La Politique confessionnelle en Allemagne et en France

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La Politique confessionnelle en Allemagne et en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 692-703).
LA
POLITIQUE CONFESSIONNELLE
EN ALLEMAGNE ET EN FRANCE

Dans son Introduction à la science sociale, un éminent philosophe anglais, M. Herbert Spencer, a consacré quelques pages intéressantes à l’examen de ce qu’il appelle « le préjugé théologique ; » il a signalé l’influence que ce préjugé exerce sur les actions humaines et sur la conduite des sociétés. Le préjugé théologique consiste à croire que la théologie possède tous les secrets de la vie présente aussi bien que de la vie future, à considérer le respect du dogme, la ferveur et la soumission dans la foi et la pratique de certaines observances comme une meilleure garantie du bonheur des peuples qu’un bon code civil, que de sains principes d’économie politique et même que l’obéissance aux lois de la morale universelle. M. Spencer rappelle à ce propos l’entretien qu’eut le célèbre voyageur Palgrave avec le wahabite Abd-el-Kareem, qui lui représentait qu’il y a de grands et de petits péchés, et que le premier des grands péchés est d’adorer un autre Dieu qu’Allah. « J’en conviens, lui répondit M. Palgrave, l’énormité d’un tel péché est incontestable ; mais si c’est là le premier, il doit y en avoir un second. Quel est-il ? — Fumer du tabac, répliqua-t-il sans hésitation. — Et le meurtre, l’adultère, le faux témoignage ? — Dieu est clément et miséricordieux, repartit le wahabite ; ce ne sont là que de petits péchés. » Il y a partout des Abd-el-Kareem ; l’Arabie n’est pas le seul pays où les théologiens se plaisent à raisonner savamment sur la distinction des grands et des petits péchés, et ce ne sont pas seulement les missionnaires wahabites qui enseignent que le libre examen est un crime, que les désobéissances de l’esprit perdent les peuples, mais qu’en revanche certaines peccadilles ne tirent pas à conséquence, pourvu qu’en les commettant on ait soin d’épurer ses intentions. Il y a quelques années, dans le feu d’une controverse qui passionna nos voisins d’outre-Manche, on entendit des évêques anglicans déclarer que la prospérité du royaume-uni dépendait de son fidèle attachement au credo d’Athanase ; ils assuraient, comme le tenant de la meilleure source, que tout irait bien, si l’état obligeait ses prêtres à menacer des peines éternelles quiconque se permettait d’argumenter contre le mystère de la sainte trinité ; ils affirmaient avec la même confiance que, si l’état se montrait coulant sur les points de doctrine et laissait se propager dans les veines du corps social le mortel virus de l’arianisme, c’en était fait de la Grande-Bretagne, de son commerce, de ses colonies et des consolidés.

M. Spencer, qui est un penseur sérieux, a l’habitude de faire le tour des questions qu’il étudie. Après avoir fait leur procès aux préjugés théologiques, il a signalé les inconvéniens d’un préjugé tout contraire qu’il appelle le préjugé antithéologique. Beaucoup de bons esprits, qui n’aiment guère la théologie et ne se défient pas assez de leurs illusions, s’imaginent volontiers que la religion n’est plus aujourd’hui qu’une affaire de conscience ou de cœur ou d’habitude, et en quelque sorte une occupation purement domestique, mais que dans ce siècle de critique et de lumières les dogmes ne peuvent plus exercer aucun empire sur les combinaisons des hommes d’état ou sur le gouvernement des sociétés. Le XVIIIe siècle a été le siècle des grandes idées, des grandes réformes, des grandes espérances et des généreuses illusions ; il rêvait pour le genre humain l’avènement d’un âge d’or, le règne universel de la tolérance et de la raison. C’est à son école que se sont instruits les libéraux de notre temps, et sur la foi de leurs maîtres ils se flattaient que dorénavant les controverses, les querelles dogmatiques ne dérangeraient plus le ménage des peuples, qu’il n’y aurait plus de croisades ni de conflits religieux, que les diverses confessions s’appliqueraient, chacune à sa manière, à édifier les âmes, et s’abstiendraient soigneusement de troubler les états, que les consciences se contenteraient de revendiquer leurs droits en renonçant au triste avantage de s’opprimer les unes les autres. Que les.libéraux sont loin de compte, et quel cruel démenti donnent à leurs pronostics les événemens qui se passent ! Voltaire n’était pas optimiste comme son siècle ; le 14 août 1776, il écrivait à Diderot : « La saine philosophie gagne du terrain depuis Arckangel jusqu’à Cadix ; mais nos ennemis ont toujours pour eux la rosée du ciel, la graisse de la terre, la mitre, le coffre-fort, le glaive et la canaille. Tout ce que nous avons pu faire s’est borné à faire dire, dans toute l’Europe, aux honnêtes gens que nous avons raison, et peut-être à rendre les mœurs plus douces. »

Oui, les mœurs sont devenues plus douces, mais le fanatisme est encore de ce monde, et rien n’est plus déraisonnable que de croire au règne universel de la raison. Il était écrit au livre des destins que, contrairement aux prédictions des philosophes, des libéraux, des économistes, nous assisterions à une recrudescence des passions religieuses, et que la théologie jouerait de nouveau un grand rôle dans les affaires de l’Europe. C’est une guerre sainte, c’est une croisade que fait aujourd’hui la Russie sur les bords du Danube ; du moins elle nous défend d’en douter, elle n’admet pas que nous la soupçonnions de mêler des arrière-pensées de conquête au zèle qu’elle déploie pour ses coreligionnaires qui gémissent sous le joug du croissant et pour les intérêts de la sainte église orthodoxe. En Occident, grâce à Dieu, on ne se bat pas, mais on se dispute beaucoup. A Rome comme à Madrid, à Genève comme à Berlin, les questions ecclésiastiques sont sur le premier plan, et la politique européenne menace de revêtir un caractère confessionnel qu’elle n’avait pas eu depuis le XVIe siècle. Le fanatisme est un revenant, et ce revenant est parfois embarrassé de sa personne ; il se sent désorienté, dépaysé dans une société renouvelée par les idées de 89, il se doute qu’il s’est trompé de siècle, qu’il a mal choisi son heure pour reparaître parmi les vivans ; mais il ne laisse pas de payer d’audace, il soutient que la maison est à lui, que c’est à la révolution d’en sortir. C’est une erreur en politique de ne pas croire aux revenans, et c’est une imprudence de ne pas compter avec eux.

Le pape Pie IX disait l’autre jour aux pèlerins allemands qui étaient venus déposer à ses pieds leurs hommages et leurs présens : « votre nation, mes très chers fils, a été autrefois sujette à de graves maladies morales que le monde connaît et que vous-mêmes vous détestez. » De quelle maladie morale voulait parler le saint-père ? Apparemment il faisait allusion à cet esprit de tolérance qui, sous l’influence de la philosophie, s’était répandu de proche en proche dans toute l’Allemagne, contagion funeste dont les catholiques eux-mêmes n’avaient pas su se défendre. La tolérance est fille de la tiédeur, et elle produit l’indifférentisme, qu’un autre pape flétrissait jadis, en le traitant « d’opinion perverse d’après laquelle on pourrait acquérir le salut éternel par quelque profession de foi que ce fût, pourvu que les mœurs fussent droites et honnêtes. » Pie IX a expliqué aux pèlerins, qui ne demandaient qu’à l’en croire, que Dieu s’occupe toujours de guérir les nations malades, et que pour les sauver « il leur parle tantôt avec un accent plein de suavité qui pénètre dans le cœur, et tantôt comme un aquilon, furieux ; » puis, tournant le doigt vers Berlin et appelant l’ennemi par son nom, il ajoutait : — « J’ai entendu dire à d’honnêtes et bons catholiques prussiens qu’il était nécessaire que quelqu’un vînt pour réveiller les peuples trop abandonnés à l’inertie. Eh bien ! Dieu s’est levé, et il a envoyé un fléau comme il avait fait il y a tant de siècles. Alors il fit paraître un Attila pour réveiller les peuples, et aujourd’hui c’est par le moyen d’un nouvel Attila qu’il a réveillé la généreuse nation germanique. Ce nouvel Attila, qui croyait détruire, a édifié ; ce nouvel Attila, qui voulait par tous les moyens voir détruire sur toute la terre la religion de Jésus-Christ, a donné une nouvelle vigueur à votre foi. » Qu’a pensé M. de Bismarck de ce hautain défi ? La mansuétude, la longanimité, ne sont pas les traits dominans de son caractère ; il n’est pas non plus dans ses habitudes de mépriser aucune attaque ni de dire en souriant : Je ne me sens pas atteint. Il a coutume de ressentir les insultes, de relever le gant qu’on lui jette, de rendre avec usure les coups qu’on lui donne. Ceux qui le croyaient disposé à négocier avec l’église, à revenir sur les lois de mai, à se relâcher de ses rigueurs à l’égard des évêques, doivent faire leur deuil de cette chimérique espérance. La guerre que l’empire germanique a déclarée au prisonnier volontaire du Vatican n’est pas sur le point de finir, elle va se poursuivre avec plus de violence que jamais. Cette lutte à outrance entre la première puissance militaire du monde et un vieillard qui ne mesure plus ses paroles est un des faits les plus graves de la politique contemporaine ; elle influera sûrement sur les destinées de l’Allemagne, et il est à désirer qu’elle n’ait pas de conséquences fâcheuses pour la sécurité de ses voisins.

Personne ne prévoyait en 1871 que le nouvel empire germanique ne tarderait pas à se brouiller avec la papauté, et qu’avant peu l’Allemagne serait en proie aux dissensions religieuses. Catholiques et protestans avaient rivalisé de zèle et d’ardeur pour combattre « l’ennemi héréditaire ; » ils étaient revenus de leur heureuse campagne la main dans la main, remportant les plus riches dépouilles, couverts de la même gloire et du même sang ; rien n’unit tant les hommes qu’une haine commune et qu’un butin à partager. Au surplus, ceux qui connaissaient ou se flattaient de connaître M. de Bismarck le jugeaient capable de tout, sauf de faire jamais de la politique confessionnelle. Plus d’un chrétien évangélique lui avait reproché sa tiédeur pour la bonne cause, son indifférence ironique pour les questions de catéchisme, son superbe scepticisme d’homme d’état qui plane dans la nue et n’attache pas plus d’importance à une querelle de sacristains qu’à une discussion dans une fourmilière. S’il n’avait consulté que ses traditions de famille, l’empereur Guillaume se serait imposé de grands sacrifices plutôt que d’attenter à la paix religieuse qui, depuis vingt ans, régnait dans ses états. La politique ecclésiastique qu’on y pratiquait s’appelait le paritarisme : c’était un système de respect également bienveillant pour tous les cultes ; le gouvernement les protégeait, les patronnait et leur demandait en retour de l’aider à combattre le radicalisme, la démagogie, les passions révolutionnaires. La Prusse était un des pays du monde dont le saint-siège avait le plus à se louer ; il entretenait avec Berlin les meilleures relations. Comme nous le disait naguère un ministre wurtembergeois, un souverain protestant, luthérien ou évangélique, est bien placé pour avoir de bons rapports avec Rome, car un souverain protestant a cet avantage qu’il ne peut être accusé d’être un mauvais catholique. A la vérité, il y avait eu sous le règne de Frédéric-Guillaume III un grave conflit à propos des hermésiens, et de violentes discussions au sujet des mariages mixtes ; l’archevêque de Cologne fut emprisonné, et le pape fulmina contre le roi. La bonne entente se rétablit à l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, à qui les protestans reprochèrent plus d’une fois ses complaisances excessives pour le catholicisme. Dans la séance du 4 février 1874, M. de Bismarck disait aux catholiques de la chambre des députés : « Pendant une période de vingt années, vous avez eu la paix telle que vous l’entendez, telle que vous la désirez, c’est-à-dire qu’on vous a permis d’exercer la domination la plus absolue, et de placer vos avant-postes jusque dans le ministère même. » On ne s’attendait point à ce que cette paix fût troublée de sitôt. O vanité des conjectures humaines ! Il y eut un moment, après la guerre franco-allemande, où la curie romaine s’imagina que le souverain hérétique qui venait d’être proclamé empereur d’Allemagne avait reçu du ciel la mission glorieuse de rendre à l’église, abandonnée ou trahie par les puissances catholiques, les plus éclatans, les plus précieux services. Dans les premiers mois de 1871, on caressait au Vatican l’espoir que Guillaume Ier allait prendre dans ses puissantes mains la cause du saint-siège, et qu’éclairé d’une lumière miraculeuse, il emploierait l’épée de Sadowa et de Sedan à restituer au pape son pouvoir temporel. En ce temps, on n’avait garde de le traiter d’Attila ; on lui faisait des avances, on lui offrait de l’eau bénite ; on voyait en lui le moderne Cyrus, suscité de Dieu pour délivrer de sa dure captivité le peuple d’Israël, pour le soustraire à la main pesante de Balthazar et le rétablir dans l’héritage de ses pères. On avait rêvé, on se réveilla ; on s’était abusé grossièrement, on se plaignit d’avoir été trompé.

Les gens qui attribuent volontiers les grands effets à de petites causes ont expliqué la brouillerie entre Berlin et le saint-siège par des piques d’amour-propre, par de mesquines rancunes, par de petites influences occultes. On a dit que le chef du centre catholique, M. Windthorst, n’avait jamais eu le don de plaire au chancelier de l’empire, et que M. de Bismarck était parti en guerre contre le Vatican pour faire pièce à un homme qui lui inspire une insurmontable aversion. M. de Bismarck est sujet à prendre les gens en grippe, et ses antipathies personnelles ont influé quelquefois sur sa conduite ; mais on nous persuadera difficilement qu’il se soit lancé dans une entreprise pleine de difficultés et même de périls par la seule raison que le visage de M. Windthorst ne lui revient pas. D’autres ont avancé qu’il avait cédé en cette occasion aux instances réitérées de quelques hommes marquans du parti libéral, tels que MM. de Bennigsen et Miquel. On a prétendu aussi qu’en ouvrant une campagne contre l’église, les coryphées du parti libéral avaient voulu faire une habile diversion et détourner l’attention publique de certaines aventures financières, de certains coups de bourse compromettans où ils avaient eu la main. « Le Culturkampf, lisons-nous dans un livre récemment publié, est arrivé fort à propos pour occuper le peuple et lui cacher les exploits de pillards que méditait la séquelle libérale. Le Cullurkampf est le paravent derrière lequel se sont embusqués les faiseurs. La preuve en est que toutes les feuilles qui faisaient les réclames les plus actives en faveur des entreprises de bourse sont celles qui ont le plus attisé la lutte religieuse[1]. » On soupçonnait depuis longtemps quelques personnages politiques d’avoir été les complices des spéculateurs et des loups-cerviers les plus malfamés de Berlin. Le Culturkampf est un torrent aux eaux troubles, qui charrie beaucoup de limon. Dans notre siècle, la religion se commet trop souvent en mauvaise compagnie, plus d’un fanatique est doublé d’un courtier marron, et quand tel prêcheur de croisade a fini sa harangue, l’auditoire pensif secoue la tête en se disant : Il y a du tripotage dans cette affaire. Toutefois l’auteur du livre curieux que nous venons de citer déteste trop cordialement les libéraux de son pays, son langage est trop passionné pour que nous admettions sans réserve ses explications, qui nous paraissent un peu artificielles.

M. de Bismarck ne fait jamais rien d’inutile ; quoi qu’il entreprenne, il consulte et son propre avantage et l’intérêt de l’œuvre monumentale qu’il a fondée. Si après quelques hésitations il a engagé le combat contre l’église romaine, c’est qu’il y a vu le moyen de fortifier à la fois l’empire qu’il a créé et sa situation personnelle en Allemagne. Il se comparait un jour à un chasseur de canards sauvages qui s’avance avec précaution dans le marais et ne quitte l’îlot où il a pris terre qu’après avoir cherché du pied une motte de gazon, une souche capable de le porter. Quand il dut se détacher du parti conservateur, dont les préjugés et les regrets contrariaient ses vues sur l’organisation de l’Allemagne, il se chercha un autre point d’appui ; il ne pouvait le trouver que dans le parti libéral, dont il se gagna l’adhésion en épousant ses sympathies et ses antipathies confessionnelles. On peut admettre aussi qu’il démêla de bonne heure dans la coalition formée au sein du Reichstag par le centre catholique et les patriotes bavarois un esprit de défiance, d’opposition et des tendances particularistes qui excitèrent ses ombrages. Un autre motif plus puissant détermina sa conduite : il était fermement résolu à être maître dans sa maison. Le jour où l’évêque d’Ermeland révoqua un professeur ecclésiastique du lycée de Braunsberg, qui protestait contre le dogme de l’infaillibilité, il s’avisa qu’il y avait dans l’empire un étranger qui se permettait d’y parler haut et d’y donner des ordres, et sans doute il pensa au proverbe allemand qui dit : « Ayez deux femmes sous votre toit, une souris et deux chats, un os et deux chiens, et vous n’aurez pas une heure de repos. » Apparemment M. de Bismarck n’avait pas prévu dès le principe la longue durée et toutes les péripéties de la lutte dans laquelle il s’engageait. Il s’était proposé jadis d’appeler M. de Ketteler au siège archiépiscopal de Cologne et de lui conférer la dignité de prince-primat de l’église catholique, servant d’intermédiaire entre Berlin et le Vatican ; il ne soupçonnait pas alors qu’avant peu il citerait devant ses tribunaux tous les évêques prussiens. Il espéra qu’il suffirait de quelques coups d’autorité pour désarmer tous les mauvais vouloirs, pour faire plier toutes les têtes rebelles. Un jour, dans une séance du parlement, le centre ultramontain lui causa par ses chicanes un vif mouvement d’irritation ; les mouches ultramontaines s’entendent à piquer, et M. Windthorst est un taon d’une assez belle taille. L’un des confidens intimes du chancelier, M. de Keudell, aujourd’hui ambassadeur en Italie, crut devoir avertir charitablement un de ses amis catholiques en lui disant : « Prenez-y garde, ne poussez pas à bout le chancelier, vous ne vous doutez pas des mesures qu’il est capable de prendre contre vous. » Rome ne céda pas, et la vivacité de l’attaque s’accrut avec l’opiniâtreté de la résistance. L’étranger qui se permettait de donner des ordres dans la maison de M. de Bismarck avait fait depuis peu proclamer son infaillibilité par un concile. Rien n’est plus agaçant, rien n’est plus irritant qu’un ennemi qui a la prétention de ne pouvoir se tromper.

A ceux qui lui rappelaient qu’il avait été jadis un chaud partisan de la paix religieuse, M. de Bismarck répondait : « Il est possible que j’aie changé, mais je n’ai jamais eu honte de modifier mes opinions chaque fois que les circonstances m’ont amené à reconnaître que les choses ne peuvent pas aller comme je le voudrais. Il serait injuste d’exiger de moi pendant un quart de siècle une opinion absolument invariable. Depuis que je suis ministre, j’ai appris à subordonner aux besoins de l’état mes convictions personnelles. » Il ajoutait que, si sa politique ecclésiastique avait changé, c’était la conséquence du changement qui s’était fait dans l’église elle-même, depuis qu’elle avait adopté un nouveau dogme qui modifiait profondément ses relations avec la puissance civile. Dès le 14 mai 1872, il avait écrit dans une dépêche confidentielle adressée au comte Arnim que les décisions du dernier concile avaient eu pour effet de substituer partout le pouvoir pontifical à la juridiction épiscopale, que les évêques n’étaient plus que des instrumens, des agens sans responsabilité propre, qu’ils étaient devenus à l’égard des gouvernement « les fonctionnaires d’un souverain étranger et d’un souverain qui, en vertu de son infaillibilité, est un monarque absolu, plus absolu qu’aucun autre monarque de la terre. » Le 17 décembre 1873, il disait à la chambre des députés : « C’est une situation fort grave que nous a faite le concile du Vatican. Désormais nous ne pouvons édicter aucune loi sans qu’elle ait reçu l’approbation du pape, ou tout au moins on nous conteste le droit d’édicter une loi que le pape a condamnée. Cette situation n’est possible que dans l’état clérical, et on se propose d’étendre le système de l’état clérical à l’univers entier, c’est-à-dire à tout pays où réside seulement un catholique. » Au surplus, il se défendait toujours d’avoir voulu, de gaîté de cœur, susciter un conflit confessionnel. « Si le conflit a éclaté, avait-il dit précédemment, prenez-vous-en à l’action, non de l’église catholique, mais du parti qui gouverne aujourd’hui cette église et qui prétend soumettre la société moderne à sa domination. Ce parti a inauguré une politique attentatoire aux droits de l’état, et je ne pouvais, comme ministre, assumer la responsabilité d’une plus longue patience. » Après cela, il se déclarait prêt à faire la paix, mais il entendait en dicter les conditions. L’église ne les a point acceptées ; ni les amendes, ni les séquestrations de biens, ni les suspensions de traitemens n’ont pu vaincre sa résistance. M. de Bismarck espérait la réduire en l’affamant ; elle n’est jamais plus riche que dans ses détresses, elle convertit le cuivre en argent et l’argent en or, l’abondance des aumônes lui refait un trésor, et elle dit à ceux qui la nourrissent : — Ne vous effrayez point, Attila voulait détruire, il a édifié.

Que l’abolition du pouvoir temporel ait été un grand bien pour les Romains, trop longtemps soumis à un détestable gouvernement, et pour l’Italie, qui avait besoin d’une capitale il n’est pas permis d’en douter ; mais il est certain aussi que cette révolution, la plus importante, la plus définitive du siècle ; a causé beaucoup d’embarras aux gouvernemens étrangers et compliqué leurs relations avec le Vatican. Lorsque le pape était un souverain temporel, il était lié par une étroite communauté d’intérêts à la cause des rois et des empereurs ; dans tous les pays, la politique conservatrice trouvait en lui un allié, et le souci qu’il avait de conserver son patrimoine était un frein efficace contre l’abus qu’il aurait pu faire de son autorité spirituelle. En 1869, l’impératrice Eugénie disait à une personne de son entourage gagnée à la cause italienne : « C’est dans notre intérêt plus encore que dans celui du souverain pontife que nous ne permettons pas aux Italiens d’aller à Rome, car il nous importe que le souverain pontife soit des nôtres. » Depuis qu’il a perdu ses états, le pape n’est plus occupé que de sa mission apostolique, et les considérations d’une politique vulgaire ne le gênent plus dans l’expression de sa pensée. Il possède désormais l’absolue liberté de la parole et de l’anathème. Lamennais écrivait jadis : « Le vicaire de Jésus-Christ se trouve, dans l’exercice de ses fonctions divines, dépendant des relations et des intérêts du prince temporel. A cause de sa faiblesse relative dans l’ordre purement politique, obligé de ménager les plus dangereux ennemis de l’église, malgré lui il est entraîné dans un système de concessions qui s’élargit sans cesse. Il tend les mains, et un autre le ceint et le conduit où il ne voudrait pas aller. » Ce temps n’est plus ; réduit à sa puissance spirituelle, le pape a pu s’affranchir de toutes les précautions diplomatiques, il n’est plus solidaire des pouvoirs établis, et n’ayant plus rien à perdre, il n’a plus rien à ménager. Il y a désormais au Vatican un tribun infaillible, lequel cite à sa barre tous les gouvernemens ; en vain surveille-t-on ses lèvres, il en tombe des paroles enflammées qui allumeraient des incendies, si nous vivions dans un âge de foi.

Ce tribun infaillible est d’autant plus libre que la loi des garanties, votée par les chambres italiennes, lui a attribué le privilège de l’exterritorialité ; il n’est le sujet de personne, et il ne répond de rien qu’à lui-même. Lorsque cette loi fut promulguée, Pie IX se plaignit que ses ennemis l’avaient traité comme le Christ, qu’ils l’avaient revêtu des insignes d’une souveraineté dérisoire, qu’ils lui avaient mis sur les épaules un manteau d’écarlate et dans la main un roseau en guise de sceptre. Il sait bien lui-même tout ce que vaut ce roseau, et il a prouvé plus d’une fois qu’il savait s’en servir pour frapper ses ennemis au visage et pour parer tous les coups qu’ils essayaient de lui porter. En vertu de la loi des garanties, le Vatican est un lieu clos et sacré, un refuge inviolable. Si, comme on le dit, le pape est en prison, il est maître absolu dans sa prison, et le gouvernement italien n’oserait pas frapper à sa porte pour lui transmettre les réclamations d’Attila, qui se déclare offensé par ses invectives. A plusieurs reprises, M. de Bismarck a protesté contre la loi des garanties ; il a insinué au gouvernement italien qu’il serait bon d’en modifier les clauses et de garantir à leur tour les puissances étrangères contre les provocations pontificales. Le gouvernement italien a fait la sourde oreille ; sa politique ecclésiastique est bien différente de celle qu’on pratique à Berlin. L’Italien n’est pas jeune, et il n’a aucun des défauts de la jeunesse ; il se défie des mesures précipitées et violentes, il est peu disposé à se servir d’un sabre pour résoudre une question délicate. Son bon sens un peu sceptique prend son parti de bien des choses, et juge que les affaires humaines ont bien des faces, que la patience est le meilleur remède aux situations embrouillées, qu’il faut savoir tirer les négociations en longueur, que tout finit par s’arranger ; le temps, c’est de l’espérance pour tout le monde. L’Italien a le génie des transactions, des compromis, et sa première qualité est qu’il sait attendre. Un diplomate français, qui se piquait de sang-froid, avait une femme vive, acariâtre, avec laquelle il se prenait quelquefois de querelle ; honteux de s’être fâché, il s’écriait avec dépit : « Ce qui est insupportable, madame, c’est que vous m’obligez à élever la voix et à forcer ma pensée. » Quelque déplaisir que puissent causer au gouvernement italien les véhémentes sorties du saint-père, il ne perd jamais son sang-froid, il n’a garde d’élever la voix ni de forcer sa pensée ; il secoue ses oreilles, il attend, et il dit à M. de Bismarck : Prenez patience comme nous. Mais le chancelier de l’empire a un tout autre tempérament, et la longanimité transalpine lui agrée peu ; il a le goût des moyens rapides, des mesures expéditives, des solutions sommaires. Feu le marquis Gino Capponi nous racontait jadis que, Massimo d’Azeglio se trouvant à Florence au moment d’une révolution, on fit appel à ses bons services et qu’il répondit : « Je ne demande pas mieux que de vous aider, pourvu que ce soit à cheval. » Comme Azeglio, M. de Bismarck a toujours le pied à l’étrier, il est toujours prêt à monter sur ses grands chevaux, il n’en a pas de petits.

Comment finira la lutte à outrance engagée entre l’empire germanique et le Vatican, personne ne le sait ; mais il n’est pas besoin d’être un prophète pour pressentir les dangers qu’amasserait sur sa tête l’imprudent qui s’aviserait de prendre parti dans cette querelle. M. de Bismarck se plaint d’avoir affaire à un ennemi insaisissable, sur lequel il n’a pas de prise. Le jour où le Vatican aurait conclu un traité avec une des puissances catholiques, qui lui fournirait un général et des soldats, M. de Bismarck saurait à qui s’en prendre ; il crierait joyeusement à l’Allemagne : La bête est lancée ! et il sonnerait l’hallali. Le malheur est que la curie romaine ne se contente pas de remplir le monde de ses protestations ; elle cherche autour d’elle un champion qui épouse son malheur, en lui sacrifiant généreusement ses intérêts et sa sûreté, elle cherche une épée dévouée et soumise, à laquelle elle donnera sa bénédiction et qui en retour s’engagera à ne rentrer dans le fourreau qu’après avoir combattu jusqu’au bout le saint combat et avoir remis le saint-père en possession de son trône. Peut-être se flatte-t-on au Vatican que cette épée sera celle de la France. Le Vatican s’abuse ; la France a pu commettre de grandes fautes, mais elle n’a pas encore montré qu’elle eût le goût du suicide.

Ce qui vient de se passer confirmera peut-être dans leurs illusions les têtes exaltées de la curie romaine ; elles oublient la France de 89 pour ne plus songer qu’à la fille aînée de l’église, et elles s’imaginent que la république septénaire leur appartient corps et âme, qu’elles en peuvent disposer comme de leur bien. Une parole tombée des lèvres du saint-père a décidé du sort d’un cabinet. Saint Pierre n’eut qu’à dire un mot à Ananias, Ananias tomba à la renverse et rendit l’esprit ; quelques jeunes gens le prirent, l’emportèrent et l’ensevelirent, ce qui inspira une grande crainte à tous ceux qui furent témoins de ce miracle. Il a suffi au pape Pie IX de se plaindre en présence de quelques pèlerins que M. Jules Simon lui avait donné un démenti, et M. Jules Simon est tombé ; on l’a pris, on l’a emporté, on l’a enseveli. M. Jules Simon a été complice de sa mauvaise destinée, il a péri par où il avait péché. En plus d’une rencontre, il avait coqueté avec l’église, il s’était plu à lui prodiguer les témoignages d’admiration et de dévoûment ; les coquetteries mènent plus loin qu’on ne pense, l’église les considère comme des engagemens. Une légende du moyen âge raconte qu’un jeune chevalier jouait un jour à la paume dans une villa près de Rome. Comme son anneau le gênait, il l’ôta et fit la mauvaise plaisanterie de le passer au doigt d’une statue, qui représentait je ne sais quelle sainte ; puis il se remit à lancer la balle. Quand il revint à la statue pour lui reprendre son anneau, il s’aperçut avec terreur qu’elle avait recourbé son doigt et qu’elle entendait garder à jamais l’alliance qu’il lui avait donnée. Ces sortes de légendes ont toujours un fâcheux dénoûment, le héros unit toujours mal ; M. Jules Simon a mal fini.

Il ne faudrait pas toutefois exagérer l’importance de cet incident, ni en tirer des conclusions excessives et hasardeuses. Il y a en France un monde bien étrange, où l’on professe des opinions bien étonnantes. Les habitués de ce monde ou de cette coterie, beaucoup plus bruyante que nombreuse, qui, par un concours de circonstances particulières, se trouve exercer quelque influence sur les affaires publiques, avaient frémi d’horreur et d’indignation en entendant le président du conseil déclarer à la tribune que le saint-père est peut-être moins malheureux et moins prisonnier qu’il ne le prétend. Un grand sacrilège avait été commis, une malédiction planait sur la France, un acte expiatoire était nécessaire pour conjurer la vengeance céleste. L’acte expiatoire a été accompli, la chambre des députés a été prorogée, la salle de ses séances a été fermée, on la purifiera par des aspersions. Du même coup le cabinet a été changé ; on n’a pas détruit la république, mais, selon le mot d’un diplomate, on tâchera d’avoir « la république de Charles X. » La coterie mystique dont nous parlons demanderait volontiers à la France de sacrifier la meilleure part de son sang et, s’il le faut, de doubler sa dette, pour rétablir le pouvoir temporel. Sans doute ceux qui rêvent ces grandes choses n’ignorent point que le peuple qui se fera le champion du cléricalisme aura contre lui non-seulement les armées de l’Allemagne et de l’Italie, mais toutes les idées du siècle et les répulsions de toute l’Europe. L’isolement auquel ils condamneraient leur pays, les antipathies et les armées de l’Europe ne sont point pour les effrayer ; ils estiment que la bénédiction du saint-père suffit à tout, et ils comptent sur un miracle du ciel pour mener à bonne fin leur croisade.

Les salons où l’on agite ces beaux projets ne décideront pas des destinées du pays. En vain les ennemis de la France affectent de voir en elle le suppôt de l’ultramontanisme et de répéter tous les jours qu’elle est prête à partir pour la guerre sainte ; ils la connaissent peu ou, pour mieux dire, ils ne veulent pas la connaître. Quelque besoin que le ministère du 17 mai puisse avoir du secours des cléricaux, quelques marques de bienveillance qu’il soit disposé à leur donner, il ne les consultera point dans les questions de politique étrangère. Le président du nouveau cabinet est un homme d’état beaucoup trop sérieux pour régler sa conduite sur des cailletages de dévotes ou sur les rêveries apocalyptiques de quelques énergumènes. Il sait que la France est affamée de paix, qu’elle a pris en horreur les aventures et les aventuriers ; il sait surtout que, si son gouvernement lui proposait de faire une guerre de religion, elle le considérerait comme le pire de ses ennemis. Le nouveau cabinet a déclaré qu’il ne changerait rien à la politique étrangère suivie jusqu’ici ; peut-on s’en étonner ? C’est la seule possible. Il sera même tenu de faire à l’Allemagne et à l’Italie plus d’avances que ses prédécesseurs ; il s’attachera à dissiper les préventions qu’il inspire, à se défendre du mauvais et injuste renom qu’il s’est acquis ; il multipliera les assurances, il aura toujours peur qu’on ne le croie pas sur parole. Pourquoi ne le croirait-on pas ? Le 17 mai est un bien autre gage de paix que l’Exposition universelle annoncée pour l’an prochain. En provoquant une crise dont il n’a pu méconnaître l’inquiétante gravité, M. le maréchal de Mac-Mahon s’est condamné à dépenser à l’intérieur toute la force de son gouvernement, et il s’est mis dans l’impossibilité d’exercer au dehors aucune action ni même aucune influence. Pouvait-il donner une meilleure garantie de ses dispositions pacifiques qu’en se réduisant volontairement à l’impuissance ?

En 1871, l’Autriche eut un ministère clérical présidé par le comte de Hohenwarth, et un journaliste de Vienne écrivait en ce temps : « Le nouveau ministère ne fait pas de bruit, il ne s’agite pas, il ne s’échauffe pas, il ne se blesse de rien, il ne se plaint de rien, il n’exige rien, il ne demande rien. Quand, ou lui parle, il répond, mais pour vous renvoyer à l’avenir qui se chargera de vous donner les explications que vous désirez. Quand vous lui dites qu’il n’a pas votre confiance, il vous représente d’un ton tranquille qu’il trouve cela tout naturel, mais qu’il s’en remet à sa bonne conduite du soin de vous faire changer d’avis. Il n’aspire qu’à exister, là se bornent ses prétentions. » telle sera, selon toute apparence, la conduite du ministère du 17 mai en tout ce qui concerne ses relations avec les puissances étrangère » ; sa politique sera peut-être embarrassée, elle ne sera embarrassante pour personne, il réservera toute son action pour l’intérieur. M. Geffcken, auteur d’un savant livre sur les rapports de l’église et de l’état, affirmé, comme le tenant d’un diplomate qui prétendait lui-même le savoir d’original, que, le comte Pozzo di Borgo s’étant rendu auprès de Charles X pour lui représenter que la signature des ordonnances mettrait sa couronne en danger, le roi lui repartit : « Ne craignez rien, hier encore la sainte Vierge est apparue à Polignac. » Sur quoi l’ambassadeur russe se prit à dire : « Quand les ministres ont des apparitions, les rois sont perdus. » On peut se rassurer, ni les ministres du. 17 mai, ni leurs préfets, ni leurs sous-préfets, n’auront des apparitions, et tel évêque aura beau les en prier, ils ne feront pas de la politique mystique.


G. VALBERT.

  1. Politische Gründer und die Corruption in Deutschland, von Dr Rudolph Meyer, Leipzig 1877.