une forme déiste. Du reste dans la société il faut, autant que possible, innover sans détruire.
Bien des fantaisies pseudo-scientifiques de Saint-Simon se retrouvent encore dans son Mémoire sur la science de l’homme (1813) ; elles s’y mêlent au rappel des vues de Burdin et à une esquisse de ce qui sera plus tard présenté par Comte sous le nom de loi des trois états : loi que du reste Turgot avait entrevue, mais en ne l’appliquant qu’aux problèmes qui relèvent des connaissances positives. Saint-Simon estime que l’histoire de l’intelligence humaine représente toutes les autres formes de progrès, et il la divise en trois périodes : l’une conjecturale qui va du polythéisme au déisme ; l’autre mi-conjecturale mi-positive, qui va de la conception d’une cause invisible et animée à celle d’une pluralité de lois ; la dernière positive, qui ne fait que commencer et qui va à l’explication de l’univers par une loi unique. Ce sont ces considérations et des considérations analogues sur le développement de l’humanité qui constituent la partie de beaucoup la plus intéressante de ce mémoire ; sous l’influence de Condorcet, Saint-Simon estime que la conception du progrès de l’espèce humaine établit un rapport nécessaire entre la prévision de son avenir et la connaissance de son passé ; par là se trouvent réhabilités beaucoup plus que ne l’avait voulu Condorcet les états antérieurs de l’humanité : Saint-Simon insiste en particulier sur l’importance et la bienfaisance du moyen âge comme époque d’organisation.
La préoccupation sociale domine bientôt chez Saint-Simon et finit même par rejeter la préoccupation scientifique. Il ne veut plus seulement « systématiser », il veut encore « réaliser ». Le rétablissement de la paix après Waterloo allait donner à l’activité industrielle un merveilleux essor : incité par la lecture ou la fréquentation des économistes, Saint-Simon voit maintenant dans l’industrie le pouvoir temporel qui doit hériter de la féodalité comme il avait vu dans la science générale le pouvoir spirituel qui doit hériter de la religion et de la métaphysique. Il prend pour devise : Tout par l’industrie et tout pour elle. Ce ne sont pas les gouvernants officiels, ce sont les industriels, qui détiennent la véritable puissance ; il faut que la société reçoive l’organisation la plus favorable à l’industrie. Voilà désormais le grand motif inspirateur des idées et des plans de réforme qu’il expose dans des recueils successifs, l’Industrie (1817-1818), la Politique (1819), l’Organisateur (1819-1820), le Système industriel (1821-1822), le Catéchisme des industriels (1822-1824), avec des collaborateurs tels qu’Augustin Thierry et Auguste Comte, mais qui après un temps plus ou moins long se séparent de lui. Les industriels doivent donc avoir le pouvoir politique comme ils ont en fait le pouvoir social : par moment Saint-Simon paraît abaisser ou négliger quelque peu le pouvoir spirituel ; il le maintient cependant toujours, sauf à le constituer diversement, et il ne tarde guère à le rehausser de nouveau : il semble surtout tenir à ce que la distinction soit bien observée entre les deux pouvoirs ; car un corps scientifique administrant deviendrait inévitablement « métaphysicien, astucieux et despote ».
Sur la nature du régime industriel qu’il veut instaurer Saint-Simon n’est point très précis ni toujours d’accord avec lui-même. Après avoir pris les industriels pour une sorte d’aristocratie des travailleurs, il finit par appeler tout travailleur du nom d’industriel, et même, sous l’influence du sentiment démocratique qui se développe en lui, il regarde les « prolétaires » comme aussi aptes que les autres à bien administrer des propriétés. On a signalé en lui un précurseur du socialisme : précurseur, certes oui, par le vœu qu’il exprime de voir l’organisation de la société se calquer sur celle de l’atelier, le gouvernement économique se substituer au gouvernement politique et l’administration des choses à l’autorité sur les hommes ; mais socialiste déjà lui-même, non point. S’il a posé en principe que la propriété se justifie uniquement par l’intérêt commun et doit être constituée en vue de la plus grande utilité sociale, s’il a cru que le régime de la propriété pouvait varier selon les temps et les idées, s’il a même proposé des réformes assez profondes du régime de la propriété foncière, il ne paraît pas avoir cessé de regarder le capital comme une « mise sociale » donnant droit à rémunération.
D’une façon plus générale, il est opposé à la conception libérale de la société et du gouvernement, conception qui n’a à ses yeux qu’un caractère critique, qui méconnaît en théorie autant qu’elle est incapable d’organiser en pratique l’action de la collectivité sur les individus. Dans cette opposition à l’individualisme et au libéralisme Saint-Simon se rencontre avec les traditionalistes : il les loue, en particulier de Bonald, d’avoir eu le sentiment de l’unité systématique et de s’être laissé inspirer par ce sentiment dans leur plan de reconstitution sociale ; il leur reproche par contre d’avoir voulu ramener le monde à la féodalité et d’avoir fermé les yeux aux conditions nouvelles que l’avènement de l’industrie fait au pouvoir ; il leur reproche aussi d’avoir assujetti leurs conceptions sociales à des vues religieuses.
Cependant Saint-Simon avait dû s’avouer à lui-même que la raison et l’intérêt ne suffisent point, qu’ils réclament le concours du sentiment pour produire les grands changements sociaux. Ce n’est pas assez de concevoir que tout homme doit travailler, et travailler pour l’humanité, que le dévouement à l’intérêt commun est la véritable façon de satisfaire à l’intérêt particulier : encore faut-il que les volontés consentent pleinement à cette obligation ; et comment le feraient-elles mieux qu’en s’inspirant du précepte divin : tous les hommes doivent se regarder comme des frères, s’aimer et se secourir les uns les autres ? En 1821, Saint-Simon faisait suivre la première partie de son Système industriel d’un Appel aux philanthropes, dans lequel il demandait que le pouvoir temporel fût organisé conformément à ce précepte. Désormais, il insiste de plus en plus sur la puissance bienfaisante du sentiment, qu’il identifie volontiers avec l’inspiration religieuse. Dans le quatrième cahier du Catéchisme industriel (1824), il élargit sa notion du pouvoir spirituel de façon à établir, outre une Académie des Raisonnements, une Académie des Sentiments. Enfin, il finit par expliquer le rôle qu’il attribue à la Religion dans son dernier livre, le Nouveau Christianisme (1825).
Il pose là comme maxime fondamentale la parole de saint Paul : « Celui qui aime les autres a accompli la loi. » Il estime seulement que l’ancien Christianisme n’avait fait de l’amour du prochain que la règle de la morale individuelle : le Nouveau Christianisme en fait le principe de la vie sociale : toute la société doit travailler à l’amélioration physique et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. À l’heure actuelle, catholiques et protestants dénaturent le Christianisme et sont véritablement des hérétiques, les premiers parce qu’ils associent la morale chrétienne à une organisation sociale imparfaite, les seconds parce qu’ils la mettent en dehors de toute organisation sociale. Le Nouveau Christianisme doit embrasser dans son unité plus compréhensive deux manifestations de la vie dont une seule a été sanctifiée par les Pères de l’Église. Saint-Simon, tout en déclarant maintenant qu’il croit en Dieu, qu’il croit à l’origine divine de la religion chrétienne, adhère moins dans le fond à la vérité intrinsèque qu’à la force sociale du Christianisme : il ramène le dogme et le culte à des commentaires ou à des moyens d’évocation des sentiments philanthropiques ; au peu de théologie qu’il garde çà et là, il ne donne guère qu’un sens symbolique et vague ; et il est bien près de confondre ce qu’il appelle la divinité du Christianisme avec ce qu’il appelle également la divinité de sa mission.
Il a deviné le positivisme et le socialisme ; il n’a exactement constitué ni l’un ni l’autre. À sa pensée trop flottante et scientifiquement trop peu substantielle, il n’a pu enchaîner un esprit tel que celui d’Auguste Comte, peu fait au surplus pour se soumettre. En revanche, par son ascendant personnel, par sa poursuite ardente du salut de l’humanité, par son réalisme et son mysticisme mêlés, il s’est suscité des disciples qui ont tenu à honneur d’enseigner en son nom les théories par lesquelles ils développaient ses idées, c’est-à-dire plus d’une fois les transformaient profondément. Olinde et Eugène Rodrigues, Enfantin, Bazard, pour ne nommer que les principaux, non seulement établirent les articles de la doctrine, mais encore s’en firent les apôtres, ces deux derniers même officiellement les pontifes ; car la doctrine affecta vite la forme d’une Religion, avec une hiérarchie, un culte, des prédications, des retraites, des fondations d’églises ; elle fut divisée par le schisme et atteinte par la persécution ; dans cette manifestation extérieure, elle apparut, selon les esprits qui l’envisageaient, comme un principe d’enthousiasme, ou un sujet de raillerie, ou une cause de scandale.
C’est comme doctrine sociale qu’elle eut incontestablement la plus sérieuse signification. Elle tourna nettement vers le socialisme l’industrialisme de Saint-Simon. Elle promulgua cette règle de la société nouvelle : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. La capacité et les œuvres ont seules le droit d’être rémunérées. D’où l’injustice de la propriété privée qui comporte un revenu sans travail, par suite une exploitation de l’homme par l’homme. Les fonds de terre et les capitaux ne sont essentiellement que des instruments de travail. Il est donc déjà inique que pour user de ces instruments l’ouvrier doive abandonner une partie de ce qu’il produit ; mais en outre il est extrêmement désavantageux que le dépôt et l’emploi de ces instruments soient livrés au hasard de la naissance et des circonstances au lieu d’être réglés selon les meilleurs intérêts de la production ; ils doivent donc être retirés des mains des individus pour passer dans la possession et la gestion de l’État. Raisons de justice et raisons d’utilité sociale condamnent la propriété privée ; de plus, l’évolution nécessaire de l’humanité, telle que la comprennent la philosophie et l’histoire, en prépare dès maintenant la suppression.
Toutefois, la société future ne pourra pleinement s’établir sans l’unité d’action et do pensée que seule engendre une croyance religieuse commune. L’irréligion n’est qu’un état de crise, qui dénonce simplement la caducité d’une forme de religion antérieure, mais qui ne saurait se convertir en un état définitif. Une religion nouvelle va apparaître, qui à la fois dominera le nouveau régime social et en dépendra. Elle pourra se rattacher au Christianisme par certaines de ses tendances ; mais elle n’en sera pas une restauration pure et simple. C’est que le Christianisme repose sur le dualisme : au nom d’un Dieu tout esprit, il a frappé la chair d’un injuste anathème ; il a tenu partialement en mépris les occupations se rapportant aux choses matérielles. Ce discrédit du corps et de l’industrie doit prendre fin. La Religion saint-simonienne, pour échapper au dualisme, énonce des dogmes panthéistiques, qui par ailleurs s’accordent à merveille avec l’optimisme historique de l’École : Dieu est un ; Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui ; tout est par lui ; Dieu, c’est l’Être infini, c’est l’Amour infini qui se manifeste comme esprit et comme matière, comme intelligence et comme force, comme sagesse et comme beauté. La Religion unit l’industrie et la science, comme l’Amour unit l’esprit et la matière. La vie éternelle que possède sur la terre même chaque homme est une vie qui se perpétue dans la pensée et l’amour de ses semblables. Seulement de ces généralités philosophiques encore assez hautes le Saint-Simonisme finit par descendre à mainte excentricité et à mainte aberration morale.
Il pouvait pourtant se flatter avec quelque raison d’avoir défendu contre « le rire voltairien » bien des choses sacrées. Il répondit certainement en principe à une inspiration généreuse, et il fut soulevé au-dessus des opinions banales par une conscience vive et active des problèmes enveloppés dans la vie sociale. Il s’attacha avec force à certaines conceptions qui, de quelque façon qu’on les juge, furent assez répandues hors de lui, et en quelque mesure par lui : foi aux lois générales de l’histoire et au progrès nécessaire de l’humanité ; foi égale à la valeur et à l’efficacité universelle du pouvoir ; critique de la notion de droit individuel et exaltation de la philanthropie ; conversion du précepte de charité en maximes d’organisation économique. Ainsi lui survécut une part notable de ce qu’on peut nommer son esprit philosophique. Quant à son esprit d’entreprise, il se continua puissamment et avec succès chez ceux de ses partisans qui étaient avant tout hommes d’affaires ou hommes d’action, mais en se pliant opportunément aux conditions de la société présente et au régime de la propriété privée.
II
AUGUSTE COMTE
Auguste Comte (1798-1857) est un des hommes qui, dans la première moitié du siècle dernier, se sont crus désignés pour réorganiser la société ; par les motifs inspirateurs comme par la fin essentielle de son œuvre, il reste bien de leur famille ; il se distingue d’eux cependant en ce qu’il ne s’est pas contenté de généralités philosophiques plus ou moins vagues, en ce qu’il a jugé nécessaire de constituer et en ce qu’il a constitué de fait, comme instrument de la réorganisation sociale, un système détaillé et complet du savoir humain. Au point que ce système, ramené à sa signification purement théorique, a pu être, contre ses intentions expresses, considéré par divers esprits comme un Tout qui pouvait se suffire et qui même aurait mieux fait de se suffire.
Jamais peut-être philosophe n’a moins vu ce qu’il mettait de lui-même dans sa philosophie. Non point par méconnaissance de son rôle : certes non ! Toute sa vie, Auguste Comte a parlé de son « incomparable mission » en des termes qui excluaient toute modestie, la fausse aussi bien que la vraie. Mais précisément il n’a pu se contempler que dans l’accomplissement de sa mission ; il a toujours été incapable d’un de ces retours sur lui-même qui l’auraient porté à discerner l’individualité profonde de certaines de ses tendances et par là peut-être à s’en défier. Il s’accepte en bloc, plus entièrement encore qu’il n’accepte la science. Cette extrême confiance en soi lui est d’ailleurs indispensable pour sa production intellectuelle ; elle le soutient dans tous les déboires que lui apporte la vie : gêne matérielle ; mariage plus que fâcheux troublé par les plus graves conflits et se terminant après plusieurs séparations par une séparation définitive ; démêlés, au sujet de sa situation et de ses ambitions, avec le Conseil de l’École Polytechnique et avec l’Académie des Sciences. Son orgueil est aussi naïf qu’il est prodigieux ; c’est, dirait-on, une disposition d’âme prescrite par le système. De plus en plus, Comte ne peut se représenter les motifs auxquels il obéit, comme les motifs auxquels obéissent les autres hommes, que par des traits généraux ; entre lui et les autres, entre lui et ce qu’il croit connaître de lui il interpose toujours sa doctrine ; il investit d’une valeur philosophique et sociale ses actes les plus personnels et parfois les plus insignifiants. Quand il veut expliquer les torts de sa femme, il les rapporte à sa nature révolutionnaire et métaphysique ; quand il tombe amoureux de Clotilde de Vaux, il la dote de toutes les vertus positivistes et il associe sa passion à sa mission.
L’excentricité de certaines de ses attitudes, l’accès de folie dont il fut saisi en 1826 après les premières leçons de son Cours de Philosophie positive et qui le fit interner pendant plusieurs mois, le retour, à diverses époques, d’accidents nerveux qu’il interprétait lui-même comme des menaces de rechute, enfin la crise sentimentale qui retentit dans toute la dernière partie de sa vie et qu’il se plut à entretenir par les plus singulières pratiques : tout cela a porté à dire que le système positiviste était vicié dans son principe ou du moins avait été altéré dans son développement par des causes morbides. Rien de plus superficiel et de plus inexact qu’un tel jugement ; et ce n’est pas de ce genre de critique que le positivisme relève. Il y a une direction, parfaitement régulière, de la pensée de Comte, qui se laisse suivre jusqu’au terme de son œuvre et qui est marquée par une suite d’idées discutables sans doute, mais discutables philosophiquement pour l’essentiel ; l’étrangeté et la puérilité se rencontrent plus d’une fois dans les procédés, les formules et les prescriptions qu’il emploie à convertir sa doctrine en religion organisée jusque dans l’extrême détail ; elles n’entachent pas les conceptions générales que son esprit a produites et liées avec une remarquable fermeté ; et se sont les caractères de son esprit, bien plus que son tempérament sensible et passionné, bien plus que sa volonté impérieuse et ombrageuse, qu’il importe de rappeler ici.
Ce fut une intelligence très précoce et d’abord très avide d’instruction, nourrie avant tout par les livres et par ses réflexions propres, aussi peu que possible par l’observation renouvelée des choses et le sens direct de la vie, s’exerçant moins par pure curiosité que par besoin de dominer, ne faisant que traverser le détail des idées et des connaissances pour s’attacher aux ensembles, ayant le don éminemment philosophique d’éprouver que les réalités scientifiques et sociales dans lesquelles l’humanité s’est projetée sont incomplètes tant qu’elles ne sont pas synthétiquement ordonnées, mais écartant d’instinct autant que par parti pris les méthodes qui permettraient de les envisager du dedans, plus capable d’inventer que de comprendre, de construire que d’analyser, de rechercher la cohérence théorique que la preuve rigoureuse. Aussi chez Comte la tendance à systématiser finit-elle par prévaloir absolument sur les facultés d’assimilation et de critique. Il avait commencé par lire énormément ; dans sa jeunesse, non seulement il avait complété l’éducation scientifique qui l’avait fait réussir avant l’âge au concours de l’École Polytechnique par l’étude de tous les grands mathématiciens depuis Descartes, mais il s’était encore initié aux travaux des naturalistes et des biologistes, et il s’était passionnément intéressé aux ouvrages qui traitaient des questions historiques et sociales : c’est ainsi qu’il avait « dévoré » Fontenelle, Montesquieu, Maupertuis, Adam Smith, Hume, Diderot, Rousseau, Condorcet, de Maistre, de Bonald, Lamarck, Cuvier, Cabanis, Bichat, Gall, Broussais et bien d’autres. Mais dès qu’il vit sa doctrine formée, il ne vécut plus intellectuellement qu’en elle ; il s’abstint désormais à peu près de toute lecture étrangère, et cette abstention qu’il justifiait par une règle « d’hygiène cérébrale » laissa sans contrepoids le penchant déjà si fort qu’il avait à convertir ses conceptions les plus hypothétiques en vérités acquises et à juger de tout systématiquement.
Le point de départ de sa philosophie, c’est la constatation de l’état de crise dont souffre particulièrement la société de son temps. Cet état de crise, qui dans le fond date de la fin du moyen âge, a été porté à l’extrême par la Révolution française, et il se manifeste par la diversité anarchique des opinions et des sentiments. Or la condition d’existence d’une société normale, c’est l’unité des vues et des croyances. Pour réorganiser la société, il faut donc se demander pourquoi cette unité a été défaite, et comment elle peut être refaite. Le principe de communauté spirituelle qui a soutenu les sociétés antiques et qui plus tard a constitué l’admirable société catholique du moyen âge, était essentiellement théologique, c’est-à-dire qu’il s’exprimait dans un ensemble de conceptions cohérentes entre elles, mais fictives. Ce qu’il avait d’imaginaire a dû finalement laisser entamer et ruiner par la critique sa puissance de cohésion. Cependant la liberté du jugement, à la fois condition et effet de cette critique, n’est elle-même qu’un principe négatif et révolutionnaire, incapable de rien fonder. C’est de la science seule que pourra se dégager le nouveau pouvoir spirituel, aussi indispensable que jamais aux sociétés, et qui par la force de la vérité démontrée supprimera tout naturellement le droit de penser à sa guise en matière sociale, de la même manière qu’est supprimé le droit de penser à sa guise en matière mathématique ou physique.
À cette façon de poser le problème de la réorganisation sociale et d’en pressentir la solution Auguste Comte fut conduit par l’influence de Saint-Simon. Avant d’avoir rencontré Saint-Simon (1817), il s’était déjà occupé avec ardeur des questions philosophiques et des questions politiques, mais en les séparant, et, de plus, en apportant dans l’examen de ces dernières le tour d’esprit révolutionnaire. Devenu le secrétaire et le collaborateur de Saint-Simon (1817), il lui dut d’abord l’idée fondamentale de la connexion à établir entre la politique et la science ; il lui dut également certaines autres idées que Saint-Simon, soit par lui-même, soit sous l’action de Burdin, avait reliées à cette idée : établissement par la science d’un nouveau pouvoir spirituel ; nécessité de pousser à son terme pour tout ordre de recherches et d’institutions le progrès qui a fait passer les connaissances humaines de l’état théologique et métaphysique à l’état positif ; exclusion de la politique a priori et par suite des sentiments d’aversion inintelligente que cette politique inspire pour les régimes du passé, notamment pour le régime du moyen âge. On conçoit donc que Comte ait pu se déclarer publiquement l’élève de Saint-Simon : il eut même pour lui un moment autant d’affection que d’admiration. Pourtant, en 1822, il se détacha de lui ; il rompit définitivement en 1824 ; et depuis cette époque il déplora à maintes reprises la générosité qui l’avait incliné à se dire, contre toute vérité, son élève ; il qualifia de stérile et de funeste la liaison qu’il avait eue avec lui. Pendant ce temps, il était traité lui-même par les Saint-Simoniens de plagiaire, de transfuge, de Judas.
Au fond, Auguste Comte n’avait ni une intelligence, ni surtout une âme de disciple. Il reçut certainement de Saint-Simon une excitation puissante et quelques directions essentielles qui lui firent trouver sa voie et l’y engagèrent fortement. Mais il avait un esprit de suite, un sens de la méthode et une culture scientifique approfondie qui contrastaient avec les pensées rapides et souvent décousues de Saint-Simon et avec son incompétence en matière de sciences spéciales. Surtout capable de tracer des plans, des plans souvent grandioses et d’une très sérieuse portée, Saint-Simon, dans bien des cas, manquait des connaissances et des qualités nécessaires pour les mener à bonne fin. Établir la science de la société et l’incorporer au système général des sciences, conçu synthétiquement, c’était certes un magnifique projet : mais ce ne fut pas Saint-Simon, ce fut Comte qui put l’exécuter de façon à ne pas en compromettre l’idée.
Avant même que leurs relations personnelles fussent nouées, Auguste Comte, pressentant de quel côté Saint-Simon pouvait trop pencher, l’avait averti que pour la réorganisation de la société la suprématie devait appartenir à l’œuvre théorique. Saint-Simon, au contraire, était convaincu qu’il avait assez fait en signalant la nécessité de la synthèse scientifique ; et d’ailleurs hors d’état de mieux faire, il tendait de plus en plus à traiter comme secondaires les réflexions sur la science, à mettre au premier rang la capacité industrielle et à en chercher la règle spirituelle, non plus dans une philosophie scientifique, mais dans une philosophie sentimentale et religieuse. Aussi éloigné alors de toute religiosité que du pur industrialisme, impatient au surplus d’une tutelle et de certains procédés qui lui semblaient opprimer son originalité propre, Comte jugea qu’il n’avait plus à suivre ou à paraître suivre Saint-Simon ; il oublia trop sans doute à qui il devait l’impulsion ; mais c’est par lui seul qu’il marcha désormais, et il marcha d’un autre pas, avec une sûreté, une vigueur et une régularité d’allure bien à lui.
Il a dit lui-même que, pour un penseur, la grande condition, c’est de ne pas rompre l’unité de sa pensée. Il s’est appliqué très fortement et il a réussi beaucoup plus que parfois on ne l’a cru à remplir cette condition. On verra que les deux parties de sa philosophie qui ont paru à beaucoup de critiques et à quelques-uns de ses disciples non-seulement indépendantes l’une de l’autre, mais encore opposées l’une à l’autre, se tiennent au contraire intimement et se prolongent légitimement l’une dans l’autre. En tout cas il apparaît que les traits les plus caractéristiques de son système complet sont déjà très nettement dessinés dans quelques-uns de ses premiers opuscules, en particulier dans le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822), qui fut l’occasion de sa rupture avec Saint-Simon.
Le Cours de Philosophie positive (1830-1842) accomplit l’œuvre théorique qui doit servir de base à la politique. C’est un cours de philosophie positive, selon l’avertissement de Comte, et non de sciences positives. Car si la science seule peut fournir le moyen d’organiser la société, c’est à la condition d’être elle-même organisée. Telle qu’elle se présente à nous, elle souffre, elle aussi, d’un état de crise qui consiste dans le morcellement que lui impose, en vertu de la loi de la division du travail, son progrès même. Elle disperse de plus en plus l’esprit dans des travaux de détail, alors que l’esprit, de son mouvement spontané, se porte vers l’universel et aime mieux l’accepter de la théologie et de la métaphysique que ne pas l’atteindre du tout. Pour réagir contre une dispersion funeste, il faut que la philosophie s’institue : sans prétendre saisir des objets hors de la portée des sciences, elle s’attachera à considérer les diverses sciences dans leur état actuel, à les définir dans leur nature propre comme dans leur enchaînement réciproque ; elle en sera la synthèse, et c’est ainsi qu’elle pourra produire l’ordre dans les intelligences, et par là dans les sociétés.
Le rôle actuel de la philosophie est en somme déterminé par le moment où nous en sommes du développement de l’humanité, et ce développement même est gouverné par la fameuse loi des trois états. Selon cette loi, toutes nos conceptions sont assujetties à passer successivement, soit dans l’espèce, soit dans l’individu, par trois états théoriques différents : l’état théologique ou fictif, l’état métaphysique ou abstrait, l’état scientifique ou positif. Dans l’état théologique, l’esprit humain recherche avant tout la nature intime des êtres, les causes premières et les causes finales des effets qui le frappent ; en quête de connaissances absolues, il se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention explique tous les changements de l’univers. Dans l’état métaphysique, l’esprit humain reste attiré par le même genre de recherches : mais aux agents surnaturels il substitue des forces et propriétés abstraites, véritables entités inhérentes aux divers êtres du monde. Dans l’état positif, l’esprit humain confesse l’impossibilité d’arriver à des connaissances absolues ; il renonce à rechercher la nature intime, l’origine et les fins de l’univers ; il s’applique uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, les lois effectives des phénomènes, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude.
L’avènement inévitable et de plus en plus complet de l’état positif ne doit pas nous rendre aveugles et injustes sur la nécessité et l’utilité des états antérieurs, tout particulièrement de l’état théologique. Si l’esprit humain n’avait pas commencé par interpréter la nature d’ensemble en employant pour l’interpréter les seules raisons dont il pût avoir alors le soupçon, c’est-à-dire des volontés plus ou moins analogues à la volonté de l’homme, il n’aurait jamais dégagé de la multitude des observations de détail l’idée d’une explication à poursuivre ; comme aussi il aurait été porté à tourner uniquement son activité vers la pratique, vers l’acquisition utilitaire de quelques procédés ou instruments. Si chimérique qu’il soit dans ses recherches et si fictif qu’il soit dans ses conceptions, l’état théologique n’en est pas moins un état organique, capable de constituer pour les sociétés un système de croyances communes. L’état métaphysique est le moins définissable des trois : c’est essentiellement un état critique et de transition. S’il sert à faire ressortir le caractère fictif des conceptions théologiques, il se borne au fond à les transposer pour produire ses explications propres, et comme il invoque la liberté du jugement individuel, il n’a pas de solide pouvoir de consistance mentale. L’état positif est organique comme l’était l’état théologique ; mais, outre qu’il est encore par nature plus parfaitement homogène, il a l’avantage définitif de lier l’esprit au réel.
Cependant le progrès vers l’état positif, qui est maintenant accompli pour la connaissance des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et biologiques, est encore à accomplir pour la connaissance des phénomènes sociaux ; cette science que Comte a commencé par appeler la « physique sociale » et pour laquelle il a créé ensuite le nom de « sociologie » est une science encore à fonder ; mais Comte la fonde précisément, et dès lors la série des sciences qui est la base de la philosophie positive est complète ; autrement dit, l’esprit positif devient universel ; d’autre part, la philosophie positive favorise l’établissement de la sociologie en montrant quels rapports la lient aux sciences antérieurement constituées et en rendant familiers par l’étude de ces dernières les caractères de positivité qui sont requis pour toute science.
Mais dans cette revue philosophique de l’ensemble du savoir quel plan suivre qui ne soit pas arbitraire ? Les classifications des sciences, proposées jusqu’à présent, n’ont pu avoir la rigueur des classifications établies par les botanistes et les zoologistes, en raison du défaut d’homogénéité des sciences, qui n’étaient pas toutes parvenues à l’état positif. Cette cause d’insuccès n’existe plus ; et l’on peut tenter de classer les sciences d’après leur dépendance mutuelle. Non pas d’ailleurs toutes les sciences, au sens général du mot, qui va jusqu’à comprendre des sciences appliquées et des sciences concrètes. Mais seules les sciences théoriques et abstraites, les sciences « fondamentales », qui s’appliquent uniquement à connaître les phénomènes et les lois en dehors de toute considération pratique et de toute étude des êtres déterminés. La dépendance qui existe entre ces sciences ne peut résulter que de celle des phénomènes correspondants. Or tous les phénomènes observables se groupent en un petit nombre de catégories naturelles, disposées de telle sorte que l’étude de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois principales de la catégorie précédente et devienne le fondement de l’étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des phénomènes. Suivant donc ce principe de la généralité décroissante et de la complexité croissante, Comte range ainsi les sciences : mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie.
Cette classification hiérarchique marque les moments du progrès de l’esprit positif dans la série des connaissances ; et c’est là ce qu’il faut entendre lorsque Comte déclare qu’elle est conforme à l’ordre effectif du développement des sciences. Les diverses sciences fondamentales ne sont pas nées l’une après l’autre : c’est plutôt simultanément qu’elles ont commencé à se manifester ; mais c’est successivement, et dans l’ordre relevé par la classification, qu’elles sont parvenues à l’état positif. Car la loi des trois états implique, comme complément nécessaire, cette considération que nos différentes connaissances n’ont pas parcouru avec la même vitesse les phases de leur développement et qu’elles ont précisément tendu plus tôt à leur forme positive, selon que leur objet était plus simple et plus général.
L’examen des sciences, auquel Auguste Comte se livre, a pour but de dégager ce qui fait le caractère positif de toute science en général, mais aussi d’expliquer sous quelle forme spéciale chacune des sciences présente ce caractère, et comment elle doit achever de le purifier de l’immixtion plus ou moins persistante de façons de penser théologiques ou métaphysiques. Comte prend les sciences et leurs conditions pour des données de fait, qui s’imposent du dehors à l’esprit qui les examine, sans que l’esprit puisse tirer de lui-même, en une expression abstraite, les règles auxquelles doit obéir toute connaissance. Pour lui, il n’y a pas de logique qui puisse se constituer et s’expliquer hors des faits scientifiques où elle a pris corps. Une telle logique, en alléguant que l’esprit peut par la contemplation de lui-même découvrir les lois fondamentales du savoir, ne serait qu’une vaine psychologie, ayant pour unique ressource cette prétendue observation intérieure qui dans le fond est une « absurde hallucination » ; car l’esprit peut directement observer tous les phénomènes, excepté les siens propres. Les sciences sont les seules manifestations véritablement saisissables de l’intelligence. Par quels traits révèlent-elles leur positivité ?
D’abord, elles sont relatives. Dès 1817, Comte avait proclamé : Tout est relatif, voilà le seul principe absolu. Il soutient cette idée de la relativité, non par des raisons psychologiques ou métaphysiques, mais par des considérations purement biologiques et sociologiques. Ainsi qu’il le dit dans son Discours sur l’esprit positif, nos connaissances sont relatives à notre organisation et à notre situation. En premier lieu, nous ne pouvons connaître que ce que nous sommes capables de percevoir : la perte d’un de nos sens ou l’acquisition d’un sens nouveau modifieraient singulièrement la portée de notre science ; l’espèce la plus intelligente ne pourrait instituer l’astronomie, si elle était aveugle. En second lieu et surtout, nos connaissances dépendent de l’évolution antérieure de l’humanité : elles ne sont pas des faits uniquement individuels ; elles sont des faits sociaux qui, dans leur phase actuelle, se rattachent inévitablement aux phases successives qu’ils ont traversées. Mais ni dans l’un ni dans l’autre sens relativité ne signifie incertitude ; car d’un côté l’organisation humaine reste constante, et, de l’autre, les variations graduelles de nos connaissances, au cours de la progression sociale, ont pour effet d’accroître indéfiniment l’accord de nos conceptions avec la réalité.
L’accord avec la réalité, tel est encore l’un des critères de la positivité scientifique. Mais ce terme de réalité, Comte l’applique aux lois aussi bien qu’aux faits, tenant sans doute les faits et les lois pour deux aspects inséparables du réel. Ce qui lui permet de se les représenter ainsi unis, c’est sa façon de dégager la loi de toute notion de cause dont elle dépendrait pour la ramener à n’être qu’une relation constante entre les phénomènes ; il n’en accorde pas moins une importance supérieure à la cohérence et à l’ordre que représentent les lois, au point de dire que la science se compose essentiellement de lois et non de simples faits. L’Empirisme, c’est-à-dire l’accumulation machinale des faits, est une aberration aussi funeste à l’esprit positif que le mysticisme, c’est-à-dire que l’abandon à l’imagination. Certes toute saine spéculation doit avoir pour base des faits observés ; mais elle doit tendre à agrandir de plus en plus le domaine rationnel aux dépens du domaine expérimental et se rendre de plus en plus capable de prévoir les phénomènes au lieu de les constater immédiatement, d’après le principe de l’invariabilité des lois naturelles.
Par là le positivisme de Comte paraît bien comporter un certain rationalisme : mais il faut bien voir en quel sens et dans quelles limites. Il n’y a pas à ses yeux de raison pure qui puisse valoir par elle-même et s’isoler des manifestations collectives et progressives de l’intelligence de l’humanité ; il n’y a pas de raison, par exemple, pour promulguer d’emblée et par elle seule un principe tel que celui de l’invariabilité des lois : ce principe, que l’esprit humain dans sa longue enfance tend plutôt à méconnaître, a été suggéré d’abord par quelques observations très imparfaites et n’a acquis d’autorité que lorsque les premiers travaux vraiment scientifiques en ont manifesté l’exactitude dans un ordre entier de grands phénomènes ; il ne précède pas la découverte des lois ; il la suit plutôt et il l’exprime ; et son universalité lui va venir, non pas de ce que la raison abstraite la réclame, mais de ce que la sociologie, en se constituant, va combler la lacune qui existait dans le savoir positif.
Au surplus, ce besoin de liaison systématique que l’on peut naturellement rapporter à la raison et dont on ne peut point dire que l’œuvre de Comte n’avoue pas la nécessité et ne porte pas la marque, ne doit s’exercer que dans la mesure où il rencontre un ordre approprié de phénomènes : il ne doit pas porter à imaginer plus de continuité que les choses n’en présentent. Abstraitement, on conçoit que la perfection de l’esprit positif consiste à se représenter tous les phénomènes comme des cas particuliers d’un seul fait général, à les regarder comme assujettis à une loi unique. Mais vers cet idéal utopique de l’explication universelle Auguste Comte, dès le début de ses spéculations, a refusé de se diriger. Ce qu’il appelle l’homogénéité des sciences veut dire simplement que toutes les sciences requièrent l’application des mêmes méthodes positives, et encore faut-il ajouter, appropriées à l’objet de chacune d’elles ; cette homogénéité ne comporte ni la réduction des phénomènes d’une espèce à des phénomènes d’une autre espèce, ni la réduction des lois particulières à une loi suprême. C’est l’interprétation abusive d’une grande découverte mathématique qui a pour une bonne part exposé les esprits à cette fâcheuse tentation ; de ce qu’il était possible de traduire des différences qualitatives par des différences de quantité, on a conclu précipitamment que traduire signifiait réduire. En outre les sciences qui, en raison de la généralité de leur objet, ont été constituées les premières à l’état positif, ne se sont pas résignées à fournir simplement aux autres des modèles de méthodes ; elles ont prétendu leur imposer le type et comme le contenu des théories à développer : de là ce matérialisme qui consiste à expliquer le plus complexe, c’est-à-dire le supérieur, par le plus simple, c’est-à-dire par l’inférieur. Ce n’est ni bien saisir le réel, ni servir l’esprit positif que de procéder de la sorte : car la réalité exactement observée est bien loin de manifester autant de liaison qu’en suppose ou qu’en désire l’entendement, et la protestation contre une chimérique unité au nom de ce que les phénomènes les plus compliqués ont de spécial et de spécifique revêt aisément une forme métaphysique. Il faut donc positivement reconnaître que la dépendance incontestable des phénomènes les plus compliqués à l’égard des phénomènes les plus simples laisse aux premiers des caractères irréductibles. C’est ainsi que l’action chimique présente quelque chose de plus que l’action physique : celle-ci n’affecte les molécules que pour en modifier la structure et l’arrangement ; celle-là en modifie de plus la composition. À plus forte raison ce genre d’irréductibilité apparaît-il quand on sort du monde inorganique pour entrer dans le monde de la vie : ici se révèle par delà les actions physico-chimiques un fait original, qui est le consensus vital, c’est-à-dire une solidarité des phénomènes tout intime, et dont il est impossible de faire abstraction. Donc chaque ordre essentiel des phénomènes est sans doute gouverné par des lois qui résultent de ses rapports avec les ordres de phénomènes moins compliqués, mais il a aussi ses lois propres. Et l’unité des deux groupes de lois est d’autant moins possible à établir que l’unité des lois propres à chaque ordre ne peut elle-même être atteinte : comment, par exemple, ramener l’une à l’autre l’optique et l’acoustique ? Au fond le vœu de l’unité absolue, secrètement soutenu par l’espoir illusoire d’atteindre des causes, est incompatible avec la notion positive de la loi naturelle.
Il résulte de là qu’en se développant chaque science fait subir à la méthode positive générale des modifications déterminées par les phénomènes qui lui sont propres. Plus exactement, chaque science met en œuvre un procédé caractéristique qui lui appartient, dont elle présente par conséquent le type le plus parfait et l’emploi le plus fécond, tandis que les autres sciences n’en usent que comme d’un procédé secondaire et auxiliaire. Depuis Descartes et Newton, les mathématiques sont moins encore une science particulière, la première de la série encyclopédique, que la base de toute la philosophie naturelle ; elles sont moins importantes par les connaissances qu’elles comprennent que par l’instrument qu’elles fournissent pour la recherche et la détermination des lois ; si c’est un vice de vouloir qu’elles ramènent bon gré mal gré à leurs formes d’explications les phénomènes plus spéciaux, notamment les phénomènes du monde organique, il reste vrai que l’étude de ceux-ci ne peut être utilement abordée qu’avec un esprit façonné par l’éducation mathématique. Les mathématiques sont donc la science qui familiarise le mieux avec les conditions élémentaires de toute science positive ; elles ne montrent pas seulement par excellence ce que peuvent l’analyse et la déduction, elles offrent les genres de raisonnement les plus variés, et il n’est pas même en biologie de façon de raisonner dont elles ne puissent déjà exhiber en quelque manière l’analogue. L’astronomie enseigne l’art d’observer, la physique celui d’expérimenter, la chimie initie à l’art des nomenclatures ; la biologie donne tout son développement à la méthode comparative et la sociologie fait produire tous ses effets à la méthode historique.
Pour les mêmes raisons il faut se tenir en garde contre cet aphorisme empirique, converti par les métaphysiciens modernes en dogme absolu, selon lequel la connaissance procède constamment du simple au composé : c’est un aphorisme essentiellement empirique, en ce qu’il considère comme une marche nécessaire une marche qui convient en effet aux sciences du monde inorganique, mais qui ne convient qu’à elles. La règle véritable est qu’on doit toujours aller du connu à l’inconnu : or cette règle peut prescrire de procéder aussi bien du composé au simple que du simple au composé. Car, si dans les sciences du monde inorganique les éléments nous sont plus accessibles que l’ensemble, dans les sciences de la vie et de la société, l’ensemble des sujets est beaucoup plus immédiatement abordable et peut être beaucoup mieux connu que les diverses parties que l’on y distinguera ultérieurement ; tandis que là c’est le dernier degré de complication, ici c’est le dernier degré de simplicité qu’il nous est impossible d’atteindre.
Ce souci de refréner des tendances logiques abstraites va chez Comte bien au delà de la juste notion des diversités que comportent les sciences et les méthodes scientifiques : il va jusqu’à l’interdiction de poser des problèmes, d’introduire des hypothèses ou de poursuivre des recherches qui font appel à une expérience plus subtile que celle de la réalité communément observable. Déjà Auguste Comte incline fortement à décider qu’aucune science ne doit être poussée plus loin qu’il ne faut pour fixer les conditions de la science supérieure ; il oppose en outre toutes sortes de défenses au mouvement naturel par lequel une science prolonge au-delà des résultats faciles à vérifier les genres de spéculations ou de raisons qui lui ont jusqu’alors réussi. Il condamne en mathématiques le développement illimité de l’analyse qui finit par remplacer les idées par des jeux de signes ; c’est ainsi que notamment, cultivé pour lui-même hors de ses applications à la géométrie et à la mécanique, le calcul dégénère en ce prétendu calcul des probabilités, qui est une négation directe de l’idée de loi précisément mise au jour par les mathématiques. De même l’astronomie, qui a tant fait pour l’éducation positive de l’esprit humain, est compromise par sa prétention d’embrasser l’univers, alors qu’elle ne peut comprendre que notre monde ; et elle s’égare à la poursuite de connaissances sidérales. La physique, dont les hypothèses peuvent être si fécondes quand elles sont uniquement des anticipations sur ce que l’expérience et le raisonnement, dans des circonstances plus favorables, auraient pu dévoiler plus immédiatement, se laisse tenter par des hypothèses vaines sur le mode de production des phénomènes et sur les agents dont dépendent les différents genres d’effets naturels, fluides, éthers, etc… Comte prononce donc qu’il faut s’en tenir à la lumière comme lumière pour constituer l’optique, et il rejette comme métaphysique toute hypothèse explicative aussi bien par les ondulations que par l’émission. En chimie, il tient pour radicalement inaccessibles les enquêtes auxquelles on est conduit par l’hypothèse des atomes. En biologie il requiert qu’on ne pose pas, surtout pour la résoudre dans un sens transformiste, la question de l’origine des espèces.
Ce ne sont pas seulement certaines directions spéculatives de recherches que Comte a proscrites, s’opposant là-dessus à la science de son temps ou se faisant démentir par la science venue après lui ; ce sont aussi certains moyens de recherches, à son gré trop minutieux ou trop raffinés. Sous prétexte que l’on ne doit pas confondre précision avec certitude, il estime qu’il y a des façons trop précises de procéder qui pourraient presque faire violence à l’ordre légal des phénomènes ; accumulant les formules de réprobation, il juge « incohérents ou stériles », suscités par une « curiosité toujours vaine et gravement perturbatrice » tous les travaux où l’on emploie des instruments de mesure trop rigoureux ou trop sensibles ; il est irrité et inquiet à la pensée des abus que l’on peut faire du thermomètre métallique ou du microscope : il s’élève également contre les investigations qui, au lieu de s’arrêter en anatomie aux tissus, visent à atteindre les cellules et contre celles qui tendent à mettre en évidence les anomalies de la loi de Mariotte ; il veut que l’on rejette « les faits inopportuns ».
Si après avoir limité à la science positive les spéculations de l’esprit humain, il limite arbitrairement la science positive à certains ordres de recherches, c’est que la limitation opérée par lui dans le premier cas au nom de la souveraineté du fait ne peut plus dépendre dans le second cas, en l’absence de tout principe rationnel de décision, que de la présomption du succès ou de l’insuccès de certaines études. Mais cette présomption même, Comte la ramène à la détermination de ce qui à ses yeux présente ou non un intérêt pour l’homme. Bien qu’il ait assigné à la science comme propriété essentielle le pouvoir de dégager la théorie de la pratique, il est bien loin de vouloir la science pour la science et de l’affranchir de toute préoccupation humaine ; comme il la tient pour une œuvre collective de l’humanité, il en subordonne le développement à ce que l’humanité requiert pour sa pleine organisation. C’est pourquoi il ne conçoit même pas de raison proprement théorique, capable par ses principes et son contenu spécifiques d’orienter et de régler l’effort vers le savoir ; pour donner l’impulsion et aussi pour imposer le frein, il s’en remet ou bon sens universel, à ce qu’il appelle la sagesse spontanée ou la raison publique. Il imprime ainsi dès le début son caractère social à la curiosité intellectuelle : il n’abordera donc la sociologie en savant qu’après avoir déjà tendu à organiser la science en sociologue ; et même le Grand Prêtre de l’Humanité s’annonce déjà à la façon hiératique dont le philosophe plante les bornes sacrées de la science.
La philosophie des sciences déjà constituées sert d’introduction à la sociologie. La sociologie, elle, est à constituer. Elle doit être la science positive des faits humains qui sont proprement les faits sociaux, restés jusqu’à présent sous l’empire arbitraire de la théologie et de la métaphysique ; mais, pour que ces faits pussent devenir objet de science, il fallait une manière de les observer qui devait être préparée par l’établissement des sciences antérieures, et de plus, pour que ces faits pussent être observés dans leur intégrité, il fallait être arrivé à un certain moment, aujourd’hui atteint, de l’évolution sociale.
D’abord, les faits proprement humains sont essentiellement sociaux. L’homme, comme individu, n’est qu’une abstraction ; l’humanité, comme être social, est la réalité vraie. La théorie des fonctions intellectuelles et morales ne peut être construite par ce vain procédé d’analyse que serait l’observation intérieure et n’appartient pas à cette fausse science que serait la Psychologie, appuyée sur ce procédé : elle dépend en premier lieu de la biologie ainsi que l’ont heureusement manifesté en particulier les travaux de Cabanis et de Gall ; et ensuite elle s’achève dans la sociologie, qui même, de plus en plus pour Comte, en fournit la partie la plus importante ; car l’évolution collective des fonctions intellectuelles et morales en révèle mieux la nature et les effets que leurs simples conditions anatomiques et physiologiques.
D’autre part, les faits sociaux apparaissent d’autant plus susceptibles d’être ramenés à des lois qu’ils sont saisis tels qu’ils sont réellement, c’est-à-dire dans leur solidarité, et non isolément. L’économie politique est l’exemple décisif d’un genre d’études qui après avoir touché, surtout avec Adam Smith, à la notion d’une loi positive des faits sociaux, en a vite perdu le sens et s’est égarée dans des controverses toutes métaphysiques sur des notions comme celles de valeur, d’utilité ou de production, justement pour avoir procédé de parti pris comme si les fonctions économiques n’étaient pas affectées par les autres fonctions sociales. Ainsi toute étude isolée des éléments sociaux est irrationnelle et stérile.
Ce n’est pas seulement la solidarité, ce sont aussi le jeu et la complication graduelle de ces éléments qui doivent entrer en considération. Ici s’applique, avec plus de portée encore, une distinction qui s’est déjà imposée dans les autres sciences, surtout en biologie, entre l’état statique et l’aspect dynamique de chaque sujet d’études. Comme en biologie on distingue l’anatomie et la physiologie, en sociologie il y a lieu de distinguer l’étude des conditions d’existence de la société et l’étude des lois de son mouvement. Cette distinction correspond à la double notion d’ordre et de progrès ; de telle sorte que les formes de société qui, comme les sociétés antiques, ne s’expriment que par la première de ces deux notions, n’offrent à la sociologie qu’une matière d’observation incomplète. Les sociétés d’aujourd’hui ont conscience au contraire qu’elles ne peuvent vivre qu’en progressant ; mais la notion de progrès qu’elles ont mise en relief s’est, sous l’influence de la métaphysique révolutionnaire, détachée de la notion d’ordre. Si donc la crise produite par la Révolution française a été indispensable pour susciter le problème sociologique et lui fournir une de ses données capitales, elle appelle pour se clore de tout autres solutions. En ce moment, c’est un esprit rétrograde qui dirige toutes les tentatives en faveur de l’ordre, tandis que les efforts pour le progrès sont stimulés par des doctrines anarchiques. Seule la sociologie positive est capable d’expliquer et de produire l’union indissoluble d’un ordre réel, tout autre qu’un ordre préconçu et immuable, et d’un progrès fécond, tout autre qu’un mouvement irrégulier et destructeur. La sociologie ne pouvait naître que maintenant et elle n’a pu même être annoncée ou préparée que par des essais assez récents, puisqu’elle requiert d’un côté une idée approfondie et déjà étendue de la loi naturelle, d’un autre côté une idée à la fois théorique et pratique de la progression sociale. Sans doute Comte loue Aristote d’avoir analysé avec une pénétration extraordinaire et dans un esprit déjà presque positif les conditions d’existence des sociétés ; mais il ne peut que constater l’imperfection inévitable de son œuvre, ignorante des formes progressives de la civilisation. C’est à Montesquieu que Comte attribue le mérite d’avoir conçu l’application de l’idée de loi, telle que les sciences l’avaient formée, aux sujets politiques : mérite d’autant plus grand que les hommes du dix-huitième siècle, d’accord avec le « sophiste » Rousseau, étaient portés à admettre la puissance absolue et illimitée des législateurs ; mais dans l’exécution de son travail Montesquieu n’a pas été fidèle à sa conception directrice. Ayant de plus un sentiment insuffisant du progrès, il a accumulé des faits empruntés aux civilisations les plus diverses, qu’il n’a souvent pu lier que grâce à d’arbitraires rapprochements métaphysiques. La partie la plus positive de son œuvre, celle où il montre l’influence des climats, a le tort de l’exagérer, faute d’avoir d’abord signalé à quel point le développement humain neutralise des causes physiques locales, puissantes à l’origine. Montesquieu est déjà en partie rectifié et complété par Condorcet. L’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain introduit pour la première fois la notion scientifique du progrès social, et elle définit ainsi la tâche la plus importante de la sociologie, qui est de déterminer l’enchaînement successif des états sociaux ; parce que Condorcet a eu cette conception grandiose et exacte. Comte aime à se dire son « fils spirituel ». Mais ici encore l’exécution ne répond pas à la conception et est viciée par certains préjugés. Condorcet a déformé l’idée positive de progrès, d’une part en admettant une perfectibilité indéfinie qui déroule devant l’imagination l’avenir le plus chimérique, d’autre part en ne voyant dans le passé qu’une suite de mensonges et d’erreurs qui rendraient inexplicable et impossible le mouvement continu de l’humanité. C’est pourquoi, malgré ses intentions rétrogrades, la philosophie de l’École théologique, celle en particulier de « l’éminent » de Maistre, en rendant au moyen âge la justice qui lui est due, a contribué à préparer la vraie théorie du progrès, comme elle a maintenu contre l’esprit critique la nécessité fondamentale de l’organisation du pouvoir.
Parmi ses précurseurs, Auguste Comte n’a plus voulu, à partir d’un certain moment, compter Saint-Simon. Injustice flagrante, on l’a vu, mais qui ne saurait être exactement réparée que si l’on reconnaît à Auguste Comte ses mérites, incontestablement supérieurs, de savant et de philosophe jusque dans son œuvre sociologique.
Cette conception de la sociologie, telle qu’elle figure dans le Cours de philosophie positive, a été pour Comte l’occasion et le moyen d’une évolution ou d’une extension de sa pensée. Vers 1845, la rencontre de Clotilde de Vaux suscite en lui une passion soudaine et l’initie sur le tard à des émotions sentimentales qu’il avait jusque-là ignorées. À partir de ce moment, Comte donne à ses idées une direction nouvelle. Nouvelle, mais non pas contradictoire. Cette direction était en effet beaucoup plus en accord avec les tendances premières d’où était partie sa philosophie que ne l’ont cru certains de ses disciples dissidents et tout particulièrement Littré. Il ne faut donc pas voir dans le Système de politique positive (1851-1854) une œuvre qui renverse les données du Cours de philosophie positive. Mais il y a des différences dans la méthode et aussi des interprétations nouvelles.
Dans le Cours la méthode part du monde pour s’élever jusqu’à l’homme ; dans le Système elle part de l’homme pour redescendre à la nature. Là elle est objective, ici elle est subjective. Mais la notion d’humanité permet de passer de l’une à l’autre. Cette notion fournit le moyen de systématiser tous les faits sociaux, y compris les sciences proprement dites qui doivent être rangées au nombre des faits sociaux. En vertu de sa méthode subjective, après avoir essayé d’éclairer le cœur par l’esprit, Comte s’appliquera désormais à éclairer l’esprit par le cœur. De même, après avoir éliminé la doctrine des causes finales, il réintroduit à présent la finalité dans sa philosophie. Mais cette finalité affecte un caractère très spécial. Sans doute, elle est subjective comme la méthode elle-même. Comte ayant exclu la notion d’univers pour ne retenir que celle de monde ne peut pas restaurer une finalité franchement objective. Et la finalité qu’il fait intervenir est bien subjective en effet en ce qu’elle rapporte tout à l’humanité, sans rapporter d’ailleurs l’humanité à l’univers ni à rien d’autre en dehors ou au-delà d’elle-même. Mais elle n’est nullement subjective au sens individualiste de ce mot. Si l’Humanité considérée comme Grand Être peut apparaître comme une sorte de Sujet, elle est par ailleurs un Objet et même l’Objet suprême et unique pour les individus qui composent la collectivité sociale. C’est donc sans rapport à l’individu que Comte rétablit d’un point de vue moral l’anthropocentrisme qu’il avait éliminé du point de vue scientifique.
De là l’insistance avec laquelle il formule certaines maximes morales : l’esprit ne doit traiter que les questions posées par le cœur ; il faut éliminer toutes les curiosités vaines ; l’effort scientifique lui-même, simple prolongement du bon sens ou de la sagesse commune, doit se régler sur les besoins véritables de l’humanité ; la loi suprême est de vivre pour autrui ; la morale n’a pas d’autre rôle que d’assurer la prévalence des sentiments altruistes, dont nous portons en nous le germe, sur des instincts égoïstes, qui tendent spontanément à dominer.
C’est également dans la conception de l’Humanité comme Grand Être que vont se résoudre les deux dogmes les plus importants de la religion traditionnelle, ceux de l’existence de Dieu et de l’immortalité des hommes. Dans la foi théologique, Dieu est l’Être universel qui donne la force aux créatures et avec lequel les créatures peuvent communiquer. L’Humanité élevée à la dignité de Grand Être prendra la succession de ce rôle : elle sera le soutien de notre courage, la fin de notre activité et l’objet de notre amour. L’immortalité, conçue traditionnellement, est un dogme qui nous assure d’une participation à une vie universelle qui ne finira pas. Eh bien ! les hommes qui se seront dévoués à la collectivité seront incorporés, pour toujours, dans le Grand Être : ils se survivront à eux-mêmes non seulement parce qu’on gardera leur souvenir, mais encore parce qu’ils continueront d’agir réellement au sein de l’humanité. — Voilà comment Auguste Comte fut amené à instituer la Religion de l’Humanité avec tous les détails d’un ritualisme compliqué. — Il alla plus loin encore : dans sa Synthèse subjective dont le premier volume parut en 1856, c’est-à-dire un an avant sa mort, sous prétexte de fournir des auxiliaires à l’imagination, il proposa de faire usage de certains « fétiches ». — En somme, ces détails écartés, la dernière partie de l’œuvre d’Auguste Comte nous met en présence d’un catholicisme sécularisé et inverti.
Cette œuvre, prise dans son ensemble, renferme des bizarreries. Mais, si l’on va au fond des choses, elle demeure en somme généralement cohérente. En tout cas, la seconde expression de la pensée philosophique de Comte n’est pas en contradiction avec la première. L’idée générale de la Religion de l’Humanité se retrouverait dans ses premiers écrits. En dernière analyse, il a produit une œuvre considérable où, malgré bien des lacunes, il faut reconnaître et louer l’esprit d’ordre, l’art de l’organisation, et, à bien des égards, la préoccupation de la mesure : c’est-à-dire des qualités essentiellement françaises. À un point de vue plus strictement philosophique, elle se caractérise par une grande unité, par un effort incontestable d’objectivité, et, à tout le moins, par l’élimination de toute invention subjective au sens individualiste de ce mot.
Il faut noter comme une des particularités d’un système où la science tient tant de place la conception spéciale qui en est proposée. Envisageant la science d’un point de vue réaliste, Auguste Comte y aperçoit un produit de l’activité intellectuelle qui ne s’élabore que sous la pression du sens commun et qu’en vue de satisfaire à des fins utilitaires. Elle n’apparaît donc à aucun degré chez lui comme le privilège déconcertant d’une élite. Il a d’ailleurs des vues souvent profondes sur le rapport des sciences entre elles. Mais on peut lui reprocher sa tendance à emprisonner les différentes sciences dans des cadres trop rigides tracés du dehors. Et il y a chez lui par ailleurs une méconnaissance systématique du mouvement subjectif de l’esprit humain qui est en réalité le facteur principal dont l’intervention détermine le progrès scientifique. D’autre part, il admet, sans les soumettre à la critique philosophique, des postulats intellectuels qui ne s’appuient aucunement sur les sciences, mais qui servent à les fonder. Telles sont les propositions suivantes : — l’unité établie par une seule intelligence s’imposerait par cela même aux autres et mettrait fin à l’anarchie qui résulte de ce que chaque intelligence est en opposition avec elle-même (conception qui équivaut à une affirmation a priori de l’identité essentielle des esprits) ; — l’entendement est spontanément systématique ; — l’esprit humain a la faculté de séparer la théorie de la pratique ; — l’objet le plus élevé de la science est de définir le point de vue d’où tous les phénomènes apparaissent comme intelligibles, et ce point de vue est un comme l’entendement.
Dans l’ordre historique, il est certain que, aux yeux de Comte, les idées qu’il émet sont dégagées par lui de l’examen des faits qui manifestent l’évolution de l’esprit humain. Mais toute la question est précisément là. Car il s’agit de savoir si, telle qu’elle nous est ici suggérée, l’interprétation de l’histoire n’est pas elle-même déterminée par les idées qu’elle est censée découvrir.
Enfin, si la doctrine sociale de Comte a rendu des services en montrant que chaque forme du passé a eu sa raison d’être et en introduisant dans ce domaine un esprit scientifique, elle n’en fait pas moins appel à un sentiment mystique pour fonder le culte de l’Humanité. En même temps, faute de pénétration psychologique, Comte n’a pas vu que le réalisme humain est au-dessus de l’opposition qu’il établit entre l’individu etla société et qui l’amène à sacrifier l’individu à la société. À vrai dire, le seul mouvement de la pensée nous conduit nécessairement à une conception de l’universel qui n’exclut pas, mais qui implique le singulier. De ce point de vue supérieur, individu et société sont deux termes solidaires, et non contradictoires. Dans la vérité des choses, si nous acceptons la société avec tous les devoirs qu’elle nous impose, c’est parce que nous trouvons dans notre esprit quelque chose qui y répond et dans notre personnalité morale le principe d’une autonomie contre laquelle rien de ce qui nous est extérieur ne saurait en aucun cas prévaloir[2].
- ↑ Le début et la fin de ce chapitre reproduisent, comme pour l’ensemble de cet ouvrage, les notes préparatoires aux leçons professées en Sorbonne. Mais, à partir du point marqué par l’astérisque de la page 325, jusqu’à l’astérisque de la page 357, nous substituons à ce texte le fragment rédigé par Victor Delbos, alors que, son cours à peine terminé, il se mettait à composer le livre qu’il avait hâte de publier sur la Philosophie française. Si la place ne nous était mesurée, il serait intéressant de comparer les deux rédactions, l’une écrite pour ainsi dire d’un jet après une minutieuse préparation en vue de la parole publique, l’autre de forme plus travaillée et plus serrée ainsi que le comportent des lecteurs attentifs. Dans l’une de ses dernières lettres, en mai 1916, il m’annonçait qu’il avait commencé ce travail de refonte paradoxalement par la fin de son cours, par Saint-Simon. — (M. B.)
- ↑ Après cette leçon, Victor Delbos en consacra une dernière (la dix-huitième de la série, car Descartes, Pascal et Malebranche avaient occupé chacun deux leçons) aux philosophes français les plus récents : mais elle ne subsiste dans ses manuscrits qu’à l’état d’ébauche trop rudimentaire pour être publiée. Les notes d’étudiants que nous avons sous les yeux permettent seulement d’indiquer le cadre de cet examen rapide et de signaler quelques-uns des termes expressifs qui servent à caractériser les principaux représentants de la pensée contemporaine en France.
En Maine de Biran nous avons rencontré la forme de spiritualisme la plus profonde sans doute du dix-neuvième siècle ; mais ce n’est pas de son vivant qu’ont été publiés les ouvrages où s’exprime toute sa pensée. Le spiritualisme d’abord connu du public, c’est celui qu’enseignent dans l’Université quelques hommes qui, comme Royer-Collard et Cousin, avaient eu des rapports personnels avec Biran sans pénétrer à fond sa doctrine. Homme d’État plus que philosophe, Royer-Collard est nommé par Fontanes professeur d’Histoire de la Philosophie en Sorbonne : mauguré le 4 décembre 1811, cet enseignement, qui ne devait durer que deux ans et demi et qui n’était suivi que par vingt ou trente auditeurs, marque quelques-unes des directions du spiritualisme nouveau : il tourne contre la philosophie de Condillac la philosophie écossaise, comme celle-ci s’était tournée contre Hume. À la sensation Royer-Collard substitue la perception, car il estime que la perception est un acte de l’esprit aussi solide, aussi riche de notions (notre être, notre identité, la causalité même y sont contenus) que la sensation est un fait inconstant, fugace, pauvre, stérile. Empruntant à l’École écossaise l’idée de la véracité de nos facultés (car « on ne fait pas au scepticisme sa part »), il critique Descartes à qui il reproche son doute premier et sa défiance à l’égard des sens ; de là selon lui procède tout l’idéalisme moderne. Chez Royer-Collard, les analyses, souvent courtes et limitées, sont parfois assez vigoureuses ; surtout il sait user de formules expressives et même un peu massives.
Victor Cousin, en 1810, entre à l’École normale le premier de la première promotion. Il y a pour maître Laromiguière (en réaction timide contre Condillac qu’il a contribué à faire indûment fasser pour un matérialiste). L’année suivante il est, à la Faculté, auditeur de Royer-Collard ; puis un peu plus tard il entre en relations avec Maine de Biran : ce sont là ses trois maîtres français. Dès 1815 il est appelé par Royer-Collard à le suppléer : à vingt-trois ans le voilà donc dans cette chaire de Sorbonne d’où il devait prendre la direction d’une partie de la philosophie française ou plutôt de l’enseignement officiel de la philosophie en France. Orateur, écrivain, doué d’une prompte faculté d’assimilation, entrevoyant vivement ce qu’il eût fallu analyser avec méthode et discerner avec précision, se donnant à lui-même et donnant aux autres par la richesse de ces vues un peu confuses et par son ardeur autoritaire l’illusion de l’originalité, mais sans exactitude technique. Cousin, d’abord disciple des Écossais et de Royer-Collard, est ensuite, un peu comme tout le monde après le livre de Mme de Staël, attiré vers l’Allemagne. Au cours de deux voyages en 1817 et 1818, il rencontre Schulze à Gôttingen, Schleiermacher à Berlin, Jacobi et Schelling à Munich, Gœthe à Weimar, mais surtout Hegel à Heideiberg. À la suite de ce contact avec « les philosophes de l’absolu », la prudence des Écossais ne saurait plus le retenir ; il se lance dans la métaphysique avec cette croyance optimiste que les choses et les doctrines sont telles qu’en un sens la raison peut les réintégrer toutes en elle : d’où cet Éclectisme qui prétend dégager la part de vérité contenue dans les systèmes les plus divers. Animé de cette inspiration, son cours de 1818 est origine du livre, plusieurs fois remanié, du Vrai, du Beau et du Bien. En 1820, pendant la réaction qui suivit l’assassinat du duc de Berry, il est suspendu de son enseignement ; il s’adonne à des études d’Histoire de la Philosophie, notamment à la traduction de Platon. De 1824 à 1825 il fait un troisième voyage en Allemagne : arrêté à Dresde, il est incarcéré à Berlin sous l’inculpation de Jacobinisme et de Carbonarisme. Le cours qu’il reprend en 1828 traduit de plus belle, mais sans rigueur, l’influence allemande par quelques formules panthéistiques dont, pour ne pas compromettre sa carrière et l’Université, il a dans la suite à se dégager et à se disculper ; il y exprime aussi la théorie hégélienne des hommes providentiels qui représentent une époque et qu’il ne faut pas juger selon la commune mesure. Peu à peu les éléments divers qu’il avait empruntés se tassent en quelques thèses d’école ; telle, la théorie selon laquelle la métaphysique se fonde sur la psychologie, théorie qu’il tire du Cogito cartésien et de la doctrine biranienne superficiellement et même inexactement comprise ; telle, la défense contre Locke de l’innéité à l’aide de Kant qu’il ne connut guère que par une mauvaise traduction latine ; telle encore, sa théorie de la raison impersonnelle ; telles enfin, ces vues artificielles sur l’Histoire de la Philosophie qui se diviserait en moments successifs selon un rythme constant, sensualisme, rationalisme, scepticisme, mysticisme.
S’il est élève de Cousin, Théodore Jouffroy n’a pas été marqué comme lui par l’Allemagne : il est plus précis, plus circonspect, plus intérieur ; le problème humain le préoccupe avant tout. Plus psychologue que métaphysicien, son sentiment philosophique, qui est profond, est lié à des besoins d’âme : sur la distinction de la psychologie d’avec la physiologie et sur le genre d’analyses qu’elle comporte ; sur l’art et le beau, expression de l’invisible par le visible ; sur le droit naturel et la morale, sur la destinée humaine, il a de belles pages ; et, en dépit des sévérités de Taine, sa pensée a de l’accent et de l’intérêt.
À l’école éclectique se rattachent Damiron, Saisset, Bouillier, Jules Simon, Caro et Paul Janet. Vacherot, s’il reste en psychologie et en morale assez fidèle à l’école éclectique qu’il enrichit de travaux historiques notamment sur l’Alexandrinisme, s’en sépare en métaphysique par l’opposition qu’il croit voir entre l’Infini et le Parfait, entre le Dieu réel et le Dieu idéal.
Très indépendant de toute proche influence, Ravaisson s’incorpore Aristote, pousse Maine de Biran vers Schelling, rejoint l’idée religieuse et la métaphysique, et, faisant de la réflexion sur soi le moyen d’atteindre l’Être, s’attache à un profond réalisme spiritualiste. Dans son originalité de savant, de croyant et de libre esprit, Cournot distingue l’ordre logique et l’ordre rationnel profond, constitue une théorie du hasard, renouvelle le probabilisme antique et s’établit dans une position intermédiaire entre le positivisme et la métaphysique. Renan, un Hegel littérairement relevé, philosophiquement affaibli, aussi peu systématique que Taine est avec excès, dévot de la Science et de son avenir illimité, épris surtout des études historiques et philologiques qui analysent en ses nuances les plus subtiles l’évolution humaine où Dieu même est en devenir, relève ce culte de la Science par la conception à la fois pieuse et ironique d’un idéal d’autant plus stimulant qu’il est plus indéterminé et qu’on doit s’y dévouer sans en être dupe. Taine, usant d’une méthode d’analyse à la Condillac, tout en s’inspirant de la pensée anglaise, montre les insuffisances de l’empirisme de Stuart Mill, et tout en tirant de Spinoza et de Hegel les principes généraux d’une philosophie de la nécessité, la borne à un déterminisme des phénomènes, sans admettre d’objets propres pour la métaphysique, et, marquant fortement l’influence du physique sur le psychologique, tente une physiologie de l’esprit. Renouvier, par sa protestation même contre tout le mysticisme post-kantien de la spéculation allemande, garde le sens français de la personnalité et du fini, et demeure réfractaire au Panthéisme et à son Infini indéterminé, sorte de Hume corrigé par l’idée de la nécessité de catégories a priori ; avec Lequier, il voit dans la certitude un cas particulier de la croyance et défend le libre arbitre avec une extrême énergie. Lachelier, dans la plus belle langue philosophique, combat le positivisme avec un sentiment très profond des grands besoins de l’esprit, transsubstantie Kant en le mettant en rapport avec les grands rationalistes de l’antiquité et en reconstituant l’unité rompue de la spéculation et de la vie morale et religieuse. Ribot renonce pour sa part à traiter les problèmes anciens dans l’esprit ancien ; ce qu’il veut, c’est constituer une psychologie vraiment indépendante, capable de montrer sans exclusion comment ces problèmes se sont posés et capable d’élargir sans préjugé son enquête en l’étendant à toutes les formes de la vie normale ou pathologique, de l’activité subconsciente ou de l’expérience religieuse. Fouillée, de façon brillante, quoique souvent trop peu technique, s’efforce de dominer l’opposition de l’idéal et du réel, de la fixité et de l’évolution, estimant qu’un idéalisme doit doubler le positivisme, car si la réalité doit être comprise par la science, l’homme conçoit d’autres idées qui sont, par cela même qu’il les conçoit, et qui ont une force certaine de réalisation. Guyau ajoute un sens plus intense de la vie. Ollé-Laprune, renouvelant l’humanisme chrétien par sa fidélité à la culture classique et à la tradition catholique, s’attache à déterminer les conditions rationnelles et volontaires de la certitude morale comme à préciser les termes philosophiques du problème religieux. Parmi les vivants, un seul nom figure dans les notes de Delbos, celui du maître qui l’avait initié aux méthodes de l’Histoire de la Philosophie, M. Boutroux. Donc « la philosophie française a continué, elle continue : philosophie humaine, ne s’arrêtant jamais à ces abstractions qui anéantissent l’homme dans l’objet, ni à ce symbolisme où l’on se perd ; bon sens poussé parfois jusqu’au génie ; ardeur de prosélytisme et besoin d’universalité. » En terminant, Victor Delbos adresse un salut « à ceux qui devraient être ici et qui n’y sont pas », aux étudiants soldats ; et, faisant allusion au dénigrement dont chez nous ou à l’étranger la jeunesse de France avait été souvent victime, il conclut : « Nous pouvons maintenant dire qu’elle a été la plus belle, la plus héroïque des jeunesses. » M. B.