La Poésie anglaise depuis Shelley/01

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La Poésie anglaise depuis Shelley
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 147-165).
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LA
POESIE ANGLAISE
DEPUIS SHELLEY


Julian Fane’s Poems, London 1853




En fait de littérature, l’Angleterre n’est jamais une, et, pour la juger, il faut rechercher laquelle triomphe des deux influences qui la dominent tour à tour. Normande ou Saxonne ? La question se résume en ces deux mots, et M. Disraeli, en intitulant un de ses ouvrages les Deux Nations, n’a fait que constater ce dualisme pressenti depuis longtemps déjà. On reconnaît en Angleterre, on admet tacitement une foule de vérités que l’on se garderait bien de proclamer sous une forme plus explicite. Passe pour la chose, mais le nom ? c’est à y regarder à deux fois. Or cette incontestable dualité de races, cet antagonisme se produisant encore aujourd’hui, en plein XIXe siècle, au milieu d’institutions qu’on tient volontiers pour inébranlables, a je ne sais quoi qui choque et trouble ; l’Anglais véritable, le genurine Englishman, lequel en cette qualité répugne à ne pas se croire, lui comme son pays, tout d’une pièce.

Il serait curieux, utile même peut-être, de suivre les modifications sociales et politiques de l’Angleterre, suivant que l’élément normand ou saxon la domine, et de voir laquelle des deux tendances rend la nation davantage à elle-même, en met les masses, pour ainsi dire, plus à leur aise. — Les temps de la chevalerie accomplis, la réformation assise, l’esprit saxon atteint son apogée et règne pour la dernière fois en Angleterre sous la fille de Henri VIII. Il porte la couronne avec Elisabeth, et revendique tout entière la gloire de Shakspeare. Aussi ne voit-on à aucune autre époque l’Angleterre aussi homogène, aussi anglaise, ni il y a cinquante ans encore le Johni Bull typique se reportait toujours avec orgueil, comme vers une sorte d’âge d’or, au règne de la « bonne » queen Bess ! Ce composé de Teuton et de Franc, qui aspire à l’unité sous le nom de true Briton, marchait d’ensemble plus qu’il ne l’a jamais fait depuis. Ce qu’est pour la France Henri IV, Elisabeth l’est pour l’Angleterre, et « la poule au pot » du Béarnais trouve un pendant exact dans ce qu’on a justement appelé le beef-and-beer-ism de la dernière des Tudors[1].

Le développement de l’esprit saxon, tel que nous l’offre le règne d’Elisabeth, coexiste-t-il de toute nécessité avec la grandeur de l’Angleterre ? en est-il le signe, ou bien présage-t-il d’affreux déchiremens dans l’avenir ? C’est le secret que garde peut-être la fin du siècle. Avec Elisabeth, et après avoir épuisé pour Shakspeare les trésors d’un silence de huit cents ans, le génie saxon s’éteint ; tout change d’aspect. Les tendances normandes s’intronisent avec les Stuarts, et la littérature anglaise entre dans cette période d’imitation forcée où nous la voyons pendant plus de deux cents ans. Sous les républicains et Cromwell, nous assistons bien à l’insurrection de l’élément saxon ; mais ici il agit, il prie, prêche, renverse et tue : il ne chante guère. La grande illustration de ce temps, la seule aussi, — Milton, — n’est ni Gaulois, ni Germain ; c’est un classique. Enfin, depuis Charles II jusqu’à nos jours, l’esprit saxon lutte. Or c’est précisément dans cette nouvelle attitude d’antagoniste de l’élément souverain et dans le dernier moment de cette lutte que nous sommes amené à le suivre par une publication récente, où les tendances nouvelles de la poésie anglaise se révèlent avec une netteté singulière.

Que depuis vingt ans il se soit opéré en Angleterre un changement que les Anglais eux-mêmes commencent à avouer, ceci ne fait plus matière à discussion ; mais, en examinant bien, ne trouverait-on pas quelque lien entre l’émancipation morale que nous signalons et la soudaine explosion de cet esprit saxon comprimé depuis deux siècles ? Pour qui la connaissait à fond, l’Angleterre présentait jusqu’à ces dernières années un spectacle vraiment curieux, et qui justifiait parfaitement l’épithète de la grande incohérente appliquée à la nation anglaise par M. de Talleyrand. Incohérente en effet, elle l’était en tout. Vouée à la défense d’une foi dont la première base est le libre examen, elle interdisait d’examiner quoi que ce fût en matière de religion ; fille d’une révolution qui ne reconnaissait à la royauté d’autre origine que le consentement populaire, le original compact, elle versait avec ardeur son or et son sang dans la cause de rois absolus dont elle niait le principe, et figurait, elle hérétique, en tête d’une alliance dont les premières formules étaient abominables à ses yeux. Ce qui se manifestait dans le monde de la politique et des grands évènemens, la société, depuis le haut jusqu’en bas de l’échelle, se chargeait partout de le reproduire, et l’on peut dire sans exagération aucune que la contradiction vous heurtait dans les châteaux comme dans les chaumières. Dans le pays le plus libre du monde, certains sujets étaient mis d’avance à l’index, et il y avait défense absolue d’essayer même de les aborder. « L’analyse du cœur, dit quelque part Walter Scott dans les papiers qu’il laissa après sa mort, — quels trésors on doit y trouver ! — mais je n’ose m’y aventurer ! » Et il avait raison, car du temps où il vivait, trois pages consacrées à sonder les mystères du cœur, à dire vrai sur ses passions, ses souffrances, ses joies, eussent suffi peut-être pour ternir sa renommée et pour faire parler de lui les yeux baissés. Le vrai ! pendant combien de temps a reculé devant ce fantôme le peuple anglais, ce peuple droit et loyal chez lequel un mensonge est la pire des infamies ! Où trouver le mot de cette énigme, si ce n’est dans la toute-puissance du cant ? Le faux était imposé sous peine d’excommunication, et les esprits qui trouvaient moyen de s’en arranger tombaient dans le niais ; de là cette longue suite de poètes et de romanciers à l’eau de rose dont la littérature anglaise s’est affadie depuis vingt ans.

À l’heure où nous sommes, tout est changé. Le cant, je ne crains pas de l’affirmer, est mort ; ce qui reparaît encore de lui n’est qu’une ombre capable seulement d’effrayer les gens faibles et superstitieux. Les Anglais d’aujourd’hui parlent de tout, discutent tout, laissent tout écrire, et commencent à comprendre l’injustice qu’ils se faisaient à eux-mêmes en craignant ce qui au fond ne pouvait leur nuire. Il y a vingt-trois ans, le plus grand poète que l’Angleterre ait eu depuis Shakspeare faillit être assommé par un homme qui, se faisant l’écho de la voix publique, l’appela « damné » et « mécréant. » Qu’on me cite à l’heure qu’il est dans les trois royaumes un homme ayant quelque valeur intellectuelle qui ne s’incline devant la victime du cant d’autrefois, de cet infortuné Shelley, mort sous la flétrissure publique, et de qui désormais procède plus ou moins tout ce qui, dans sa patrie, pense ou chante.

Ici une question se présente, et l’on se demande si de ce que l’Angleterre discute aujourd’hui bon nombre de choses qu’autrefois elle défendait de nommer, il s’ensuit qu’elle-même soit devenue de mœurs moins rigides et moins pures ? A cela on peut hardiment répondre : Non. Pour admettre l’extension du principe sur lequel elle a établi sa croyance, la nation anglaise n’est nullement menacée d’athéisme, — bien au contraire ; — et depuis qu’elle examine et cherche davantage, on a pu voir de quel côté allaient ses tendances. De même en fait de morale, depuis que certains écrivains philosophes ont osé montrer le cœur humain a nu et rejeter loin d’eux le fatras sentimental à la mode, on ne voit pas que l’Angleterre ait à déplorer une femme compromise ou un homme ruiné de plus : l’Angleterre est plus vraie, voilà tout, et elle est partant plus libre ; elle semble rentrer davantage en possession d’elle-même, et l’on peut dire qu’elle est plus anglaise que jamais.

Ce qui frappe surtout quiconque veut étudier les successives transformations de la littérature anglaise, c’est le peu de rapport existant entre cette littérature et la nation en masse depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’aux premières années du nôtre. Durant cette longue période, les écrivains sont les écrivains de la cour, du beau monde, comme ils le disent eux-mêmes ; et pendant que le théâtre monte toujours vers ce point culminant où la réaction le saisit, grâce aux efforts des Garrick, des Kemble et de tant d’autres pour restaurer le culte de l’esprit national avec Shakspeare, les auteurs dramatiques peignent une société corrompue, frivole, mais, il faut l’avouer, une société étrangère, une société toute d’imitation. Le marchand de la Cité, le gentleman farmer, le squire, toutes ces classes solides chez lesquelles se retrouvait le vrai caractère national, ne se manifestaient guère, et il est à remarquer qu’on les peignait toujours sous un aspect ridicule, ni plus ni moins que s’il se fût encore agi du temps où l’on ne parlait que français, sous peine de passer pour un rustre. Oh ! braves et dignes Anglais de la glorieuse queen Bess, « moelle de la nation, » comme vous appelait cette rude Saxonne, qu’était devenue votre puissance ? — Deux gloires néanmoins restent à l’Angleterre de cette époque, et deux gloires qui en valent bien d’autres : Fielding et Richardson.

Sous le règne d’Anne Stuart et sous les deux premiers George, la tradition française se perpétue ; aussi est-on prodigieusement spirituel, mais aussi peu anglais qu’auparavant. Pope, Addison, Congrève, lady Montague, Horace Walpole, tout est français, et les plus zélés partisans de la ligne hanovrienne défendent les fils des Guelfes dans un idiome emprunté à Versailles. L’éloquence parlementaire même, cette suprême gloire britannique, se complaît encore, — et cela chez les plus fongueux orateurs, — dans certaines allures classiques ; le « prosateur par excellence, » Junius, ce modèle du style, ne saurait être bien compris par qui ne serait pas fort au courant des finesses de la langue française. La même tendance marque les premières années du XIXe siècle : Moore, Sheridan, le cercle du Régent à Carlton-House, perpétuent la tradition de Louis XV ; ils aspirent à Beaumarchais et descendent de Crébillon fils.

Tout d’un coup, au moment où L’Angleterre arrive à i l’apogée de ces incohérences, où salons, théâtres, bureaux de journaux, clubs, carrefours et cabarets retentissent du bruit de victoires gagnées pour une cause que la nation n’aime pas, et se remplissent d’étrangers qu’on subit en les accablant de l’êtes ; au moment de ce brouhaha général, qu’on désigne habituellement sous le nom de la paix, — une gloire nouvelle, éclose en un jour, vient épouvanter la société et les lettres. Au premier abord, Byron semble rompre avec la tradition et se séparer des tendances de ses devanciers : au fond, il n’en est que la conséquence inévitable, que l’expression dépouillée de tout artifice. Byron est la plus sublime et la dernière incarnation de l’esprit normand en Angleterre ; mais chez lui l’inspiration vient si directement de la source étrangère, que c’est en étranger, en ennemi presque, qu’il entre en scène. Byron n’a absolument rien d’anglais ; fils de Rousseau et de Voltaire, tout lui est antipathique dans un pays où personne ne veut le comprendre. Fort différent en cela de Shelley, aucun retour de tendresse, aucun mouvement de regret ne se trahit jamais chez lui à l’égard de sa patrie, qu’il hait en étranger, en homme qui prétend n’en pas être, I am not one of you (je ne suis pas des vôtres), écrit-il dans une de ses lettres. Si jamais œuvre littéraire fut opposée à l’esprit de la nation à qui elle appartient, cette œuvre est à coup sur Don Juan. De ce monument immortel du génie de Byron, un Anglais très bien élevé doit au moins affecter d’ignorer les détails ; de cette portion incontestée de sa gloire, il doit avoir honte. Cependant Don Juan n’est, à tout prendre, que la conséquence logique de cette francomanie qui possède l’Angleterre depuis deux siècles. Les galanteries de Charles II, les bons mots de ses favoris, les petits soupers de lady Mary Montague, les Chocolate-houses de Richard Steele, les bals où l’on s’habillait en Diane, et les médisances d’Horace Walpole, tout cela a préparé le terrain sur lequel Byron a bâti plus tard.

Le grand trait distinctif qui signale chez l’auteur de Don Juan l’influence du génie normand, c’est la légèreté, qualité essentiellement anti-anglaise. Tant que règne l’école dont nous venons de parler, on essaie de plaisanter sur le vice, ce qui est justement la chose que l’esprit national a le plus en horreur. L’Anglais, dans ses fautes comme dans ses vertus, dans ses plus saints enthousiasmes comme dans les égaremens de la passion, est toujours sérieux, toujours in earnest[2], et l’idée d’être accusé d’une légèreté le révolte à l’égal d’un crime. Voilà, je crois, une des raisons pour lesquelles Byron, plus célèbre de son vivant et infiniment moins réprouvé que Shelley, n’a jamais fait école dans son pays, tandis que du chantre de Prométhée date, — ainsi que nous l’avons déjà dit, — tout le mouvement poétique de l’Angleterre.

La preuve de toute force est la fécondité. Or, de tant d’écrivains qui se succèdent depuis Charles II jusqu’à George IV, pas un ne fait souche ; tous tirent leur héritage d’une commune source : la France ; aucun n’est le successeur inévitable de son devancier, et ainsi de Byron. Sans doute en Angleterre des disciples de Byron se rencontrent, mais dans le monde des salons plutôt que dans la littérature. Quant à l’école littéraire de Byron, c’est en France surtout qu’il faudrait la chercher. En Angleterre, quel écrivain pourrait-on citer, — poète ou prosateur, — dont le talent ne fût pas arrivé au même degré de développement, si l’auteur de Lara n’eût jamais existé ? Ceci, on le comprend, n’ôte rien au génie ni à la gloire de Byron ; nous n’avons voulu que prouver combien il est anti-anglais.

Les choses se passent autrement pour Shelley. Contemporain de l’auteur de Childe-Harold, de race noble comme lui, le génie saxon le saisit et le marque au front dès le berceau. Avant de pouvoir lire les Allemands, on dirait qu’il les sait par cœur, et, chose curieuse, il descend à degré égal de deux maîtres dont le génie semble s’exclure : de Goethe et de Jean-Paul. Comme artiste et adorateur de la forme, — du beau, — c’est l’élève passionné du vieil olympien de Weimar ; mais son culte de la nature, son amour de tout être créé, sa charité, sa tendresse, son exaltation, l’exubérance de toutes ses qualités, le rattachent indissolublement à Jean-Paul. S’il a pour pères les Germains, il a du reste pour ancêtres les Grecs, et Winckelmann lui-même n’est pas plus amoureux de l’antiquité que ne l’est Shelley. Son hellénisme vient du cœur ; Shelley étudie, traduit et commente Platon, comme un homme qui n’a jamais appris à le faire de par l’université. On voit que, pour le proscrit des bords de la Spezzia, la Grèce est l’objet d’une passion profonde, et qu’à tout moment il reporte vers elle cette adoration de l’éternelle beauté qui, selon l’expression d’un illustre philosophe, n’est que « la splendeur du vrai. »

Mais ce mot de proscrit n’étonne-t-il pas quelque peu, quand on réfléchit à l’action exercée par Shelley sur les lettres contemporaines ? C’est cette action même que nous voudrions maintenant caractériser en nous aidant des poésies de M. Julian Fane. Le volume de M. Fane, publié il y a quelques mois à peine, est déjà parvenu à sa quatrième édition. Fils de lord Westmorland, neveu du duc de Wellington, l’auteur tient à tout ce que l’Angleterre a de plus haut placé, de plus irréprochable, on pourrait presque dire de plus austère. Aussi me demandais-je avec curiosité, dans les poésies de M. Fane, quel serait le sens d’une pièce de vers intitulée le Tombeau de Shelley. Je m’attendais bien, je l’avoue, de la part du jeune poète, à quelque acte de ce courage généreux dont le secret est dans sa famille, et dont sa belle et noble tante, lady Jersey, donna une si éclatante preuve lorsque, devant tout Londres en courroux, elle tendit vaillamment sa main à Byron la veille de son exil volontaire. Mais non : les vers de M. Fane sont mieux encore que cela ; ils sont un nouveau témoignage de l’influence de Shelley. Je les traduis en entier, autant à cause de leur propre valeur que pour leur tendance :

« Venez, tressez les couronnes de vos chants, pour orner le tombeau de celui qui mourut âme de toute poésie ! — Mort ? — Oh ! non, il ne l’est point. Brisant trop tôt sa chrysalide, vile enveloppe terrestre, il a seulement échappé à nos yeux. Emporté par le vol de son ardente pensée, gloire ailée, à travers l’univers, vers l’immortalité il a fui. Trop faibles sont nos regards pour le suivre ; mais venez tous tresser l’offrande funéraire, couronne de musique, non de lauriers, — couronne de sons, dont la morne tristesse soit digne de cette voix qui apprit tous leurs chants au monde et aux temps nouveaux. Muse sacrée, nous t’invoquons ! Fais que de nos lèvres froides et monotones découlent des hymnes désolés, inspire-nous l’art de réveiller la lyre si harmonieuse des sanglots ! Toi, invisible toujours, quelle que soit ta demeure ; — que, tu habites les hauteurs de Delphes, que tu baignes tes pieds divins dans les flots de Castalie ; que, libre de tous liens et sans asile prescrit, tu erres dans l’infini de Dieu, ton créateur, ou bien encore, comme aucuns le disent, que tu descendes te renfermer, souveraine solitaire, dans le cœur ’le l’homme ; — en quelque lieu que tu sois, nous te saluons, ô Muse ! Fais entendre ta voix céleste, mène le chœur de nos regrets, apprends à nos chants le secret des pleurs harmonieux !

« Mais tout se tait ! Elle ne veut nous écouter ni venir ! Nulle corde ne vibre, nulle lèvre ne frémit, nul son n’agite d’un souffle l’océan sans ondes du désespoir ! Allez donc, ô vous, ses fidèles disciples, vous, âmes rouées au vrai, dirigez vos pas vers ce site funèbre[3] dont l’étrange beauté le ravissait d’amour pour la mort, lui, que nous avons perdu. — Allez silencieusement ; qu’ici nulle main inhabile ne touche à une harpe mortelle ; que le pâtre même se taise, et que le poète n’ose jeter les chétives fleurs d’une imagination éteinte sur le sépulcre de toute harmonie ! Qu’ici le silence règne seul, qu’il veille seul sur son repos sacré, jusqu’au jour où quelque voix immortelle s’élèvera, digne de célébrer le chantre d’Adonaïs[4]. »


Je vois d’ici l’étonnement de bien des gens et la suspicion dans laquelle ils tiendraient volontiers un jeune homme qui proclame aussi hautement que M. Fane une admiration illimitée pour Shelley. À ceux qui ne voient dans ce poète que le chantre athée de Queen Mab, il faut indiquer les principaux motifs qui rendent si puissante en Angleterre l’autorité de Shelley sur la génération actuelle. On peut leur rappeler d’abord que Shelley n’a pas fait que la Reine Mab, et qu’il n’est guère juste de reprocher sans cesse à un homme ce qui fut l’œuvre de ses dix-huit ans. Quelque nouvelle que puisse paraître cette opinion, nous dirons ensuite que Shelley attire et domine par ses qualités mystiques et en dépit de ses erreurs religieuses. Celles-ci font même à peine tache dans son œuvre, tandis qu’au fond débordent toutes les qualités chrétiennes. Quoi qu’on en dise, aucun impie ne sortira jamais de cette école. La raison d’être de Byron est la révolte. Sans elle, il n’aurait écrit ni ses premiers, ni ses derniers vers[5]. La raison d’être de Shelley est l’amour. Les facultés en vertu desquelles il est poète auraient pu tout aussi bien faire de lui un missionnaire, un apôtre. Son essor une fois pris, rien ne l’arrête ; plus il monte, plus il est à l’aise. Shelley est le poète par excellence, — « l’âme de toute poésie, » - comme le dit M. Fane, c’est-à-dire le terme opposé au matérialisme. Voilà le secret de son influence. Toute époque illustre par la puissance d’un principe quelconque voit, à un moment donné, surgir par milliers les ennemis, sinon les destructeurs de ce principe. L’industrie, depuis vingt-cinq ans, étend sur l’Angleterre son sceptre de fer ; inévitablement dès lors, tout ce qu’il y a de jeune, d’ardent, de généreux, se voue d’instinct au spiritualisme, de même qu’au sortir de grandes guerres on se serait voué à la paix, ou, à la fin d’une époque de bigoterie, au scepticisme. Ainsi plus on aura le sentiment religieux, plus on pourra se passionner pour Shelley, précisément parce que, pour citer encore M. Fane, il appelle à lui « les âmes vouées au vrai. »

Panthéiste quant à la forme, Shelley domine la génération actuelle par des qualités qui s’associent à merveille aux idées religieuses, et l’on ne peut s’étonner de voir aller à lui de jeunes esprits, avides de connaître, pieux à la fois et curieux, mais surtout distingués en toute chose par cet attribut saxon dont j’ai parlé, le earnestness. Ils interrogent les pages de la Sorcière de l’Atlas ou du Triompha de la Vie, comme j’ai vu d’ardens ecclésiastiques interroger le magnétisme. Shelley est pour eux non pas un rêveur, mais un clairvoyant. Ceux qui ont la constante habitude de nommer Shelley et Byron ensemble, et, à cause de l’amitié qui les rapprocha un moment, de se les figurer sous ce même ciel d’Italie, déversant sur la patrie absente les flots d’une commune haine, seraient peut-être surpris d’apprendre combien de secrètes sympathies rattachaient Shelley à l’Angleterre. Tandis que le superbe auteur de Lara prenait plaisir à froisser les préjugés de ses compatriotes, et, pis encore, à se moquer d’eux, Shelley les indignait, il est vrai, les ameutait contre lui, mais naïvement et en s’affligeant de leur colère. Le cri le plus féroce qui soit sorti de sa plume ne vient que d’un paroxysme de douleur ; tout son fiel n’est que l’amertume d’une âme blessée, où l’orgueil, par exemple, n’a jamais eu de part. Tout le poète et tout l’homme se résument, si l’on veut y faire attention, dans le portrait suivant de Shelley à quatorze ans, et que vingt fois m’ont tracé certains de ses condisciples d’Eton. C’était un être étrange, méconnu de tous, aimé d’un seul, le vieux professeur Lind, pour lequel le jeune Percy garda une vénération éternelle. Quelque chose d’ombrageux, de curieux et de craintif distinguait l’enfant de tous ses camarades, et à voir sa démarche légèrement dégingandée, son regard vacillant et doux, et un je ne sais quoi de soupçonneux qui se révélait dans chacun de ses gestes, on l’eût pris volontiers pour un faon échappé aux profondeurs des bois. L’idée parut en venir à quelque fantaisiste de ses compagnons ; de là cet odieux hallali : — Faisons la chasse à Shelley ! — qui retentit un jour au milieu de l’école. À dater de cette heure, la « chasse à Shelley » prit rang parmi les récréations admises. On lançait le malheureux écolier, qui mettait une agilité surnaturelle à échapper à ses persécuteurs. Sautant des bancs sur les pupitres, se cramponnant partout, passant par les fenêtres, escaladant les murs, il menait parfois chasseurs et meute en rase campagne ; puis, au moment où l’on arrivait à le forcer, mais avant qu’on eût pu l’atteindre, il se retournait en poussant un rugissement à faire reculer la troupe. Le futur auteur des Cenci en restait quitte pour un accès de fièvre nerveuse. « Je vivrais cent ans que jamais je n’oublierais ce cri, me disait un de ceux qui autrefois chassaient Shelley, cela vous glaçait le sang dans les veines, et j’ai toujours cru qu’à ce moment il était complètement hors de lui. »

Plus tard, la même chose se reproduit : l’Angleterre chasse encore Shelley, et le cri d’anathème qu’il profère n’est que le résultat du délire. La haine de son pays est si peu dans son cœur, Shelley est si peu anti-anglais, que plusieurs de ses meilleures inspirations datent des jours qu’il passait a rêver sur les bords de la Tamise ou sous l’ombre des grands hêtres du Buckinghamshire. Croyez-en plutôt le témoignage de Mme Shelley elle-même. « Dans l’année 1817, écrit-elle, nous nous établîmes à Marlow, dans le comté de Buckingham. Shelley fit choix de cette campagne à cause de sa proximité de la Tamise. Il faisait ses vers pendant que son bateau s’en allait à la dérive et glissait sous les branches des hêtres de Bisham, ou bien pendant qu’il entreprenait à pied de grandes promenades dans les environs, qui sont d’une beauté extrême. Les carrières, dont le pays est plein, s’élèvent parfois en rudes montées, et dominent la Tamise, tandis qu’à d’autres endroits elles se creusent en vallons verts remplis de beaux arbres. La partie inculte de la contrée était tout ce qu’il y avait de plus sauvage, ce qui ne laissait pas de faire un contraste charmant avec les parks et jardins des grands propriétaires et avec les beaux champs bien cultivés qui les entouraient. La population seule, au milieu de toute cette richesse de la nature, était pauvre et malheureuse. Les poor laws la minaient, et les suites d’une longue guerre achevèrent de la réduire à la plus cruelle misère. Shelley ne se lassait pas de chercher à soulager les souffrances de ceux qui nous environnaient. Au milieu de l’hiver, pendant qu’il publiait la Révolte d’Islam, il fut atteint d’une ophthalmie terrible qu’il gagna par suite des visites incessantes qu’en tout temps il faisait chez les pauvres. Je rappelle cela, parce que cette sympathie active et profonde pour ses semblables donne un intérêt véritable à ses théories philosophiques, et appose le sceau d’une sincérité réelle à ses plaidoiries en faveur du genre humain. »

À part la poésie, y a-t-il là quelque chose qui diffère de la conduite de tout bon gentilhomme au milieu de ses paysans ? Si, au lieu de se gendarmer et de proscrire l’enfant qui venait d’écrire Queen Mab, on eût tout simplement pris ce poème pour ce qu’il était, — c’est-à-dire la première et confuse expression des utopies et des indignations d’un esprit amoureux du beau, du juste, du bien absolu, de l’impossible enfin, — quelles qualités radicales dans Shelley pouvaient l’empêcher d’être un des meilleurs citoyens de l’Angleterre en même temps que le premier de ses poètes ? À cette vie simple, patriarcale, à cette vie foncièrement anglaise que mène Shelley à Marlow, et qui, remarquez-le bien, n’entrave en rien son inspiration poétique, comparez les orgies de Byron à Newstead ! A Dieu ne plaise que je veuille abaisser le talent de Byron ! Il fallait peut-être un peu de tout cela pour produire Don Juan ; mais s’étonne-t-on beaucoup ensuite qu’en Angleterre Shelley, et non Byron, soit la source d’où descend la génération actuelle, — cette génération dont les tendances saxonnes paraissent surtout si franches ? Ce caractère saxon de l’influence de Shelley est peut-être ce qui sert le plus à l’étendre aujourd’hui. Il y a dans ce que j’appellerais le shelleyisme deux choses bien distinctes : l’élément philosophique d’un côté, aboutissant au libéralisme le plus complet, au plus entier affranchissement de la pensée, et de l’autre, le principe exclusivement littéraire, la forme. Du vivant de Shelley lui-même, ceux qui se sentaient le courage de le comprendre, d’être de son école, l’imitaient surtout par la phraséologie. Leigh Hunt, qui peut à bon droit passer pour le chef des shelleyistes de ce temps-là, ne s’élève guère au-dessus des proportions d’un parodiste, et l’on voit que chez le journaliste poursuivi pour attaques contre la personne sacrée du prince régent, c’est affaire de radicalisme et de philologie, rien de plus. Du vivant de Shelley d’ailleurs, ses disciples n’osaient avouer leur culte ; on l’admirait d’une façon occulte et clandestine, et quiconque se fût permis de dire tout haut à l’auteur de Prométhée, comme Dante à Virgile : Tu sei it mio maestro ! se serait à l’instant vu classer parmi les parias de la société. Les disciples de Shelley n’en existaient pas moins à cette époque : il y en avait, et de très fervens ; mais, loin d’imprimer aucune tendance à l’opinion générale, ils en demeuraient exclus, et vivaient un peu à l’état de membres de sociétés secrètes. Le véritable mouvement commence avec Carlyle, ce grand poète en prose, autour duquel se groupe un beau jour la jeunesse studieuse, et qui révèle en quelque sorte l’Angleterre à elle-même. Pour ces jeunes gens qui, après avoir suivi de confiance les cours des professeurs d’Oxford et de Cambridge, se trouvaient tout à coup en présence du philosophe du hero-worship, un monde nouveau s’ouvrait, mais un monde où l’on ne pouvait se frayer un chemin qu’après avoir jeté bien loin de soi l’ancien bagage. Le temps, du reste, avait marché ; on lisait Shelley sans trop de mystère, et tout ce qu’on risquait à s’avouer disciple de Carlyle, c’était de se voir traiter d’excentrique par les gens du monde, d’imbécile ou de fou par les universitaires.

Il faut bien en convenir : sur les questions de religion et de politique, les doctrines de Carlyle ne se piquaient point d’une très grande orthodoxie, et ce fut tout à fait en dehors des classes aristocratiques qu’elles commencèrent par faire leur chemin. Les hommes de lettres proprement dits, les esprits voués au progrès, tous ceux-là appartenaient à la nouvelle école, que les hautes classes affectaient de dédaigner, et dont les oisifs semblaient ignorer l’existence. Or la part que prennent à un mouvement les oisifs et les grands en peut seule constater la force irrésistible. Au groupe d’écrivains dominé par l’influence de Carlyle se rattachent deux des gloires actuelles les plus incontestables de l’Angleterre, M. et Mme Browning, dont la parenté avec Shelley se découvre dès l’abord. Cependant tout cela ne dépassait point ce qu’on peut appeler le cercle des initiés, et, tandis que les esprits avancés, les intelligences militantes, toute cette ardente jeunesse qui en Angleterre arrive toujours à ses fins, pourvu qu’elle soit réellement dans le vrai, tandis que ces masses intellectuelles se précipitaient dans la voie ouverte par Shelley, la société proprement dite, le monde, se livrait plus que jamais aux silver-fork novels et aux poésies de keepsake. C’est par son ascendant littéraire que le shelleyisme se fit d’abord accepter des classes aristocratiques, et ici le roman a sa bonne part de la révolution, Sans vouloir appuyer trop absolument sur ce point, je dirai que M. Disraeli, dans Coningsby, dans Sybil et surtout dans Tancred, a puissamment aidé au mouvement actuel. La tradition saxonne, fondée par Chaucer, établie par Shakspeare, renouée par Shelley, fut continuée, après la mort de ce dernier, par Carlyle ; mais le premier M. Disraeli l’intronisa dans le roman. Après les succès éclatans de l’auteur de Coningsby, Le cant dut se reconnaître déchu, chassé de la sphère particulière de sa souveraineté. La jeune Angleterre se lança, selon la mesure de ses forces, mais sincèrement, ardemment, dans le vrai, et si les grands génies exceptionnels manquent, le sentiment élevé qui anime tous les talens moindres, les dirigeant tous par les mêmes chemins vers le même but, a droit à sa large part d’admiration. Pour comprendre la question dans toute son étendue, il faut songer à ce qu’était encore l’Angleterre il y a dix ans, à la puissance de certains préjugés, à l’horreur éveillée par certains noms, aux barrières morales qui, de tous côtés, enfermaient les gens comme il faut, et alors on appréciera l’importance de plus d’une œuvre dont la valeur intrinsèque pourrait paraître discutable. Je dis ceci pour tant de livres signés des plus beaux noms qui inondent l’Angleterre depuis huit ou neuf ans, et font pressentir l’heure où toutes les idées libérales triompheront sous les auspices de la jeune aristocratie.

Une charité inépuisable, une chaleureuse sympathie pour tout ce qui souffre, tels sont les traits qui distinguent l’école de Shelley et la rattachent (malgré elle quelquefois) à l’extrême libéralisme en fait de politique. Aussi, lorsqu’à paru le volume de M. Fane, a-t-on vu, — chose rare quand il s’agit d’un membre de l’aristocratie, — la presse avancée, la presse radicale, payer largement le tribut de ses éloges à ce talent naissant. Au fait, comment, lorsqu’on a pour mission de combattre le faux et le conventionnel sous toutes ses formes, comment ne se pas sentir attiré vers un poète qui, à son début, a le courage de s’écrier (dans une chanson à boire d’un remarquable entrain) : « Buvons à la mort de tout mensonge, buvons à la mort du cant, jusqu’à ce qu’il n’en soit plus question ? »

La haine du faux et de l’injuste, ce sentiment inspire chacun des vers de M. Fane, lequel se montre par-là le digne élève de son maître. Je citerai à ce propos un sonnet rempli de verve dédaigneuse, et d’une rare vigueur de ton. Ainsi qu’il arrive souvent aux meilleurs élans poétiques, le sujet ici est des plus simples. Il s’agit seulement d’un pauvre oiseau auquel on a appris à tirer de l’eau d’un puits fabriqué dans sa cage :


« Tu devrais à cette heure chanter la gloire de Dieu, malheureux ! tandis que te voilà enchaîné et forcé par un travail mesquin, disgracieux, à te procurer péniblement ce qui te suffit à peine pour vivre ! Et cela, pour distraire les regards hébétés d’un public d’imbéciles pour qui la nature ne vaut pas une paille, et qui ne savent apprécier que ce qui fausse ses lois et pervertit l’instinct de ses créatures ! Les grands bois t’attendent parés de toutes leurs feuilles ; c’est une limpide pluie de sons que tu dois tirer de ton bec, et non une misérable nourriture matérielle. Hélas ! tu ressembles en cela à ce barde inspiré de Dieu pour charmer le monde par ses chansons, et que le monde condamna à jauger des tonneaux de bière pour vivre, — à Burns, l’immortel, à Burns, à moitié mort de faim ! »


Les vers de M. Fane, ainsi que l’ont constaté du reste les critiques les plus sévères d’outre-Manche, se recommandent par de très remarquables qualités de maestria. Chez un tout jeune homme, chez un lauréat universitaire, cette richesse, cette infinie variété de rhythmes et cette aisance à manier la forme ont vraiment de quoi surprendre. Le volume de M. Fane se compose principalement de ce que l’on est convenu d’appeler des pièces fugitives ; cependant la plupart de ces pièces se relient ensemble par une même idée, par un souvenir douloureux, et le livre se pourrait fort bien intituler Kathleen, du nom de celle qui en a inspiré les trois quarts. Kathleen, c’est Elvire, et ici encore, à la façon dont le poète ose s’adresser à sa bien-aimée, l’influence de Shelley se reconnaît. Si le règne est passé chez nos voisins du sentimentalisme, du clair de lune, et du faux conventionnel en matière d’amour, on peut dire que nul n’y a contribué plus puissamment que Shelley. Écoutez-le plutôt lui-même :


« Il est un mot trop souvent profané pour que je le profane ; il est un sentiment trop faussement dédaigné poux que tu le dédaignes… Je ne puis donner ce que les hommes appellent amour, mais n’agréeras-tu point le culte qu’offre le cœur au ciel et que le ciel ne rejette pas : le désir de l’insecte pour la lumière, de la nuit pour l’aube, le dévouement à ce qui s’éloigne de la sphère de notre tristesse ? »


L’amour chez Shelley est un culte, mais un culte passionné plutôt que mystique, et également éloigné du romantisme ossianique et de l’anacréontisme des poètes de la reine Anne. Ce qui mérite le nom de passion, c’est-à-dire la souffrance, le « mal d’amour » dans toute sa force, dans toute son ardeur, dans tout son sérieux, était banni de ce que les Anglais appellent polte literature. Juliette et Desdémone cédaient la place à des ingénues qui, par crainte du shocking, n’osaient plus ouvrir la bouche, ou bien à des héroïnes extravagantes plus fausses, plus froides peut-être même que celles-ci. Shelley parut, et la tradition shakspearienne fut renouée encore une fois. La forme de Shakspeare elle-même fut retrouvée. Impossible de lire les Cenci et de ne pas reconnaître que chaque ligne dérive droit de King John et du Roi Lear. Rien n’est emprunté pourtant à Shakspeare, mais tout est repensé, ainsi que le voulait Goethe. Je citerai dans le livre de M. Fane une scène dramatique, un fragment qui rappelle en cela la manière des deux maîtres. Il s’agit simplement des adieux d’un fils de roi à sa fiancée. Par une chaude soirée d’été, Isabel, dans les jardins du palais, attend la venue de son amant.


« Ah ! dit-elle, que l’air me semble lourd et que sombre est la face du ciel, qui prête ses propres ténèbres à mes pensées ! Un silence mystérieux plane sur la terre sans vie (strange stillness broods above the swooning earth) ; l’esprit de la solitude a possession de toute chose, chaque, oiseau, chaque fleur est isolé, seul et abandonné comme moi. Les timides feuilles se penchent dans une tristesse muette, et attendent le souffle du vent amoureux pour se réveiller harmonieusement (to flutter into music) ; mais le vent se tait ! L’onde unie du lac sollicite le baiser de la brise, mais la brise reste loin. Heures aux ailes de plomb ! heures dont le vol est pour les heureux trop rapide, heures dont la marche s’arrête dès qu’on attend, pourquoi tarder à me ramener mon bien-aimé ? Pourquoi laisse-t-il son Isabel exhaler son ame en soupirs jetés au vent, ainsi que la rose jette, ses parfums !

« (Une voix au loin appelle Isabel !)

« Sa voix ! je l’ai entendue ! — Mais non ! cœur crédule, ce n’est point lui ! — âme trop tendre, force-toi à croire qu’il n’est pas près, de peur de te briser en tombant du sommet de l’espoir ! »


Le prince arrive enfin, sortant du conseil où la guerre a été résolue contre une puissance voisine. Il y a dans les paroles qu’adresse la jeune fille à son amant comme un vague souvenir de Roméo, comme une trace parfumée du passage de Juliette. Rien n’y manque, pas même les concetti. Isabel se plaint de sa tristesse. « Que cette tristesse ne réside-t-elle tout entière sur ta lèvre, s’écrie l’amant, afin que d’un baiser je la puisse chasser ! » Sa fiancée lui répond alors : « Je crois qu’elle réside en effet sur ma lèvre, ou que tout au moins elle habite quelque partie extérieure de moi non garantie contre les sortilèges de ta présence, car à ta vue elle s’évanouit, et totalement expire sous la pression magique de ta main. Viens, que je pose ma tête sur ta poitrine, et tandis qu’une oreille s’enivrera de tes doux discours, l’autre, appuyée sur ton cœur, écoutera s’il bat juste avec tes paroles. Parlez, lèvres adorées, quelles nouvelles m’apportez-vous ? »

Je noterai encore dans un sentiment également passionné, mais plus sombre, une élégie à l’ombre de Kathleen sur le retour de l’an nouveau :


« Kathleen, ton âme le sait, une année nouvelle ne peut désormais, que prolonger ma peine, et je n’attends d’elle aucune joie. L’année nouvelle, Kathleen, elle est vide de ma vie, étant ville de toi !… Ne jamais te revoir ! ne t’entendre jamais ! Jamais plus ne toucher aux trésors de la lèvre embaumée ! Hélas ! ne plus voir, même de loin, sa fleur épanouie, et repaître mes yeux d’un baiser défendu à ma bouche !… O monde, veuf de ton éclat, lourde et ténébreuse terre, noir tombeau, abîme d’insondable obscurité qui me retiens, moi vivant, et enfouis dans la sépulture mes désirs trépassés, que d’odieuses pensées la seule vue m’inspire ! Pour moi, les heures muettes se succèdent, mornes et funèbres, menant leur deuil de jour en jour, de mois en mois, leur deuil incessant autour d’une tombe où repose tout ce qui fut mon existence ! »


Cette dernière ligne seule suffirait pour démontrer la difficulté qu’il y a à faire comprendre certains talens littéraires par la voie de la traduction. Dans l’original, l’expression : — Bearing my dead life forwards on a bier, — est d’une hardiesse et d’une beauté vraiment surprenantes, tandis que, revêtue d’une forme qui lui est non-seulement étrangère, mais en quelque sorte antipathique, l’idée ne s’élève guère au-dessus de l’ordinaire. « Dans la mesure qu’un écrivain est purement national, dit l’Américain Longfellow, dans cette même mesure il voit se diminuer ses chances de renommée. Toute la célébrité d’un auteur est due à ses qualités non-patriotiques (his unpatriotic qualifies)[6]. » Ceci est amplement prouvé du reste par le peu de rapport qui existe entre la réputation des poètes de l’école saxonne proprement dite en Angleterre même et celle dont ils jouissent sur le continent. Depuis dix ans pour le moins, chez nos voisins le nom de Shelley brille d’un éclat unique, de cet éclat qui, en Allemagne et en Italie, entoure les noms de Dante et de Goethe, tandis qu’à l’heure actuelle encore, un Français eût-il à signaler le poète anglais par excellence, il nommerait à coup sûr et sans hésiter Byron. C’est qu’il ne suffit pas de bien posséder la langue de Goldsmith et de Swift pour apprécier les beautés de l’école nouvelle. Un des plus grands railleurs, des plus fameux wits de l’Angleterre, Thomas Hood, disait que « la preuve convaincante de la non-existence des revenons se trouvait dans le fait que l’ombre du docteur Johnson laissait en paix Carlyle. » Or les œuvres que ce despote littéraire eût certes condamné à être brûlées, sous prétexte d’incompréhensibilité, peuvent bien demeurer quelque peu obscures pour des lecteurs étrangers, surtout pour ceux dont la langue natale dérive des racines latines. C’est dans cette difficulté d’interprétation que réside, je crois, la cause du peu de retentissement qu’a eu en France l’école anglo-saxonne.

En Angleterre, à l’heure où nous sommes, le vent est à la poésie. Un roman nouveau, même un livre politique, éveillent un écho moins immédiat dans le public qu’un petit volume de vers. Hier c’était Julian Fane, aujourd’hui c’est Alexander Smith[7] ; et depuis tantôt six ou huit mois les reviewers, gens peu poétiques de leur nature, sont obligés par l’opinion générale à expliquer des succès dont ils croyaient la mode passée depuis longtemps. Quant au premier de ces deux nouveau-venus, Julian Fane, il est facile de voir que l’amour de la forme domine chez lui, et c’est là un point d’une importance extrême lorsqu’il s’agit d’une langue dont les barrières sont à peu près détruites. À côté de l’esprit saxon, qui évidemment anime M. Fane et le pousse aux hardiesses de style, on découvre les marques infaillibles de ce goût « qui modère et contient tout, » ainsi que dit le vieux Goethe, de ce goût qui plus tard, et lorsqu’il a conscience de lui-même, devient de la réserve. C’est par ce sentiment passionné de la forme, parce culte inné du beau, que Shelley arriva à dompter sa muse échevelée, et à régner en souverain sur une imagination effrénée au lieu de se laisser emporter par elle. Entre tous les shelleyistes de ce temps-ci, M. Fane, qui est le dernier et qui a le moins produit, est peut-être celui qui de ce point de vue promet le plus pour l’avenir. C’est déjà un poète ; il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’un jour ce fût un maître.

Parmi les talens littéraires qui depuis dix ans se sont fait jour en Angleterre, combien n’y en a-t-il pas que l’aristocratie peut réclamer à bon droit ? Loin de nous l’idée de soutenir que tous les produits de cette littérature du high life soient bons, il nous suffit simplement de constater la tendance, que nous croyons excellente. Qu’on veuille bien se donner la peine de comparer les loisirs d’un homme à la mode en Angleterre avec ceux d’un dandy parisien, et je doute que notre amour-propre national soit fort satisfait de l’épreuve. On se fourvoie encore étrangement ici dans le jugement qu’on porte des Anglais, et surtout en leur attribuant, en leur empruntant même des travers et des ridicules qu’ils n’ont plus depuis cinquante ans. À dater du jour où a cessé le règne du cant, où l’Anglais véritable, le vrai Saxon, a été non-seulement rendu à lui-même, mais a osé se l’avouer, — à dater de ce jour, une transformation s’est opérée dans la société anglaise. Pour apprécier cette transformation, il faut peut-être appartenir à la société anglaise et en vivre séparé. Si on ne la quittait jamais, on subirait trop les influences qui la régissent pour pouvoir les constater. Si on ne la revoyait quelquefois, bien des nuances passeraient inaperçues. Dans l’opinion que l’on se fait d’un individu, on se laisse ordinairement beaucoup trop impressionner par le présent, c’est-à-dire par une foule d’accidens extérieurs qui ne sont que des modifications passagères et ne révèlent absolument rien sur le fond du caractère, tandis que, s’il s’agit de juger une nation, c’est le procédé contraire qu’on adopte. On se laisse guider par le passé, et l’on juge un peuple non point d’après l’idée qu’on s’en fait, mais d’après celle qu’on s’en est faite. Que d’anachronismes se commettent ainsi, que de préjugés s’enracinent ! Je n’en connais, pour ma part, aucuns qui se puissent comparer aux erreurs d’appréciation échangées entre la France et l’Angleterre, erreurs, je dois le dire cependant, infiniment moins fréquentes de l’autre côté du détroit. À l’égard des Anglais, on en est encore ici au puritanisme, au shocking tempéré par l’excentricité. Le type conventionnel dure toujours, et l’Anglais tel qu’il est maintenant, — affranchi de tout préjugé, enthousiaste, ardent et sérieux à la fois, arrivant (à l’inverse des races méridionales) au sentiment du beau par la passion du vrai, — l’Anglais qui aujourd’hui a vingt-cinq ans, l’Anglais de l’ avenir, est entièrement ignoré en France. On ne le connaît, comme ses auteurs, que par traduction ; on ne le lit pas dans sa langue.

Il y a longtemps qu’en fait de politique on sait tous les malheurs qu’ont évités à l’Angleterre le bon sens et la droiture de son aristocratie, il y a longtemps qu’on est habituée à la voir conduire les affaires de l’état sans préoccupation de caste ; il en est de même à l’heure actuelle pour la littérature, et nulle part on ne trouvera des idées plus libérales, plus larges que dans des livres portant sur leurs titres des noms comme ceux de Manners, de Russell, de Ponsonby, de Leweson Gower. Tous, quelle que soit la mesure de leur talent, tendent au vrai, et, si je ne me trompe, ceci vaut la peine d’être constaté. Si le mouvement général actuel des esprits en Angleterre est une chose intéressante à suivre, il n’est certes pas moins curieux de voir quelle est la classe qui se met à sa tête. La manie de copier les institutions de l’Angleterre, sans jamais vouloir comprendre ses mœurs, a attiré trop de malheurs à ce pays-ci pour qu’à l’avenir il puisse lui être indifférent d’observer les diverses modifications intellectuelles ou morales de ses voisins. Le temps marche, les types s’effacent ou se métamorphosent, et, pour n’avoir pas noté les premiers indices d’une transformation évidente, on se trouve tout à coup en face d’un être nouveau aussi inexplicable que le serait l’Euphorion de Goethe pour qui ne connaîtrait ni Faust ni Hélène.

L’affranchissement moral, l’émancipation intellectuelle de toute une race esclave jusqu’ici de certains préjugés et vouée au positivisme le plus absolu, tel est le spectacle qu’offre en ce moment la jeune génération littéraire à laquelle appartient M. Julian Fane. À mon sens, les femmes se tiennent encore fort loin du niveau que cette génération a su atteindre. C’est, du reste, ce qu’on peut assez généralement remarquer en toute période de ce genre. La mission des femmes est essentiellement conservatrice : viennent-elles après une époque de désordre, elles commandent le mouvement réactionnaire, voyez l’hôtel de Rambouillet, — tandis qu’au début d’une crise en quelque sorte révolutionnaire, à la naissance d’une liberté quelconque, elles restent comme hésitantes et embarrassées. Serait-ce que leur organisation délicate ne supporterait point sans fléchir le poids du vrai ? Et ressemblent-elles à ce que dit Goethe à propos de Hamlet, à un beau vase de Chine dans lequel on a planté un jeune chêne ? L’arbre croit, devient beau, sain, vigoureux ; mais le vase éclate. Cela est-il ainsi ? Peut-être, et cette instinctive inaptitude des femmes en général à concevoir les grandes vérités abstraites sans perturbation morale m’a toujours paru l’argument le plus victorieux en faveur de la suprématie masculine. Quelques exceptions à la règle pourraient se signaler pourtant, même en Angleterre, exceptions d’autant plus éclatantes qu’elles sont plus rares. Il est certaines femmes anglaises dont la supériorité intellectuelle et la supériorité morale marchent de pair, et qui sont de taille à tout comprendre sans jamais se troubler. On en pourrait citer quelques-unes que la lumière n’effraie pas, selon l’expression du poète Landor[8], et que « chaque année laisse, » ainsi que le dit M. Fane, « plus grandes de cœur et plus aimables, plus riches de science et plus sereines : »

Larger of heart, more gracions, gentle wise.

Il est vrai que la pièce de vers où se trouve cette ligne est intitulée ad Matrem, et, pour qui connaît lady Westmorland, c’est tout dire. La supériorité de la mère a empêché qu’on s’étonnât des succès du fils ; mais on a su gré à celui-ci de comprendre si bien à vingt ans les rares qualités d’une personne sur l’excellence de laquelle la société de toute l’Europe était fixée depuis longtemps. En effet, l’amie de Humboldt, de Rauch, de Meyerbeer, de tout ce que l’Allemagne contemporaine a d’illustre ou d’artiste, à commencer par le roi de Prusse, la noble femme que son oncle, le vieux duc de Wellington, admirait, honorait entre toutes, n’a jamais été plus dignement appréciée.

Le positivisme se transforme facilement en frivolité chez les femmes ; c’est pourquoi des exceptions pareilles à celle que j’ai citée ressortent avec tant d’éclat. L’Angleterre a quelques Julie d’Angennes qu’on ne soupçonne pas ici, et dont les portraits feraient une galerie charmante ; mais je suis forcé d’avouer que chez la plupart des femmes anglaises de bonne compagnie on ne découvrirait aucune trace du mouvement intellectuel qui s’est opéré. On en est resté, pour le très grand nombre, à Byron, c’est-à-dire au représentant le plus complet du réalisme, au poète chez qui le personnage est tout. Avec Shelley, au contraire, l’individu disparaît ; tout ce qui est réel le gêne ; il s’en affranchit à chaque instant pour se donner plus entièrement aux choses, aux idées. L’auteur de Prométhée, dont les tendances prennent le dessus aujourd’hui sur celles de Byron, est, pour ainsi dire, toujours en dehors de lui-même. On conçoit ce qu’il a fallu de transformations pour qu’un semblable esprit pût exercer de l’influence en Angleterre ; mais on conçoit aussi qu’arrivant à s’exercer, cette influence soit souveraine : l’ère d’émancipation, qui, en Allemagne, date des philosophes d’il y a soixante ans, n’a pu être inaugurée chez les Anglais que par les poètes. Ce mouvement s’étendra-t-il jamais plus loin ? C’est là une grave question qu’il n’est pas temps encore d’aborder.


ARTHUR DUDLEY.

  1. Littéralement « théorie du bœuf et de la bière. »
  2. Earnest ne veut point dire sérieux. Ce terme implique un mélange d’activité et de gravité. Il indique aussi une persistance infatigable à atteindre un but quelconque.
  3. Shelley est enterré dans un cimetière protestant à Rome, endroit pittoresque où il avait l’habitude de passer des heures entières en disant qu’il y devenait « amoureux de la mort. »
  4. Adonaïs est le nom sons lequel Shelley chanta le poète Keats, son ami.
  5. Ses Bardes anglais et Critiqua écossais, et Don Juan. Le premier de ces deux écrits fut, on le sait, provoqué par la sévérité des journaux à l’égard de ses pièces fugitives, le second par la société anglaise en masse qu’il voulait attaquer.
  6. Le nom de Longfellow se trouve bien à sa place ici ; car si d’un côté le talent de M. Fane offre plus d’un trait de ressemblance avec le sien, de l’autre l’auteur d’Evangeline et des Voix de la Nuit est ce que le shelleyisme a produit en Amérique de plus notable.
  7. M. Alexander Smith a vingt ans à peine, et son poème intitulé « Life Drama (le Drame de la Vie), publié au mois d’avril dernier, est déjà célèbre dans toute la Grande-Bretagne. Chez ce remarquable jeune homme, on reconnaît les défauts tout autant que les qualités de Shelley. L’imagination déborde ; c’est presque de l’ivresse, du délire, et on sent qu’avec M. Alexander Smith le shelleyisme a atteint ses dernières limites ; — plus loin on toucherait à l’extravagance.
  8. « L’humanité entière a peur, dit Landor, avec cette différence que les enfans tremblent lorsqu’on les mène dans l’obscurité, et les hommes quand on les conduit à la lumière. »