La Poésie populaire en France et la vie rustique

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La Poésie populaire en France et la vie rustique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 43-74).
LA
POÉSIE POPULAIRE EN FRANCE
ET
LA VIE RUSTIQUE

I. Histoire du Lied, par M. Edouard Schuré, 2e édit., 1877. — II. Chansons populaires des provinces de France, par MM. Champfleury et Wakerlin, 1860. — III. Chants populaires du pays messin, recueillis par le comte de Puymaigre, 1865. — IV. Noëls et Chants populaires de la Franche-Comté, par M. Max Buchon, 1863. — V. Chants et Chansons populaires des provinces de l’ouest, par M. Jérôme Bujeaud, 2 vol., 1866.


I.

« La poésie populaire et purement naturelle a des naïfvetez et grâces, par où elle se compare à la principale beauté de la poësie parfaicte selon l’art, comme il se veoid ez villanelles de Gascoigne, et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont cognoissance d’aulcune science, ny mesme d’escripture; la poësie médiocre qui s’arreste entre les deux est desdaignée, sans honneur et sans prix. » — C’est Michel Montaigne qui écrivait cela au XVIe siècle, et depuis lors la poésie populaire n’a guère préoccupé nos grands écrivains, prosateurs ou poètes. Molière cependant goûtait la chanson de Ma mie et du roi Henry, et la préférait aux préciosités des faiseurs de madrigaux à la mode. Le plus humain et le plus original de nos poètes, avec La Fontaine, s’est seul souvenu dans le grand siècle qu’il y avait, loin des sommets du Parnasse classique, un réservoir de franche poésie dont les eaux vives arrosaient sourdement tout le sol des provinces de France. Le grand courant poétique officiel roulait dans une autre direction ; il s’alimentait aux sources grecques et latines, et ses eaux méthodiquement canalisées reflétaient avec solennité les statues mythologiques, les charmilles taillées au cordeau et les grands arbres symétriques dont ses rives étaient décorées. Ni le XVIIIe siècle avec ses préoccupations philosophiques, ni même l’époque romantique, dont l’attention était absorbée par l’étude des littératures germaniques, ne semblèrent se douter qu’il y avait sur le sol même du pays natal une source bien autrement vivace et rafraîchissante que les traductions grecques, romaines ou anglo-saxonnes. Pendant ce temps, la poésie populaire continuait à répandre obscurément ses eaux vierges; elle s’éparpillait en centaines de ruisselets courant au hasard à travers nos provinces, sautillant sous bois dans les montagnes des Vosges et du Jura, murmurant le long des terres à blé de la Lorraine, au bord des chemins creux du Poitou, ou se perdant en flaques solitaires dans les landes mélancoliques de la Bretagne et du Berry.

Je me souviens toujours avec émotion du moment où le charme de la poésie populaire me fut révélé. C’était dans une petite ville poitevine; je sortais du collège, saturé de formules scolastiques et grisé par les lectures romantiques que je faisais en guise d’école buissonnière. Un matin d’été, au petit jour, je dormais fenêtres ouvertes, quand je fus réveillé par la voix d’un jeune garçon menant ses chevaux à l’abreuvoir. Dans la rue vide et sonore, à travers le piétinement des chevaux, montaient ces paroles que le conducteur chantait à plein gosier :

Elle a son doux berger
Qui vient la voir souvent.
— Hé! levez-vous, bergère.
Hé! levez-vous, car il est jour;
Les moutons sont eu plaine,
Le soleil luit partout...


Mais les paroles ne sont rien, détachées de la musique. Il fallait entendre cet air d’abord traînant et rhythmé comme du plain-chant, puis tout à coup s’envolant en notes gaies, sonores, légères, comme autant d’alouettes à l’essor. Il me sembla que je voyais soudain le ciel s’illuminer et que j’assistais au réveil de la terre. A partir de ce matin, je subis la séduction de la muse rustique et je me mis en quête de chansons paysannes. Ce coin de province était fait à souhait pour cette recherche; les chemins de fer ne l’avaient pas encore traversé et les traditions populaires s’y étaient conservées intactes. Je les retrouvais partout : à l’ombre des bouchures (baies) où les bergères chantaient en filant au fuseau, dans les ballades où la vielle et la cornemuse jouaient encore le bal poitevin et les bourrées limousines. Le soir, quand les pastoures bûchaient pour arauder leurs ouailles éparses dans les prés, les fuyantes vocalises de cette mélopée si bien en harmonie avec la tombée du soir se répétaient à chaque coin de la vallée ; il me semblait alors que les temps primitifs se réveillaient et que, trois mille ans auparavant, les bergères celtes avaient dû se servir de ce même chant pour rappeler leurs troupeaux.

C’est là en effet un des précieux enchantemens de la poésie populaire; quand on la rencontre, on croit ressaisir le fil de l’antique tradition nationale, on se sent en sympathique communication avec ses plus lointains ancêtres. En face de ces monumens de l’histoire populaire, — contes, superstitions, coutumes, chansons, — on est ému comme si on était mis brusquement en présence d’un trisaïeul inconnu dans les traits duquel on retrouverait des airs de famille. On se sent rattaché au terroir de sa province par des racines nouvelles et plus profondes. C’est qu’on a tout à coup entendu sourdre sous le sol le grand courant de poésie primitive, qui est en quelque sorte le fonds commun de la race et qui s’est conservé plus vivace en pleins champs et en plein air.

La vie rustique est imprégnée de cette poésie élémentaire. Le paysan, qui est sans cesse en communication directe avec le sol, la porte inconsciemment avec lui. Elle se révèle dans tous les actes de son existence; dans ses chants, dans ses croyances, ses proverbes, ses mots de tous les jours. Quand on étudie attentivement la langue campagnarde, on est tout étonné d’y découvrir à chaque instant des images saisissantes et colorées. S’il vente frais, le paysan vous dit que l’air est gai ; si la chaleur est lourde et le ciel couvert, le temps est malade. A-t-on jamais peint la physionomie capricieuse et perfide des jours d’avril avec plus de bonheur que dans ce proverbe rustique :

Il n’est si joli mois d’avril
Qui n’ait son chapeau de grésil.

En Touraine, les femmes qui ont reçu une donation par contrat de mariage disent que leur mari « leur a payé leur jeunesse. » Nul poète mieux que le paysan n’est prompt à personnifier les objets inanimés. — Ces terres ne rendent rien, me répétait un jour un laboureur; on a beau les fumer, elles ne sont pas reconnaissantes. — Une autre fois un braconnier, voulant, dans un récit de chasse, me décrire la physionomie du terrain où il chassait et l’état de la température, s’écriait : — Il n’avait pas neigé dru, mais il était tombé une sucrée de neige. ~ Et il en est ainsi de toutes choses dans la vie rustique; l’imagination enfantine du paysan les lui peint immédiatement sous une forme vivante, pittoresque toujours et souvent poétique. Y a-t-il dans la poésie des lettrés un cri plus lyrique et plus passionné que ces quatre vers d’une chanson de l’Angoumois:

Ah! soleil, fonds les rochers!
Ah! lune, bois les rivières!
Que je puisse regarder
Mon amant, qui est derrière...

Hélas! la centralisation arrive comme une marée montante, et, en France surtout, elle pousse de tous côtés dans les provinces les flots ternes et limoneux de ses grandes eaux. Même quand ce flot banal ne séjourne pas, après l’inondation le sol reste ensablé, et à la place où s’épanouissait l’originale floraison des coutumes et de la langue rustiques, on ne retrouve plus qu’une couche uniforme de gravier grisâtre. De jour en jour les costumes provinciaux disparaissent, les usages se perdent; les enfans d’à présent ne savent plus parler le patois de leur pays, et les jeunes gens ont oublié les chansons de leurs pères. L’antique province avec sa physionomie si personnelle et si variée de couleur n’existe déjà plus que comme une aïeule agonisante. Elle ne se rappelle plus la langue d’autrefois ou elle n’en répète plus que des lambeaux incohérens. Encore un peu de temps, et elle sera tout à fait morte; alors on s’apercevra qu’elle avait du bon et on se disputera ses reliques.

Depuis une vingtaine d’années, on commence déjà à comprendre qu’on possède un trésor et qu’on l’a laissé s’éparpiller. Voilà longtemps que chez nos voisins, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, on s’est occupé de recueillir pieusement les vieilles traditions et les chants populaires ; chez nous, on a procédé lentement et dédaigneusement à ce travail tardif. Un grand romancier, George Sand, et un poète, Gérard de Nerval, furent les premiers à signaler les richesses qu’on laissait perdre. Un peu plus tard, M. Fortoul, pendant son passage au ministère de l’instruction publique, conçut le projet de publier un recueil de nos chansons populaires ; mais il confia le soin d’utiliser les documens recueillis en province à des historiens et à des érudits qui n’avaient pas la foi. Ils se mirent à la besogne sans conviction, et les matériaux amassés dorment encore aujourd’hui dans quelque coin de bibliothèque. Comme toujours, l’initiative privée a obtenu de meilleurs résultats. En 1860, un admirateur de la poésie rustique, M. Champfleury, publia, avec l’aide d’un savant compositeur, M. Wekerlin, un choix de chansons glanées dans toutes les provinces de France. Trois recueils d’une véritable importance : le Romancero de Champagne de M. Tarbé (1863-64), les Chants populaires du pays messin de M. de Puymaigre (1865), les Chants et Chansons populaires des provinces de l’ouest de M. J. Bujeaud (1866), vinrent s’ajouter au travail intéressant de M. Max Buchon sur les chansons de la Franche-Comté, et au livre de M. de Beaurepaire sur celles de la Normandie. Enfin depuis peu un recueil dont le titre rappelle ingénieusement la fée poitevine qui bâtissait des châteaux par la seule vertu de son chant merveilleux, — Mélusine, — paraît sous la direction de MM. H. Gaidoz et E. Rolland, et se propose de devenir une sorte de répertoire périodique de la littérature mythologique et des traditions populaires des provinces de France.

Malheureusement pour l’art, presque toutes ces tentatives sont faites par des philologues, plus préoccupés de l’intérêt de la science que de celui de la poésie. Les érudits qui se dévouent à ce travail de sauvetage y recherchent avant tout la solution de certaines théories scientifiques encore très obscures; ils laissent négligemment à l’écart le côté esthétique du sujet. Or, en matière de poésie, je me défie un peu de tout philologue qui n’est pas doublé d’un poète. Le travail de ces terribles grammairiens me cause le même effroi que celui d’un entomologiste arrachant les ailes d’un papillon pour en analyser les écailles chatoyantes. Ils traitent comme une chose morte cette délicate fleur ailée qu’il ne faudrait toucher que du regard. Il est regrettable qu’il ne se soit pas trouvé en France de poètes assez érudits et patiens pour rendre à la poésie le service qu’ont rendu aux lettres allemandes Achim d’Arnim et Clément Brentano, lorsqu’ils ont rassemblé les chansons populaires de leur pays dans le recueil de l’Enfant au cor enchanté (des Knaben Wunderhorn). Dans ses pages sur l’Allemagne, Henri Heine proclame très haut l’influence considérable qu’a eue la publication de ce recueil sur l’esprit des poètes de son temps. « Je ne saurais trop, dit-il, louer ce livre; il renferme les fleurs les plus délicates de l’esprit allemand, et quiconque voudra connaître le peuple allemand sous un aspect aimable, que celui-là lise ce livre, il est ouvert devant moi en ce moment, et il me semble qu’il me parfume de l’odeur de nos tilleuls du nord... L’Enfant au cor merveilleux est un monument bien remarquable de notre littérature. Il a exercé une trop noble influence sur les lyriques de l’école romantique, particulièrement sur Uhland, pour le passer sous silence... »

Dans une étude très complète qu’il a faite sur le lied et la poésie populaire en Allemagne, M. Edouard Schuré démontre très bien à son tour quel profit ont tiré de l’étude des chansons populaires les grands poètes de l’Allemagne : Goethe, Heine et Uhland. Il fait voir par de nombreux exemples quel sang jeune ces lieder du peuple ont infusé à la poésie lyrique. C’est en s’assimilant cette poésie rustique où le sentiment éclôt avec la spontanéité et la simplicité d’une fleur, que Goethe, Uhland et Heine ont trouvé pour leurs poèmes une forme colorée, vivante, précise et en même temps exempte de rhétorique et de déclamation. Après nous avoir révélé toutes ces merveilles lyriques qui sont le trésor de l’Allemagne lettrée, M. Edouard Schuré a été amené à conclure que, malgré le magnifique épanouissement de 1820, la poésie, chez nous, est, sur plusieurs points, inférieure à celle des Allemands. « Elle est, dit-il, plutôt un art de lettrés qu’une force vive, sortant des profondeurs de la nation et y faisant circuler la joie et l’enthousiasme. » A propos de cette infériorité, M. Schuré rappelle une observation qui lui a été faite à l’étranger, et que j’ai eu également l’occasion d’entendre formuler par des écrivains anglais et allemands : « Lorsqu’un étranger lit la plupart de nos grands poètes, il est frappé tout d’abord par le caractère oratoire qui défigure parfois leurs plus belles créations. Pourquoi tant de rhétorique et de vains ornemens? nous disent-ils. Vos poètes méditent, raisonnent et font la philosophie de leurs sentimens... C’est là de l’éloquence; mais le vrai poète n’a pas besoin de démonstration, sa muse le transporte bien au-dessus des luttes de l’école... Comment songerait-il à démontrer son amour et sa foi, puisqu’il en est pénétré jusqu’au fond de l’âme et ne fait qu’un avec eux?.. Vous autres, vous voulez tout dire et ne laisser rien deviner. Vous déclamez admirablement en vers, vous ne chantez pas. »

Il y a beaucoup de vrai dans cette critique. Comme remède, M. Schuré propose à nos poètes de suivre l’exemple des Allemands et de chercher dans les chansons populaires ce qui manque trop souvent à notre poésie lyrique : la sincérité, la sobriété et le sentiment spontané. Le conseil est excellent, et je suis persuadé pour ma part que, si notre art doit se renouveler, c’est là qu’il trouvera un rajeunissement; mais il est un point sur lequel je ne suis plus d’accord avec l’historien du lied, c’est lorsqu’il doute que notre poésie populaire ait le sang assez riche pour nourrir un art nouveau, et lorsqu’il engage les poètes à étudier surtout les chants populaires des nations voisines. Il me semble au contraire que c’est en s’assimilant les élémens tirés de notre propre fonds que nos poètes pourront se refaire un tempérament lyrique. Les poésies rustiques écloses dans nos provinces sont nombreuses et variées; elles ont le même charme que celles de nos voisins, les mêmes vertus et bien souvent la même origine. Les fleurs du bouquet sont nées de semences également répandues sur tout le sol européen; seulement à celles qui ont germé en France, le terroir, la lumière et l’air ambiant ont donné une couleur et un parfum tout français. C’est cette couleur caractéristique qu’il faut se mettre dans les yeux ; c’est ce parfum dont il faut s’imprégner pour redonner à la poésie française une saveur vraiment originale.


II.

L’ensemble des poésies rustiques déjà recueillies dans nos provinces permet d’embrasser tout le développement de la vie du paysan. La poésie populaire nous le montre depuis l’heure où, dans sa barcelonnette, il ouvre pour la première fois ses yeux au clair soleil, jusqu’au jour où il s’endort dans la bière faite avec les planches qu’a façonnées le ségar[1]

Dont la scie alerte et blanche
Danse et reluit au courant du moulin.


Dans les campagnes, la vie n’est pas toujours douce pour le nouveau-né. Le père et la mère sont aux champs, le marmot reste souvent seul à pleurer dans son berceau. Je me souviens d’avoir vu, au fond d’un village de Touraine, une maison de paysans dont les maîtres étaient en métive (en moisson). Au milieu de la chambre, il y avait une sorte de pilier auquel on avait accroché par des lisières deux enfans en bas âge. Leurs petits pieds encore mous chancelaient sur le pavé humide, et, pour toute distraction, les marmots tournaient le jour durant autour du poteau comme une chèvre autour de son piquet; mais, bien que l’enfant du paysan fasse de bonne heure l’apprentissage des rudesses de la vie, il n’en est pas moins aimé d’une certaine façon, et sa mère a un répertoire de jolis petits airs pour le bercer le soir dans son lit d’osier. Ces berceuses, qu’on nomme en Lorraine des endormeuses, ont toutes une mélodie câline et attendrie; les paroles n’y brillent pas par la logique, mais elles sont ingénieusement appropriées à l’intelligence naissante de l’enfant. Les phrases, sans rime ni raison, sont composées de mots lumineux et sonores destinés à agir sur la fraîche imagination du bambin :

Petite fille de Paris,
Prête-moi tes souliers gris
Pour aller en paradis.
Nous irons un à un
Au chemin des saints,

Deux à deux
Dans le chemin des cieux...


Parfois la berceuse se développe et prend les allures d’un petit drame, comme dans la Noce du papillon; l’enfant écoute avec ravissement ce récit où jouent un rôle tous les animaux que ses jeunes yeux ont déjà remarqués :

Ah! ah! papillon, marie-toi!
— Hélas! mon maître, je n’ai pas de quoi.
— Là, dans ma bergerie, j’ai cent moutons,
Ce s’ra pour faire la noce du papillon.


Et alors défilent toutes les bêtes du voisinage, chacune ayant un caractère et tenant un discours en rapport avec son genre de vie : le chien, le renard, le moineau, le goret, la perdrix et jusqu’au héron :

Ah! ah! que dit le héron?
— J’ai les ailes et le cou long,
J’irai à la rivière pêcher le poisson.
Ce s’ra pour faire la noce du papillon...


A chaque apparition d’un nouveau personnage, la scène change et une nouvelle perspective s’ouvre à l’esprit de l’enfant, jusqu’à ce que, charmé, il glisse doucement de la rêverie dans le rêve, et du rêve dans le bon sommeil profond de l’enfance.

Peu à peu les années s’ajoutent aux années, les jambes du bambin deviennent plus solides, le sang coule dans ses veines comme du vif-argent; il lui faut remuer sans cesse, gibier au grand air comme un écureuil. Alors les rondes succèdent aux berceuses et retiennent le soir des bandes de garçonnets et de fillettes devant les portes ou dans les granges. Le répertoire de ces rondes françaises, si alertes, si sautillantes et si gaies, est aussi varié et abondant que les herbes d’une prairie. Il y en a de dramatiques comme le Pont du nord, de galantes comme les Trois filles dans un pré ou Cécilia, d’ironiques comme celle-ci, qui est originaire du Poitou, et dont le mouvement est si bien rhythmé, qu’on croit voir à tout moment tournoyer la chaîne des danseurs :

Derrière chez mon père
Il y a un étang,
Trois jeunes demoiselles
S’y vont promenant.
Vous qui menez la ronde,
Menez-la rondement.


En chemin, les trois demoiselles rencontrent un pèlerin qui les implore, mais les belles n’ont pas le cœur tendre et elles rabrouent le quémandeur indiscret :

Avoir pitié des hommes,
Nous n’avons pas le temps.
Les garçons sont volages
Comme la feuille au vent.
Vous qui menez la ronde,
Menez-la rondement.


Avec l’arrière-saison finissent les rondes en plein air, mais, l’hiver venu, les chansons ne chôment pas; au contraire, elles éclatent de plus belle dans le fournil où l’on brise les noix pour faire de l’huile, dans les veilloirs où l’on teille le chanvre et où les grands garçons viennent dailler aux fenêtres, c’est-à-dire intriguer du dehors les filles blotties autour de la lampe. C’est alors que les enfans écoutent, bouche bée et les yeux écarquillés, les noëls, les complaintes, les chansons d’aventure, que psalmodient les vieilles fileuses et où le merveilleux joue un rôle important. Dans ses chants, le paysan semble poursuivi du besoin d’oublier les laideurs de sa vie de tous les jours. Il n’y parle que de châteaux, de princesses, de jardins pleins de fleurs, de vaisseaux chargés d’or et d’argent. Toutes les filles y ont la main blanche, tous les galans portent des habits a bordés de dentelles » et des chapeaux de velours. Le journalier en sabots, aux habits terreux, occupé à remuer la glèbe, trompe sa misère avec des mots tout reluisans de richesse, comme certains pauvres diables trompent leur faim en lisant les descriptions savoureuses d’un livre de cuisine. Parfois ces ballades de la veillée ont une certaine valeur historique. En voici une, par exemple, qui donne en quelques couplets, avec un relief étonnant, le caractère et les mœurs d’une époque :

Le roi a fait battre tambour
Pour voir toutes ces dames,
Et la première qu’il a vue
Lui a ravi son âme.

— Marquis, dis-moi, la connais-tu?
Qui est cette jolie dame?..
Et le marquis a répondu :
— Sire roi, c’est ma femme.


Le roi est amoureux, et le marquis est ambitieux; il pense, comme dans Amphitryon, que

Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore.


Le roi le fera « beau maréchal de France, » on l’enverra guerroyer au loin, et la marquise deviendra une maîtresse royale. Tout cela est dit en douze vers, et le pauvre mari, moitié de gré, moitié de force, prend congé de sa femme :

« Adieu, ma mie, adieu, mon cœur,
Adieu, mon espérance! »
Puisqu’il te faut servir le roi
Séparons-nous d’ensemble... »

— La reine a fait faire un bouquet
De belles fleurs de lyse,
Et la senteur de ce bouquet
Fit mourir la marquise.


C’est tout. Je ne crois pas qu’il y ait dans les Volkslieder ni dans les Novellieri italiens un récit plus court, plus net, ayant en même temps plus de mouvement et de couleur poétique que cette chanson de vingt-huit vers. Les figures y sont peintes d’un trait, et elles vivent. On voit le roi vert-galant et tout-puissant, le courtisan ambitieux, amoureux et obéissant, la femme à la fois éblouie et craintive, et la reine jalouse et sacrifiée, qui se venge à la façon du XVIe siècle, en empoisonnant sa rivale dans un bouquet.

A côté de ce petit drame, voici la Complainte de Jésus-Christ, colorée et mystique comme un vitrail du moyen âge. — Pour éprouver les cœurs de deux époux, Jésus-Christ s’habille en pauvre et va demander à la porte de leur logis « les miettes de la table. » Le mari repousse ce mendiant avec la rudesse d’un rustre avare et positif ;

Les miettes de notre table.
Les chiens les mangeront bien;
Ils nous rapportent des lièvres,
Toi, tu ne rapportes rien.


Mais la femme est charitable, elle fait entrer le vagabond, qui tout à coup se transfigure devant elle :

Comme ils montaient les degrés,
Trois beaux anges les éclairaient...
— Ah! ne craignez rien, madame.
C’est la lune qui paraît.


En quatre vers, on a un tableau d’une exquise délicatesse. Rien de plus charmant que la façon dont Jésus-Christ rassure cette femme effrayée de se trouver en face d’un dieu au cortège resplendissant.

Si la Complainte de Jésus-Christ a un caractère mystique, la ballade du Roi Renaud, telle qu’on la chante dans le pays messin, a une tournure grandiose et épique. On la croirait détachée d’une chanson de geste :

Le roi Renaud de la guerre revint,
Ses entrailles portait dans ses mains.

Sa mère l’aperçoit venir,
Elle en a le cœur réjoui.
— Mon fils Renaud, réjouis-toi,
Ta femme est accouchée d’un roi.


Mais le roi Renaud n’a plus le cœur à se réjouir, il se fait dresser « un blanc lit » et il y meurt en recommandant que l’accouchée n’en sache rien. Pendant ce temps, dans sa chambre, la jeune reine entend le bruit des apprêts funèbres et s’inquiète. La mère s’efforce de mentir pour la rassurer, mais elle est vite à bout de mensonges :

Quand commencent les litanies et chants,
Les patureaux s’en vont disant :

« Voilà la femme de ce grand roi
Qu’on enterra hier au soir. »

— Dites-moi, ma mère, ma mie.
Qu’est-ce que ces patureaux ont dit?

— Ma fille, je ne puis le cacher.
Le roi Renaud est décédé.


L’épouse alors s’en va dans l’église, où est le tombeau de son mari, et elle a un cri qui cette fois doit réjouir le mort dans son cercueil :

— Tenez, ma mère, voici les clés
De toutes mes villes et cités.

Prenez mes bagues et joyaux.
Ayez soin de mon fils Renaud,
Je veux mourir sur ce tombeau.


Pour montrer combien est variée et riche cette mine des chansons populaires, je veux citer encore une sorte de féerie dont la fantaisie eût été digne d’inspirer le Plongeur de Schiller ou la Lorelei de Heine. C’est la ballade poitevine des Clés d’or. Un amoureux croit entendre son amie pleurer au sommet d’un rocher qui surplombe au-dessus de la mer; il accourt et questionne la jeune fille éplorée :

— Oh ! qu’avez-vous la belle,
Qu’avez-vous à pleurer?
— Les clés d’or de mon père
Dans la mer sont tombées...

J’aimerai toujours ma Nanon
Qui tient ton cœur en prison.


La belle promet « ses amours » à celui qui ira chercher les clés. L’amant se déshabille, plonge dans la mer une première fois et ne trouve rien :

Du second coup qu’il plonge
Jusqu’au sable a été ;
Du troisièm’ coup qu’il plonge,
Dans la mer s’est noyé…
J’aimerai toujours ma Nanon
Qui tient mon cœur en prison.

N’y a ni poissons ni carpes
Qui n’en aient pas pleuré,
N’y a que la sirène
Qui a toujours chanté.
J’aimerai toujours ma Nanon
Qui tient mon cœur en prison.


Comme on l’a deviné, l’amoureux a été trompé par une fausse apparence. C’était la perfide fée des eaux qui se plaignait au sommet des roches, et non la bien-aimée. Celle-ci accourt, désespérée, sur le rivage, et se répand en imprécations contre la sirène maudite :

Chante, sirène, chante !
T’as moyen de chanter,
Tu as la mer à boire,
Mon amant à manger…


Avec ses procédés naïfs, cette chanson réussit très bien à exprimer les fascinations de l’ondine, la dangereuse fée des eaux. Le refrain amoureux : « J’aimerai toujours ma Nanon, etc., » qui revient comme une incantation, ajoute encore à l’effet et donne la sensation d’un cerveau hanté par le vertige. Il tourne autour de chaque strophe comme un tourbillon d’eau au-dessus de l’entonnoir d’un gouffre.

Dans la poésie populaire, l’enfant ne se borne pas à être un simple auditeur, il est lui-même acteur, quand reviennent certaines époques solennelles comme la Noël, la nouvelle année, le premier mai. Dans l’Angoumois, au 1er janvier, des bandes d’enfans vont chanter aux portes l’Aguilanneu (au gui l’an neuf) :

Nous sommes de pauvres gens,
Bonnes gens,
Qui ne sont guère riches ;
Nous cherchons de l’argent,
Bonnes gens,
Pour nourrir nos familles.

Faites-nous la charité,
Donnez-nous un sou marqué.
Si les sous marqués manquent,
Donnez-nous de l’argent blanc.


En Bourgogne, c’est pendant la semaine sainte que les enfans vont quêter des œufs en chantant la complainte de la Passion, et en promettant à ceux qui donneront de bon cœur qu’ils iront tout droit en paradis :

Droit comme un ange auprès de Jésus-Christ.


Au 1er mai, dans la Meuse et le pays messin, les fillettes, vêtues de robes blanches, coiffées de branches vertes, allaient jadis, en dansant et en chantant, célébrer le renouveau et quêter pour l’autel de la Vierge. Les chansons consacrées pour ce jour-là s’appellent des trimâzos. Dans quelques-uns de ces trimâzos, la joie du printemps revenu éclate à chaque vers ; il semble qu’on y entende le bourdonnement de la sève en fermentation dans les cœurs et dans les plantes :

En passant avau (parmi) les champs,
J’ons trouvé les blés si grands,
Les avoines vont se levant,
Les aubépines fleurissant.
Trimâzos !
C’est le mai, le joli mai !
C’est le joli mois de mai !


Tout en chantant, l’enfant prend de l’âge, et avec l’âge il prend un métier. Au village, les loisirs de l’enfance sont courts ; sitôt que le garçon atteint ses quatorze ans, on le fait travailler. Voilà les bambins de tout à l’heure qui deviennent apprentis et compagnons. Les uns s’en vont bûcherons dans la forêt, les autres, marins sur la mer ou moissonneurs aux champs ; mais au milieu de leur travail ils chantent toujours. C’est le cycle des chansons de métiers et de compagnonnage. L’apprenti se console de la monotonie de sa tâche avec un peu de musique, et dans sa chanson on entend, comme un écho, résonner le bruit de ses instrumens de travail. Écoutez la chanson du batteur en grange ; on dirait que le refrain est rhythmé par le choc des fléaux tombant en cadence sur l’aire :

Dans la peine, dans l’ouvrage,
Dans les divertissemens,
Je n’oublie jamais ma mie.
C’est ma pensée en tout temps.
— Ho ! batteux, battons la gerbe,
Compagnons, joyeusement.


Le bûcheron, solitaire dans la forêt profonde, compose des chansons toutes poétiques, pleines d’apparitions idéales et fleuries où le gazouillement des oiseaux se mêle à chaque instant, comme un refrain, aux rêves scandés par le bruit de la cognée :

Il y avait trois petits fendeux,
Fendeux dessus l’herbette
(J’entends le rossignolet);
Il y avait trois petits fendeux
Causant de leurs amourettes.


Le métiveur (le moissonneur), sous le soleil de juillet qui lui tombe d’aplomb sur les reins, a des rêves plus hardis et comme chauffés par la grande lumière de midi. Dans ses chansons, il voit passer des princesses parées de diamans, a portant coiffures de dentelles et souliers de satin blanc. »

Voici la Sainte-Madeleine
Où l’on coupe dans les champs;
Tous les garçons sont en plaine
Depuis le soleil levant.

Moi, j’ai bien pris ma faucille
Toute en or et en argent
Pour m’encourir au plus vite
A mon sillon de froment.

Mais tout en liant ma gerbe
J’ai cueilli trois boutons blancs,
Les rassemble feuille à feuille,
Les accroche à mon ruban.


Ce sillon de froment est fréquenté comme un grand chemin, il y foisonne des aventures. Par là passent trois belles filles : une princesse, une fille de président et une troisième « sans fard et sans ajustement, mais belle comme la rose qui fleurit au rosier blanc. » Le moissonneur refuse son bouquet aux deux premières ;

Mais quand passe la troisième,
Elle rougit en me voyant.
Je me suis approché d’elle :
— Prenez mon bouquet des champs.


C’est celle-là qu’il veut aimer, c’est avec elle « qu’à la Toussaint prochaine » il veut dormir dans un lit « couvert de roses blanches: »

La petite alouette grise
Y chantera dans son doux chant :
Vivent les constantes filles,
Vivent les garçons constans!

III.

Un désir amoureux, mais chaste et contenu, traverse déjà cette dernière chanson. Avec la puberté, l’amour a poussé au cœur du jeune gars. Sa lèvre supérieure s’estompe maintenant d’une légère moustache, la vingtième année approche, et avec elle une nichée de chants plus passionnés bourdonne dans son cerveau. Dès que la jeunesse arrive, il se fait comme une joyeuse explosion de tendresse au cœur des filles et des garçons. On se promène, les soirs de dimanche, jusqu’à l’orée du bois; on s’en va par bandes aux rapports, aux ballades, aux veillées. Expansive et tumultueuse, leur joie est d’autant plus violente qu’elle est courte. Au milieu de cet éblouissement de la vingtième année, un pressentiment leur dit qu’il faut se hâter, que la jeunesse passera comme l’herbe, et jusque dans leur allégresse on sent de la mélancolie :

Tandis que nous sommes filles et garçons,
Dansons et nous divertissons,
Car le temps qui nous mène
Nous fera endurer grand’peine.


Chez ces natures prime-sautières, l’amour éclôt brusquement, sans toutefois que cette vivace explosion du désir se manifeste par des brutalités d’expression. Au contraire, il n’est pas rare de rencontrer dans leurs chansons des notes de mélancolie, de délicates nuances de tendresse qui feraient envie à plus d’un poète lyrique. Ici, c’est un garçon encore timide, mais déjà travaillé par le mal d’amour, qui s’enfuit au fond des bois et demande au rossignol son secret pour se faire aimer. Là, c’est un amoureux qui, semblable aux jeunes gens des épigrammes grecques, passe la nuit couché à la porte de sa blonde et raconte sa veillée avec un accent d’humilité touchante :

Ah! combien de nuits j’ai passé!
Combien de nuits malheureuses,
Belle, à ta porte j’ai couché,
Tremblant la fièvre dangereuse
Qui tient mon cœur enchalé (embrasé).


Un troisième trouve sa bien-aimée endormie sous un arbre, et on croirait lire une idylle de Théocrite dans ces couplets où est décrit le sommeil de la jeune fille :

Je me suis approché d’elle
Pour bien la voir sommeiller ;
Elle a son bras sous sa tête
Pour lui servir d’oreiller;

Dessus sa bouche vermeille
J’ai pris un baiser
Sans trop la réveiller.

Comme la belle sommeille,
Je fais un tour au jardin,
Cueille une rose pour la belle
Et la lui mets sur son blanc soin.
La fraîcheur de cette rose
La réveilla bien,
C’était bien mon dessein.


Quand ils font le portrait de leur mie, ils la peignent en deux traits, mais si joliment et d’une touche si exquise que c’est un tableau achevé :

Elle est vêtue en satin blanc.
Et dans ses mains blanches mitaines;
Ses cheveux qui flottent au vent
Ont une odeur de marjolaine.


D’ordinaire dans ces oaristys campagnardes le rôle du garçon est plus tendre que celui de l’amoureuse. Celle-ci, plus rusée, garde mieux son sang-froid. Parfois même elle joue si bien l’indifférence, que le galant s’en va désespéré :

Les filles n’aiment point
Ceux-là qui les aiment,
Pour moi, je le sais bien,
Car la mienne est de même.
Ho! oh!
Que les amans ont de peine,
Ho! ho! que les amans
Ont de peine en aimant.


A son tour, il essaie de prendre l’air d’un homme qui s’est consolé ailleurs, il cherche à exciter la jalousie de la cruelle en vantant la beauté d’une fille qui l’aurait épousé, s’il avait voulu :

Elle est bien aussi droite
Que le jonc dans les prés.
Et bien aussi vermeille
Que la rose en été;


mais sa douleur perce à travers ses vanteries, et après chaque couplet le refrain éclate comme un sanglot :

Vous m’avez tant aimé,
Vous m’avez délaissé!

D’autres fois l’amant est moins endurant, moins respectueux, et la fille a fort à faire pour se défendre. L’aventure tourne même au tragique, comme dans la chanson lorraine de la Fille du pâtissier. Un garçon emmène une jeune fille à son logis et veut lui faire violence. Sous prétexte de couper le lacet de son corsage, la belle emprunte l’épée du galant et se la plante dans le cœur. Dans une chanson de la même province, la jeune fille, mieux avisée, sauve à la fois sa vie et son honneur en faisant la morte au milieu du souper :

Sonnez, sonnez, trompettes, tambours du régiment,
Voilà la belle morte, j’en ai le cœur dolent.

Où l’enterrerons-nous, cette aimable princesse?
Au jardin de son père il y a trois fleurs de lis;
Nous prierons Dieu pour elle, qu’elle aille en paradis.

Deux ou trois jours après, son père s’y promène.
— Levez, levez, mon père, ma tombe, si m’aimez;
J’ai fait trois jours la morte pour mon honneur garder.


A côté de la fille honnête et vaillante, la chanson populaire nous montre la sournoise qui voudrait bien tâter du plaisir tout en se donnant des airs de prude, et qui est dépitée de voir ses façons et ses larmes feintes prises au sérieux par un amoureux naïf. Tous deux sont allés se promener au bois, et la rusée n’est pas plus tôt sous les arbres qu’elle se met à pleurer. Le jeune garçon, stupéfait, lui en demande la raison. « Je pleure mon cœur volage, répond la belle, vous allez me l’attraper. » Le brave amoureux proteste de ses honnêtes intentions et la conduit respectueusement hors du taillis. Alors, faisant contre fortune bon cœur, la friponne se met à chanter. Nouvel ébahissement, nouvelle question, à laquelle la jeune fille réplique d’un ton mélangé de moquerie et de dédain :

Je chante le lourdaud
Qui m’a laissée aller;
Quand on a la caille en main,
Faut savoir la plumer...


Si l’on veut voir quel parti un grand artiste peut tirer de la chanson populaire, il faut relire dans les Contemplations la pièce intitulée Vieille chanson du jeune temps :

Je ne songeais pas à Rose :
Rose au bois vint avec moi;
Nous parlions de quelque chose,
Mais je ne sais plus de quoi.


La situation est la même que dans la chanson berrichonne. C’est le même couple : le garçon ingénu et distrait, la fille plus dégourdie et plus experte aux choses de l’amour, et le dénoûment est pareil :

Je ne vis qu’elle était belle
Qu’en sortant des grands bois sourds.

— Soit! n’y pensons plus, dit-elle. —
Depuis j’y pense toujours...


Mais, entre les mains du grand poète, le sauvageon, arraché au fond des bois et transplanté en plein sol parisien, s’est métamorphosé en une plante rare, au port élégant, au feuillage finement découpé, aux fleurs d’une coloration exquise. Victor Hugo a donné là aux poètes contemporains un exemple de la façon dont il faut étudier et mettre à profit la poésie populaire. Il ne s’agit pas en effet de faire un pastiche ni une habile transcription de la langue rustique dans la langue poétique des lettrés, il faut deviner les secrets de l’inspiration populaire, en étudier le mécanisme et les procédés. Les caractères les plus saillans de cette poésie primitive sont la spontanéité, la sincérité et le mouvement; c’est aussi l’absence de déclamation. On n’y sent jamais l’auteur qui veut prouver quelque chose, mais l’homme ému qui chante naturellement sa joie ou sa douleur. Si parfois le poète anonyme hasarde une réflexion de son cru, cette moralité est toujours en situation. Ainsi dans la chanson où une jeune fille séduite pleure son « cœur volage » qu’un marinier vient de lui ravir : « Ne pleurez pas la belle, s’écrie le galant, je vous le rendrai. » A quoi la belle inconsolable répond fort à propos :

C’est point facile à rendre,
Hé! dre dondaine,
C’est point facile à rendre
Comme de l’argent prêté.

De même, dans la Chanson du jardinier, quand le poète, grisé par l’ivresse amoureuse qu’il vient de décrire, s’écrie enthousiasmé :

Ah ! si l’amour prenait racine.
J’en planterais dans mon jardin,
J’en planterais si long, si large.
Aux quatre coins,
Que j’en donn’rais à toutes les filles
Qui n’en ont point!


Voilà le cri de l’amour heureux et satisfait; mais avant de goûter cette joie, les amoureux au village voient leur passion traversée par mainte épreuve et maint contre-temps. Le plus cruel de tous, c’est la séparation, causée le plus souvent par les exigences du service militaire. Le jeune paysan s’en va, tantôt comme soldat au fond d’une garnison, tantôt comme marin à bord d’un navire; la jeune fille reste seule à pleurer et à attendre. Les chansons rustiques sont remplies de ces brusques départs et des douloureux incidens de l’absence. La délaissée trouve des accens déchirans et des

images d’une hardiesse biblique pour exprimer son chagrin :

J’ai tant pleuré, versé de larmes
Que les ruisseaux ont débordé;
Petits ruisseaux, grandes rivières,
Quatre moulins en ont viré.


Pour sécher ces larmes ruisselantes, le partant prodigue à sa une des consolations pleines d’une tendresse touchante, dans une langue curieusement imagée, et qui reste cependant naturelle, parce que les images sont empruntées à des détails de nature familiers aux yeux du paysan :

Arrivé dans Bordeaux,
Je t’écrirai des lettres
Sur les nuages blancs
Passant dessus les champs.

Il y aura dedans
En lettres engravées
Que je suis ton amant
Et fidèle et constant.


Il lui promet de lui envoyer de ses nouvelles « par l’alouette des champs, » elle lui donnera des siennes a par le rossignol chantant, » et, sans savoir lire ni écrire, ils comprendront ces messages aériens parce qu’ils y liront ce qui est dans leurs cœurs :

Il y a dedans ces lettres ;
Aime-moi, je t’aime tant!


Parfois l’amoureuse perd patience et, comme Claudine dans la chanson lorraine, elle s’habille en dragon et s’engage dans le régiment où sert celui qu’elle aime. D’autres fois c’est le garçon à qui le mal du pays et le mal d’amour rendent le séjour de la garnison insupportable. Il s’est engagé par dépit, « pour un doux baiser que sa brune lui a refusé, » et un matin il prend son congé « sous la semelle de ses souliers. » C’est tout un drame rapide et poignant que cette chanson du Déserteur[2]. En route, il rencontre son capitaine qui veut l’obliger à rejoindre son bataillon, mais le conscrit se bat comme un enragé et tue son capitaine. On le prend, on le condamne, on va le fusiller, et sa dernière pensée est pour sa mie.

Et quand je serai mort,
Coupez mon cœur en quatre,
Envoyez-le à Paris,
A Paris chez ma mie.
Quand elle verra cela,
Elle se repentira.


Dans toutes ces chansons, les résultats de l’absence sont presque toujours tragiques. La jeune fille oublie son amoureux ou bien l’amoureux devient infidèle, et l’amoureuse, qui est montée dans sa plus haute chambre pour voir venir de loin les messagers qu’elle a envoyés à son ami, apprend tout à coup qu’elle est trahie et que son amant s’est marié « avec une Flamande » qui ne la vaut pas :

Elle n’est pas si belle que vous,
Mais elle est plus puissante;
Elle fait fleurir le romarin
Sur le bord de sa manche.
Elle change la mer en vin
Et les poissons en viande.


Voilà l’abandonnée seule avec ses regrets, et en exhalant sa peine, elle retrouve les mêmes accens et les mêmes comparaisons que la virginité des filles inspirait jadis à Catulle et à l’Arioste[3].

Les filles sont comme la rose;
Tout un chacun veut la couper
Du moment qu’elle est boutonnée;
Personn’ ne veut la ramasser
Aussitôt qu’elle vient de tomber.

(Chanson du Bas-Poitou.)


Quelquefois les choses tournent mieux, et le galant qui revient de guerre, « cherchant ses amours, » les retrouve et les emmène tambour battant, comme dans cette chanson de l’Ile-de-France, citée par Gérard de Nerval, chanson hardie et joyeuse, pleine d’entrain et de jeunesse, dont le rhythme rapide semble galoper avec le cheval qui emporte la bien-aimée :

Allons, partons, belle,
Partons pour la guerre,
Car il y fait beau...
— A la première ville,
Son amant l’habille
Tout en satin bleu.

A la seconde ville.
Son amant l’habille
Tout en diamans;
A la troisième ville,
Son amant lui dit:
— Belle, je t’épouserai...

S’épouser, c’est le désir qu’on retrouve au fond de toutes ces chansons paysannes. Le mariage est le port dans lequel le paysan aime à se reposer après les épreuves de l’absence. Une fois son tour de France achevé ou son temps de soldat fini, il veut s’établir dans son village et s’y marier. Il ne se sentira dans son assiette que lorsqu’il aura un coin de terre, une femme et des enfans. Quand l’arbre a poussé tous ses boutons, épanoui toutes ses fleurs, il se recueille et tout son organisme ne tend plus qu’à transformer les fleurs en fruits. Pour le paysan, se marier c’est fructifier. Aussi, une fois la première fièvre d’amour passée, il aspire au mariage avec une hâte et une énergie ardentes. Il n’a pas le temps d’attendre, il est comme l’alouette qui doit faire son nid quand les blés sont en herbe, et qui court risque de manquer sa couvée si elle laisse s’achever le printemps sans s’accoupler. Cette impétuosité des jeunes garçons en quête d’une femme est naïvement et lestement exprimée dans la chanson franc-comtoise intitulée : Paysan, donne-moi ta fille. Le paysan se fait tirer l’oreille, il trouve sa fille encore trop jeunette et conseille au galant de « faire l’amour en attendant, » mais celui-ci ne veut pas attendre sous l’orme et réplique vertement :

L’amour je ne veux plus faire,
Et voilà tout !
Garçon qui fait l’amour longtemps
Risque fort de perdre son temps,
Et voilà tout!


La jeune fille est tout aussi impatiente. Une chanson lorraine nous la montre « malade et gémissant d’amour » dans sa chambre; elle se dépite de voir ses compagnes mariées avant elle et s’écrie dans un mouvement de désespoir : «Si je meurs sans être mariée, je veux que sur ma tombe on mette en lettres engravées :

Une jeune fille est morte
A la longueur du temps,
Est morte fille et sage
A défaut d’un amant. »


Aussi quand les accords sont faits, quand le jour du mariage est fixé, quand le lendemain, dès le fin matin, les violonneux et les cornemuseux doivent venir donner l’aubade aux fiancés, ceux-ci ne peuvent fermer l’œil de toute la nuit. Les heures leur semblent se traîner avec des ailes de plomb, à chaque instant ils vont à la fenêtre voir si le jour n’apparaît point encore; dans leur impatience ils prennent le clair de lune pour le point du jour, et, s’apercevant de leur erreur, ils interpellent la lune, qui n’en peut mais.

Belle lune, ô belle lune,
Que n’avances-tu d’un pas!..
Si j’avais mon arbalète
Je te jetterais à bas...


IV.

Enfin le jour tant attendu est arrivé. Les cloches de l’église sonnent en volée; les noceux, chamarrés de rubans, font cortège aux époux que précèdent les musiciens. Au retour, sur le passage de la noce, les gars tirent des coups de fusil et les enfans poussent des cris de joie. On n’entend que musique et tapage, fracas de bouteilles qu’on débouche et de verres qu’on trinque. Ce jour-là, les mariés veulent s’étourdir pour ne point penser aux choses graves du lendemain, — car il y aura un lendemain, et, pour l’épouse surtout, un lendemain de soucis et de labeur. Avec les dernières sonneries de la messe, les frivolités et les insouciances de sa vie de jeune fille se sont envolées. Heureusement elle est encore toute à la joie de sa dignité nouvelle et elle ne se sent pas d’aise dans sa neuve toilette de noce. « Quand je me suis mariée, me disait une vieille paysanne, ah! bonnes gens, je ne me tenais pas de joie, il me semblait que toutes les charrues du village allaient virer pour moi. » Parfois cependant, au milieu de cette allégresse tumultueuse, l’épousée a un vague pressentiment des tristesses de l’avenir, elle sent ses paupières se mouiller en songeant qu’il faut dire adieu « à sa fleur de jeunesse. »

Quand je vois ces filles à table,
Assises devant moi en ces lieux,
Quand je les vois et les regarde,
Les larmes me tombent des yeux.


Et si ce pressentiment ne lui vient pas de lui-même, la Chanson des mariés se charge de le faire naître. A la fin du repas de noce, au dessert, de vieilles femmes s’avancent solennellement, chacun fait silence, et dans ce calme, succédant subitement au tumulte de la fête, les vieilles, pareilles à d’austères statues de l’expérience, chantent d’une voix cassée les nouveaux devoirs de la jeune épouse. Elles lui disent que « le mariage est un lien si fort qu’il ne se déliera qu’à la mort, » et elles ajoutent :

L’époux que vous prenez
Sera toujours le maître ;
Ne sera pas toujours doux
Comme il devrait l’être,
Mais pour le radoucir
Faudra lui obéir.

Puis elles présentent à la mariée un gâteau et un bouquet, en chantant ces couplets mélancoliques que tous à la ronde écoutent religieusement et qui trouvent un écho dans chacun, réveillant ici un lointain souvenir, là une récente douleur :

Acceptez ce bouquet
Qui vous fera comprendre
Que tous ces vains honneurs
Passent comme des fleurs.

Acceptez ce gâteau
Qui vous fera comprendre
Qu’il faut pour se nourrir
Travailler et souffrir.


Il y a quelque chose de la majesté et de la grandeur des temps primitifs dans ce simple épithalame rustique, et ce qui le rend plus émouvant, c’est qu’il ne ment pas. Toute la vie du paysan y est résumée. Le lot de la femme dans l’existence campagnarde est de beaucoup le plus dur. Il lui faut travailler tout comme l’homme, et souvent plus que l’homme. Les enfans viennent ; il faut souffrir en les mettant au monde et souffrir pour les élever. Et qu’elle ne s’avise pas de tomber malade ! Le paysan préfère voir sa femme morte qu’alitée. Il y a en Lorraine un proverbe qui, dans sa dureté laconique, en dit gros sur la condition de la paysanne mariée : « Mort de femme et vie de chevau tirent l’homme haut. » Aussi toutes les chansons rustiques qui parlent du ménage et de ses tracas sont-elles d’un réalisme et d’une éloquence farouches. Autant dans les chansons d’amour la langue est fleurie d’images tendres et délicates, autant dans les chansons qui traitent de la vie conjugale elle est brutale et grossière :

Au bout d’un an, un enfant,
C’est la joyeuserie ;
Au bout d’deux ans, deux enfans,
C’est la mélancolie.

Au bout d’trois ans, trois enfans,
C’est la grand’diablerie :
Un qui demande du pain,
L’autre de la bouillie ;

L’autre qui demande à têter,
Et les seins sont taries ;
Le père est au cabaret
Qui mène mauvaise vie,

La mère est à la maison
Qui pleure et qui gémit…

(Chanson de la Saintonge.)

C’est navrant, et cependant plus navrante encore est la chanson de la Femme du roulier. Dans celle-ci, le mari ne se contente pas de courir les cabarets, il prend ses ébats « avec la servante, « et quand la femme légitime lui rappelle que « ses enfans sont sur la paille, » il a des réponses qui surpassent celles de Sganarelle dans le Médecin malgré lui :

Madame l’hôtesse,
Qu’on m’apporte du bon vin,
Là, sur la table ronde,
Pour boire jusqu’au matin,
Tirelin,
Puisque ma femme me gronde.


L’épouse délaissée rentre à son logis où on crie famine, et elle dit crûment à ses enfans :

Vous n’avez plus de père,
Je l’ai trouvé couché,
Tirelé,
Avec une autre mère.


Parfois, lasse d’être battue, dupée, et de crever de faim, elle abandonne à son tour son ménage et se console de son côté :

Je m’en vais au bois jouer
Avec ces moines et ces abbés,
Gaillarde brune.
Il est temps de m’en aller,
Car je vois la lune.


Pourtant, il faut le reconnaître, dans ces chansons campagnardes l’infidélité de la femme est plus rare, et, quand on l’y rencontre, elle est causée le plus souvent par l’abandon ou la sottise du mari, La paysanne aime à trouver dans son homme un maître, elle préfère être battue que d’avoir affaire à un époux sans énergie. Dès qu’elle voit les rôles intervertis, dès qu’elle mène son mari, elle le méprise, et du mépris à l’infidélité elle ne fait qu’une enjambée. Alors l’homme à son tour a la vie dure, on ne le ménage pas, et une ronde lorraine nous montre la façon piteuse dont il est traité :

Si je reviens du bois
Bien crotté, bien mouillé, voyez !
Je m’assois sur la porte
Sans y oser entrer, voyez !

— Rentre, lourdaud, rentre,
Et va-t’en te chauffer, voyez!
Les os sont sous la table,
Et va-t’en les ronger, voyez !
Y a du fumier dans l’étable,
Et va-t’en t’y coucher, voyez !


Tous les maris ne sont pas aussi patiens, et la chanson ou plutôt le duo de la Bergère, qui se chantait jadis en Lorraine, aux jours gras, nous fait voir un époux soupçonneux qui rentre au logis sans être attendu, et interroge comme un juge menaçant sa femme surprise en flagrant délit. La scène est fort dramatique dans sa naïveté :

Ventrebleu, Marion,
Oui est donc ce chevalier
Qui est dans ton lit couché,
Morbleu !
Qui est dans ton Ut couché?

— Hélas! mon bel ami,
Ce n’est pas un chevalier,
C’est ma compagne qui est couchée,
Mon Dieu,
C’est ma compagne qui est couchée.

— Ventrebleu! Marion,
Ta compagne était-elle brune?
Avait-elle la barbe noire,
Morbleu !
Avait-elle la barbe noire?

— Hélas ! mon bel ami,
Elle a mangé des mûres noires,
Vous semblait qu’elle était noire,
Mon Dieu,
Vous semblait qu’elle était noire.


Mais l’Othello campagnard ne se paie pas de ces raisons. « Entre la Chandeleur et Pâques, il ne croît pas de mûres noires, » et d’ailleurs il reconnaît à des signes trop visibles qu’il est trompé; il hausse le ton, s’emporte et jure de donner une leçon à sa femme :

— Ventrebleu ! Marion,
Je te mènerai en lâsse (laisse),
Je te ferai chien de chasse.
Morbleu!
Je te ferai chien de chasse.

Ventrebleu! Marion,
Je te mènerai en Flandre,
Et puis je t’y ferai pendre,
Morbleu !
Et puis je t’y ferai pendre...


Parfois, si le mari est exposé à faire de longs voyages, à son retour il lui arrive de trouver la maison occupée par un nouveau maître, comme dans la Chanson du marin. Cette chanson du littoral de la Saintonge traite le même sujet qui a inspiré à Tennyson le touchant poème d’Enoch Arden, et elle mérite d’être citée tout au long:

Quand le marin revient de guerre,
Tout doux...
Tout mal chaussé, tout mal vêtu :
— Pauvre marin, d’où reviens-tu?
Tout doux !

— Madame, je reviens de guerre.
Tout doux...
— Qu’on m’apporte ici du vin blanc,
Que le marin boive en passant,
Tout doux!

Brave marin se mit à boire,
Tout doux...
Se mit à boire et à chanter.
Et la belle hôtesse a pleuré,
Tout doux !

— Ah ! qu’avez-vous, la belle hôtesse?
Tout doux...
Regrettez-vous votre vin blanc
Que le marin boit en passant?
Tout doux !

— C’est point mon vin que je regrette.
Tout doux...
C’est la perte de mon mari,
Monsieur, vous ressemblez à lui...
Tout doux !

— Ah! dites-moi, la belle hôtesse.
Tout doux...
Vous aviez de lui trois enfans.
Vous en avez six à présent.
Tout doux !

— On m’a écrit de ses nouvelles,
Tout doux...
Qu’il était mort et enterré.
Et je me suis remariée.
Tout doux !

Brave marin vida son verre.
Tout doux...
Sans remercier, tout en pleurant,
S’en retourna au régiment,
Tout doux!


C’est presque le même dénoûment qu’Enoch Arden, et dans la brève simplicité de cette chanson, il y a un sentiment de résignation et de sacrifice qui serre le cœur et fait monter les larmes aux yeux.

V.

Après les petites et grandes misères du ménage viennent les misères et les ridicules de la vieillesse. Le paysan regarde volontiers les vieillards comme des êtres inutiles. Le grand âge ne lui apparaît pas comme un temps de repos et de sérénité, mais comme une période de déclin et de maladie. Aussi la chanson populaire est-elle sans pitié pour les vieilles gens. Tout au plus accorde-t-elle un mot de compassion aux filles qui ont coiffé sainte Catherine et qui font un retour mélancolique sur leurs jeunes et glorieuses années :

Nous portons rides au visage,
Les cheveux nous viennent tout blancs,
Nous avons beau à nous coiffer,
Nous laver le visage,
Nous avons beau à nous poudrer,
Nous n’pouvons plus nous faire aimer.

(Chanson de l’Angoumois.)


Elle compatit également aux infortunes des filles qu’on a enfermées au couvent et qui vieillissent dans le cloître en regrettant le monde et le temps perdu :

Maudit soit le faiseur de toile
Qui a fait mon voile.
Maudits ciseaux si dangereux
Qui ont coupé mes blonds cheveux !

Si j’étais petite hirondelle,
Que j’euss’ des ailes.
Je volerais si haut, si haut.
Je m’en irais dans mon château.


Mais elle flagelle et ridiculise impitoyablement les mariages disproportionnés, les vieilles encore férues d’amour qui épousent des jeunes gens, les vieillards qui ont acheté à beaux écus comptans la jeunesse d’une épouse fringante et de robuste appétit. Voici, par exemple, l’histoire de Rosette qui a pris un homme de quatre-vingt-dix ans. Cette courte chanson est aussi délurée et gaillarde qu’un conte de La Fontaine. On y décrit la nuit des noces et les ruses de l’octogénaire, qui semblent empruntées au Calendrier des vieillards :

Quand vint le matin jour
Où Rosette se réveille :
« Mon Dieu, dit-elle,
Qui l’aurait jamais dit
Qu’à mon mariage
J’aurais si bien dormi!.. »


Dans de semblables conditions, le veuvage est une délivrance pour celui qui est jeune et qui reste. Aussi le paysan se console-t-il rapidement du départ de sa vieille épouse. Il étale sans vergogne sa joie au grand soleil :

Menuisier, ma femme est morte,
Faites un cercueil bien cloué
De peur qu’elle n’en sorte !
Celle qui faisait tant le diable à la maison,
Dieu merci, elle est donc morte!


Sans vergogne aussi, le père dit à sa fille, mal mariée et se plaignant d’avoir un mari de quatre-vingt-dix ans : « Prends patience, il est souvent malade, bien sûr il en mourra; tu seras héritière de tout ce qu’il aura. » A quoi la fille, moins endurante parce que la jeunesse la démange, répond avec toute la rudesse et tout le bon sens campagnards :

Au diable la richess’ quand le plaisir n’y est point!
J’aimerais mieux un homme à mon contentement
Que toute la richess’ de ce riche marchand.

Un jour, quand je s’rai morte, j’n’emport’rai rien du tout,
Qu’une vieille chemise et un drap par dessus;
Voilà la belle morte, on n’y pensera plus !


La mort, le paysan la voit venir sans grand émoi et d’un œil plus calme que la vieillesse. Jeunes ou vieux, femmes ou garçons, accueillent la faucheuse avec la résignation stoïque des animaux. Le jeune conscrit déserteur, qui a tué son capitaine et qu’on va fusiller, se borne à faire à ses camarades cette dernière recommandation :

Soldats de mon pays,
Ne dites rien à ma mère.
Mais dites-lui plutôt
Que je suis mon drapeau
Dans l’pays étranger,
Que j’n’en reviendrai jamais.


Et le soldat qui s’est battu six heures entières et qu’on rapporte blessé répond, quand on lui demande s’il a regret de mourir :

Tout le regret que j’ai au monde
C’est de mourir sans voir ma blonde.


On va en toute hâte quérir sa blonde bien-aimée; elle arrive sur le champ de bataille comme Edith au cou de cygne dans la légende anglaise, elle se penche au chevet du moribond, le questionne sur sa blessure et fait vœu, pour le guérir, « d’engager tous ses habits, son anneau d’or et sa ceinture. »

— N’engage rien pour moi, ma blonde,
N’engage rien pour moi au monde,
Car ma blessure est trop profonde.

Reste moi voir porter en terre,
Reste moi voir porter en terre,
Devant l’églis’ de Saint-Omer.


Comme pendant, voici la Mort de la Brune, une chanson poitevine où l’amoureux apprend que sa mie est en danger, et accourt au pied de son lit. Même résignation de la jeune fille :

Elle est près de mourir.
Encore elle me regarde,
Elle a tiré
Sa main blanche du lit
Pour dire adieu à son ami.


Afin de mettre un terme au déchirement des adieux, elle l’éloigne en le chargeant d’aller quérir « le médecin de Nantes, » et quand il est en route, la belle brune s’endort du dernier sommeil. — Même la jeune fille condamnée à être pendue pour infanticide, et qui s’en va au gibet, « prêtre devant, bourreau derrière, » envisage le supplice d’un œil tranquille, et ses dernières paroles à sa mère ont une grandeur presque shakspearienne :

Ma mère, coupez mes blonds cheveux
Et pendez-les devant l’église,
Ils serviront d’exemple aux filles.


Jamais, dans ces natures élémentaires, l’idée de la mort n’éveille un cri de terreur; elle leur arrive toujours enveloppée d’images à la fois calmes et sévères, comme dans la Chanson des quenouilles, où tout l’écheveau de la vie se dévide avec ses joies et ses douleurs :

A ta quenouille au ruban noir
File, sans trop le faire voir,
Le linceul dont, quand tu mourras,
L’un de nous t’enveloppera.

(Franche-Comté)

[4].


Une seule pensée les inquiète et les épouvante : l’enfer, la peur de voir revenir le spectre.de ceux qui sont morts sans confession. Il y a une chanson lorraine où, comme dans les lieder allemands, l’amoureux fait une prière à la Vierge pour voir une dernière fois la fille qu’il a aimée et qui est morte en état de péché mortel. La scène est pathétique et rappelle certains petits poèmes d’Henri Heine :

Il n’a pas fini sa prière,
Et voilà la belle arrivée.
— Oh! la belle, la belle, où avez-vous été
Que vos fraîches couleurs en ont si fort changé ?

— Ce sont les diables des enfers
Qui ont ainsi rongé mes membres.
Et ça pour un maudit péché
Que nous avons commis ensemble.

— Oh! dites-moi, dites, ma mie.
Ne peut-on pas vous soulager
Avec quelques messes à dire
Ou quelques vigiles à chanter?

— Oh! non, mon bel ami, oh! non,
Oh! non, ne m’en faites pas dire;
Tant plus prieras ton Dieu pour moi,
Et tant plus souffrirai martyre.

………………

Tu diras à ma sœur Marguerite
Qu’ell’ ne fasse pas comme moi.
Que jamais ell’ ne se promène
Sur le soir, dans les grands bois.


On le voit, la poésie populaire enferme dans sa ronde chantante tous les événemens de la vie paysanne, et l’on peut juger par les extraits que j’ai donnés combien sont variés de ton et de couleur les chants de ce cycle rustique. Je suis loin d’avoir tout cité, je n’ai cueilli qu’un petit nombre de chansons dans cette vaste et plantureuse prairie qui s’étend à travers toutes nos provinces de France; mais de même que la grappe de raisin rapportée du pays de Chanaan suffit à donner aux Hébreux une idée de la fécondité de la terre promise, ces extraits suffiront, je pense, pour montrer aux amis de la poésie les richesses de cette terre encore vierge. Les lettrés ont longtemps méprisé la muse du peuple avec ses naïvetés, ses répétitions familières, sa prosodie élémentaire et indépendante, où les vers ne riment qu’une fois sur deux et par assonance. Ils ont eu pour elle ces dédains que Louis XIV professait pour les tableaux hollandais, qu’il traitait de magots. Ceux qui ne considèrent pas uniquement l’écorce des choses, et qui savent trouver l’amande sous la coque rugueuse d’un fruit sauvage comprendront bien vite tout le parti que l’art peut tirer de ce précieux minerai encore enfermé dans sa gangue. Ils s’habitueront rapidement à cette poésie qui a un goût de terroir, et ils se laisseront séduire. Dans la préface qui précède son recueil des chants du pays messin, M. le comte de Puymaigre a très bien défini ce charme dont la poésie populaire vous enveloppe peu à peu. « Ce n’est pas tout de suite, dit-il, qu’on se laisse aller à cette séduction étrange; il faut s’habituer à l’absence d’art, au défaut de transition, à la négligence de toutes les règles. C’est une mélodie toute naïve, toute simple, et pourtant on ne l’aime qu’après l’avoir entendue souvent. Quand on a commencé à lire des chansons populaires, on ne s’arrête plus... La poésie populaire n’a pas longue haleine, elle ne fait point de récits détaillés, elle se passe d’exposition, elle entame un sujet brusquement par le point qui lui semble le plus intéressant... Elle n’indique pas les changemens de lieux; elle fait passer, sans en avertir, d’une scène dans une autre; elle ne donne pas la parole à tels ou tels personnages, ils la prennent d’eux-mêmes, c’est à l’auditeur à se débrouiller et à deviner les interlocuteurs. Elle n’intervient du reste ni pour les blâmer, ni pour les louer, elle se contente de les mettre en scène et s’efface derrière eux. Elle est naïve, concise, vive, imprévue... »

On ne peut mieux dire, et j’ajouterai qu’à mes yeux la plupart de ces défauts constituent des qualités. C’est précisément dans cet effacement de l’auteur derrière les acteurs de son drame, dans cette absence de rhétorique raisonneuse, dans ce mouvement rapide et prime-sautier que consiste la poésie lyrique. Vienne un grand poète, un maître artiste, Goethe, Heine ou Hugo ; comme un magicien, il touchera du doigt l’une de ces chansons aux rimes assonantes, et il en fera un chef-d’œuvre comme le Pêcheur, le Pèlerinage à Kewlar ou le Petit Roi de Galice. La paysanne court-vêtue se métamorphosera en une princesse habillée de drap d’or et d’argent. Toutefois, je le répète, il ne suffirait pas pour opérer cette transformation de s’exercer à transcrire ou à arranger à la moderne les productions de la muse rustique. Un pareil travail serait sans profit pour l’art. Non, l’étude de la poésie populaire doit être le commencement d’un effort plus digne et plus fécond.

Les poètes des époques classiques ont tiré de l’étude des Grecs et des Latins tout le suc et la moelle qu’il leur était possible de s’assimiler. Depuis longtemps déjà, l’arbre enchanté du romantisme a passé l’âge de la grande production ; sa verdure s’effeuille par le haut, ses bras noueux se couvrent de lichen, et il ne donne plus que de loin en loin des fruits d’arrière-saison, à la forme bizarre et à la saveur étrange. Les envieux et les malintentionnés prétendent même que notre littérature d’imagination est dangereusement malade. En tout cas, elle subit une crise. Elle ressemble à une grande dame dont la santé a été détraquée par les veilles et les excitans de la vie mondaine. Elle a les nerfs à fleur de peau et l’estomac capricieux ; tantôt, pour réveiller son appétit, il lui faut des condimens exotiques et tous les raffinemens d’un luxe de décadence, tantôt elle dévore des crudités et se régale d’un plat de portier. Elle a des engoûmens inexplicables et des curiosités mal- saines; elle se pâme, fond en larmes ou éclate de rire à propos de rien. Est-elle atteinte d’anémie, souffre-t-elle d’une maladie nerveuse, ou sont-ce tout simplement les symptômes d’une gestation pénible? Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce n’est point là l’état de santé. A de pareils malades, les médecins ordonnent de changer de régime, de vivre aux champs, de coucher dans une étable, de respirer l’air des bois ou de la mer. Je crois que, sans être grand clerc, on pourrait conseiller aussi à nos poètes de changer d’air et d’alimentation. Loin de s’enfermer dans leur milieu parisien, essentiellement artificiel, il leur faudrait voyager en province, se remettre sous les yeux les paysages si divers et si charmans de notre pays français, s’imprégner de l’odeur de la campagne, respirer la poésie là où elle pousse naturellement comme une fleur sauvage. Les légendes, les récits, les coutumes, les patois de nos provinces sont des richesses trop négligées et qui ne demandent qu’à être recueillies. Il serait urgent de fouiller le fonds et le tréfonds de notre sol pour y trouver une mine poétique franchement nationale. C’est alors que la poésie populaire entrerait comme élément important dans ce nouveau régime de l’esprit. Les poètes, en visitant les pays où elle s’est développée obscurément, aspireraient l’air encore tout vibrant des voix inconnues qui ont composé nos chansons rustiques. Ils s’assimileraient presque inconsciemment les procédés simples de la poésie populaire, sa naïveté, son allure rapide, sa fraîcheur et son naturel. Alors, tout en profitant de l’expérience de leurs devanciers et des ressources amassées par les écoles qui ont précédé, ils trouveraient peut-être matière à un art original, foncièrement français, et ils pourraient chanter, comme dit Henri Heine, « une chanson nouvelle, une chanson meilleure. »


ANDRE THEURIET.

  1. Ségar, scieur de long (patois vosgien).
  2. On retrouve le même sujet dans une chanson allemande de l’Enfant au cor merveilleux. — das Alphorn.
  3. Ut flos in septis secretus nascitur hortis, etc.
    (Catulle, Carmen nuptiale.)
    La virginella e simile alla rosa...
    (Arioste, Orlando furioso.)

  4. Recueil de Max Buchon. — J’avoue que j’ai des doutes sur l’authenticité de cette jolie chanson; elle a une toilette trop soignée et trop harmonieusement assortie, elle est trop symétriquement composée, trop bien rimée et mesurée, pour n’avoir pas été remaniée par un artiste. Je soupçonne que Max Buchon, qui était poète, se sera laissé aller à exécuter de nombreux repeints à la moderne sur la toile primitive et à demi écaillée.