La Pointe-du-Lac/07/c

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Les éditions du Bien public ; Les Trois-Rivières (p. 80-82).

c — Anciens usages

Inutile de dire que les vieilles coutumes canadiennes ont existé chez nous : sur le perron d’église, la vente pour les morts et la criée d’objets perdus ; le brayage du lin et le foulage de l’étoffe ; le maquignonnage et l’amour des chevaux ; les corvées de bâtiments ou de creusage de puits à brimbale ; et les cotillons, le goût du petit coup, les charivaris et la fringale d’éloquence. Oh, la politique ! elle va si fort, qu’en 1858, Monseigneur Baillargeon fait signer une pétition des paroisses au gouverneur Head pour qu’il passe une nouvelle loi électorale : « Vos pétitionnaires ont appris avec douleur que les dernières élections ont été accompagnées de fraudes, de violences, de parjures et d’assassinats. Chaque élection voit s’accroître et s’étendre cet esprit de désobéissance aux lois divines et humaines. Les fraudes et violences rendent illusoire le fonctionnement du système électif »… Et pourtant, le télégraphe n’était pas encore implanté.

Les bonnes mémoires nous parleront des instruments de travail de 1850 : des traits, non de cuir ou de fer, mais de « pelures de bois-blanc, tressés gros comme la moitié du poignet » ; des bandages de roues en bois, qu’on recourbait en les forçant entre des poteaux ; le fanal percé à chandelle, la lampe à huile-à-brûler, ou huile-à-bottes, ou huile de marsouin, dont la mèche était une lisière d’étoffe du pays. Une espèce de tige, — un manche — accrochait la lampe au plafond, protégé par une tôle. Pour épargner les allumettes, on regardait si la cheminée du voisin fumait. On allait y chercher des tisons dans un « porte-ordure » à couvert troué. Mais après que la petite Godin se fût brûlée en route, la coutume tomba.

L’on allumait le feu avec un briquet, ou batte-feu, qu’on frottait dur contre une pierre à feu, dont les étincelles tombaient sur des morceaux d’amadou, ou de tondre sec, fourni par les cœurs d’érables vieux. Le tondre passait de pipe en pipe, ou bien les allumettes de cèdre qu’on enflammait au foyer. Les anciens qui auraient pris cinq allumettes chimiques pour allumer cinq pipes, ou rien qu’une, se seraient affichés sur le bord de la ruine, à la veille de vendre leur terre !…

Il faut entendre conter aux Montour l’apparition de la première lampe à pétrole chez eux, après des hésitations et des calculs comme on n’en fait plus pour acheter un radio ! La mère avait dépaqueté la merveille avec un soin de rituel, en l’absence des enfants, vous comprenez. Quand elle l’eût placée, pour quelques minutes d’admiration, sur la grande table, bien à plomb, bien au fond, si un malheureux s’approchait de moins de trois pieds, non de la lampe mais de la table, quel haro : « Maman ! la lampe est cassée ! Il va la casser ! » Ils ont maintenant les lampes électriques à l’étable, au poulailler, et ils en cassent une par-ci par-là…

Les progrès ont été si rapides que la même génération aura connu tout cela, de même que la transition de la faucille et du fléau à la moissonneuse-batteuse.

En 1870 et 1880, les moissons jaunies voient toute la famille s’agenouiller devant elles, la faucille à la main, le soleil sur la tête, et la bonne humeur chez tous, pour d’écrasantes journées de fauchage. Poignée par poignée le grain tombe ; ça ne va pas bien vite : faucher son arpent dans sa journée méritait l’éloge suprême à une faucheuse.

Voilà bien que le père revient un jour du marché avec un javelier, lourde faux garnie de dents de bois qui retiennent la paille qu’on dépose en javelle droite.

Quand le jour de gloire est arrivé, le bonhomme se lance à grande envergure, dévorant, grouche, six pieds de large, et avançant de deux pieds à chaque coup, grouche ! à côté des jeunes qui zigonent de la faucille, cric, cric ! une pincée à la fois. Vous comprenez que le père s’en donnait : on aime toujours à éblouir la galerie, et grouche, et grouche ! Il ne réussit que trop, le vaillant champion. Quand il daigne se retourner, déjà au bout de la pièce, pour juger de l’effet, il aperçoit ses gâs et ses filles debout là-bas, qui contemplent le phénomène. Inutile de tant suer, le javelier va tout faucher à lui seul ! On s’assoit d’abord sur les talons, puis on se lève pour admirer mieux ; on échange son admiration : « Non, mais ça fauche-t-y ! » et l’on chôme.

Quelques années après le miraculeux javelier, la moissonneuse fait son apparition : c’est l’agriculture assise, les chevaux font tout. Puis c’est la moissonneuse-lieuse : on n’a même plus besoin d’engerber, de couper des harts, de plier les genouillères de cuir pour ceinturer les gerbes. Des enfants suffisent à grouper les bottines par quatre ou cinq, pour faire sécher la paille et javeler le grain. Maintenant l’avenir est à la moissonneuse-batteuse qui remplace la faucille, le javelier, le fléau, le battage en grange, et qui donnera aux fils et aux filles de la campagne tout le loisir de faire de l’auto, de la musique et de la neurasthénie. Et l’on aura vu tout ce progrès en une seule génération, celle qui atteint soixante-quinze ans.