À valider

La Physique moderne et les idées nouvelles sur l’unité des phénomènes naturels/01

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
LA
PHYSIQUE MODERNE
ET LES IDEES NOUVELLES
SUR L'UNITE DES PHENOMENES NATURELS

I. Du Principe général de la philosophie naturelle, par F. de Boucheporn, Paris 1853. — II. L’Unità delle forze fisiche, saggio di filosofia naturale, del P. Angelo Secchi Rome 1864. — III. Cinque lezioni sulla teoria dinamica del calore et sulle sue applicazioni, di C. Matteucci ; Turin 1864. — IV. La Chaleur considérée comme un mode de mouvement, par John Tyndall (traduction de l’abbé Moigno, Paris 1864). — V. Esquisse élémentaire de la théorie mécanique de la chaleur et de ses conséquences philosophiques, par O. A. Hirn, Colmar 1864.


PREMIERE PARTIE.

Il y a quelques années, nous avons exposé aux lecteurs de la Revue les idées que la science a récemment admises au sujet de l’équivalence de la chaleur et du travail mécanique[1]. De toutes parts, sous nos yeux, la chaleur se convertit en travail, et le travail en chaleur. Dans un moteur à vapeur par exemple, la chaleur dégagée par le charbon qui brûle se transforme en travail produit par l’arbre de la machine. Réciproquement, si l’on fait tourner une manivelle dans une masse d’eau, l’eau s’échauffe ; si l’on frotte deux blocs de glace l’un contre l’autre, la glace fond. Partout autour de nous dans les usages de la vie nous voyons une certaine quantité de chaleur disparaître en même temps qu’un certain travail est produit, et le résultat inverse nous est également connu par les faits les plus familiers. Si simple que nous paraisse cette notion, maintenant qu’elle nous est acquise et qu’elle est entrée dans nos idées courantes, elle est, sans contredit, la principale conquête de la physique moderne.

Les travaux de M. Joule, le physicien de Manchester, ceux de M. Jules-Robert Mayer, le médecin d’Heilbronn, ceux de M. Hirn, l’ingénieur de Colmar, après avoir fixé les termes de l’équivalence qui existe entre la chaleur et le travail mécanique, ont mis en pleine lumière le principe même et la raison de cette équivalence. On entend par travail le déplacement d’une masse : or la chaleur, on n’en doute plus maintenant, est un mouvement moléculaire, un déplacement de molécules ; n’est-il pas naturel dès lors que ces deux phénomènes se substituent l’un à l’autre suivant un rapport fixe, qu’entre ces deux espèces de mouvement il y ait une transformation facile, régie par les lois ordinaires de la mécanique ?

Du jour où cette notion nette, précise, a été introduite dans la science, toutes les parties de la physique se sont trouvées en quelque sorte renouvelées. Beaucoup de questions ont été directement éclairées par la théorie nouvelle ; sur beaucoup d’autres, elle a fourni des aperçus lumineux, suscité des recherches utiles. Autour des faits incontestables que l’étude de la chaleur venait de révéler, sont venus se grouper d’autres faits moins certains, puis des conjectures ingénieuses, et de ce mouvement d’idées est sortie une conception nouvelle de la nature qui s’impose maintenant à beaucoup d’esprits. C’est de cette nouvelle manière d’envisager les phénomènes naturels que nous voudrions nous occuper aujourd’hui, non sans éprouver d’abord quelque embarras à la définir. L’unité des forces physiques, telle est la formule générale sous laquelle on a coutume d’embrasser l’ensemble des considérations dont nous essaierons de donner un rapide aperçu. Dans l’ordre d’idées où nous entrons, toutes les forces de la nature se ramènent au même principe et se transforment l’une dans l’autre suivant des règles fixes, qui ne sont autres que les lois mêmes de la mécanique. Voilà, sous une forme grossière, l’énoncé général de la théorie nouvelle ; mais cet énoncé n’est accepté par les divers physiciens qu’avec des restrictions diverses ; ceux même qui sont à peu près d’accord sur le principe se divisent dès qu’il faut en tirer des conséquences au sujet de l’état de la matière et de la constitution du monde. C’est là un premier embarras que nous rencontrons. Nous n’avons pas la prétention d’exposer, sur des sujets si graves, un ensemble de vues qui nous soient personnelles, et d’autre part nous ne saurions dire qu’il y ait entre les partisans de la théorie nouvelle un accord assez complet pour qu’un véritable corps de doctrines ait été constitué. Quand nous avons voulu présenter à nos lecteurs cette importante- question de l’équivalence de la chaleur et du travail mécanique, nous avons pu leur indiquer deux excellentes leçons faites par M. Verdet, qu’une mort prématurée vient d’enlever à la science ; ces deux leçons, publiées dans les Mémoires de la Société chimique de Paris sous le nom d’Exposé de la théorie mécanique de la chaleur, contenaient sous une forme précise et substantielle tous les élémens de la question. En ce qui concerne la nouvelle façon d’envisager l’ensemble des forces physiques, un pareil guide nous manque, et nous en sommes réduit à désirer que quelque publication importante soit faite prochainement sur cette matière.

En 1864, le père Secchi, directeur de l’observatoire du Collège romain, a publié un intéressant volume, l’Unità delle forze fisiche, saggio di filosofia naturale. Le père Secchi a adopté avec chaleur l’idée que les forces physiques peuvent toutes être ramenées à un même principe. L’étude des phénomènes astronomiques lui a fourni les fondemens mêmes de cette opinion. En réfléchissant sur la force de gravité qui fait mouvoir les corps célestes, il s’est habitué à ne pas la regarder comme un principe élémentaire, mais à la rapporter à une cause d’ordre plus général dont elle ne serait qu’une conséquence. Son livre contient à ce sujet des indications neuves et des vues originales. Toutefois ce livre se présente surtout sous la forme d’un précis de physique ; il énonce ou rappelle sommairement tous les faits qui constituent aujourd’hui le bilan de la science ; il n’aborde qu’accidentellement et par intervalles les généralités que suggère l’ensemble de ces faits ; on n’y trouve pas exposée en son entier une théorie où les forces de la nature soient ramenées à l’unité.

Nous pourrions citer encore un livre plus ancien, celui que M. de Boucheporn a publié en 1853 sous le titre de Principe général de la philosophie naturelle. C’est un livre fait avec soin, avec amour, un de ces livres où un homme condense les pensées de sa vie entière. M. de Boucheporn entreprend avec hardiesse la synthèse des phénomènes physiques ; il ne recule devant aucune des difficultés de cette tâche ; c’est de front qu’il aborde tous les obstacles. Là est le mérite, là est aussi le défaut de son œuvre. M. de Boucheporn s’attache trop vite et trop complètement à des explications hasardées. C’est merveille de voir comme une conjecture devient pour lui une certitude dès qu’elle peut servir à rendre compte de quelques faits ; c’est merveille aussi de voir comme les faits deviennent souples entre ses mains et comme ils se prêtent d’eux-mêmes aux démonstrations qui leur sont demandées. Ajoutons qu’à l’époque où M. de Boucheporn publiait le Principe général de la philosophie naturelle, la nouvelle théorie de la chaleur n’avait pas encore pris place définitivement dans la science ; elle commençait seulement à se produire, on en mesurait mal les conséquences, et l’auteur, sans l’ignorer, n’en a tiré qu’un faible parti. Aussi son livre, qui reste encore plein d’intérêt dans ce qui touche à l’astronomie, a-t-il beaucoup perdu de sa valeur dans la partie où il traite des lois de la physique proprement dite.

Aussi bien, dès que l’on sort des faits nouvellement révélés par l’étude de la chaleur, la théorie générale que nous voulons développer ne peut plus guère se produire que sous forme hypothétique. On éprouve même, comme nous le disions tout à l’heure, une sérieuse difficulté quand on veut réduire à une définition précise cette nouvelle conception de la nature qu’ont fait naître les travaux modernes. Dans quels termes faut-il la présenter pour qu’elle ne paraisse pas téméraire aux uns, chimérique aux autres, inutile à beaucoup ? Dans quelles limites faut-il la maintenir pour qu’elle ne semble pas s’avancer au-delà des faits ? Qu’on nous permette d’adopter le parti suivant, ce n’est pas le plus sage, mais c’est celui qui mettra le plus de clarté dans notre sujet. Nous commencerons par exposer dans toute sa netteté, dans toute sa simplicité, cette hypothèse grandiose que nous venons de désigner sous le nom d’unité des forces physiques, et nous essaierons d’en montrer les conséquences immédiates ; nous le ferons d’abord sans nous préoccuper des preuves à apporter à l’appui d’une pareille opinion ; c’est ensuite seulement que nous nous efforcerons d’indiquer sur quels fondemens l’hypothèse repose, et alors les atténuations, les restrictions se présenteront d’elles-mêmes. Dans cet exposé des preuves, on verra facilement quelle part revient à l’expérience, quelle part à l’imagination, ce qu’on peut croire sans scrupule, ce dont il faut douter jusqu’à plus ample information. Cette réserve générale que nous faisons dès l’abord nous permettra d’esquisser notre hypothèse dans toute sa vigueur ; nous serons ainsi dispensé de l’énerver, chemin faisant, par une série d’indications restrictives.


I

C’est un fait incontesté maintenant et placé au-dessus de toute controverse que la matière est dans l’univers en quantité immuable. Il ne s’en crée pas, il ne s’en détruit pas ; tout se réduit à des transformations. Les progrès que la chimie a faits au commencement de ce siècle ont mis cette vérité dans tout son éclat et l’ont rendue en quelque sorte palpable. Quelles sont d’ailleurs les propriétés de la matière ? L’impénétrabilité d’abord : c’est en quelque sorte une question de définition, une portion de matière étant ce qui occupe, à l’exclusion de toute autre, une partie de l’espace ; l’inertie ensuite, c’est là le résultat principal de l’expérience humaine et le fondement même de la mécanique : la matière n’entre en mouvement que quand elle est poussée, et ne perd son mouvement qu’en le communiquant. Du mouvement nous pouvons donc dire ce que nous disions à l’instant de la matière, il ne s’en crée pas, il ne s’en détruit pas ; la quantité en est immuable ; pour le mouvement, comme pour la matière, il n’y a que des transformations. Ici la notion de force demande à s’introduire. Qu’est-ce qu’une force dans le langage de la physique ou de la mécanique ? C’est une cause de mouvement ; mais qu’est-ce à dire et que nous veut cette notion de force ? La cause d’un mouvement, c’est un autre mouvement. Nous nous passerons donc, s’il est possible, de cette notion de force, ou plutôt, car il faut bien pour se faire comprendre employer les mots usuels, nous entendrons par force ce qui fait qu’un mouvement donne lieu à un autre mouvement. Si maintenant, sortant de ces considérations abstraites pour entrer dans le domaine des faits, nous demandons ce que sont les phénomènes physiques qui frappent habituellement nos sens, la chaleur, la lumière, l’électricité, le magnétisme, on nous démontre, que la chaleur est un certain mode de mouvement, que la lumière en est un autre, on nous fait entrevoir qu’il en est de même de l’électricité et du magnétisme. Il n’y a donc plus rien qui puisse nous étonner si l’un de ces mouvemens engendre l’autre, si la chaleur se transforme en électricité, si l’électricité se transforme en lumière, quand les rayons solaires pompent l’eau des fleuves ou des lacs, que des nuages se forment, que ces nuages se chargent d’électricité, que des éclairs sillonnent l’atmosphère, et que la vapeur d’eau retombe en pluie sur le sol, nous ne voyons sous ces apparences diverses qu’une série de mouvemens qui se succèdent. Non-seulement nous retrouvons à la fin du phénomène toute la quantité d’eau qui y a figuré, mais, notre esprit suit facilement les modifications multiples du mouvement initial. On comprend d’ailleurs que ces transformations doivent se faire suivant des rapports fixes : si on mesure les divers modes de mouvement au moyen d’unités déterminées, toutes ces unités ont un lien commun ; une calorie, c’est-à-dire une unité de chaleur, correspond toujours à 425 kilogrammètres[2], à 425 unités de travail mécanique ; il y a une relation analogue entre l’unité électrique et la calorie, et ainsi de suite.

Si nous abordons maintenant un autre ordre de faits, si nous considérons un autre groupe de forces, la cohésion qui maintient les corps soit à l’état solide soit a l’état liquide, l’affinité chimique qui rapproche les molécules d’espèces différentes, la gravité enfin en vertu de laquelle les corps tendent à se mouvoir les uns vers les autres, la théorie nouvelle nous montre encore pu nous fait entrevoir comment le jeu de toutes ces forces se réduit à des communications de mouvement. Voici par exemple un morceau de plomb, dont les molécules adhèrent de manière à former un bloc solide. Je sais qu’en les chauffant, c’est-à-dire en leur communiquant une certaine sorte de mouvement, je détruirai la cohésion en vertu de laquelle ce bloc restait solide, et je l’amènerai à une cohésion différente, celle qui se rapporte à l’état liquide ; en chauffant plus fort, c’est-à-dire en augmentant la dose du mouvement communiqué, je détruirai même encore cette espèce de cohésion, et je réduirai le métal en vapeur. Cela ne fait-il pas soupçonner que la cohésion qui maintenait les molécules du plomb était un mouvement relatif de ces molécules ? Ce que nous détruisons par un mouvement devait être un mouvement. La cohésion, disons-nous, provient d’un mouvement relatif. Ne la voyons-nous pas en certains cas résulter simplement d’une vitesse commune imprimée à des molécules voisines ? Quand une veine liquide par exemple s’échappe d’un orifice sous une forte pression, n’affecte-t-elle pas une forme solide et n’a-t-elle pas une sorte de cohésion qui résulte de ce que les molécules d’une même tranche cheminent parallèlement d’un pas égal ? On ne prendra pas l’exemple familier que nous citons pour une démonstration des faits. En ce moment, nous ne cherchons pas à serrer de près les phénomènes ; nous nous efforçons seulement de montrer à quel point de vue se place la théorie nouvelle ; nous ne discutons pas ses énoncés, nous cherchons seulement à les faire entrevoir. Quant à l’affinité chimique, nous pouvons n’en dire ici qu’un mot, car son action sous beaucoup de rapports est comparable à celle de la cohésion, et elle n’est pas non plus sans analogie avec celle de la gravité. Lorsque dans certaines conditions des molécules d’oxygène et de carbone se trouvent en présence, elles se précipitent les unes sur les autres comme font des corps graves, et quand elles se sont combinées pour former de l’oxyde de carbone ou de l’acide carbonique, l’état stable où elles sont entrées peut être comparé à celui des corps planétaires qui roulent les uns autour des autres. Mais qu’est-ce alors que la gravité ? Qu’est-ce que cette force mystérieuse qui fait que deux corps s’attirent en proportion directe de leurs masses et en raison inverse de leur distance ? Deux corps s’attirent ! Alors, la matière n’est donc point inerte ! Ne semble-t-il pas qu’il y ait vraiment contradiction entre ces deux termes, l’attraction et l’inertie ? La question vaut qu’on s’y arrête et qu’on l’examine de près. Voilà deux molécules matérielles. Est-ce une conception saine que de les imaginer comme partant d’elles-mêmes de l’état de repos pour se rapprocher l’une de l’autre ? A la rigueur, je puis concevoir qu’il en soit ainsi, et si toutes les molécules matérielles s’attirent en vertu d’une force secrète qui réside en elles, je m’explique sans peine la formidable quantité de mouvement sans cesse répandue dans l’univers ; mais encore une fois il faut dès lors que je renonce à dire que la matière est inerte, il faut que je dise au contraire qu’elle est active, puisque je reconnais qu’elle renferme un principe d’action. Nous sommes en ce moment en face d’une grosse difficulté, et l’on nous dira sans doute qu’on n’a pu vivre depuis Newton sans l’avoir résolue, qu’on n’a pu laisser à la base même de la science deux assertions contradictoires. En effet les esprits habitués aux études scientifiques savent qu’il faut chercher en dehors des corps la cause par laquelle ils tendent les uns vers les autres ; ils savent qu’en énonçant la loi de la gravitation universelle, on se place au point de vue des résultats et non au point de vue des causes, et qu’on veut dire seulement que les choses se passent comme si les corps s’attiraient en raison directe de leurs masses et en raison inverse de leur distance. Telle est la réserve qu’ont faite ou qu’ont dû faire plus ou moins explicitement tous les esprits sensés. Et maintenant quelles lumières la théorie nouvelle va-t-elle nous fournir sur le principe de la gravité ? Voici ce qu’elle répond. Une substance à laquelle on a donné le nom d’éther est répandue dans l’univers entier ; elle enveloppe les corps et pénètre dans leurs interstices. L’existence de cette substance se déduit d’une série de preuves parmi lesquelles on peut citer en première ligne les phénomènes lumineux. L’éther est composé d’atomes qui se choquent les uns les autres et qui choquent les corps voisins. Il forme ainsi un milieu universel qui exerce une pression incessante sur les molécules de la matière ordinaire. La théorie nouvelle se rend compte des réactions qui se produisent entre ces atomes éthérés et les molécules matérielles ; elle constate que ces réactions sont telles que les molécules matérielles doivent tendre les unes vers les autres précisément dans les conditions que fait d’ailleurs connaître la loi de la gravité. Nous essaierons plus loin de donner une idée de cette ingénieuse démonstration ; pour le moment, nous laissons toutes preuves de côté et nous ne faisons qu’énoncer des résultats. Tout le monde comprendra l’importance de celui auquel nous venons d’arriver ; il devient clair que les corps ne doivent pas leur gravité à une force intrinsèque, mais à la pression du milieu où ils sont plongés. Le mouvement des corps graves ne nous apparaît plus que comme une transformation des mouvemens de l’éther, et la gravité rentre dès lors pour nous dans cette unité majestueuse à laquelle nous avons ramené toutes les forces physiques.

Ainsi chaleur, lumière, électricité, magnétisme, cohésion, affinité chimique, gravité, tout se résout pour nous dans l’idée de mouvement. Tous ces mouvemens se transforment les uns dans les autres, suivant des rapports fixes dont quelques-uns sont connus, dont le plus grand nombre est encore à déterminer. Voyons si l’idée de matière ne va pas dès lors se simplifier et s’éclaircir. À la base de notre système se trouve maintenant l’atome d’éther ; mais y a-t-il (nous le supposions tout à l’heure pour nous faire mieux comprendre), y a-t-il réellement un éther et une matière ordinaire, différente de l’éther par essence ? Y a-t-il, pour parler plus nettement, deux espèces de matière ? Nous ne pouvons plus guère le concevoir, maintenant que tout se réduit pour nous à des mouvemens. En quoi pourraient différer ces deux espèces de matière ? C’est donc que l’une ne serait pas soumise aux lois du mouvement de la même manière que l’autre ! Il y aurait donc deux mécaniques ! Eh ! non ; de même qu’il n’y a qu’un code pour les mouvemens, il ne peut y avoir qu’une seule essence pour la matière, et les molécules de matière ordinaire doivent nous apparaître comme des agrégats d’atomes éthérés. C’est sous cette forme que nous nous représenterons les molécules élémentaires des corps simples, du fer, du plomb, de l’oxygène, du carbone. Les molécules de ces corps ne diffèrent pas dans leur substance, mais diffèrent seulement dans l’arrangement intérieur des atomes éthérés qui les composent. Est-ce parce que le fer, le plomb, l’oxygène, le carbone, s’engagent chimiquement dans des combinaisons différentes que nous soupçonnerions en eux quelque différence substantielle ? Sur quoi porterait cette différence, puisque l’affinité chimique elle-même n’éveille plus en nous que l’idée de mouvement ?

Au point où nous sommes arrivés, on peut considérer dans son ensemble l’hypothèse dont nous venons de tracer les traits principaux. Si on l’admet dans toute sa rigueur, les phénomènes naturels se présentent sous un aspect si simple que l’esprit en est émerveillé et comme effrayé. Le monde physique est composé d’atomes d’une seule espèce. En vertu du mouvement qu’ils ont reçu et qu’ils se communiquent les uns aux autres, ces atomes se groupent et s’enlacent de manière à former les molécules simples, les molécules composées, les corps gazeux, liquides ou solides. C’est à une même cause, c’est à des mouvemens reçus et transformés qu’il faut attribuer, dans l’ordre des infiniment petits, les agrégations moléculaires, et, dans l’ordre des infiniment grands, la gravitation des corps célestes. Tel mouvement d’une nature déterminée, qui se continue dans l’intérieur des corps ou en dehors d’eux, constitue le phénomène connu sous le nom de chaleur ; tel mouvement, de nature toute spéciale, constitue la lumière, tel autre l’électricité, et ainsi de suite. L’atome et le mouvement, voilà l’univers ! Sur cette base, le mathématicien pourra établir ses calculs. En appliquant ses équations à un milieu composé d’atomes uniformes, en cherchant tous les mouvemens qui peuvent se produire et toutes les combinaisons qui peuvent naître de ces mouvemens, il retrouvera les phénomènes connus de la physique, les lois de la circulation planétaire, celles de la propagation du son, celles des ondulations lumineuses. Engagé dans cette voie, fort des analogies qu’une pareille étude lui suggérera, il déterminera, à côté des mouvemens déjà connus, les mouvemens qui semblent probables. Il y retrouvera sans doute les lois déjà étudiées de la matière ; il y trouvera peut-être des propriétés sur lesquelles l’attention des hommes ne s’est pas encore portée. Combien de lois importantes règnent ainsi autour de nous sans que nous nous en doutions ! Combien de temps les hommes ont-ils vécu sans soupçonner les phénomènes électriques dont l’action les enveloppait ! Quelles révélations inattendues peuvent surgir de cette étude de la nature faite à un point de vue nouveau !

Mais ne parlons que des obscurités qu’elle a déjà dissipées, et laissons à l’avenir le soin de justifier les espérances que fait naître l’hypothèse nouvelle. Par la liaison qu’elle établit entre tous les phénomènes naturels, elle habitue notre esprit à chercher dans chaque fait, à travers les transformations qui nous abusaient autrefois, son origine immédiate et sa conséquence immédiate. Quand nous voyons une machine à vapeur élever un poids ou vaincre une résistance, nous pensons tout de suite au charbon qui brûle dans le foyer et dont la combustion produit le travail de la machine ; mais ce charbon lui-même, où prend-il cette force que nous savons utiliser ? C’est qu’il est le produit d’un long travail solaire accumulé dans des végétaux fossiles. Ainsi tous les faits sont pour nous ramenés à une sorte de mesure commune, et nous nous habituons à chercher toujours une juste proportion entre chaque cause et chaque effet. Veut-on, pour donner une forme familière à notre pensée, que nous citions une anecdote ? Nous l’emprunterons au père Secchi, qui la raconte dans son livre de l’Unité des forces physiques. Il y avait en 1855 à l’exposition, universelle de Paris une cloche immense d’un poids énorme ; elle était soutenue par un système de supports si ingénieux qu’un seul homme suffisait à la maintenir en mouvement ; seulement on en avait supprimé le battant, par égard sans doute pour les oreilles des visiteurs. L’homme qui montrait la cloche lui imprimait d’amples oscillations, et les passans admiraient la facilité avec laquelle il faisait mouvoir ce formidable engin. Un ecclésiastique, homme instruit et spirituel (on peut soupçonner que c’était le père Secchi lui-même), s’approcha du démonstrateur et lui dit : « Votre système de supports est fort bien combiné, il vous permet de remuer cette grande masse très facilement ; mais en serait-il de même, si la cloche avait son battant et si elle sonnait ? » Les assistans ne comprirent pas sans doute la pensée du malin ecclésiastique. C’est qu’en effet, si la cloche avait dû rendre des sons, c’est-à-dire ébranler l’air fortement, il eût fallu, bon gré, mal gré, trouver la force nécessaire pour produire un pareil ébranlement. Si parfait qu’eût été le mécanisme du support, cette force eût dû être empruntée au bras qui tirait la corde. Quand une cloche vibre, c’est l’effort du sonneur qui se convertit en son. Supprimer le battant, c’est-à-dire le son, c’était rendre la tâche facile au sonneur.


II

Tant vaut la cause, tant vaut l’effet. Tel est le point de vue où nous nous trouverons sans cesse placé quand nous essaierons dans un instant de rappeler brièvement les faits principaux sur lesquels repose l’idée de l’unité des forces physiques. Avant d’entrer dans cet examen, nous voulons encore répondre à deux questions qui se présentent d’elles-mêmes au sujet de l’hypothèse que nous développons. Cette hypothèse est-elle utile ? Cette hypothèse est-elle réellement nouvelle ?

Et d’abord est-elle utile ? Les grands progrès que la science moderne a réalisés sont dus à l’expérience et à l’observation. Non fingo hypotheses, a écrit Newton au frontispice de ses œuvres. Nullius in verba, dit l’écusson de la Société royale de Londres. Provando e riprovando, dit également dans son emblème l’académie florentine fondée par Galilée. Il est certain que la physique moderne s’est faite en examinant les phénomènes eux-mêmes indépendamment de leurs causes supposées, en les soumettant à des mesures exactes au moyen d’instrumens de précision. On peut même dire que la science a marché en raison des perfectionnemens successifs qui étaient apportés aux instrumens de mesure. Nous savons aujourd’hui apprécier avec rigueur la millième partie d’un millimètre, la dix-millième partie d’une seconde, et nous ne sommes pas près de renoncer aux recherches que nous pouvons entreprendre avec de pareils moyens d’investigation. Certes la méthode expérimentale qui a déjà donné de si brillans résultats n’est pas près de périr, et c’est toujours au vernier du physicien, à la balance du chimiste, au scalpel du médecin, au télescope de l’astronome, que nous demanderons des renseignemens certains sur la nature. Est-ce à dire toutefois que, pendant que ce travail incessant de recherches se poursuit de toutes parts, nous n’essaierons pas de grouper les faits déjà découverts de manière à nous élever à des lois de plus en plus générales ? On essaierait en vain de lutter contre cette tendance de l’esprit humain. Il est facile de dire qu’on ne veut s’occuper que de ce qui est prouvé jusqu’à l’évidence, et qu’on veut laisser le reste aux rêveurs ; mais il est malaisé de s’en tenir à ce programme. Chacun est invinciblement amené à se faire, tant bien que mal, une idée de l’ensemble du monde. Parmi les hommes qui font faire de réels progrès aux sciences, ceux qui paraissent le plus enfermés dans la recherche des faits particuliers, ceux qui restent confinés dans la mesure patiente de certains phénomènes, ont certainement leurs théories générales, qu’ils se dispensent peut-être de livrer au public, mais qui les guident dans leurs travaux, qui les portent à aborder telle question plutôt que telle autre, qui, vraies ou fausses, leur suggèrent des aperçus nouveaux et classent pour eux les problèmes. Au-dessus de toutes les théories qui ont pu ainsi guider les hommes de science s’élève maintenant cette grandiose conception de l’unité des forces physiques. Ce n’est qu’une hypothèse ; mais elle se présente avec des garans assez fermes pour nécessiter une sorte de révision de la science entière. Elle éclairera d’un nouveau jour les faits déjà connus ; dans les questions encore confusément étudiées, elle tracera une voie aux recherches et indiquera dans quel sens il faut d’abord interroger la nature. L’hypothèse fût-elle fausse, l’expérience saura en tirer profit. Mais, dira-t-on, n’est-il pas à craindre qu’entraînés par cette image séduisante, certains observateurs n’en viennent à voir mal les faits, à vouloir les introduire de force dans le cadre qu’ils se sont tracé d’avance et à dénaturer ainsi involontairement, avant de les présenter au public, les résultats de leurs expériences ? — Sans doute cela arrivera, cela est arrivé déjà ; ce mal n’est pas bien grave, la science est assez armée contre un pareil danger, et des assertions erronées ne peuvent résister longtemps à son contrôle. — Mais, dira-t-on encore, les savans ne sont pas seuls en jeu. Votre hypothèse touche à la philosophie. Non-seulement elle comprend toute la physique, mais elle déborde sur la métaphysique. Des philosophes vont l’adopter sans doute, croyant tenir une vérité scientifique, et ils n’embrasseront qu’une chimère ! — Que répondre à cela ? C’est affaire aux métaphysiciens de bien prendre leurs renseignemens. Maintenant est-ce une hypothèse véritablement nouvelle que celle qui nous présente le monde physique comme composé d’atomes uniformes et de mouvemens divers ? A proprement parler, il n’y a plus guère d’idées qui puissent se produire comme tout- à fait neuves. Si l’on s’en tient aux définitions et à la surface des choses, on pourra retrouver la théorie de l’unité des forces physiques dans l’antiquité la plus reculée. Les philosophes de la Grèce ancienne n’avaient pour ainsi dire à leur disposition aucun fait scientifiquement démontré, et dans cet état de choses ils formaient sur la nature les hypothèses les plus simples ; ils avaient table rase, et rien ne gênait leur empirisme ; ils allaient donc tout droit aux conceptions les plus générales, et chacun faisait à sa manière l’unité dans le grand tout. Thalès de Milet, 600 ans avant notre ère, commençait par déclarer que l’eau était le principe de toutes choses. Cinquante ans plus tard, son compatriote Anaximène voyait dans l’air « l’élément uniforme et primitif. » L’école éléate, dans la Grande-Grèce, chercha encore ailleurs le principe universel. « Rien ne provient de rien, et rien ne peut changer, disait Xénophane, tout est de la même nature ; » cependant il demandait, pour expliquer la multiplicité des choses variables, deux élémens, l’eau et la terre. Vers l’an 500, Héraclite adopta le feu pour principe unique et pour agent universel. « Le monde n’est l’ouvrage ni des dieux, ni des hommes ; c’est un feu toujours vivant, s’allumant et s’éteignant suivant un certain ordre. » Voilà donc quatre élémens successivement proclamés, — l’eau, l’air, la terre, le feu, — et, par une sorte d’éclectisme, on en vint à les admettre tous les quatre à la fois dans la composition de l’univers. Aristote accepta ces quatre élémens, et pendant de longs siècles après lui ils servirent de base à tout système de la nature. On admettait encore les quatre élémens pendant le XVIIIe siècle, à la veille des grands travaux qui ont fondé la chimie moderne. En suivant ce mouvement général des idées, on rencontre la théorie atomistique elle-même dès les temps les plus anciens. Leucippe, un Éléate, qui vivait 500 ans avant notre ère, concevait l’univers comme formé du vide et d’une matière réelle dont la dernière division était l’atome. « Les atomes ronds, disait-il, ont la propriété du mouvement. C’est par leurs combinaisons et séparations que les choses naissent et se détruisent. Tous les phénomènes physiques sont déterminés par l’ordre et la position des atomes, et n’ont lieu qu’en vertu de la nécessité. » Démocrite d’Abdère, disciple de Leucippe, développa sa doctrine. Il attribua aux atomes, similaires entre eux, des propriétés originelles, l’impénétrabilité et une sorte de pesanteur. Pour lui, « toute influence active ou toute affection passive est un mouvement par suite d’un contact. » Il distingua l’impulsion (πάλμος) et le mouvement de réaction (άντιτύπια), d’où résulte le mouvement circulaire ou en tourbillon (δίνη). C’est, en cela que consiste la loi de la nécessité (άνάγχη) indiquée par Leucippe. Épicure l’Athénien adopta les vues de Démocrite, et fit une sorte de théorie des atomes ; il donnait à ceux-ci une forme crochue, et il les supposait animés d’un mouvement oblique les uns par rapport aux autres, afin qu’ils pussent se saisir et former des corps. Tel est le système que Lucrèce chanta dans son magnifique poème de la Nature ; mais, avons-nous besoin de le répéter ? les conceptions de ces philosophes, de ces poètes, n’étaient que de pures utopies : formées en dehors des faits, elles n’apportaient aucune clarté dans le domaine de la physique, leurs auteurs ne pouvaient y voir que ce qu’ils y avaient mis, c’est-à-dire le caprice de leur imagination. Aussi n’avaient-elles pas pour eux le sens, qu’elles ont maintenant pour nous. Ce n’étaient pour eux que de simples formules, qu’ils ne songeaient guère à mettre en regard des faits de la nature, et qui servaient seulement de préambules à leurs systèmes de philosophie. Ce que nous disons des anciens s’applique d’ailleurs entièrement au moyen âge, à la renaissance, aux premiers travaux des temps modernes. La physique de Descartes n’a guère plus de valeur que celle d’Épicure ; même fantaisie, mêmes tourbillons, mêmes atomes crochus. Les grands hommes qui, au temps même de Descartes, inauguraient la rénovation des sciences ne se préoccupaient que des faits et laissaient de côté les hypothèses : c’était Kepler, c’était Galilée. Quand vint la seconde génération des grands savans, la génération de Newton, de Leibnitz, d’Huyghens, on était assez riche de connaissances précises pour qu’une hypothèse générale devînt presque impossible, La science se divisa en plusieurs branches, dans chacune d’elles on fit une ou plusieurs hypothèses particulières ; mais de longtemps on ne put songer à embrasser dans une formule d’ensemble les phénomènes nombreux et précis qu’un travail incessant mettait à jour. — Que si maintenant de l’examen même de ces phénomènes une formule générale surgit, que si un système jaillit spontanément de l’étude des faits, nous pourrons dire qu’il est véritablement nouveau, alors même que la formule en serait ancienne, alors même qu’on pourrait en trouver dans Démocrate un énoncé presque complet. L’originalité de l’hypothèse qui se produit actuellement, c’est qu’elle se trouve, en présence d’une quantité considérable de faits, c’est qu’elle est née de ces faits mêmes ; elle emprunte sa valeur aux faits qu’elle embrasse, elle devient en quelque sorte un fait elle-même.

La théorie que nous étudions n’apparaîtra donc sous son jour véritable que quand nous aurons examiné quelques-uns des phénomènes sur lesquels elle repose et indiqué l’aspect nouveau qu’elle donne à quelques parties de la science. Ce n’est point ici le lieu, comme on pense, de faire un cours de physique. Nous pourrons seulement toucher quelques points, donner quelques indications. Qu’on ne nous demande point un tableau général de la nature, alors que nous cherchons seulement à en esquisser quelques détails ; à travers ces ébauches partielles, on pourra sans doute entrevoir ce que serait l’œuvre d’ensemble que nous ne songeons point à entreprendre. Nous adopterons d’ailleurs, dans notre excursion à travers les phénomènes naturels, le même ordre que nous avons suivi dans l’exposé sommaire du système ; nous parlerons d’abord de ce qui touche à la lumière, à la chaleur, à l’électricité ; nous en viendrons ensuite à cet autre groupe d’actions, l’affinité chimique, la cohésion, la gravité, dont les préjugés courans placent plus particulièrement le principe au sein même des molécules.

La chaleur ! l’électricité ! la cohésion ! la gravitation ! disons-nous. Ces mots mêmes nous amènent à faire une déclaration dont le bénéfice devra nous être acquis pendant tout le cours de cette étude. Dans chaque branche de la physique, nous le disions il y a un instant, des hypothèses particulières ont été faites ; elles ont influé sur le langage qui a été adopté dans les différentes parties de la science. Dans beaucoup de cas, les noms donnés aux phénomènes, la classification même de ceux-ci, sont en désaccord avec la théorie nouvelle. Qu’allons-nous faire en cette circonstance ? Sans doute à une situation nouvelle il faut une langue nouvelle ; mais allons-nous créer ici cette langue de toutes pièces ? Nous avons bien d’autres embarras. Irons-nous recourir à des périphrases pour éviter des mots qui semblent contredire les idées que nous développons ? Nous courrions grand risque de n’être pas compris. Nous continuerons donc à appeler toutes choses par le nom qui leur est habituellement donné ; si quelquefois cette dénomination est en discordance avec notre idée fondamentale, on voudra bien n’attribuer cet accident qu’à l’état transitoire dans lequel se trouve actuellement la physique ! Les électriciens ont admis autrefois l’existence d’un fluide positif et d’un fluide négatif ; ils distinguent dès lors dans un courant un pôle positif et un pôle négatif ; nous le ferons comme eux, sans que cela tire à conséquence. Quand on chauffe un corps sans lui permettre de se dilater, il absorbe, pour acquérir un certain degré de température, une quantité déterminée de chaleur, et, si on le chauffe en lui permettant de se dilater, il demande, pour arriver au même degré, une quantité de chaleur plus grande : les physiciens avaient donné à l’excédant de chaleur exigé dans le second cas le nom de chaleur latente de dilatation. Nous pourrons continuer à l’appeler latente, tout en voyant clairement qu’elle est employée à produire le travail mécanique de la dilatation. En étudiant les actions moléculaires, on a toujours distingué des forces attractives et des forces répulsives ; nous pourrons le faire, sans rien préjuger sur l’existence de ces forces. Quant au mot de force lui-même, nous le conservons, faute de mieux, dans notre vocabulaire. Chaque fois qu’un mouvement nous apparaît comme la continuation ou la transformation d’un autre mouvement, nous pouvons nous passer de l’idée de force, et nous devrions réserver cette notion pour les mouvemens dont l’origine nous demeure tout à fait cachée. Nous continuerons cependant, comme nous l’avons déjà fait dans les pages qui précèdent, à employer le mot de force dans son sens usuel. Nous parlerons sans scrupule de la force de gravité qui fait tomber une pierre et de la force de cohésion qui maintient un corps à l’état solide, tout en supposant que la chute de la pierre et la solidité du corps ne sont dues qu’aux mouvemens du milieu ambiant.

A vrai dire, l’inconvénient que nous signalons ici n’est pas nouveau, et ces difficultés de langage sont bien connues dans la physique. Comme dans chacune des parties de cette science on a fait successivement des hypothèses différentes pour grouper et coordonner les phénomènes, les physiciens ont appris dans une certaine mesure à se soustraire à l’empire des mots, à faire abstraction des idées qu’en réveille la signification commune ; ils savent voir les faits sous l’image conventionnelle que les mots en donnent. Toutefois l’explication dans laquelle nous venons d’entrer n’était pas inutile ; elle justifiera le désaccord qui se produira souvent sans doute entre les noms donnés aux phénomènes et notre manière de les apprécier.


III

On sait depuis bien longtemps que le son est l’effet d’une vibration des corps qui se propage soit à travers l’air, soit à travers un autre milieu. Les phénomènes acoustiques sont pour ainsi dire visibles à l’œil nu ; aussi la nature en a-t-elle été connue de bonne heure. Si l’on frotte à l’aide d’un archet une plaque de cuivre encastrée par un de ses côtés, l’œil perçoit les vibrations de la plaque. Si l’on présente à l’air ébranlé la membrane d’un tambour sur laquelle on a projeté du sable fin, l’agitation de ce sable trahit celle de l’air, et on en voit les grains, chassés des parties les plus agitées, se rassembler suivant les lignes où l’air et la membrane restent en repos. La vitesse de propagation du son est elle-même facilement appréciable ; tout le monde sait que, si un coup de canon est tiré dans le lointain, on en voit la lumière bien avant d’en entendre le bruit ; on peut ainsi apprécier sans difficulté le nombre de secondes que le son met à parcourir un intervalle donné. Accessibles à l’expérience directe, les principes de l’acoustique ont été considérés sous leur vrai jour, et on n’a imaginé, pour les expliquer ou pour les coordonner, ni un fluide spécial, ni une force particulière. On a vu dans le son un mouvement vibratoire produit par un ébranlement quelconque et propagé dans un milieu. On n’a introduit dans la physique ni un fluide sonore, ni une force sonore.

Nous pouvons donc ne dire du son que quelques mots. Notons seulement que l’étude des vibrations sonores prend pour nous, au point de vue de l’histoire de la science, une importance toute spéciale. Ce sont les premières vibrations que l’on ait bien connues, et le jour où l’on s’en est rendu un compte exact on a posé une des assises les plus solides de la physique nouvelle. Les faits que cette étude a révélés ont puissamment aidé les grands esprits qui ont fondé la théorie de la lumière. Entre les vibrations sonores et les vibrations lumineuses, on a cherché et trouvé bien des analogies. On a rencontré aussi des dissemblances profondes. En voici une des plus graves et que nous citons tout de suite, sauf à y revenir dans un instant. La vibration sonore a lieu dans le sens de la propagation du son ; chaque molécule de l’air ébranlé exécute un mouvement de va-et-vient le long de la ligne même suivant laquelle le son se propage. Au contraire la vibration lumineuse a lieu perpendiculairement au rayon de lumière. Les dissemblances et les analogies que l’étude a révélées entre les mouvemens sonores et les mouvemens lumineux nous donnent dès l’abord un premier aperçu des problèmes que rencontre la physique nouvelle et des méthodes qu’elle peut employer pour les résoudre.

Nous aurons encore un exemple des recherches sur lesquelles elle appelle les esprits, si nous nous posons ici, à propos du son, une question que nous aurons successivement à nous faire au sujet de tous les phénomènes physiques. Ces divers phénomènes, avons-nous dit, sont susceptibles de se transformer les uns dans les autres, et nous sommes ainsi conduits à leur chercher une commune mesure dans l’effet dynamique qu’ils représentent. Quel est l’effet dynamique d’un son et réciproquement ? ou, pour employer un terme introduit dans le langage des sciences par l’étude de la chaleur, quel est l’équivalent mécanique du son ? Prenons une cloche et frappons-la d’un marteau : nous pourrons estimer directement le travail dû au choc du marteau ; ce sera un certain nombre de kilogrammètres. La cloche vibrera, et nous pourrons mesurer l’amplitude de ses vibrations au moyen d’un rayon lumineux réfléchi sur un petit miroir attaché en un de ses points ; c’est là un procédé souvent employé en acoustique pour amplifier les oscillations et les rendre mesurables. Si nous faisons ainsi une série d’expériences et que nous comparions les nombres qui expriment les chocs avec les nombres qui expriment les amplitudes oscillatoires, nous pourrons condenser le résultat de cet examen dans une formule qui nous donnera une idée de l’effet sonore des percussions diverses ; mais aurons-nous ainsi un véritable équivalent mécanique du son ? Pourrons-nous dire que l’unité de son équivaut à tant de kilogrammètres ? Pour cela, il faudrait commencer par déterminer une unité de son. On distingue dans le son plusieurs qualités : il y a la gravité qui dépend du nombre des vibrations, il y a l’intensité qui dépend de l’amplitude, il y a le timbre qui dépend de conditions plus complexes. Quel phénomène choisira-t-on pour comparer les divers sons entre eux, en tenant compte de tous leurs effets ? Il ne semble pas qu’on se soit occupé jusqu’ici d’une pareille question. On ne s’est guère attaché qu’au nombre des vibrations dont dépendent les théories musicales. A vrai dire, nous ne soyons pas qu’il y ait dans la pratique une utilité spéciale à choisir une unité sonore qui réponde aux conditions que nous venons d’indiquer. Nous n’insisterons donc pas sur ce sujet qui nous montre toutefois dès maintenant un des côtés nouveaux sous lesquels se présentent les études physiques.

Ce fut toujours une des principales difficultés des sciences d’observation que de déterminer convenablement les unités auxquelles il faut rapporter les phénomènes. Ce choix des unités prend actuellement une importance toute spéciale au nouveau point de vue où se placent les physiciens. Nous sommes donc là en face d’une question capitale qui appelle quelques développemens. Si nous ne faisons que l’effleurer à propos du son, c’est que nous nous réservons de chercher une occasion où elle puisse être traitée avec plus de fruit, car nous la retrouverons nécessairement sur notre chemin, à chaque pas, si nous voulons.

L’acoustique nous apprend que le son est un mouvement vibratoire soit de l’air, soit de l’eau, soit d’un autre milieu matériel analogue. En examinant les phénomènes optiques, nous allons voir apparaître l’éther comme agent de la vibration lumineuse, et cette conception de l’éther deviendra bientôt pour nous comme le lien de toutes les idées qui se rattachent à l’unité des forces physiques.

Prenons un prisme formé de deux lames de verre séparées par du sulfure de carbone, mettons-le sur le passage d’un faisceau de rayons solaires et recevons l’image de ce faisceau sur un écran. Cette image, comme on sait, s’appelle un spectre. L’écran nous montrera les rayons lumineux de différentes couleurs inégalement réfractés par leur passage à travers la masse prismatique du sulfure de carbone. Les rayons rouges sont le moins dévies, et se trouvent par conséquent du côté de l’arête du prisme ; puis viennent, en allant de l’arête à la base, l’orangé, le jaune, le vert, le bleu, l’indigo, le violet. Si maintenant nous examinons le spectre avec attention, il ne restera pas pour nous un phénomène purement lumineux ; il nous renseignera sur les propriétés calorifiques et chimiques du faisceau solaire. Recevons le spectre sur une plaque percée d’une fente étroite, à travers laquelle les rayons puissent agir sur une pile thermo-électrique, et promenons la fente dans toute l’étendue du spectre en commençant par la partie violette. Tant que nous resterons dans le violet, l’indigo, le bleu, même le vert, l’aiguille de l’appareil thermoscopique ne sera que très peu déviée. Elle accusera une chaleur croissante à mesure que la fente traversera le jaune, puis l’orangé, puis le rouge ; mais dépassons le rouge et entrons dans la partie obscure du spectre : c’est là que nous trouvons le maximum de chaleur. Il y a donc au-delà de l’image visible du faisceau solaire un spectre chaud que nous ne pouvons apercevoir. Si les rayons qui se réfractent, d’un côté du spectre, au-delà du rouge, ont une aptitude spéciale à produire de la chaleur, ceux qui se réfractent de l’autre côté, au-delà du violet, ont une aptitude spéciale à provoquer les actions chimiques. Ces rayons chimiques peuvent être rendus visibles par un artifice bien connu dans les cabinets de physique. On prend une feuille de papier dont la partie inférieure est imbibée d’une solution de sulfate de quinine, tandis que la partie supérieure est restée sèche ; si on reçoit sur cette feuille l’image du faisceau solaire, le spectre conserve sur le haut de la feuille son apparence ordinaire, tandis que dans la partie mouillée une phosphorescence brillante se montre au-delà des rayons violets. Ainsi le spectre s’étend en dehors de la partie visible, dans les deux directions, à droite et à gauche, et l’analyse peut y distinguer, outre les rayons lumineux, des rayons calorifiques et des rayons chimiques, ceux-ci plus particulièrement déviés vers la partie violette, ceux-là plus spécialement réfractés vers la partie rouge.

Toutes les lumières connues jusqu’ici présentent ces trois sortes de rayons. Les phénomènes varient, bien entendu, dans une certaine mesure avec les moyens d’observation. Et d’abord par cela seul qu’on emploie un prisme, on n’obtient qu’un spectre en quelque sorte conventionnel : le prisme disperse différemment les rayons de réfrangibilité différente ; il laisse les rayons rouges plus condensés, il donne plus d’étendue au contraire à la partie violette. On peut par d’autres moyens obtenir un spectre où les rayons différens conservent mieux leur valeur relative. La nature du prisme change aussi les rapports entre les rayons lumineux, calorifiques et chimiques. Si l’on reçoit de la lumière solaire sur un prisme d’eau, le maximum de chaleur apparaît dans le jaune ; — sur un prisme de verre commun, dans le rouge ; — sur un prisme de flint-glass, au-delà du rouge ; — sur un prisme de sel gemme, bien au-delà du rouge, dans la partie tout à fait obscure. Il y aurait également à tenir compte de la nature de la source lumineuse ; mais laissons ces détails, nous voulions seulement montrer comment dans toute émission lumineuse on trouve, à côté de l’action lumineuse proprement dite, l’action calorifique et l’action chimique. Nous parvenons à diviser ces trois actions, mais non sans peine, tant elles nous apparaissent confondues. N’oublions donc pas cette synthèse toute faite qui se présente à nous dès l’abord. Si après avoir étudié isolément la lumière, la chaleur, l’affinité, nous venons à retrouver la loi qui unit ces phénomènes, rappelons-nous que nous les ayons rencontrés réunis, et que c’est nous-mêmes qui les avons séparés pour les. mieux examiner. Pour le moment, il nous faut continuer notre analyse, laisser de côté la chaleur ainsi que l’action chimique et ne nous occuper que de la lumière.

Qu’est-ce que la lumière ? Ce sujet a donné carrière à l’imagination des vieux physiciens. Les uns plaçaient dans l’œil une force visuelle, cette force projetait des rayons qui allaient toucher les objets. Les autres supposaient au contraire que les objets émettaient tout autour d’eux un nombre infini de petites images qui entraient dans les yeux des hommes et des animaux. On ne put guère se demander sérieusement ce qu’était la lumière que lorsqu’on connut la structure de l’œil, et qu’on vit l’image des objets formée sur la rétine comme sur le fond d’une chambre obscure. La rétine ainsi impressionnée transmet la sensation au nerf optique ; mais comment la rétine est-elle impressionnée ? comment l’image s’y forme-t-elle ?

Newton supposa que les corps lumineux lancent de petits corpuscules dont le choc émeut la rétine. C’est la fameuse théorie de l’émission qui donna lieu pendant la fin du XVIIe siècle à de si chaudes controverses. Newton avait établi, en se servant de son hypothèse, les lois principales de l’optique, celles de la réflexion, celles de la réfraction. Cependant des difficultés subsistaient. D’autres phénomènes optiques plus compliqués, la polarisation, la double réfraction, ne pouvaient être expliqués par la théorie newtonienne. On posait à Newton des questions auxquelles son hypothèse ne répondait pas : « où va la lumière quand elle s’éteint ? où vont les corpuscules qu’émettent sans cesse les sources lumineuses ? »

Descartes avait émis l’idée qu’une matière subtile remplit les espaces planétaires. On s’empara de cette conjecture à l’aide de laquelle il avait vainement essayé d’expliquer les phénomènes astronomiques ; on l’appliqua à la lumière. Malebranche fut des premiers à soupçonner que la lumière est produite par les ondulations d’un éther, et que les différences des longueurs d’ondes constituent les couleurs. Huyghens adopta ce système et en soumit les déductions au calcul. Ainsi admise dans la science à titre hypothétique, l’existence de l’éther devint de plus en plus probable à mesure que l’expérience justifia les conclusions tirées de ce principe. Cependant Newton soutenait avec énergie la théorie de l’émission, et accumulait pour la défendre des preuves dont un grand nombre nous paraissent bien bizarres aujourd’hui. Euler appuyait Huyghens, et il voyait dans une sorte de classification des phénomènes qui affectent nos sens un argument en faveur des ondulations. « Pour percevoir un objet par le tact, disait-il, il faut que nous soyons contre cet objet même. Quant aux odeurs, nous savons qu’elles sont produites par des particules matérielles qui s’échappent du corps volatil. Lorsqu’il s’agit de l’ouïe, rien n’est détaché du corps résonnant. La distance à laquelle nos sens connaissent la présence des objets est nulle dans le cas du toucher, petite dans le cas de l’odorat, assez grande dans le cas de l’ouïe ; cette distance devient considérable dans le cas de la vue. En suivant cette progression, on doit croire que la vue perçoit suivant le même mode que l’ouïe et non pas suivant le même mode que l’odorat ; on doit supposer que les corps lumineux vibrent comme les corps sonores, au lieu d’émettre des particules comme les substances volatiles. »

On apportait dans le débat des faits curieux observés dès le milieu du XVIIe siècle par le père Grimaldi, moine bolonais, qui avait laissé un traité d’optique très original (De lumine, coloribus et iride ; Bologne, 1665). Si l’on perce un très petit trou dans un volet et qu’on examine le cône lumineux qui passe par cet orifice, on remarque que le icône est beaucoup moins aigu qu’on ne devrait le supposer à ne considérer que la transmission rectiligne des rayons. L’expérience devient plus frappante encore si on interpose sur le trajet du faisceau lumineux un second, volet percé d’un nouveau trou ; on constate alors facilement que les rayons du second cône sont plus divergens que ceux du premier. — Si dans le cône lumineux on introduit un fil fin et qu’on en projette l’ombre sur un écran, l’ombre apparaît entourée de trois franges colorées, et l’on voit d’ailleurs dans cette ombre une ou plusieurs raies lumineuses. Si on reçoit sur un écran l’image du trou percé dans le volet, on voit un cercle blanc entouré d’un anneau obscur, puis d’un anneau blanc plus brillant que la partie centrale, puis d’un second anneau obscur, et enfin d’un nouvel anneau blanc très faible. — Si l’on perce dans le volet d’expérience deux très petits trous distans, l’un de l’autre d’un ou deux millimètres et qu’on reçoive les deux images sur un écran de telle sorte qu’elles empiètent l’une sur l’autre, on trouve que, dans le segment lenticulaire où elles se pénètrent, les cercles sont plus obscurs que dans la partie où elles sont séparées ; on voit ainsi qu’en ajoutant de la lumière à de la lumière on peut produire de l’obscurité.

Ces faits si curieux, minutieusement décrits par le père Grimaldi, nous paraissent tout à fait décisifs, maintenant que nous en saisissons le sens intime. Il nous semble qu’ils auraient dû faire triompher sans délai le système des ondulations ; mais ceux même qui en appréciaient la valeur au XVIIe siècle étaient loin d’en tirer toutes les conséquences. Ces expériences servaient du moins à alimenter la controverse. — Des corpuscules, disait Huyghens, qui viendraient directement du soleil et qui passeraient par le petit trou du volet, formeraient, au sortir du trou, un cylindre étroit et non un cône. La forme conique prouve un mouvement qui se propage latéralement au rayon lumineux. — Newton retournait l’argument. Si la lumière est un mouvement, disait-il, elle ne devrait pas rester confinée dans un cône étroit ; elle devrait se répandre dans tous les sens et se disperser circulairement autour de chaque point d’ébranlement. — Sans doute, répondait Huyghens, en chaque point du rayon lumineux, des ondulations sphériques partent latéralement à ce rayon et se répandent dans tout l’espace environnant ; mais elles ne sont pas assez répétées pour produite la sensation de la lumière ; elles n’obéissent pas à une discipline aussi forte que celles qui se trouvent dans le sens même du rayon et elles se détruisent les unes les autres dans leur confusion.

Le premier savant qui vit tout ce qu’on pouvait tirer des expériences de Grimaldi fut Thomas Young, ce voyageur sagace, qui développa plusieurs branches de physique et qui trouva la clé des hiéroglyphes égyptiens. Les recherches de Young furent continuées par Arago et Fresnel, puis plus récemment par MM. Fizeau et Foucault. Tous ces travaux ont donné l’explication complète des franges de lumière signalées par Grimaldi, et la théorie des interférences, qu’ils ont fondée, est une des plus glorieuses conquêtes de l’esprit moderne.

Le principe des interférences est facile à saisir. Un rayon lumineux, d’après ce que nous avons dit jusqu’ici, est la propagation d’un mouvement dans lequel les atomes de l’éther oscillent autour de leur position d’équilibre. Ils sont donc animés d’une certaine vitesse dans un sens pendant la première moitié de cette ondulation, et de la même vitesse en sens contraire pendant la seconde moitié. Supposons maintenant qu’on puisse disposer de deux rayons issus d’une même surface, et que par un artifice quelconque on ait mis l’un des deux en retard sur l’autre d’une demi-ondulation ; si l’on vient à superposer les deux rayons, au point de superposition, les atomes d’éther resteront immobiles, puisqu’ils seront également sollicités à se mouvoir dans les deux sens ; il y aura donc en ce point absence de mouvement lumineux ou obscurité. Il y aura augmentation de lumière quand le retard sera de deux demi-longueurs d’onde, obscurité quand il sera de trois demi-longueurs, et ainsi de suite.

Par des, expériences, basées sur ce principe, on a pu mesurer la longueur, et la durée des ondes qui correspondent aux diverses couleurs du spectre. L’onde décrit en longueur et en durée depuis le rouge jusqu’au violet ; sa longueur exprimée en millimètres, est de 0mn,000738 à l’extrême rouge, de 0mm,00553 au milieu du jaune, de 0mm,000369 à l’extrême violet. On a pu d’ailleurs constater par des procédés spéciaux que la même loi de décroissance s’étend aux parties invisibles du spectre ; les vibrations calorifiques au-delà du rouge sont plus lentes et plus longues ; l’onde la plus longue du calorique obscur, qui ait pu être mesurée jusqu’ici est de 0mm001830. Quant à la durée des ondes, on pourra s’en faire une idée générale en sachant que la vibration du rayon jaune dure 530 trillionièmes de seconde. C’est d’ailleurs un fait reconnu que l’œil ne peut percevoir une sensation, si elle ne dure au moins quelques centièmes de seconde. Il faut donc plusieurs billions d’ondes pour donner la sensation lumineuse. On voit ici confirmé par l’expérience le raisonnement que nous mettions tout à l’heure dans la bouche d’Huyghens, et aux termes duquel les ondes, une fois sorties de la ligne même d’ébranlement ; ne sont plus assez fréquentes pour produire de la lumière.

On comprend, sans que nous ayons besoin d’insister sur ce point, l’importance que l’étude des interférences prend dans la physique nouvelle. L’intérêt qui s’y attache ne reste pas confiné dans les limites de l’optique, il s’étend à toutes les branches de la science. Partout où il y a un mouvement vibratoire, on doit s’attendre, à rencontrer des phénomènes d’interférence. L’acoustique par exemple a les siens, qui sont faciles à mettre en évidence. Qu’on prenne une plaque de cuivre supportée par un pied, et qu’après l’avoir saupoudrée de sable fin on la frotte vivement à l’aide d’un archet au milieu d’un de ses côtés, on voit la plaque se diviser en huit triangles ou concamérations vibrantes ; les triangles contigus vibrent en sens contraire, et par conséquent ceux qui ne se touchent pas vibrent dans le même sens. Le sable fin accuse cet état de choses en se rassemblant le long des lignes qui divisent la plaque ; il y reste en repos parce qu’il y trouve une tendance égale à deux mouvemens opposés. Ces impulsions contraires qui partent des diverses parties de la plaque pour se croiser dans l’air ambiant doivent y produire de véritables phénomènes d’interférences, car tantôt elles se renforcent mutuellement et tantôt elles se contrarient. On s’en assure à l’aide d’un instrument très simple ; c’est un tube dont une extrémité forme un entonnoir, sur lequel une membrane est tendue, tandis que l’autre bout se termine par deux branches formant un angle entre elles. Si maintenant, l’oreille placée contre l’entonnoir, on promène sur la surface de la plaque les deux branches qui terminent le tube, on reconnaît facilement que le son est très affaibli quand elles sont au centre de deux triangles contigus, et qu’il s’enfle au contraire quand elles touchent deux triangles vibrant dans le même sens.

Ainsi nous connaissons maintenant les interférences sonores et les interférences lumineuses ; mais surtout nous devons nous attendre à voir ces phénomènes se généraliser en physique. Ils se présenteront nécessairement sous les formes les plus variées suivant le mode de mouvement qui les produira et surtout suivant la nature de l’organe qui sera chargé de les percevoir. Dans tous les cas, les recherches qui seront faites dans cette voie seront puissamment aidées par les magnifiques travaux qui ont signalé l’étude des interférences lumineuses.


IV.

Il faut maintenant que nous considérions de plus près cette notion de l’éther à laquelle nous avons été conduit par les phénomènes de la lumière ; il faut que nous la précisions et que nous la dégagions des innombrables controverses auxquelles elle a donné lieu, — -Qu’est-ce que l’éther ? Est-il réellement impondérable, et dans ce cas que signifie cette propriété ? En quoi diffère-t-il de la matière ordinaire ? En quoi lui ressemble-t-il ? Quels sont ses rapports avec elle ? N’y a-t-il pas quelque chose de singulier, dans le temps même où nous reléguons hors de la science une foule d’entités conventionnelles et de forces abstraites, à y introduire l’idée d’un milieu pour ainsi dire immatériel ? Nous aurons répondu à cette dernière question quand nous aurons montré que l’éther, tel que nous le concevons, n’a pas les propriétés fantastiques qu’on est parfois porté à lui prôner.

Nous nous figurons un gaz simple, l’oxygène par exemple, comme un ensemble de molécules élémentaires animées de mouvement, qui se choquent les unes les autres, d’où résulte la force expansive du gaz et la pression qu’il exerce sur les corps entre lesquels il est contenu. Cette notion pourra devenir plus nette quand nous chercherons à nous rendre compte de la constitution intérieure des corps en mettant à profit les idées généralement adoptées sur la nature de la chaleur ; mais dès maintenant nous pouvons l’accepter comme une sorte de conception primordiale dont notre esprit se montre satisfait avant d’avoir pour lui le témoignage de la science. C’est sous cette forme simple que nous nous représentons l’éther, et nous ajoutons que ses élémens sont des atomes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être divisés. Si l’on nous objecte la difficulté de comprendre qu’ils soient réellement indivisibles, nous répondrons qu’il nous suffit de concevoir qu’ils se comportent comme tels, car nul n’a la prétention de pénétrer ni l’infiniment petit, ni l’infiniment grand. Les atomes de l’éther sont animés de mouvemens qu’ils se communiquent les uns aux autres et qu’ils communiquent aux corps environnans. Sont-ils donc immatériels ? Eh non ! certes. Deux propriétés constituent la matière, l’impénétrabilité et l’inertie. Les atomes éthérés sont impénétrables au premier chef, ils le sont par définition. Ils sont inertes aussi ; ils ont reçu les mouvemens dont ils sont animés, et ils ne les perdent qu’en les communiquant. Rien ne distingue donc l’éther de la matière, et quand nous le présentions dans les lignes, qui précèdent comme éveillant l’idée d’un milieu pour ainsi dire immatériel, nous faisions, on le comprend, une pure concession à certaines habitudes de langage. Notre éther est matériel, tout comme l’oxygène.

Mais il est impondérable ! Oui, et nous nous trouvons ici en face d’une explication vraiment délicate. Nous nous ferions mieux comprendre, si nous avions pu dès maintenant montrer avec quelque détail sous quel aspect se présente l’attraction universelle dans le nouvel ordre d’idées où nous sommes entrés ; mais c’est un point de vue que nous développerons seulement dans la suite de ce travail. Quelle que soit la forme sous laquelle on conçoive l’état intérieur d’une molécule ordinaire, qu’on la regarde comme une substance primordiale ou qu’on y voie une réunion d’atomes éthérés agrégés suivant des lois quelconques, il faut admettre que cette molécule a une masse beaucoup plus grande que chacun des atomes de l’éther. Cela posé, si deux molécules sont en présence l’une de l’autre, choquées l’une et l’autre de toutes parts à l’éther environnant, de cette situation même naîtra une tendance au rapprochement qui est connu sous le nom d’attraction ou de gravité. Contentons-nous pour le moment de cette indication sommaire qui se complétera par la suite. Elle suffit pour faire entrevoir dès maintenant comment l’éther est impondérable : si les deux molécules tendent à se rapprocher, c’est que leur présence rompt l’uniformité dés chocs éthérés précisément de la façon qu’il faut pour qu’elles soient poussées l’une vers l’autre. On ne trouvera rien de semblable si on considère l’éther lui-même dans ses mouvemens propres ; il se meut dans tous les sens, et rien n’apparaît qui puisse le pousser dans une direction plutôt que dans une autre. Ainsi ce fluide produit l’attraction matérielle sans y être soumis ; il donne la gravité aux corps, et il est impondérable !

Si donc on veut distinguer l’éther de la matière pondérable, il faudra, pour employer un terme juste, l’appeler matière impondérable. Que dans le langage courant on dise éther d’une part et matière de l’autre, soit : nous continuerons à le faire, comme nous l’avons fait déjà, pour abréger le discours ; mais nous aurons montré du moins ce que nous mettons sous ces mots et nous aurons prouvé qu’on doit admettre l’impondérabilité de l’éther sans songer à en faire pour ce fluide un titre d’immatérialité. Ajoutons même qu’il y aurait un réel avantagé à faire disparaître ce terme d’éther, qui risque de rester toujours entaché de mysticisme.

Nous avons représenter l’éther comme un ensemble d’atomes qui se choquent et rebondissent dans tous les sens. Ici une objection capitale se présente, et il faut que nous l’abordions. Comment rebondissent ces atomes ? Sont-ils donc élastiques ? L’idée d’atome et celle d’élasticité sont incompatibles. On comprend l’élasticité d’une molécule composée : les différentes parties de la molécule, choquées par un corps extérieur, se déplacent en se comprimant, puis reprennent leur position en rendant l’impulsion qu’elles ont reçue. Ce mécanisme suppose un vide à l’intérieur de la molécule ; mais l’atome est impénétrable, indivisible, il ne renferme pas de vide. Il y a là une sérieuse difficulté. Huyghens, il faut le dire, prêta aux atomes de l’éther une force élastique ; qu’entendait-il par là ? Il les regardait donc comme des corpuscules composés ? Mais alors la difficulté n’était que déplacée. Heureusement la mécanique est venue éclairer ce problème, et les belles recherches de Poinsot sur les corps tournans expliquent comment les atomes éthérés peuvent, sans être élastiques, rebondir les uns sur les autres. Il suffit, pour comprendre cet effet, de supposer qu’outre leur mouvement de translation ils possèdent un mouvement rotatoire. Des théorèmes formulés par Poinsot il résulte qu’un corps dur et non élastique peut, s’il tourne, être renvoyé par un obstacle absolument comme un corps doué d’élasticité ; il y a mieux, il a souvent après le choc une vitesse beaucoup plus grande qu’avant, parce qu’une partie de la rotation s’est changée en translation. En général, quand un corps tournant vient choquer un obstacle, il ne peut pas perdre à la fois ses deux mouvemens ? tout au plus le peut-il dans quelques cas théoriques dont nous n’avons pas à tenir compte. Si le choc passe par le centre de gravité du corps, il pourra arrêter la translation, mais non la rotation ; s’il est excentrique, il pourra arrêter la rotation, mais non la translation. Les deux mouvemens se transformeront d’ailleurs partiellement l’un dans l’autre, de manière à produire les phénomènes les plus variés. Le jeu de billard a rendu familiers quelques-uns de ces effets ; on y voit comment la rotation d’une bille intervient pour en modifier, dans un choc, la direction et la vitesse. Dans l’exemple que nous citons, l’élasticité se combine avec la rotation ; mais il suffit d’abstraire ce dernier phénomène, de le considérer isolément pour concevoir comment les atomes éthérés peuvent rebondir sans être élastiques.

Entrons un peu plus avant dans la notion de ces mouvemens : nous allons voir l’hypothèse de la rotation ; des atomes éthérés expliquer, au moins dans une certaine mesure, un phénomène d’une importance capitale, et que nous avons déjà mentionné. L’ondulation de la lumière, avons-nous dit, se propage dans le sens normal au rayon lumineux, et nous avons fait remarquer qu’elle diffère en cela de l’ondulation sonore qui a lieu dans le sens même de la propagation du son. Le mode suivant lequel se propage l’onde lumineuse n’a rien qui doive nous étonner, et nous en trouvons maint exemple dans la nature. Si on laisse tomber une pierre dans l’eau, on voit l’eau onduler perpendiculairement à la direction de la chute. Dans ce cas, il est évident que le liquide ébranlé par la pierre se meut dans le sens où il rencontre la moindre résistance. C’est une raison semblable que Fresnel alléguait au sujet du mouvement, lumineux. « Je pense, dit-il, que l’ébranlement est communiquer à l’éther longitudinalement c’est-à-dire dans le sens du rayon, mais que l’éther a une nature telle qu’il ne peut obéir à l’impulsion que par une vibration latérale. » Cette indication vague va se préciser d’une façon piquante, si on suppose que les atomes de l’éther tournent sur eux-mêmes. Nous savons par la mécanique que si un corps tournant reçoit un choc perpendiculaire à l’axe de rotation, le centre de gravité du corps est transporté latéralement par un rapport à la direction du choc. Choquez une toupie qui tournent, elle s’échappera sur le côté. Il y a même à ce sujet une expérience connue. On met une toupie sur un plan horizontal, et, pendant qu’elle dort, on incline le plan du sud au nord, la toupie se meut aussitôt de l’est à l’ouest ; si l’on incline le plan de l’est à l’ouest, elle se meut du sud au nord. Ainsi la composante de la gravité fait marcher la toupie dans le sens normal à cette composante même. Le phénomène n’a lieu, bien entendu, que si la toupie tourne, et rien de semblable ne se manifeste, si elle est en repos. Placés à ce point de vue, nous comprenons sans peine comment la rotation des atomes éthérés rend compte de leur déplacement latéral dans l’ébranlement lumineux ; leur vibration transversale nous apparaît non plus seulement comme possible, mais bien comme nécessaire. C’est au livre du père Secchi, à l’Unité des forces physiques, que nous empruntons cette explication ; le parti que le savant abbé tire de la cotation des atomes éthérés n’est pas un des côtés les moins intéressans de son travail[3].

Quelle que soit d’ailleurs la raison que l’on donne du mouvement transversal de l’onde lumineuse, le fait en lui-même est certain ; il a été mis en pleine évidence par les phénomènes de la polarisation. Quand un rayon d’une seule couleur, un rayon rouge par exemple, est réfléchi par une lame de verre, de telle sorte qu’il fasse avec cette lame un angle de 36 degrés, il acquiert par cette seule circonstance des propriétés particulières. Si on présente à ce rayon réfléchi un second miroir de verre, sous le même angle de 36 degrés, et qu’on fasse tourner le miroir dans toutes les positions qu’il peut occuper autour de cette incidence, on remarquera que le rayon n’est plus réfléchi avec la même intensité dans toutes les directions. Il y a un plan où la réflexion est maxima, un plan où elle est presque nulle. Le maximum a lieu dans le plan parallèle au plan de réflexion sur le premier miroir et que l’on appelle en conséquence plan de polarisation ; le minimum a lieu dans le plan qui fait avec celui-là un angle droit. Si au lieu de prendre un rayon de couleur déterminée, comme nous l’indiquions tout à l’heure, on opère sur la lumière blanche, on obtient des résultats analogues, un peu moins nets seulement, parce que l’angle d’incidence sous lequel ils se produisent est un peu différent pour les différentes couleurs. Quelle est donc cette modification que subit le rayon placé dans les conditions que nous avons dites ? Pourquoi ne se comporte-t-il plus comme un rayon ordinaire ? La vibration transversale va nous en donner la raison. Avant que le faisceau lumineux ne tombe sur la première lame, les ondes se propagent autour de lui transversalement dans tous les sens ; elles divergent autour de cet axe comme les rayons d’une roue partent du moyeu. Au moment de l’incidence sur le miroir, le verre absorbe une portion des ondes et réfléchit les autres. Quelles sont principalement celles qu’il renvoie ? Celles qui sont parallèles à sa surface, et qui ont ainsi moins de facilité pour la pénétrer. — Si nous poussons les choses à l’extrême pour rendre le phénomène plus intelligible, nous pourrons considérer le rayon réfléchi comme ne contenant plus que des ondes parallèles entre elles et à la surface du premier miroir. On dit alors que le rayon est polarisé, et ce terme, quoique inventé par Newton pour une hypothèse différente, exprime assez bien le fait. Qu’arrivera-t-il maintenant lorsque ces ondes, ramenées à une direction unique, viendront tomber sur la seconde lame de verre ? Elles seront intégralement réfléchies au moment où le miroir leur sera parallèle, et elles seront au contraire absorbées de plus en plus à mesure qu’on fera tourner ce miroir. Tel est dans son principe le phénomène de la polarisation, et l’on voit qu’il s’explique sans difficulté, si l’on prend pour point de départ l’ondulation transversale. Fresnel a même montré que si deux rayons polarisés à angle droit viennent à être superposés, ils ne donnent aucun signe d’interférence, alors même qu’il y a entre eux une différence d’une demi-longueur d’onde. On le comprendra, si l’on se reporte à la notion fondamentale des interférences, et l’on ne sera point étonné que des vibrations, lorsqu’elles se produisent perpendiculairement l’une à l’autre, n’arrivent point à se détruire comme elles font dans les autres cas.

Si nous poussions un peu plus loin cette étude, nous pourrions montrer comment les données admises au sujet des mouvemens lumineux ont successivement reçu d’éclatantes confirmation. Les principes posés, l’analyse mathématique en a développées conséquences et l’observation est venue justifier ces résultats. C’est en poursuivant ce double travail que Fresnel s’est fait un nom glorieux : ses calculs, ses expériences sont également, mémorables ; l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de la haute sagacité avec laquelle il a pressenti les faits ou de l’habileté pratique avec laquelle, il les a vérifiés. Dans aucune autre partie de la science, l’homme n’est encore arrivé si près des secrets de la nature et n’en a soumis, les phénomènes fondamentaux à des mesures si précises.

En signalant quelques-unes des lois de l’optique, nous ayons essayé de donner un corps à la notion de l’éther. On a vu comment les mouvemens de ce fluide ont été analysés, mesurés. On a vu que l’éther, tout en étant impondérable, possède les propriétés de la matière. Dès lors, si nous reprenons le fil qui doit nous guider, si nous nous plaçons au point de vue d’où les phénomènes physiques apparaissent, tous comme des échanges de mouvemens, nous sommes amenés à nous demander si on a pu préciser les conditions dans lesquelles les atomes de l’éther échangent leurs mouvemens avec les molécules pondérables. Répandu dans les espaces stellaires, joignant entre eux les globes célestes, l’éther pénètre aussi dans les cavités les plus profondes de tous les corps, et en baigne les dernières molécules. Il n’y a ainsi aucun phénomène où il n’intervienne pour jouer soit le rôle principal, soit au moins, un rôle secondaire. Si donc on pouvait connaître la masse et la vitesse des atomes éthérés, la masse et la vitesse des molécules pesantes, on aurait en quelque sorte la clé des sciences physiques. Celui du moins qui trouverait une liaison quelconque entre ces termes, qui pourrait saisir en quelque point leur relation, celui-là ouvrirait une source, féconde de découvertes.. Est-il besoin de le dire ? rien de semblable n’a été trouvé jusqu’ici. Nous constatons par les résultats l’action réciproque de l’éther et de la matière ordinaire, nous voyons un corps incandescent produire de la lumière, nous voyons cette lumière se convertir en action chimique ; mais dans aucun cas nous ne savons réduire le phénomène à ses éléments mécaniques et saisir sur le vif l’échange du mouvement.

Sur les distances mêmes des atomes, entre eux et des molécules entre elles, nous n’avons que des estimations tout à fait grossières et contradictoires. On suppose généralement que les vides laissés entre les molécules pesantes sont énormes par rapport à leurs dimensions. Thomas Young n’hésitait pas à affirmer, que les molécules de l’eau sont placées les unes par rapport aux autres comme seraient cent hommes également répartis sur la superficie entière de l’Angleterre, c’est-à-dire éloignés l’un de l’autre de trente milles anglais. toutefois les cristallographes sont loin de croire à des espacemens aussi considérables. En ce qui concerne l’éther, Cauchy a déduit de calculs fort délicats que la distance des atomes se rapprocherait de la deux centième partie de l’onde rouge ; à ce compte, on trouverait trois cent mille atomes dans la longueur d’un millimètre. M. de Boucheporn de son côté croit pouvoir affirmer que les atomes éthérés sont tellement serrés les uns contre les autres que la somme du vide est réduite au vingtième de la somme du plein. En résumé, ces problèmes demeurent entiers, et la solution n’en est pas même ébauchée.

La lumière qui traverse les corps semblerait devoir nous renseigner sur les espacemens moléculaires. Il existe des substances transparentes dont les molécules laissent passer librement les ondes lumineuses sans que celles-ci perdent rien de leur mouvement. Parmi les corps transparens, un certain nombre sont colorés ; ils arrêtent où absorbent seulement les ondes de certaines couleurs. Ainsi une solution de sulfate de cuivre laisse passer les rayons bleus et arrête au contraire les rayons rouges ; si l’on projette un spectre sur un écran à travers cette solution, on voit l’extrémité rouge du spectre tout à fait interceptée. Un morceau de verre rouge doit au contraire sa coloration à ce que sa substance peut être librement traversée par les ondes rouges, tandis que les ondes plus courtes s’y trouvent éteintes ; si on l’interpose sur le passage d’un faisceau lumineux, le spectre se réduit à une bande d’un rouge vif. Que l’on mette à la fois sur le passage du faisceau la solution de sulfate de cuivre et le morceau de verre rouge, ces deux corps transparens éteignent à la fois tous les rayons, et produisent une opacité complète. Tel autre corps, une solution de permanganate de potasse par exemple, éteindra tout à la fois les rayons rouges et les rayons bleus, et ne laissera passer que les jaunes, qui constituent la partie centrale du spectre. Les corps divers exercent donc par rapport aux ondes lumineuses une sorte de pouvoir d’élection, éteignant les unes, laissant passer les autres. Ici ce sont les plus longues, là ce sont les plus courtes qui sont arrêtées ; ailleurs les plus longues ainsi que les plus courtes se trouvent arrêtées à la fois, et celles de longueur moyenne peuvent seules se frayer un passage. D’où vient cette différence ? Quelle règle préside à cette sorte de triage des rayons lumineux ? Nul doute qu’il ne tienne à la forme des molécules et à la nature de leurs mouvemens. Nous ne savons guère en dire plus long. Les différens mouvemens moléculaires semblent avoir des rhythmes propres en vertu desquels ils s’assimilent plus ou moins ceux des atomes éthérés.

Qu’il y ait ainsi dans les mouvemens moléculaires une sorte de rhythmique d’où résulte l’élection des couleurs, c’est ce que démontre d’une manière générale l’étude du spectre ; mais on peut citer à cet égard quelques faits curieux et caractéristiques qui ont : été signalés dans ces dernières années. Qu’on projette sur un écran le spectre d’un corps solide fortement chauffé. Tant que le corps reste seulement incandescent, tant que ses molécules ne sont pas dégagées des liens de la cohésion, le spectre demeure continu ; on n’y aperçoit ni raies obscures ni raies brillantes ; les ondes de toutes les couleurs et de toutes les nuances intermédiaires se produisent à la fois. Si on chauffe plus fort, le corps va dépasser l’incandescence, il y a entrer en combustion ; alors les molécules deviennent libres, pendant un instant au moins. Alors aussi des raies brillantes et des raies obscures apparaissent dans le spectre. Les ondes, par conséquent se renforcent sur certains points et faiblissent sur d’autres ; elles reçoivent une nouvelle discipline. Que ce soient les molécules mêmes du corps chauffé qui, dans leur état de liberté, impriment aux ondes ces modifications particulières, on n’en saurait douter, car chaque substance donne ainsi des raies tellement nettes et définies, que leur seul aspect suffit à la désigner. L’acoustique nous fournit au sujet de ces phénomènes des analogies qui se présentent d’elles-mêmes à l’esprit : ce qui se passe quand le corps est incandescent peut être comparé aux bruits qui résultent d’ondes confuses et de toutes longueurs ; les effets produits par les molécules libres rappellent les sons harmoniques émis par des cordes dont aucun obstacle ne gêne la vibration.

Voici d’ailleurs un nouveau, fait récemment découvert. Nous venons de voir que chaque substance, en brûlant, donne ses raies propres. Quand on brûle du sodium par exemple, on observe une raie très brillante dans la partie jaune du spectre, en un point nettement, déterminé (raie D de Fraunofer), Si maintenant, au lieu de brûler du sodium, on interpose de la vapeur sodique sur le chemin d’un rayon qui devrait donner un spectre continu, le phénomène est complètement renversé ; au point précis où il y avait tout à l’heure une raie brillante, on trouve une raie obscure. Ainsi la vapeur du sodium, quand elle sert d’écran, absorbe précisément les ondes mêmes qu’elle émet quand elle sert de source lumineuse. Observé sur les vapeurs de l’iode, du strontium, du fer, ce fait a pu être généralisé ; il est connu maintenant sous le nom de renversement du spectre ; il montre que les corps tendent à la fois à absorber et à émettre les mêmes ondes. Nous étonnerons-nous de cette double tendance au point de vue où nous sommes maintenant placés, et n’y reconnaîtrons-nous pas la conséquence nécessaire des principes qui expliquent pour nous toute la physique ? Dès l’instant que certains mouvemens éthérés ont une facilité spéciale à se convertir en certains mouvemens moléculaires, ceux-ci doivent aussi facilement subir la conversion inverse. La réciprocité des motifs nous garantit celle des phénomènes.

Si l’on a cherché le lien naturel de tous les faits que nous avons citée, on aura vu que dans leur ensemble ils viennent à l’appui de cette grande loi que nous avons entrepris d’exposer, et que nous avons désignée sous le nom d’unité des forces physiques ; mais on aura vu en même temps le défaut de la méthode que nous sommes réduit à employer. S’il s’agissait d’un système tout fait, nous pourrions le développer progressivement et passer sans lacune d’une partie à une autre. Loin de là, il s’agit d’un système entrevu, à peine ébauché, dont les élémens sont tellement incomplets qu’on peut les trouver insuffisans. Que pouvons-nous faire dès lors, sinon montrer quelques parties vivement éclairées en laissant dans l’ombre ce qui est obscur ? De ces clartés disséminées, de ces lueurs fugitives, la conception de l’ensemble doit résulter. L’excursion que nous venons de faire à travers l’acoustique et l’optique nous à montré les parties de la science où l’on a le mieux étudié les phénomènes du mouvement que nous voyons maintenant au fond de toutes choses. Les mouvemens sonores, les mouvemens lumineux, ont été vérifiés, mesurés, scrutés, dans tous leurs modes ; mais en revanche les effets mécaniques en ont été à peine entrevus. L’étude de la chaleur nous offrira un résultat contraire : les mouvemens calorifiques sont tout au plus soupçonnés et fort mal connus dans leur nature propre ; mais les effets mécaniques en ont été démontrés par de splendides expériences et mesurés avec la dernière précision. Le son et la lumière d’une part, la chaleur de l’autre, voilà deux sujets d’étude encore incomplètement explorés ; mais ces deux études se complètent l’une l’autre, et, dès qu’on les rapproche, on voit s’éclairer vivement cette notion en vertu de laquelle la nature ne nous présente plus que des mouvemens transformables les uns dans les autres. C’est à des rapprochemens de cette sorte que notre thèse emprunte sa force principale. Voilà ce que nos lecteurs ne devront pas perdre de vue lorsque, dans un second article, nous continueront à mettre le système de l’unité des forces physiques en présence des faits que l’expérience nous a fait connaître. Il nous reste pour terminer cette revue à parler de la chaleur et de l’électricité, puis de ce groupe de forces similaires où nous avons déjà rangé l’attraction moléculaire, l’affinité chimique et la gravitation.


EDGAR SAVENEYV

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1863.
  2. Le kilogrammètre est, comme on sait, le travail que représente un kilogramme élevé à un mètre de hauteur.
  3. Nous ne pouvons résister au désir de placer, en face des indications données par le père Secchi sur le mouvement transversal de la lumière, les vues que M. de Boucheporn présente sur le même sujet dans son Principe général de la philosophie naturelle. Nous donnerons ainsi un exemple de ces conjectures hasardeuses qui sont propres à M. de Boucheporn, et dont il sait, avec un art infini, trouver la vérification dans les faits. En voyant d’où il part et où il arrive, on demeure séduit, mais non convaincu.
    M. de Boucheporn attribue l’ondulation transversale au frottement de l’éther contre la surface tournante du soleil. Cette hypothèse lui fournit tout de suite l’explication du phénomène des couleurs, et il en trouve la confirmation dans l’examen des longueurs d’ondes qui caractérisent les teintes principales du spectre. Suivons-le dans son raisonnement.
    Si c’est la rotation du soleil qui ébranle les atomes éthérés suivant une tangente à son mouvement, cet effet doit se produire d’une manière très diverse aux différens points du méridien solaire ; il décroît nécessairement en énergie depuis l’équateur du soleil jusqu’aux pôles ; à l’équateur, le frottement est dans toute sa force, tandis qu’il est nul à l’extrémité polaire. Entre l’équateur et le pôle, son énergie va décroissant comme les rayons des parallèles ou comme les cosinus des latitudes. M. de Boucheporn suppose dès lors que les différences des longueurs d’ondes, c’est-à-dire les différences des couleurs, correspondent à des impulsions données suivant des parallèles différens. Quels seront les parallèles qui caractériseront les diverses couleurs ? M. de Boucheporn cherche aussitôt quels sont ceux qui présentent des particularités remarquables, ceux dont les lignes trigonométriques, les sinus et les cosinus, ont les rapports les mieux définis avec l’unité. Il en trouve huit, et il assigne à chacun d’eux une des teintes du spectre, le rouge étant placé à l’équateur. Il dresse ainsi le tableau suivant, où les cosinus des latitudes choisies se trouvent en regard des teintes qui leur sont attribuées :
    Cosinus des latitudes solaires.
    Violet 0,33
    Indigo 0,50
    Bleu 0,60
    Vert 0,70
    Jaune 0,80
    Jaune-orangé Fresnel avait pris ces deux points de repère au lieu de l’orangé seul 0,87
    Orangé-rouge « 0,97
    Rouge 1,00


    Il s’agit dès lors de vérifier si ces valeurs numériques sont proportionnelles aux longueurs d’ondes, dont la détermination a été faite par Fresnel avec une si admirable précision. Ici M. de Boucheporn fait remarquer que, dans son hypothèse, les valeurs expérimentales de Fresnel représentent la somme de deux effets : la translation du soleil exerce un frottement comme sa rotation. Le premier de ces deux effets peut être éliminé en retranchant un nombre constant des valeurs données par Fresnel, et dès lors ces valeurs prennent la forme suivante, si on adopte pour unité la longueur de l’onde rouge :

    Longueur d’ondulation
    Violet 0,396
    Indigo 0,518
    Bleu 0,600
    Vert 0,696
    Jaune 0,800
    Jaune-orangé 0,865
    Orangé-rouge 0,932
    Rouge 1,000


    Si l’on rapproche les deux séries numériques, on trouvera entre elles la concordance la plus parfaite que l’on puisse demandera des déterminations expérimentales. Les vues de M. de Boucheporn prennent surtout un aspect saisissant, si l’on considère les trois couleurs principales du spectre solaire, le bleu, le jaune et le rouge, qui peuvent composer la lumière blanche sans le secours des teintes intermédiaires. Pour ces trois couleurs fondamentales, les valeurs de l’une et de l’autre série sont rigoureusement comme les nombres 3, 4 et 5, et non-seulement ces nombres présentent un rapport tout à fait simple, mais ils sont les seuls qui satisfassent simplement à une autre condition caractéristique ; le carré de l’un d’eux est égal à la somme des carrés des deux autres : 9+16 = 25. C’est ce que M. de Boucheporn appelle la loi des trois carrés. Elle joue un grand rôle dans ses théories, et nous ne pouvons laisser d’en apprécier l’importance. Les mouvemens qui frappent nos sens se groupent d’autant mieux que sont plus simples les nombres qui les expriment ; en même temps l’intensité de nos sensations est en relation avec les carrés de ces nombres : nos sens sont donc appelés à juger de la double condition qui est remplie quand ces nombres et leurs carrés présentent à la fois des rapports très simples. On peut voir là, avec M. de Boucheporn, une des harmonies de la nature.