La Pitié suprême (1879)/Vous insistez ? Eh bien, insistons. J’y consens

La bibliothèque libre.


X

 
Vous insistez ? Eh bien, insistons. J’y consens.
Oui, don Pèdre égorgeant les infants innocents
Est méchant ; oui, Bardas, oui, Léon le faussaire,
Valens, Justinien aveuglant Bélisaire,
Alexandre exposant Callisthène aux lions,
Sont affreux ; les Phocas et les Pygmalions
Sont hideux jusqu’au rêve et jusqu’à la chimère ;
Xercès sanglant battant de verges l’onde amère,

Constantin Caballin broyant sur les pavés
Aux pieds de son cheval des monceaux d’yeux crevés,
Sapor couvrant de sel une femme écorchée,
Épouvantent ; Achab, tourmenteur de Michée,
Didier, Osman, Ratbert, Vitiza, Childebrand,
Les Comnènes, Michel Calafati montrant
Toute la cruauté que contient l’éphémère,
César tuant la loi, Néron tuant sa mère,
Font horreur ; ils sont vils, ils sont abjects. Et nous ?
Pourquoi ces sénateurs leur parlant à genoux ?
Pourquoi ce prêtre athée et faux qui les encense ?
Pourquoi les engloutir dans notre obéissance ?
Pourquoi, pouvant souffler sur un joug vermoulu,
Le monde accepte-t-il le pouvoir absolu ?
Pourquoi les plus nombreux sont-ils donc les plus lâches ?
De quel droit, du devoir méconnaissant les tâches,
La terre maudit-elle, après l’avoir construit,
L’homme de cécité, de fureur et de nuit ?
Ô peuple ! consentir au tyran, c’est le faire.


*


Pénétrons plus avant dans cette morne sphère.
Questionnons le sphinx, l’énigme, l’inconnu.

Sait-on pourquoi l’on vient et d’où l’on est venu ?
Le fœtus choisit-il son destin ? Est-on maître
D’indiquer son endroit et son heure pour naître ?
Ah ! vous voulez qu’on soit responsable ? De quoi ?
D’être homme de tel siècle ou bien fils de tel roi ?
D’être l’atome errant la nuit dans telle zone ?
D’avoir été jeté tout petit sur un trône ?
D’être sorti sultan du mystère infini ?
Est-on donc accusable et sera-t-on puni
De la place où vous met l’obscure destinée,
Quand, semence de vie au vent abandonnée,
On éclôt sur la terre, humble esprit frémissant ?

Qu’est-ce qu’il avait fait, ce pauvre être innocent,
Pour être le tyran, pour être une âme noire,
Pour être le damné sinistre de l’histoire,
Pour être un spectre en fuite au souffle des courroux,
Pour que tous les carcans et que tous les verrous,
Tous les gibets froissant leurs tragiques ferrailles,
Toutes les visions d’ombre et de funérailles,
Tous les vols de corbeaux, tous les vols de vautours,
Passent autour de lui toujours, toujours, toujours !
Qu’est-ce qu’il avait fait pour être Périandre,
Busiris, Constantin, Charles neuf ? pour entendre
Les gouffres à jamais aboyer après lui ?

S’il eût vu ce destin funèbre, il aurait fui.
Est-ce qu’il n’avait pas aussi lui, dans ces limbes
Où l’être avant d’éclore erre parmi les nimbes
Et d’où l’âme en tremblant sur ce globe s’abat,
Droit à la mère blême et pauvre du grabat ?
Avait-il mérité l’exception terrible ?
Ô Dieu qui vannes l’homme aux trous noirs de ton crible

Et qui sèmes au vent ce grain prédestiné,
N’avait-il donc pas droit, ce triste nouveau-né,
Comme tous les enfants qui naissent pêle-mêle,
Au chaume, au galetas, aux souliers sans semelle,
Au haillon laissant voir la maigreur du genou,
Au liard du ruisseau qu’on fouille avec un clou ?
N’avait-il donc pas droit à la sainte misère ?
Le faire prince et monstre, était-ce nécessaire ?
Louvres payés trop cher ! ô Kremlins, Alhambras,
Couronne, orgueil du front, sceptre, splendeur du bras,
Marches du trône, éclat, pouvoir, lits de parade,
Fronts courbés, fauteuil d’or de la royale estrade,
Dais de pourpre à travers un nuage aperçu,
Comme il eût dit : jamais ! jamais ! s’il avait su
Tout ce que vous cachez d’ombre et de précipice.
L’enfant ramassé nu sur le seuil de l’hospice
Ignore ce velours, ignore ce sapin ;
Il est béni ! Râler sans toit, sans feu, sans pain,
Être le nourrisson à qui, pâle et flétrie,
L’âpre indigence tend sa gorge de furie,
Oh ! plutôt qu’être infant, césaréwitch, dauphin,

Mendier, grelotter, avoir froid, avoir faim,
Être le chien humain d’un vil troupeau qui broute,
Garder les porcs, casser des pierres sur la route !
L’homme de l’arsenal qui traîne des fardeaux
Ayant comme un cheval des bricoles au dos,
Le chanteur de la rue à qui le souffle manque,
Le geindre gémissant la nuit, le saltimbanque
Attendant qu’on lui jette un sou dans son chapeau,
Le pêcheur qui toujours a de l’eau sur la peau,
Le nègre entortillant ses fers d’une guenille
Pour ne pas trop sentir le froid de la manille,
Les mineurs enfouis dans leur puits ténébreux,
Ceux-là sont les choisis, ceux-là sont les heureux !
Oh ! je le crie, avant qu’il fût né, qu’on réponde,
Qu’est-ce qu’il avait fait, terre, astres, nuit profonde,
Ciel fatal, pour ne pas être un de ces élus !

Ou si décidément du jour il est exclus,
Si le destin lui tend quelque implacable embûche,
S’il faut que dans le crime et le mal il trébuche,
Eh bien ! rôder aux bois, tuer dans la forêt,

Mais non pas dans l’histoire où le sang reparaît,
N’avoir pas d’Isaïe acharné sur son ombre,
Être du moins l’objet d’un peu de pitié sombre,
S’appeler le bandit et non pas le tyran !

Quoi ! le cafre qui teint ses lèvres de safran,
Le huron manœuvrant sa pirogue d’écorce,
Vole, vous l’absolvez, penseurs ! Le brigand corse,
Fauve et traitant le droit comme un pays conquis,
Silhouette sinistre, erre dans les makis,
Vous murmurez : pardon ! Nul n’exige qu’un nègre
Ou qu’un malgache, étant stupide, soit intègre ;
On les plaint ; savent-ils ce que c’est que la loi ?
Et vous ne plaignez pas ce sultan ou ce roi,
Cet autre nègre orné d’autres verroteries !
Le zingaro qui vit en dehors des patries
Vous émeut ; le mougick à Cronstadt, le hammal
Au Fanar, vous plaidez pour eux s’ils font le mal ;
Le loup suit son instinct en ravageant l’étable.
Quoi ! vous allez chercher sur son banc lamentable

L’affreux galérien féroce et châtié,
Vous lui tâtez le crâne et vous criez : pitié !
Et vous ne sentez pas, dans ce vide où tout flotte,
Qu’un despote est un pauvre aussi bien qu’un ilote,
Que la pourpre n’est plus qu’un haillon dans la nuit,
Et qu’en cette ombre où l’homme est par l’instinct conduit,
Où le mensonge s’offre, où le vrai se refuse,
À l’ignorance égale il faut l’égale excuse !