La Poésie allemande et l’esprit français

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La Poésie allemande et l’esprit français
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 990-1013).

LA


POESIE ALLEMANDE


ET L'ESPRIT FRANCAIS.




I. Écrivains et Poètes de l’Allemagne, par M. Henri Blaze.
II. Le Faust de Goethe, traduction complète par le même.




La poésie a le double caractère d’une langue universelle et d’un idiome national. Dans chaque homme, il y a le germe des sentimens et des idées dont le développement fait les grands poètes : aussi de belles images, des mots partis du cœur, des pensées profondes ou sublimes, auront la puissance d’émouvoir les esprits les plus simples et les moins cultivés. L’ame humaine répond à l’ame humaine ; elle tressaille en reconnaissant dans des traits qui l’enchantent ce qu’elle porte en elle-même de plus intime et de plus vrai. Cependant, à côté de cette sympathie, il faut signaler un effet contraire et non moins réel. Suivant les temps, suivant les lieux, la poésie, cette divine essence des choses, revêt des formes, une expression diverses, et cette variété, qui est une richesse, devient une cause de séparation et de mésintelligence non moins entre les individus qu’entre les nations. Dans un même pays, l’inégalité d’éducation ne permettra pas à beaucoup d’esprits de se plaire aux beautés délicates d’un art savant et réfléchi. Des peuples, en jetant l’un sur l’autre des regards de dédain, ont méconnu long-temps la valeur de leurs productions poétiques, et cette mutuelle injustice a rendu des arrêts passionnés, presque haineux. On a vu alors des critiques éminens, qui auraient dû diriger et redresser les jugemens portés par la foule, prêter à ses erreurs l’autorité de leur nom. Guillaume Schlegel se mit à dénigrer Racine. Les représailles ne se firent pas attendre : Schiller et Goethe eurent parmi nous leurs proscripteurs, qui dénoncèrent aussi ceux qui les goûtaient comme des traîtres envers la France. Que de querelles ! que de colères ! Les Allemands nous avaient appelés des petits-maîtres ; nous leur ripostâmes par le gros mot de barbares : on se renvoyait les excommunications. Il se trouva un moment que les paroles prononcées par Montaigne et Pascal sur la justice et le droit purent s’appliquer à la poésie : « Plaisante poésie, qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Néanmoins le temps, la réflexion, l’initiative prise avec tact et courage par quelques esprits, firent comprendre qu’avec une telle intolérance on se privait de part et d’autre de plaisirs piquans et légitimes. D’un commun accord, les barrières furent levées : la poésie allemande entra en France, les livres français passèrent le Rhin. Les deux peuples se lurent, s’adressèrent des complimens et des critiques ; enfin aujourd’hui les deux nationalités de Klopstock et de Corneille sont et doivent rester des différences, mais elles ne sont plus des incompatibilités.

Ces difficultés de s’entendre, et ce qu’on pourrait appeler ces guerres de poésie, sont particulières aux modernes : l’antiquité ne les connaissait pas. La poésie écrite des anciens découlait tout entière de leur mythologie, cette autre poésie qui avait l’autorité d’une religion. Les poètes puisaient leurs inspirations dans les faits merveilleux, dans les fables, dans les traditions si nombreuses et si dramatiques du polythéisme. Sans doute le champ était vaste, mais ce n’était pas encore l’infini. Si grand que fût le cercle, il était fatal, et l’artiste n’en pouvait sortir ; au surplus il n’y songeait pas. Cette adhésion sans réserve et sans regret à la théologie du polythéisme est plus remarquable encore chez les Romains que chez les Grecs. En effet, la Grèce, en faisant de sa poésie l’expression populaire de sa mythologie, se glorifiait elle-même, car elle-même était le théâtre de toutes les histoires qui composaient la religion nationale. La docilité des Romains à régler leur imagination poétique sur les données du polythéisme grec n’avait pas les mêmes motifs ; néanmoins elle fut complète. Homère ne régna pas moins à Rome qu’à Athènes. Il fut lu d’abord dans les imitations informes de Livius Andronicus ; bientôt, dans sa langue harmonieuse, il fit les délices de tout ce que la société romaine comptait de plus éminent. Au milieu des circonstances et des spectacles les plus graves, d’illustres Romains ne trouvent rien de mieux que des vers d’Homère pour exprimer leur pensée. Lorsque devant Numance Scipion Émilien apprit la fin de Tibérius Gracchus, on entendit sortir de sa bouche ce vers de l’Odyssée : « Périsse ainsi quiconque voudrait l’imiter[1] ! » Quelques années auparavant, le même Scipion, contemplant Carthage en flammes qui tombait sous ses coups, et songeant aux rigueurs du destin qui dans l’avenir pouvaient atteindre Rome, s’était mis à citer ces vers de l’Iliade « Un jour viendra où périra la ville sacrée d’Ilion, et Priam, et le peuple de Priam[2] ! » Avec Virgile, le culte d’Homère devint national pour les Romains, comme il l’était pour la ville de Pisistrate et de Solon. Au lieu d’un grossier traducteur comme Livius Andronicus, voici un homme de génie qui fait passer dans l’idiome amolli et perfectionné du Latium toute la substance de la mythologie et de la poésie grecque. Il est accompagné dans cette voie par Horace, par Ovide, par tous ceux enfin qui ont été l’honneur des lettres latines. Contre l’empire et les divinités du polythéisme grec, il n’y eut à Rome qu’un protestant, ce fut Lucrèce.

Dans la poésie antique, la matière et la forme préexistaient à l’imagination de l’artiste. La matière lui était fournie par des traditions religieuses et historiques qui exerçaient comme une autorité publique, et même pour la forme il devait se soumettre à des conditions impérieuses. Quand l’artiste était doué d’un génie privilégié, quand il s’appelait Sophocle ou Virgile, il animait ses héros et ses vers des sentimens les plus profonds et les plus tendres de l’humanité, il anticipait les pensées de l’avenir avec une mesure, avec une discrétion pleines d’un charme ineffable. Rare et merveilleuse exception : elle met plus encore en saillie le caractère général qui marque les poètes anciens, d’être comme les représentans officiels d’une civilisation qui les domine et les maîtrise.

Cependant une religion nouvelle s’éleva, qui non-seulement, suivant une loi nécessaire, contenait pour l’avenir le germe d’une autre poésie, mais qui apportait au monde, comme justification historique, une littérature dont l’originalité jusqu’alors était restée inconnue. Un peuple placé sur les limites de l’Orient et de l’Occident, enfermé entre la Syrie et l’Égypte, s’était voué avec une rare persévérance au culte de l’unité de Dieu. Il était l’adversaire ardent et opiniâtre du polythéisme. Au grand scandale des autres peuples, le temple de Jérusalem était vide, et dans sa triple enceinte ne contenait le simulacre d’aucune divinité : Vacuam sedem, inania arcana[3]. L’unité de Dieu était pour les Juifs une vérité et un intérêt ; elle était le fondement de leur nationalité. Elle inspirait les plus grandes actions et les pensées les plus belles, l’esprit politique de Moïse, comme le génie poétique de David. Les Hébreux eurent donc une littérature qui ne se pouvait comparer à aucune autre, et qui, marquée du sceau d’un enthousiasme ardent, était consacrée tout entière à la mise en scène de la personnalité divine. C’est toujours Jéhovah qui parle ou dont il est parlé. Plus tard, les monumens de l’ancienne loi eurent dans l’Évangile une suite admirable, les croyances nouvelles des régénérateurs de l’hébraïsme furent consignées dans un autre testament, et ces deux développemens du génie d’un même peuple formèrent le livre par excellence dont pendant des siècles l’humanité dut se nourrir en oubliant, en ignorant tous les autres.

Il y eut ceci de fécond dans le christianisme, c’est que la doctrine de l’amour de Dieu pour les hommes et de l’homme pour Dieu contenait nécessairement le principe de la liberté. Une religion qui provoquait sans relâche l’ame humaine à se tourner vers la nature divine, à se confondre avec elle, ouvrait à l’homme l’infini et le lui livrait comme son légitime domaine. C’est par ce point fondamental que le christianisme, au-delà de ses croyances positives et de ses dogmes arrêtés, s’accorde avec la plus haute philosophie. Quel monde attendait le génie de l’artiste ! Des types que le polythéisme n’avait pas connus, comme la sainte famille, la Vierge mère de Dieu, le Christ mourant pour l’humanité, puis, par-dessus tout cela, le sentiment de l’infini.

Pour cultiver un pareil champ, des hommes nouveaux parurent sur les théâtres connus de l’histoire. L’Italie, l’Espagne, la Gaule, furent inondées, puis possédées par des peuplades et des races que le Rhin et le Danube en avaient long-temps séparées. C’étaient les ancêtres des poètes modernes qui arrivaient. Ces ravageurs avaient leur poésie ; ils avaient leurs chants de guerre, de religion et d’amour. Quand Tacite, qui le premier a introduit la Germanie dans l’histoire, termine le second livre de ses Annales par la mort d’Arminius, il ajoute : « Arminius est chanté encore aujourd’hui chez les nations barbares ; cependant il est inconnu des Grecs, qui n’admirent jamais que ce qui leur appartient ; chez nous, Romains, il est trop peu célèbre ; nous n’avons d’enthousiasme que pour le passé : le présent nous trouve indifférens et dédaigneux… Caniturque adhuc barbaras apud gentes ; Groecorum annalibus ignotus, qui sua tantum mirantur : Romanis haud perinde celebris, dum vetera extollimus, recentium incuriosi. » Se figure-t-on l’effet qu’eût produit à Athènes un voyageur apportant des bords du Danube la traduction d’un chant germanique, et à Rome qu’eussent pensé d’une pareille importation les beaux esprits qui assistaient aux lectures que Stace faisait de ses vers ? Cependant ces barbares avaient non-seulement l’impétuosité du conquérant, mais le souffle poétique. Si l’imagination des Germains était grossière, elle était libre : ils avaient sur la Divinité des croyances naïves : point de caste sacerdotale ; la patrie était surtout pour eux la famille, qui suivait son chef dans les lieux où la destinée l’entraînait. Les Germains avaient leurs femmes pour témoins de leurs exploits, et ils combattaient avec leurs enfans, qui imitaient ou vengeaient leurs pères. Avec le temps, de pareilles mœurs devaient être fécondes pour l’art. Elles expliquent et justifient l’originalité de la poésie allemande dans le moyen-âge. Pour être simple, cela n’est pas moins vrai. Dans le xiie et le XIIIe siècle, est-ce le Nord qui s’est mis à l’école du Midi, est-ce le Midi qui a répété les leçons du Nord ? Eh ! minnesingers et troubadours ont éclaté en même temps,

Et cantare pares, et respondere parati.


Sans doute, les Provençaux et les Allemands ne sont pas restés vis-à-vis les uns des autres sans contact et sans affinités. Ne s’étaient-ils pas vus sous la tente du croisé ? Mais leur indépendance réciproque n’a pas péri dans ces rapprochemens amenés par la guerre, par les voyages, par les relations politiques devenues plus actives. Le Nord et le Midi vivaient de la même foi, et ils étaient arrivés au même point de civilisation morale. Voilà pourquoi entre eux au moyen-âge il y eut des ressemblances et des emprunts, voilà pourquoi encore tant de sources poétiques jaillirent des deux côtés. Cette simultanéité, qui est la gloire du moyen-âge et dans laquelle la part de la France est grande, se concilie avec ces différences fondamentales que la diversité des origines, des aventures historiques, aussi bien que celle des climats, a mises entre les littératures du Nord et du Midi.

Après les mœurs primitives, la poésie a deux autres sources d’inspirations plus riches encore, la religion et la philosophie. Il y a des siècles où la religion absorbe la philosophie, il y en a d’autres où celle-ci pèse sur la première de tout le poids d’une réaction passionnée. Il y a aussi des époques, comme la nôtre, où les poètes se partagent entre la cause des croyances et celle des idées. Quand le grand moyen-âge eut disparu avec saint Louis et Frédéric II de Hohenstaufen, à la poésie héroïque succéda une épopée religieuse. Sur le seuil du XIVe siècle, Dante, au moment même où la société catholique était menacée par des causes profondes de déchirement, en résumait les croyances, en immortalisait l’esprit dans un poème où se trouvent puissamment associées la théologie, les passions politiques et la poésie. L’Enfer est la véritable épopée catholique, car, deux siècles après, Torquato Tasso sacrifia trop l’originalité du poète chrétien aux réminiscences et au génie de l’antiquité. Ce n’était plus alors l’Italie qui devait féconder tout ce que le christianisme contenait encore de poésie ; pour cette œuvre, elle était redevenue trop païenne.

Le protestantisme accomplit ce que le catholicisme ne pouvait plus faire, et Luther suscita Milton. Au XVIe siècle, le christianisme retrouva une fécondité nouvelle en se déchirant, en se divisant en deux grands partis qui se disputèrent avec passion et puissance l’empire des ames. Rome resta debout avec les magnificences de son culte, la majesté de son sacerdoce, avec les ressources et la grandeur de son génie politique ; mais elle dut supporter à côté d’elle un autre christianisme. Il y eut désormais une autre manière d’être chrétien, manière plus libre et plus intime, qui flattait à la fois l’indépendance de l’esprit et la mélancolie naturelle de l’ame humaine. On n’attendit pas long-temps pour savoir quels changemens le protestantisme apportait dans l’humeur des individus et des peuples qui l’avaient embrassé. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, le protestantisme a ses caractères, ses types, non-seulement en Allemagne, mais même en France, dans une certaine mesure, mais surtout en Écosse et en Angleterre. Dans ces deux pays, le protestantisme exerça une dictature violente ; rois et reines furent ses instrumens ou ses victimes, puis à la fin de toutes ces tragédies il eut son Homère. La poésie a cette ressemblance avec la liberté, qu’elle coûte cher au genre humain : nous parlons de la vraie, de la grande poésie, qui n’apparaît souvent pour consoler et enchanter le monde qu’après d’effroyables tempêtes.

Au surplus, quelle admirable convenance entre le génie du protestantisme et l’imagination de Milton ! Il avait reçu de la nature cette tristesse méditative et féconde qui devait si puissamment inspirer la muse moderne. Voyez comme il chante sa propre mélancolie dans le Penseroso ! « Seul dans cette plaine, que recouvre un gazon sec et doux, j’erre sans être vu. La lune au milieu de sa carrière semble égarée dans cette voûte spacieuse du ciel où aucune route n’est tracée. Souvent un nuage la voile… Quelquefois, sur le penchant d’un coteau, j’entends le son lointain du couvre-feu, dont la voix grave et solennelle se balance lentement d’un rivage à l’autre sur la surface des eaux… Mais plutôt à minuit que ma lampe brille au loin du sommet de quelque haute tour solitaire ! Plus vigilant que l’ourse du pôle, j’y passerai les nuits avec le grand Hermès. J’évoquerai le génie de Platon. Il me révélera quels sont les mondes et les vastes régions qui reçoivent l’esprit immortel, après qu’il a abandonné sa petite demeure de chair et de sang. J’évoquerai les génies qui habitent le feu, l’air, les mers et les abîmes souterrains[4]. » N’est-ce pas là le langage de Faust ? Ne dirait-on pas la voix de Manfred ? Dans ce beau monologue, ce n’est plus le chrétien de l’Évangile qui parle ; c’est le penseur, le théosophe, qui veut vivre avec Hermès et Platon.

Au milieu du XVIIIe siècle, Montesquieu songeait à Shakespeare et à Milton, quand il disait en parlant des Anglais sans les nommer : « Leurs poètes auraient plus souvent cette rudesse originale de l’invention qu’une certaine délicatesse que donne le goût ; on y trouverait quelque chose qui approcherait plus de la force de Michel-Ange que de la grace de Raphaël[5]. » À l’époque où Montesquieu écrivait ces lignes, il n’y avait de vivant, pour l’Europe, que deux littératures, la nôtre et celle des Anglais. Nous trouvons la preuve de cette manière de penser dans une lettre qu’Adam Smith adressait, en 1755, aux rédacteurs du Journal d’Édimbourg. Après les avoir remerciés d’avoir doté l’Écosse d’une utile publication, Adam Smith engageait les rédacteurs à ne pas se borner au compte rendu des productions de l’Angleterre ou de l’Écosse ; il les exhortait à explorer l’Europe littéraire et scientifique, et à la faire connaître à leurs lecteurs. Adam Smith ajoutait que cette tâche n’était pas aussi pénible qu’elle pouvait le paraître au premier coup d’œil, par la raison qu’il n’y avait que l’Angleterre et la France où les sciences et les lettres fussent cultivées avec assez de succès pour exciter l’attention des nations étrangères. L’Italie et l’Espagne étaient réduites à des souvenirs, et, quant à l’Allemagne, Adam Smith disait expressément « Jamais les Allemands n’ont cultivé leur propre langue, et, tant que leurs savans conserveront l’habitude de penser et d’écrire dans une autre, il leur sera à peu près impossible, en traitant des sujets délicats, de penser et de s’exprimer d’une manière heureuse et précise. » La nation dont Adam Smith parlait ainsi avait produit Leibnitz, dont la gloire n’infirmait pas la vérité de ce jugement, car Leibnitz avait presque toujours écrit en latin et en français.

Il était impossible que l’Allemagne ne reçût pas à son tour de la réforme religieuse, dont elle avait été le premier théâtre, une impulsion littéraire. Une épopée sortit enfin des méditations et des rêveries du protestantisme allemand, épopée mélancolique et d’une douceur monotone, épopée dont la forme est bien imparfaite et dont les vers n’offrent que trop souvent une fatigante mollesse. Toutefois il y a dans la Messiade un sentiment chrétien si intime et si tendre, que l’Allemagne en fut remuée jusqu’au fond du cœur. Jusqu’alors, l’Allemagne n’avait guère eu d’autre poésie chrétienne que les chants du cordonnier de Nuremberg, et cette admirable traduction des Écritures par laquelle Luther et ses amis avaient rendu familières aux plus humbles esprits les magnificences de l’ancien Testament et les saintes tristesses du nouveau. C’est avec une sorte de fierté enthousiaste que le pays de Luther accueillit un poème dont le Christ lui-même était le héros, et qui avait pour sujet la rédemption de l’humanité.

L’unité de la pensée humaine se développe par les contrastes. Éveillée par la religion, la muse allemande demanda bientôt des inspirations au génie philosophique. Il vaut la peine de constater pourquoi et comment.

Il y a deux poésies, celle des temps primitifs et naïfs, celle des civilisations savantes et raffinées. Dans la première, l’Allemagne n’a rien à envier à aucune nation : elle a eu des chants patriotiques dès la plus haute antiquité ; malheureusement, pour nous les conserver, la sollicitude de Charlemagne a été vaine. A la fin du IXe siècle, un moine ayant nom Otfried, et qui vivait à Wissembourg en Alsace, composa en Vers une histoire du Christ. Ce poème, retrouvé dans un couvent de la Bavière, fait d’Otfried le précurseur de Klopstock. Les traditions qui racontaient la lutte des Bourguignons et des Huns furent recueillies et remaniées à l’époque la plus brillante du moyen-âge, vers le commencement du XIIIe siècle, et l’Allemagne des Hohenstaufen eut dans l’épopée des Niebelungen comme une autre Iliade. Après tant d’éclat, nous entrons dans une longue nuit. Pendant plusieurs siècles, on cherche en vain où est le génie littéraire de l’Allemagne, non que cette grande nation soit oisive et inutile au monde ; elle réforme le christianisme, elle combat pour assurer les effets de cette révolution religieuse. Seulement les autres peuples la devancent alors dans les œuvres de l’art, dans cette autre poésie, celle d’une civilisation qui se perfectionne. Les peuples du Midi, les Italiens, les Portugais, les Espagnols, ont de beaux jours. Par des qualités différentes, les deux littératures rivales de Shakespeare et de Racine règnent en Europe. Seule, l’Allemagne reste stérile, sans inspirations, sans idées, sans étoile poétique : ses écrivains hésitent, alternent entre l’imitation de la littérature française et celle de la littérature anglaise, et cette pauvreté prétentieuse ne dura que trop long-temps, depuis la paix de Westphalie jusqu’au règne du grand Frédéric. Enfin, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, on sentit quelque chose de nouveau et de fécond se préparer et s’annoncer. De grands esprits recommencent, pour ainsi parler, l’éducation de l’intelligence allemande : c’est Lessing, dont l’autorité succède heureusement à celle de Gottsched ; c’est Winkelmann, l’historien de l’art antique ; c’est Kant, le promoteur d’une philosophie nouvelle ; c’est Wieland disputant à la muse chrétienne et nationale de Klopstock l’attention de l’Allemagne par des poésies et des productions on régnait un enjouement qui rappelait Lucien, Horace, Arioste et Voltaire. Plus tard, cette ressemblance et ces emprunts seront durement reprochés par les frères Schlegel à Wieland vieillissant.

On cherchait, on appelait de toutes parts l’originalité ; c’était le cri de l’Allemagne. Cette originalité viendra, mais elle sera nécessairement le résultat laborieux de la réflexion, et non plus l’épanouissement naïf d’un génie qui s’ignore. Dans les universités, à Iéna, à Leipsig, à Goettingue, on dissertait sur les mérites des différentes littératures. La jeunesse comparait les richesses de la poésie anglaise avec ce que l’Allemagne essayait de produire, elle protestait contre la dictature de l’esprit français ; enfin elle sentait confusément que de difficultés le génie national aurait à vaincre pour tracer dans le domaine de l’art son sillon, puisque, venu le dernier, il trouvait bien des places prises, et beaucoup de sentiers glorieusement parcourus. Aussi, en Allemagne, circulaient des recueils nombreux où la critique s’appuyait sur l’érudition et la philosophie : toute université célèbre avait sa gazette littéraire, et Wieland commençait, en 1773, la publication de son Mercure allemand.

Cet état des esprits, ces aspirations vers une littérature qui pût satisfaire et représenter le génie allemand, cette association nécessaire de la critique aux élans de l’imagination, tout cela fut compris par un jeune homme avec une énergie singulière. Goethe avait reçu du ciel le don bien rare d’un génie poétique s’accordant avec une haute raison. Chez lui, la raison avait tant de puissance, qu’elle précédait ou au moins guidait toujours l’inspiration du poète. Dans cet accord, dans cette harmonie fut l’originalité de l’auteur de Faust ; ce fut par là aussi qu’il convint à son époque et qu’il devint l’idole de son pays. Donnez à l’Allemagne, au milieu de la dernière moitié du XVIIIe siècle, un poète plus impétueux que réfléchi, plus enthousiaste que sensé ; il s’égarera. L’ardeur qu’il ne pourra maîtriser le poussera contre des écueils dangereux, et il courra risque de prendre pour une invention qui lui appartient l’imitation emphatique de modèles connus. Contre un tel péril, Goethe ne crut jamais prendre trop de précautions, ou plutôt il se trouva prémuni par une double nature.

Goethe niait qu’on pût arriver à la poésie par la réflexion, car, disait-il, la poésie est une inspiration, elle est déjà conçue dans l’ame avant qu’elle se fasse sentir. C’est vrai ; mais Goethe avait la faculté de féconder cette inspiration par une réflexion forte, profonde, et de la mettre en harmonie avec tout ce qui existait en dehors de lui. Cet homme si puissamment idéal vivait dans le réalisme le plus positif. Les yeux constamment fixés sur la nature et sur l’histoire, il en compare les objets avec les idées de son génie, et c’est seulement quand il est bien convaincu de leur accord qu’il écrit et qu’il chante. La poésie, pour lui, est la représentation idéalisée de la vie ; elle ne doit pas se retirer au fond de l’ame, dans une mélancolique solitude ; elle doit éclater au dehors, et, par une magie toute-puissante, créer un monde aussi vivant que le monde réel.

Si pour atteindre ce but une infatigable activité est nécessaire à l’artiste, il n’a pas moins besoin d’une patience judicieuse. Il est des momens qu’on ne peut devancer, et avant lesquels l’œuvre conçue ne saurait recevoir sa forme complète. Même au milieu des premières ardeurs de la jeunesse, Goethe se montra doué de cette patience nécessaire. Il avait vaguement conçu le projet de peindre dans un poème ou dans un roman les effets, les tourmens de l’amour, tels que les lui avaient fait connaître ses émotions personnelles ; une fantaisie de suicide lui avait aussi traversé la cervelle, alors qu’il s’estimait bien malheureux, et, quoiqu’il eût fini par y renoncer, toutes les pensées, toutes les impressions qu’il devait tant à ses amours qu’à cette belle imagination de se tuer, fermentaient dans sa tête. Cependant l’heure de la mise en œuvre de tous ces élémens n’arrivait pas. Au milieu de cette attente, qui parfois pour l’artiste n’est pas sans douleur, Goethe apprend qu’un de ses amis, Jérusalem, s’est tué par désespoir amoureux. Au même moment Werther est créé, et en quatre semaines le roman est écrit. Dès que Goethe avait eu la preuve que ce qu’il avait rêvé, ce qu’il avait senti, s’accordait avec la réalité, il s’était trouvé prêt et puissant pour donner la vie à des pensées qu’il savait n’être pas de fantastiques chimères. Pour lui, la réalité était comme une matière première qu’il transformait divinement. Quoi de plus original et de plus pur que le type virginal de Mignon ? Goethe en devra la première idée à un petit joueur de harpe qu’il avait rencontré à Mayence, et dont la figure heureuse l’avait frappé. Goethe eut dans sa première jeunesse, pour confident de ses pensées, de ses amours, de ses travaux littéraires, un homme singulier du nom de Merk, auquel on reconnaissait un jugement droit, un cœur loyal, mais que beaucoup de mécomptes avaient aigri, et qui jetait sur toute chose une ironie mordante. Cet impitoyable moqueur, que Goethe aimait sans le craindre, était grand et maigre, avait le nez pointu et les yeux gris. Merk deviendra Méphistophélès. Quant à Faust, c’est en lui-même que Goethe en a trouvé le type, et il crée Marguerite avec les souvenirs de son premier amour. Goethe sut toujours tirer pour ses œuvres un admirable parti des femmes qu’il aima ou qui l’aimèrent. N’a-t-il pas trouvé jusque dans la correspondance de Bettina des motifs de poésie ?

Après l’étude de la société, après l’étude de l’histoire, Goethe demanda à celle de la nature des forces nouvelles et des plaisirs nouveaux. Il a souvent écrit qu’il se sentait attiré vers la nature par une irrésistible puissance. Non-seulement il se jeta dans son sein avec l’enthousiasme d’un poète, mais il voulut se rendre compte de ses lois avec la scrupuleuse exigence de l’observateur le plus attentif. Il étonna les hommes spéciaux par ses essais d’anatomie comparée, et cependant il ne les considérait que comme des travaux préparatoires qu’il fut contraint d’interrompre, et qu’à son grand regret il ne put jamais reprendre. En effet, comme il l’a dit lui-même, ses plans dramatiques, ses compositions, telles quHermann et Dorothée, le poème dAchilléis, la traduction de Benvenuto Cellini, le projet de retourner en Italie, et enfin un voyage en Suisse, l’éloignèrent de ces travaux ; la poussière s’accumula sur les papiers, et la moisissure envahit les préparations anatomiques. La botanique n’occupa que quelques années de la vie de Goethe ; néanmoins ce court espace lui suffit pour écrire la Métamorphose des Plantes. C’était, comme l’indiquait plus tard M. Alexandre de Humboldt par un dessin allégorique, c’était la poésie soulevant le voile de la nature. À Carlsbad, à Marienbad, Goethe fit des observations géologiques dont les voyageurs qui visitent la Bohème connaissent tout le prix. Enfin, dans une Théorie des couleurs, il ne craignit pas de combattre les idées de Newton, et sur ce sujet, qui avait pour lui un attrait particulier, il exposa avec une lucidité merveilleuse les opinions des philosophes anciens et modernes. Ainsi le poète était savant, et quand nous l’entendrons s’écrier dans ses vers : « Comme la campagne et la prairie étincellent dans la rosée ! comme les fleurs s’inclinent, alentour sous leur poids de diamant ! que les vents fraîchement soupirent à travers les buissons ! que les doux oiseaux chantent ensemble un gai concert aux rayons du soleil ! » quand nous l’entendrons se réjouir ainsi en face de la nature, nous saurons qu’il l’a patiemment étudiée dans ses phénomènes, dans ses lois, et que l’aliment de son enthousiasme était la science.

Dans la sphère de l’art et de la pensée, Goethe, tel que nous le connaissons maintenant, ne pouvait avoir de culte que pour ces génies qui reflètent, pour ainsi parler, l’étendue et la vérité de la nature : aussi préféra-t-il entre tous Shakespeare et Spinoza.

En présence de Shakespeare, Goethe dut naturellement éprouver deux sentimens contraires, la sympathie et la crainte. Comment n’eût-il pas fait ses délices de ce poète si réel, si libre dans son allure, si puissant, si vrai dans ses créations ? Heureux poète, a pu souvent penser Goethe, qui vivait dans une époque où l’esprit critique n’était pas encore connu[6], où l’artiste exerçait sur les imaginations une influence pleine, directe, où tout était nouveau à dire, à peindre, à chanter, où la foule contemplait avec un enchantement respectueux le monde que lui ouvrait la magie d’un art souverain ! Goethe comprenait encore que la vie circulait si abondamment dans l’œuvre de Shakespeare, que ceux qui venaient après lui devaient paraître l’imiter, quand ils s’efforçaient, eux aussi, d’animer leurs drames de toute la réalité de la vie. Toutefois cette appréhension ne l’empêcha pas de lier le plus étroit commerce avec le poète de Stratford. Avec quelle affectueuse pénétration il savait en sentir, en expliquer le génie ! Sous la plume de Goethe, le commentaire de Shakespeare s’élève à la beauté d’une création originale. Écoutons Wilhelm, cet autre personnage sous les traits duquel Goethe s’est complu à se traduire lui-même dans sa passion pour l’art dramatique, et aussi un peu dans ses fonctions de directeur du théâtre de Weimar, écoutons Wilhelm interprétant le rôle d’Hamlet à ses camarades, et nous reconnaîtrons que jamais la critique littéraire n’a exprimé des jugemens plus profonds sous une forme plus aimable et plus dramatique. Goethe sentait intimement qu’il n’égalait pas, qu’il ne pouvait égaler Shakespeare sur le champ de bataille du théâtre ; aussi est-ce dans une région plus épique encore que théâtrale qu’il s’est attaché à conquérir une place à part. C’est avec le poème de Faust qu’il a voulu lutter contre l’auteur d'Hamlet.

Comme tout bon étudiant allemand, Goethe avait feuilleté Spinoza, mais sans s’y arrêter beaucoup. Un jour, dans la bibliothèque de son père, il trouva un opuscule qui était un véritable libelle contre le sage d’Amsterdam ; entre autres argumens philosophiques, on y lisait que Spinoza portait la réprobation écrite sur son visage. Il y a telles attaques qui amènent toujours, en faveur de ceux qui en sont l’objet, une réaction généreuse chez les esprits fermes et droits. Goethe résolut de juger lui-même le procès qu’on intentait avec tant de violence contre le célèbre penseur. Il lut l’article que Bayle a consacré au philosophe hollandais ; ce morceau, si habilement rédigé, ne le satisfit pas. Goethe revint à Spinoza lui-même, qui lui avait laissé l’impression d’un grand esprit plein de calme et de sérénité. Quand il reprit cette austère lecture, il avait déjà produit Goetz de Berlichingen et Werther ; c’était un homme. Combien alors fut plus profond le sentiment qu’il reçut de la méditation de Spinoza ! Il nous semble l’entendre s’écrier comme Virgile songeant à Lucrèce :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus…


En effet, ce qui frappe le plus dans le sublime auteur de l’Ethique, c’est la sécurité magnanime avec laquelle il foule aux pieds les croyances, les pensées vulgaires, et pénètre dans la dernière raison des choses. Au reste, Goethe n’est pas devenu panthéiste parce qu’il avait lu Spinoza, mais il sut le comprendre et le goûter, parce que lui-même avait un génie naturellement panthéiste. Le panthéisme n’est pas seulement le résultat de la réflexion ; il est aussi une disposition naturelle de l’esprit, et chez plusieurs, notamment chez les poètes, il n’est pas moins une croyance que chez d’autres une induction ou un raisonnement. Poète et naturaliste, Goethe trouva dans la métaphysique de Spinoza un appui secret qui le fortifiait sans le gêner. En poursuivant l’idée féconde de la transformation des corps inorganiques et organisés, il appliquait le panthéisme, et il en était le chantre inspiré dans sa poésie, dont la limpide surface réfléchit tous les contrastes de la nature.

Avec un génie non moins philosophique que poétique, Goethe avait l’horreur des formules philosophiques. C’était l’aversion instinctive d’un grand écrivain pour les formules immobiles, ces prisons de la pensée. On croira facilement que l’auteur de Faust avait pénétré le fond des principaux systèmes que durant sa longue carrière il avait vu se succéder et se combattre, mais il n’en voulut adopter aucun. L’éclectisme le faisait sourire. Dans les conversations de sa vieillesse, Goethe louait Schubart de s’être toujours tenu en dehors de la philosophie proprement dite. Il sera toujours meilleur, disait-il, pour l’art, pour la science, d’opérer au moyen des forces libres de l’homme, indépendamment de tout système, et, ajoutait Goethe, c’est ce que j’ai fait. Plus Goethe se sentait lui-même philosophe par la puissance de sa réflexion, moins il voulait paraître appartenir à un parti, à une école philosophique.

Nous trouvons la même sollicitude pour son indépendance dans ses rapports avec la France et notre littérature. L’esprit de Goethe joignait à sa propre originalité des qualités françaises, la clarté, la précision, la force de ramener un sujet, si vaste qu’il soit, à une unité souveraine, qui partout puisse faire sentir sa présence et sa lumière. Ainsi doué, Goethe eut peur de ressembler à un Français, et après un court séjour à Strasbourg il tourna brusquement le dos à la France. Quand, par les œuvres de sa jeunesse et de sa virilité, il eut bien prouvé à lui-même et aux autres qu’il était un poète allemand, il ne craignit plus de s’occuper de nos écrivains ; il traduisit la prose de Diderot, les vers de Voltaire, et il suivit désormais avec une attention persévérante les travaux scientifiques et littéraires de la patrie de Racine et de Buffon. C’est le caractère de la force sûre d’elle-même de ne plus craindre les comparaisons et les rapports avec d’autres puissances.

Il est une résolution dans laquelle on ne vit, à aucune époque, Goethe ni faiblir, ni changer : c’est de ne jamais donner à sa vie d’autre intérêt et de ne jamais chercher d’autres émotions que les émotions de la pensée et l’intérêt littéraire. Quelques jours avant sa mort, il disait à ses amis : « Quand un poète veut être homme politique et se livrer à un parti, il est perdu comme poète… La patrie du poète, c’est le bon, le noble et le beau… Il m’est revenu qu’on me blâmait de ne m’être pas, dans ma vie, mêlé aux partis politiques. Pour plaire à certaines gens, j’aurais dû me faire membre d’un club de jacobins, et prêcher le meurtre et le sang[7] ! » Goethe, que sa vie si digne et si calme a fait accuser d’égoïsme par l’envie, par la sottise, par l’irréflexion, était convaincu que le sentiment du beau est indispensable à l’humanité, et que le poète qui, par son génie, satisfait ce sentiment, l’empêche de s’éteindre, l’alimente, est utile au monde et paie toute sa dette.

Quel était vraiment l’idéal poétique de Goethe ? Nous l’avons dit, la poésie était pour lui la représentation idéalisée de la vie ; aussi s’éloignait-il de la sentimentalité des modernes pour se rapprocher le plus possible de la grande manière des poètes antiques. Il était aussi convaincu que si le poète saisit avec vivacité les caractères, les accidens, enfin toutes les faces que la réalité lui présente, il s’élève au sentiment de la vie universelle, mais qu’il s’y élève sans pour ainsi dire l’avoir voulu, ou que du moins il ne s’en aperçoit que plus tard. Quand Goethe eut terminé la première partie de Faust, il estima, en jugeant son œuvre, que la mélancolie moderne y avait trop mis son empreinte, et que la personnalité du docteur, ainsi que celle de Méphistophélès, y tenait trop de place ; aussi, dans la seconde partie, il n’y a plus d’autre héros que le monde lui-même. Les scènes de l’histoire et de la nature se succèdent avec une inépuisable richesse, et le poème est comme une autre création dont Goethe est le puissant δημιούργός. Seulement, dans cette création, le rôle de l’homme est trop effacé ; cette fois Goethe a poussé à l’extrême les principes de sa poétique, et les effets qu’il s’est proposé de produire. Les idées et les élémens ont, pour ainsi parler, seuls la parole, et l’homme se trouve réduit à une sorte de passivité fatale qui finit par peser sur l’ame du lecteur comme un poids douloureux. C’est pourquoi la seconde partie de Faust a, dans plusieurs endroits, quelque chose d’abstrus, d’aride et de triste. On pourrait alors la comparer au désert, au Sahara, où le voyageur, après s’être arrêté dans de délicieux oasis, auprès des sources vives et sous les frais palmiers, s’engage dans la plaine sablonneuse et vide, dans l’immensité stérile et nue.

Goethe, en développant son génie pendant trois quarts de siècle, a fondé la grandeur de la littérature allemande, et doté la littérature européenne de ce précieux résultat, qu’il y a un art possible et fécond pour les époques philosophiques, pour les sociétés où la raison tend à tout comprendre et à tout conduire. Plusieurs ont souvent soutenu, les uns avec conviction, les autres avec un esprit de calcul et de parti, qu’il n’y avait pour les modernes de poésie véritable que sous l’unique inspiration du christianisme. On a voulu emprisonner la muse sous les arceaux des vieilles cathédrales, et ne lui laisser d’autre clarté que la sombre et douteuse lumière qui perce à travers les vitraux des églises. Cependant, si la foi naïve et tremblante a sa poésie, l’intelligence réfléchie et savante doit avoir la sienne ; autrement l’ignorance serait l’éternelle et nécessaire condition de l’art. Par des faits et non par des théories, par des chefs-d’œuvre et non par un système, Goethe a prouvé qu’après les beautés poétiques, filles des mœurs et des croyances antiques, après même les artistes de génie qui avaient surtout cherché leurs inspirations dans la foi et les mystères du christianisme, il y avait encore pour les modernes d’autres sources de poésie. Le Titan germanique, affranchissant la muse des entraves qui la gênaient, l’a conduite en face de la nature et de la science, et lui a demandé si son cœur ne battait pas. La réponse ne s’est point fait attendre, et des chants nouveaux ont éclaté.

L’art, dans les époques philosophiques, n’est donc pas condamné nécessairement à une humiliante infécondité, mais il est plus difficile. C’est ce que reconnut avec une sincérité qui faisait son tourment un autre poète, le noble et passionné Schiller. Quand l’auteur des Brigands et de Don Carlos eut apaisé sa fougue en lui donnant un libre cours, il comprit qu’il devait s’élever à un art plus calme et plus vrai. Pour atteindre ce but, que de labeurs et de tâtonnemens, dont nous trouvons le témoignage dans sa correspondance avec Goethe, précieux monument sans lequel nous ne connaîtrions pas à fond les deux poètes, les deux amis[8] ! Là nous voyons Schiller se plaindre de la fatigue qu’il éprouve à mener de front l’imagination avec la pensée abstraite. Il avoue avec une aimable franchise la salutaire influence que Goethe exerce sur lui tant par ses conseils que par ses exemples ; il célèbre non-seulement sans envie, mais avec enthousiasme, la magnifique organisation que l’auteur de Wilhelm Meister avait reçue de la nature, et ce qu’il appelle la puissance intuitive avec laquelle ce dernier embrassait le monde. Enfin, en faisant un retour sur son propre talent, Schiller déplore de ne se trouver ni assez poète, ni assez penseur. C’est à ce généreux mécontentement de lui-même que Schiller dut des progrès nouveaux, une transformation heureuse. Dans l’auteur de Guillaume Tell, l’Allemagne put saluer un poète complet ; mais, par une amère dérision du sort, les forces de Schiller étaient épuisées au moment où il entrait en pleine possession de son génie.

Cependant, à côté de la poésie, la critique jetait de l’éclat ; elle avait pour premiers représentans Goethe et Schiller. Ces grands hommes ne négligeaient pas de former eux-mêmes l’intelligence et le goût de la nation qui jugeait leurs œuvres. Sur une autre ligne, Frédéric et Guillaume Schegel étudiaient avec profondeur l’Orient, l’antiquité grecque et le moyen-âge. On remarquait des rapports singuliers entre les poètes et les philosophes : Schiller et Fichte avaient des traits de ressemblance, l’inspiration de Goethe transportait souvent les esprits dans les mêmes régions où les conduisait la métaphysique de Schelling et de Hegel[9]. Ainsi la poésie, la philosophie, la critique, ont porté dans le même temps leurs meilleurs fruits ; cette coïncidence constitue le véritable caractère de la grande époque de la littérature allemande.

Ce caractère s’est perpétué. Il se fait reconnaître encore à travers toutes les différences des temps et des écoles, à travers tous les contrastes du talent individuel. Il fut un moment où Tieck, qu’on voulait opposer à Goethe, fut proclamé le chef d’une école dite romantique, comme si on s’était proposé de faire entendre que Tieck plus que personne satisfaisait l’imagination. Eh bien ! dans les ouvrages de Tieck, dans ses nouvelles, dans ses contes, dans ses romans, dans ses comédies, perce toujours l’esprit critique qui travaille au triomphe de ses théories et de ses jugemens. Henri Heine, si vif et si brillant dans la forme de ses productions lyriques, qu’il a conquis, comme poète, les suffrages de ceux qu’effraient ses opinions et son ironie, Heine est au fond un critique humoriste s’exprimant en beaux vers. Le génie philosophique est-il assez manifeste chez Novalis ? Dans l’école souabe, le mysticisme de Justin Kerner a quelque chose de réfléchi et d’extatique.

Aujourd’hui la muse allemande ne se tourne plus vers la pensée spéculative, mais vers la politique. Nous ne sommes pas de ceux qui interdisent systématiquement toute pensée, toute intention politique aux poètes ; cette théorie, si c’en est une, n’est-elle pas démentie par les faits ? Des poètes, et des plus grands, comme Dante, comme Milton, témoignent que les passions politiques peuvent jeter dans les œuvres de l’art des flammes brillantes et vives. Il est aussi des époques où un sentiment national sincère et profond, le malaise moral d’un peuple, ses élans comprimés vers un avenir meilleur, viennent provoquer le poète à chanter les pensées, les douleurs et les désirs de tous. Quand l’Allemagne se souleva contre nous pour reconquérir son indépendance, elle trouva dans Théodore Koerner un poète-soldat qui sut mourir pour elle en exhalant des chants patriotiques comme un ancien Germain. Dès les premiers jours de la paix, Uhland élevait la voix non plus pour la délivrance de l’Allemagne, mais pour sa liberté intérieure. La poésie politique ne date pas pour l’Allemagne de ces dernières années, mais bien de 1813, de 1816 ; elle a ses origines dans la Lyre et l’Épée de Théodore Koerner, dans les vers qu’Uhland consacrait, dès 1816, à l’anniversaire de la bataille de Leipsig. M. Henri Blaze aurait pu citer cette pièce à côté de celle du vieux bon droit, car elle complète le caractère politique des poésies d’Uhland. Le poète s’adresse aux princes ; il leur demande s’ils ont oublié le jour de la bataille où à genoux ils rendaient hommage à une puissance plus haute. « Princes, dit le poète, si les peuples vous ont affranchis de la honte, si vous avez trouvé leur foi inébranlable, c’est à vous maintenant de ne point les abuser par l’appât de vaines espérances, mais de tenir tout ce que vous avez promis. » Puis le poète se tourne vers les peuples ; il leur demande pourquoi la victoire qu’ils ont remportée sur l’étranger paraît inutile, pourquoi, au milieu d’eux, rien ne s’est éclairci. « Cependant vous ne deviendrez vraiment libres que lorsque vous aurez fondé votre droit. » Et les sages, les savans, oublieront-ils que les simples ont payé de leur sang l’établissement à venir de la liberté ? Le poète termine en disant qu’il ne peut encore ni louer, ni condamner ; partout il trouve la désolation. « Cependant, ajoute-t-il, j’ai vu briller dans plus d’un œil un généreux éclair, et j’ai entendu les battemens de plus d’un cœur. » Comment ne pas aimer ces accens purs et fermes par lesquels Uhland exprimait l’attente, les besoins de l’Allemagne, et rappelait à chacun ses devoirs ? La poésie politique est donc dans la nature des choses, comme la poésie philosophique, comme la poésie religieuse ; elle aussi peut, par de grands effets, susciter dans les cœurs une émotion profonde, mais elle doit vaincre des difficultés peut-être plus grandes encore que celles dont il faut triompher dans les autres parties de l’art. Des esprits plus pétulants que forts s’imaginent qu’ils ont tout à gagner pour la gloire de leur muse à se faire les interprètes des sentimens et des passions populaires. Ils se mettent à l’œuvre, ils écrivent sous la dictée de la foule ; maintenant ont-ils songé à quoi ils s’engageaient en cherchant leurs inspirations dans les sentimens de la multitude ? À donner à ces sentimens une étincelante et magnifique expression. Plus le fond est vulgaire, plus la forme doit être belle. Autrement, qui distinguera l’écrivain de ceux dont il flatte les passions ? Nous doutons que les jeunes hommes qui aujourd’hui se disputent en Allemagne la palme de la poésie politique se soient bien rendu compte de toutes les conditions du genre dans lequel ils ambitionnent de primer. Personne d’entre eux n’a encore été avoué par l’Allemagne, qui a le droit d’être difficile en matière de poésie ; chacun d’eux réussit plus ou moins à grouper autour de lui une petite coterie, pas un n’a pour auditoire la nation elle-même. Encore un coup, ce n’est pas la poésie politique que nous blâmons, son avènement nous paraît même provoqué par la fermentation progressive de l’Allemagne ; mais nous attendons encore ces œuvres saines et fortes dont l’éclat littéraire assure la puissance morale.

Dès les premiers jours du XIXe siècle, on prêta en France une attention sérieuse aux productions du génie allemand. Déjà dans la dernière moitié du siècle précédent la traduction de plusieurs ouvrages de Wieland avait été remarquée ; au milieu des orages de la révolution, les Brigands de Schiller furent joués sur le théâtre du Marais ; c’était une imitation informe de l’œuvre du poète ; toutefois la conception primitive y gardait encore de la puissance, et le drame eut un succès populaire. Après Schiller, Kant eut son tour. Charles Villers, en 1801, fut le premier Français qui exposa les principes du fondateur de la philosophie allemande. À la même époque brillaient dans les salons de Paris deux personnes d’une haute distinction, Mme de Staël et Benjamin Constant. Ces deux personnes préludaient à ce qu’elles devaient écrire sur l’Allemagne par des conversations piquantes et profondes où les derniers représentans du XVIIIe siècle apprenaient avec étonnement qu’il y avait d’autres opinions, d’autres théories que celles de Voltaire. Quelques années plus tard, la même femme qui avait publié Corinne concentrait dans un ouvrage éloquent les principaux traits de la civilisation et de la littérature allemandes. Plus sobre dans ses développemens sans être moins fécond en idées, Benjamin Constant fit précéder sa traduction de Wallenstein d’une préface où il sut déterminer, avec la précision la plus ingénieuse, les caractères distinctifs des deux théâtres de Racine et de Schiller. Bientôt on se mit à traduire les drames principaux de la scène germanique. Enfin l’Allemagne fut explorée sous le triple rapport de la philosophie, de la législation et de l’histoire. Une fois l’éveil donné à la curiosité de l’esprit français, il eut hâte de connaître tout ce qu’avaient fait nos voisins, qui, encore à la fin du dernier siècle, paraissaient bien attardés dans l’œuvre commune de la civilisation européenne.

Quand, il y a plusieurs années, M. Henri Blaze commença, dans ce recueil, de sérieuses études sur l’Allemagne, il voulut leur donner un fondement solide, et il se tourna vers Goethe. Il avait raison : Ab Jove principium. « Il y a des hommes, comme l’a fort bien dit M. Henri Blaze, en face desquels on ne saurait s’arrêter trop long-temps, car ils sont eux-mêmes un point de station dans l’histoire de la pensée humaine, car ils sont à la fois le but où tendait le passé, et le point d’où les générations nouvelles s’élancent vers l’avenir. » Sans doute, avant M. Henri Blaze, Goethe avait été l’objet de l’admiration réfléchie de tous ceux qui aiment la littérature allemande ; mais M. Blaze s’est assuré l’honneur d’avoir approfondi plus que personne ce grand sujet. Il a su embrasser la pensée de son auteur favori, tant dans les caractères généraux que dans les détails les plus intimes. Il en parle avec enthousiasme et avec une rare pénétration. Les faits particuliers, les épanchemens confidentiels qu’il recueille avec un habile discernement à travers la correspondance de Goethe, deviennent, sous sa plume, un commentaire excellent du génie du poète. Faust occupe dans les œuvres de Goethe la même place que Goethe dans la littérature allemande, c’est-à-dire la première. Il devait être l’objet des prédilections de M. Henri Blaze, qui n’hésite pas sur le caractère à lui assigner. « Le poème de Faust, dit-il, est le chant du naturalisme, l’évangile du panthéisme, mais d’un panthéisme idéal qui élève la matière jusqu’à l’esprit, bien loin d’enfouir l’esprit dans la matière, proclame la raison souveraine, et donne le spectacle si beau de l’hyménée des sens et de l’intelligence. » Le procédé poétique de Goethe, dans son œuvre de Faust, est aussi analysé avec une ingénieuse finesse, et certes la tâche n’était pas facile à remplir. Cependant il y en avait une autre encore plus épineuse qui n’a pas effrayé le courage de M. Blaze : c’est la traduction non-seulement de la première, mais de la seconde partie de Faust. Que de difficultés à vaincre ! Quel poète formidable ! On se trouve en face d’un style dont les ressources, dont les hardiesses sont inépuisables, et dont les beautés paraissent inaccessibles. Au rude labeur d’une traduction pareille, M. Blaze a consacré, comme il le déclare, trois ans d’études et de méditations, et nous lui devons une traduction complète, poétique et savante du plus grand monument de la littérature allemande.

Dans la critique de M. Henri Blaze, on sent l’imagination d’un poète. Cette imagination lui a prêté de brillans secours, quand il apprécie le lyrisme allemand. Elle lui a permis de nous faire sentir et comprendre l’originalité toute germanique du lied, de ce petit poème qui participe à la fois de la fable, de l’épigramme antique, de la chanson, qui en même temps a quelque chose de plus sérieux, de plus idéal, et qui est devenu le chant familier de l’Allemagne, parce que l’Allemagne y trouve dans un cadre resserré un enthousiasme infini, une aspiration ardente vers la nature et Dieu. En maints endroits, la critique de M. Henri Blaze a toute la richesse luxuriante de la poésie, soit qu’il caractérise le génie lyrique de Goethe, soit qu’il mette en relief les qualités distinctives de la manière d’Uhland et de Justin Kerner, soit qu’il étudie Rückert et nous en déroule l’orientalisme étincelant. Avez-vous parcouru les belles campagnes du Wurtemberg, ces magnifiques vignobles qui apportent la joie et la force au cœur de l’homme, les pentes ombreuses de la Forêt-Noire ; tous ces souvenirs se réveilleront dans votre esprit par l’harmonie qu’établit si bien M. Henri Blaze entre les chants des poètes souabes et la nature qui les inspire. Il est remarquable qu’un écrivain que son origine et ses souvenirs de famille rattachent étroitement au midi de la France ait pénétré si avant dans le génie de la poésie allemande, et qu’il ait si pleinement réussi à nous la faire goûter et sentir.

Quelquefois, il est vrai, les droits de la critique sont envahis par un enthousiasme qui déborde, et qui apporte quelque confusion dans les idées. Ainsi, après avoir traduit ce beau lied d’Uhland, intitulé Chant des jeunes gens, et qui commence ainsi : Le temps de la jeunesse est sacré :

Heilig ist die Jugendzeit,


M. Henri Blaze ajoute : « Cette chanson est vraiment belle ; il y a dans cet air de liberté qu’on y respire, dans cette divination des voluptés sensuelles qui s’y manifeste à chaque vers, un caractère sacerdotal qui la fait ressembler à ces vieux chants que les Germains chantaient le soir en chœur vers la fin du printemps, lorsque les chênes druidiques commençaient à se couvrir de feuilles. » Chez les Germains, il n’y eut jamais rien de sacerdotal ni de druidique. Plusieurs historiens de la littérature allemande, entre autres Gervinus, ont expressément remarqué que les traditions les plus reculées montrent les Germains menant librement une vie guerrière sans être gouvernés par une caste sacerdotale, comme les Gaulois l’étaient par les druides. Quand les Germains chantaient en chœur autour des chênes, au-delà ou en-deçà du Rhin, ils ne s’inquiétaient guère si ces arbres étaient druidiques. Entre les mœurs des Germains si naïves, si libres, et le sombre druidisme, il y avait un abîme. Nous savons bien que M. Henri Blaze n’a pas eu l’intention systématique de nier cette différence profonde, mais elle se trouve implicitement méconnue dans le commentaire dont il a fait suivre le petit poème d’Uhland. Nous ne voudrions pas que la critique de M. Henri Blaze, où il y a un sentiment si élevé de l’art, pût perdre quelque chose de son autorité par des assertions inexactes ou vagues. La diffusion règne parfois dans son style. Dans l’abondance des idées et des images, l’écrivain ne veut rien perdre. Il répand tout ce qu’il possède devant le lecteur, qu’il risque à la fin de fatiguer, et il ne s’aperçoit pas qu’il s’affaiblit lui-même en se prodiguant. Dans le morceau si intéressant et si poétique que M. Henri Blaze a consacré à Rückert, n’y a-t-il pas trop de splendides couleurs, trop de saphirs, de diamans, de colliers de perles, de roses de Schiraz, de tissus de Cachemire ? Sous tant de magnificences, sous tant de draperies brillantes, la pensée, le dessin, disparaissent. Ce sont là, au surplus, de ces défauts que le temps et la réflexion effacent. Laissez quelques années s’écouler, et à la place de cette exubérance vous trouverez une richesse solide que saura gouverner une main habile et ferme.

L’imagination dans la critique, tel est le caractère du talent de M. Henri Blaze. Il apprécie et analyse les poètes avec un sentiment poétique à la fois profond et passionné. Il aime les uns, il prend parti contre les autres ; parfois il a plutôt les prédilections et les antipathies d’un artiste que les jugemens calmes d’un arbitre tout-à-fait impartial. En face des écrivains et des poètes de l’Allemagne, ses préférences ne sont pas douteuses ; il se déclare en faveur de tous ceux qui, à des points de vue différens, qu’on les appelle romantiques, mystiques ou panthéistes, ont gardé le culte désintéressé de l’art. Ce choix nous paraît naturel, et, sous beaucoup de rapports, il est le nôtre : c’est là qu’est la grandeur intellectuelle de l’Allemagne. Cependant, de l’autre côté du Rhin, il y a en ce moment force poètes politiques. Quelle est la raison de leur avènement ? M. Henri Blaze ne l’a pas cherchée. Il s’est contenté de nous dire qu’il n’aimait pas ces poètes, qu’ils avaient à ses yeux l’inexpiable tort de ressembler à des journalistes, et il a nié qu’il pût y avoir quelque chose de commun entre les poètes libéraux de la jeune Allemagne et la vraie poésie. Cette boutade ne manque pas de vérité ; cependant on a le droit de demander quelque chose de plus approfondi à un critique, à un historien littéraire. Quelle est donc la raison qui porte beaucoup d’esprits en Allemagne à déserter les traditions, les habitudes de leur pays, pour donner un langage aux passions politiques et pour imiter l’esprit français ? N’y a-t-il pas là plutôt un mouvement nécessaire qu’une fantaisie individuelle ? En lisant plusieurs de ces poésies politiques que la surveillance des gouvernemens ne peut empêcher de circuler, il nous a semblé que, si elles n’étaient pas destinées à en immortaliser les auteurs, elles ne seraient pas inutiles à la nation allemande ; qu’elles pourraient assouplir sa langue, la rendre plus claire, plus agile, plus apte à exprimer des idées pratiques et positives. En un mot, toute cette poésie dont aujourd’hui nos voisins sont inondés a du moins ce mérite à nos yeux, de les préparer, de les façonner à la prose politique.

Nous signalons avec d’autant plus de franchise à M. Henri Blaze les légères injustices auxquelles peuvent l’entraîner ses préférences, ses passions d’artiste, qu’il y a dans son esprit une force rationnelle assez grande pour le maintenir dans les voies d’une ferme impartialité. Nous n’en voudrions d’autre preuve que son étude sur Immermann, étude qui se recommande par une sagacité non moins équitable que piquante. Immermann est un poète qui multiplia les tentatives audacieuses et trouva rarement les grands succès. M. Henri Blaze nous montre sa muse errante voyageant d’Aristote à Shakespeare, de Tieck à Goethe. Il juge le théâtre d’Immermann avec une complète indépendance, et n’accepte pas pour des preuves de génie un bruyant et prétentieux appareil emprunté à Shakespeare. Les œuvres dramatiques d’Immermann ont étonné un moment l’Allemagne sans lui inspirer une sympathie durable. À cette occasion, M. Henri Blaze n’a pu s’empêcher de songer à M. Victor Hugo. Des connaissances littéraires très étendues, un goût fort éclairé pour les arts, voilà des qualités qui, jointes à d’autres que nous avons déjà signalées dans M. Blaze, lui assureront de plus en plus, quand il le voudra, un rang éminent dans la haute critique. A nos yeux, un des plus grands mérites des publications que nous lui devons jusqu’à présent, c’est qu’elles sont vraiment utiles à l’artiste, au poète, à l’historien littéraire. Elles présentent une espèce d’anthologie de la littérature allemande, où se trouvent concentrés avec art les principaux rayons d’une grande et originale poésie. M. Blaze a su s’associer d’une façon tout-à-fait distinguée aux écrivains qui, depuis quarante ans, se sont proposé de servir de lien entre l’Allemagne et la France.

D’ailleurs, le moment est bien choisi pour nous offrir, non pas des modèles qu’il faille servilement imiter, mais des œuvres fortes qui, au milieu de leurs défauts, gardent au moins l’empreinte d’une inspiration sérieuse. Nous sommes dans une époque de marasme poétique. Ceux dont la France aime à lire les vers se taisent : soit fatigue, soit dédain pour ce qui a fait leur gloire, ils abandonnent la muse, et ils ne sont plus que des oisifs ou des politiques. Le champ qu’ils laissent ainsi libre à l’inexpérience, à la médiocrité, n’est que trop envahi. Chacun se croit en droit de venir prendre ses ébats ; le plus mince écolier débute par des prétentions au rôle de rénovateur. Des ambitions monstrueuses, une affligeante stérilité, voilà nos maux.

En voici la cause. Il règne aujourd’hui parmi nous une manie d’improvisation dont la durée serait le fléau de notre littérature. Une idée à peine entrevue, une fantaisie, un caprice, s’appellent aujourd’hui inspiration. Sur un thème si hâtivement conçu, on travaille avec une rapidité non moins grande. La vitesse de la vapeur, tel est maintenant le signe auquel on reconnaît le souffle poétique. Autrefois, quand un poète croyait sentir s’élever dans son ame la voix secrète et divine de l’inspiration, il se recueillait en lui-même avec une sorte de ravissement mêlé d’effroi, tant il avait peur de perdre l’heureuse présence de la muse ! Puis, s’il était bien sûr qu’elle lui avait parlé, il demandait au travail, à des veilles ardentes, la puissance de communiquer aux autres ce qu’il avait reçu. Ce respect pour l’inspiration et pour l’art était récompensé par des œuvres qu’on n’oublie pas. Comment aujourd’hui garder un souvenir même vague de tous ces poètes qui se ressemblent entre eux parce qu’ils cèdent tous aux mêmes entraînemens ? Où est ce caractère individuel du talent qui se grave d’une manière durable dans l’esprit du lecteur ? Où est la puissance de cohésion, où est le ciment qui tient fortement unies entre elles les pensées principales d’une œuvre ? Nous appliquerions volontiers aux poètes de nos jours le mot que prononçait sur lui-même un autre poète, quand il chantait son repentir dans des odes immortelles. Pénétré de douleur au souvenir de sa vie passée, le roi David s’écriait : Je me suis répandu comme de l’eau ; « sicut aqua effusus sum[10]. » Que font autre chose tant d’écrivains ? Leur improvisation laissera-t-elle une trace plus durable que ne fait l’eau répandue sur le sol ?

Une célèbre improvisatrice, Corilla, disait dans le siècle dernier à Charles Victor de Bonstetten : « Ne faites pas trop de cas de mon talent ; quand on est vraiment poète, on écrit, et l’on n’improvise pas. » Corilla était l’orgueil de l’Italie, et, au milieu des applaudissemens qu’elle soulevait, il lui eût été permis de croire à sa gloire. En se jugeant ainsi elle-même, elle était digne d’être un grand poète.

Au milieu d’une civilisation aussi raffinée que la nôtre, où chacun s’estime en droit de s’écrier, comme Beaumarchais parlant par la bouche de Figaro : « J’ai tout vu, tout fait, tout usé, » les poètes n’auront jamais assez de méditation et d’étude pour être sinon entièrement nouveaux, du moins assez remarquables pour qu’on les écoute. Dans ces derniers temps, on nous avait annoncé l’avénement d’une poésie nouvelle, la poésie populaire. Sous la main de l’artisan, la lyre allait trouver des effets imprévus, inouis. Des ouvriers ont publié leurs vers, et nous y avons reconnu l’imitation des plus célèbres contemporains, imitation involontaire, mais inévitable ; il serait injuste de la reprocher au peuple, qu’il faut louer au contraire d’avoir employé de rares loisirs à lire de grands poètes. Ce qu’il faut relever, c’est l’erreur plus ou moins sincère de ceux qui ont prétendu qu’une poésie nouvelle allait sortir du sein du peuple, en raison même de son ignorance.

On ne pouvait méconnaître d’une manière plus complète les conditions de l’art au milieu du xixe siècle. Aujourd’hui tout ce qui environne le poète l’avertit des dangers auxquels il s’exposera, s’il se lance dans la carrière avec une inexpérience présomptueuse. Tout a été chanté par les plus beaux génies. La nature a été décrite et célébrée dans ses aspects les plus divers et ses plus frappans contrastes ; l’amour et les autres passions de l’homme ont fatigué la plume des romanciers et des poètes ; que de héros et de scènes pathétiques la muse tragique a depuis Eschyle empruntés à l’histoire ! À ce propos, il nous revient en mémoire une singulière opinion de Gozzi : il prétendait qu’il n’y avait pas plus de trente-six situations tragiques. Mais alors, nous demandera-t-on, devant ces richesses du passé, les artistes de notre siècle et ceux de l’avenir devront renoncer à peindre la nature, la vie et les passions humaines ? Non, la réalité est inépuisable ; elle aura toujours pour ceux qui sauront l’interroger avec puissance des secrets à trahir. Seulement il faudra que les forces de l’artiste soient en rapport avec les progrès des temps, que de profondes études, marquées d’un caractère d’universalité, lui permettent de marcher de pair, pour l’intelligence même des choses, avec le savant et le penseur. La naïveté et l’ignorance ne peuvent plus être des sources de poésie.

Aujourd’hui, s’annoncer comme poète, c’est s’engager envers soi-même et envers les autres à pénétrer dans le fond, dans l’essence des choses, puis à trouver à ses idées une expression d’un irrésistible charme. Il faut donc bien consulter ses forces avant de s’écrier :

Un démon triomphant m’élève à cet emploi.


Parmi les études qui peuvent servir d’initiation, nous indiquerions volontiers, aux jeunes gens que font rêver les travaux de la muse, deux points qui, en apparence opposés, se complètent l’un l’autre, la poésie allemande et la poésie grecque.

Lorsqu’on a lu les lyriques allemands, on se trouve jeté dans des méditations profondes sur l’homme et sur la nature. Cette poésie ne provoque pas chez le lecteur un désir d’imitation ; mais, ce qui vaut mieux, elle excite la pensée, elle peut éveiller une inspiration originale. Le lyrisme allemand reflète la création divine et la vie humaine avec une étendue infinie. Aux Grecs, il faut demander la précision des formes et des contours. Ils nous livreront la complète harmonie et la plus parfaite image de la beauté. Qu’ils étudient la poésie grecque, ceux qui aspirent à féconder l’art moderne ; mieux ils s’en inspireront, plus ils seront nouveaux. Ils en ont pour garans deux illustres maîtres, Racine et André Chénier. L’auteur de Phèdre n’avait pas, dans sa jeunesse, de plus grand plaisir que de méditer Sophocle et Euripide en se promenant dans les bois, d’en remplir, d’en enchanter sa mémoire. À seize ans, André savait le grec ; il lisait Homère et les lyriques. C’est ainsi qu’il se préparait à écrire ces pièces ravissantes qui n’ont à craindre aucune comparaison avec ce que Goethe nous a laissé de plus antique, l’Aveugle, le Malade et le Mendiant. Par ces deux exemples, nous savons que notre langue peut s’élever, comme chez les Grecs, à une grande perfection plastique ; joignez-y la richesse, la vivacité des pensées qui ont toujours fait le fond du génie national, et voilà les deux conditions fondamentales d’une poésie durable. Loin de croire que de notre temps l’art n’ait plus d’avenir, nous estimons qu’après la langueur dont nous avons aujourd’hui le spectacle, un réveil, un renouvellement, suivront. Après les deux périodes littéraires de la restauration et de la révolution de 1830, nous assistons aujourd’hui à une sorte d’intermède où l’industrialisme s’est chargé, moyennant un bon prix, de divertir les spectateurs. Si son génie était égal à ses convoitises, nous serions dans l’âge d’or de notre littérature. Il est assurément de jeunes esprits qui fermentent dans l’ombre, et qui nourrissent la noble ambition de figurer parmi les représentans de la seconde moitié du siècle. Puissent-ils se contenir, se refréner eux-mêmes, tant qu’ils ne se trouveront pas assez préparés, assez munis par la réflexion et le travail ! Au nom du ciel, qu’ils n’improvisent pas, s’ils ne veulent pas être vieux dès leur premier début.

Lerminier.


  1. Odyssée, chant Ier, vers 47.
  2. Iliade, chant VI, vers 448, 449.
  3. Tacite.
  4. Ce passage, dans le siècle dernier, a été signalé par Hugues Blair, et il a inspiré une symphonie de Haendel.
  5. Esprit des Lois, liv. XIX, ch. xxvii.
  6. L’érudition régnait à la cour d’Elisabeth, mais non pas la critique.
  7. Voir l’intéressant ouvrage d’Eckerman sur Goethe.
  8. Briefwechsel Zwischen Schiller und Goethe, 1794-1805.
  9. Dans ce recueil, en 1843, nous avon déjà indiqué ces analogies.
  10. Ps. xxi, vers 15.