La Politique du libre échange/1

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La Politique du libre échange
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 672-705).
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LA POLITIQUE
DU LIBRE ÉCHANGE

I.

TRANSFORMATION ÉCONOMIQUE DE L’ANGLETERRE.



Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir que nous vivons à une de ces époques de rénovation qui fournissent à l’histoire ses dates mémorables. Deux changemens profonds s’accomplissent simultanément, et ne sont, on le reconnaîtra plus tard, que deux aspects différens d’un même phénomène, deux effets d’une même cause ; ils ne tendent à rien moins qu’à transformer les sociétés européennes en modifiant à la fois leur discipline intérieure et le principe de leurs relations. L’un de ces changemens, celui qui concerne le droit public et qu’on appelle en termes vagues le mouvement des nationalités, se révèle, à la manière des volcans, par un travail souterrain qui aboutit à des explosions : il brise les traditions, heurte des mêmes coups intérêts et sentimens, suscite d’ardentes sympathies ou de sombres colères par l’audacieuse grandeur du spectacle qu’il présente. Aussi a-t-il le privilège d’occuper l’attention, et bien que le temps ne soit pas encore venu de l’analyser sans passion, de le définir en pleine connaissance de cause et d’effets, il est à peu près l’unique thème de controverse dans les cercles politiques comme dans les journaux.

De l’autre grand changement social, on daigne à peine parler : c’est qu’il n’est plus une nouveauté pour notre public, au moins comme théorie, que ses effets dans la pratique ne se font pas sentir d’une manière immédiate et directe, et que le nom sous lequel il a été vulgarisé, le libre échange, donne lieu à une interprétation étroite. On est porté à croire qu’il s’agit uniquement des échanges commerciaux avec l’étranger, d’un simple remaniement de tarifs tendant à restreindre plus ou moins les profits des manufacturiers. Le principe ayant été tranché d’autorité chez nous, une sorte de polémique sur les détails d’exécution se poursuit, mais sourdement, sans cette émotion communicative qui force le public à écouter et à réfléchir. La multitude, observée à ses divers étages, laisse voir une, telle inintelligence des innovations récemment introduites, qu’on pourrait la croire désintéressée dans la question. Quelquefois seulement on rencontre des gens qui demandent avec l’air du désenchantement pourquoi l’on ne voit pas baisser plus vite les prix des sucres, du charbon de terre et des lainages, et puis c’est tout.

Le public français ne refuserait certainement pas à la réforme entreprise le degré d’attention qu’elle mérite, s’il en pouvait mesurer la portée sociale et politique. Il y aurait donc à lui montrer que le libre échange n’est pas seulement un problème de législation douanière, mais qu’il implique une refonte du régime commercial, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et qu’il y conduit nécessairement, que c’est en un mot la restitution faite à l’individu de sa liberté dans l’exercice de son travail et dans l’échange de ses services contre les services d’autrui. Ceci étant admis, il deviendrait facile d’expliquer comment les anciennes conceptions politiques en matière d’administration et de droit international doivent se modifier sous l’influence du principe nouveau ; mais, dans une démonstration de ce genre, on aurait tort de procéder par des raisonnemens abstraits : trop de gens affecteraient de ne pas les comprendre pour en dénaturer l’intention.

Une grande expérience entreprise depuis quarante ans chez nos voisins est à peu près terminée : appliquons-nous d’abord à en constater les résultats. Tenons-nous-en pour aujourd’hui à exposer comment, sous l’influence de la réforme économique, il s’est produit une Angleterre tout autre que celle qui existait au commencement du siècle, et bien préférable assurément. Qu’après avoir étudié ce mouvement de transformation, qui est peut-être le plus grand phénomène politique de notre âge, chacun se demande si l’immobilité serait encore possible dans les autres pays, et si la réforme essayée chez nous, au milieu d’un calme semblable à de l’insouciance, ne mériterait pas au contraire une attention passionnée.

I. — pitt.

Deux erreurs de fait, passées à l’état de lieux-communs, forment le principal argument des adversaires de la liberté commerciale. — L’Angleterre, disent-ils, s’est d’abord fortifiée au moyen du régime prohibitif, et quand elle a eu le sentiment de sa supériorité, elle a entrepris une propagande perfide, tendant à désarmer ses rivaux pour les anéantir dans une lutte inégale. — Ceux qui soutiennent cette thèse ignorent les faits ou ont intérêt à les dénaturer.

Si l’on excepte le petit groupe d’observateurs que l’on commença à désigner par le nom d’économistes peu de temps avant la révolution française, les principes de Colbert en matière de commerce faisaient loi dans toute l’Europe : ils entraient dans l’éducation des hommes d’état, et répondaient aux préjugés instinctifs des chefs d’industrie. Le système protecteur existait donc en Angleterre comme partout ; mais, au lieu d’enrichir ce pays, il y avait produit son effet inévitable, qui est de ralentir le progrès. L’industrie britannique n’avait pas une vitalité plus grande que la nôtre avant 1799, elle n’a guère que depuis cette époque acquis une supériorité décisive : cette affirmation, contraire à l’opinion commune, va être prouvée. Quant à la réforme des lois commerciales, elle ne résulte pas plus d’une combinaison insidieuse que d’un zèle désintéressé pour le progrès : elle est sortie, comme la plupart des grands changemens politiques, d’un besoin péniblement senti et de l’urgence d’y porter remède. La théorie s’est faite d’elle-même, pour ainsi dire, par l’évidence du succès.

Si on se rappelle que l’Angleterre et l’Écosse comprenaient à peine huit millions d’âmes en 1792, que l’Irlande n’était alors qu’une nation hostile, qu’au sein même de la population britannique l’esprit nouveau commençait à pénétrer les masses, on avouera qu’il y eut de la part de l’aristocratie une excessive audace à provoquer la France révolutionnaire. Pitt trouva moyen d’engager toute la nation en lui persuadant que la guerre où il la poussait était pour elle une affaire de vie ou de mort. Ce qui était un sophisme au début devint plus tard une réalité. La question étant ainsi posée, il n’y avait plus à mesurer l’étendue des sacrifices. De 1792 à 1815, on leva par voie d’emprunts 15 milliards 354 millions de francs, somme qui, en vertu de sa puissance d’achat, valait deux fois plus qu’aujourd’hui. On demanda aux riches une partie de leurs revenus ; on augmenta les impôts ordinaires, on frappa de taxes tous les objets qu’on put atteindre, si bien que le budget des recettes, qui était de 450 millions avant la guerre, finit par être à peu près quintuplé.

La suprême habileté de Pitt fut de comprendre que le peuple anglais, malgré son dévouement et son énergie, succomberait à la peine, si on ne développait pas ses ressources en proportion des sacrifices nécessaires. Des occurrences favorables vinrent en aide au grand ministre : c’était l’évolution commencée dans l’économie rurale, l’invention toute récente des moteurs et des métiers mécaniques, et en même temps les bévues administratives que l’on commettait en France. Les agronomes de l’école de Young et d’Arbuthnott avaient vivement frappé l’opinion publique en préconisant un type de grande exploitation consacrée exclusivement à la production des deux alimens essentiels, le blé et la viande : il y avait tendance à défricher les terres vagues et à les mettre en valeur conformément à cette conception. Voyant l’ordre aristocratique ébranlé par le courant des idées, et préoccupé de lui conserver son antique prépondérance, Pitt imagina de lui confier le monopole de l’alimentation populaire. Les deux cinquièmes du territoire étaient encore à l’état inculte : des espèces de déserts dont le fond appartenait au lord étaient considérés comme les communaux de la paroisse et livrés à la vaine pâture. On avait toléré aux temps des mœurs faciles que de pauvres paysans élevassent çà et là des cabanes dont le rapprochement avait parfois créé des hameaux. Survient la fièvre de 1792 : aussitôt se multiplient les actes de clôture (inclosure bills), c’est-à-dire les autorisations d’enclore et de défricher les communaux, et on dirige cette opération de manière à faire disparaître les groupes de petits cultivateurs libres. De propriétaires qu’ils se croyaient dans leur ignorance des subtilités féodales, ces malheureux deviennent fermiers ou journaliers dans les grandes exploitations qui se forment. Les défrichemens sont toujours dispendieux, surtout quand il s’agit de féconder des terres médiocres ; mais des centaines de banques viennent en aide à la nouvelle industrie agricole, et elles se montrent d’autant plus libérales dans leurs crédits que la suspension des remboursemens en espèces autorise largement l’usage du papier[1]. Pour surexciter parmi les gentlemen farmers ce genre de spéculation, dont les plus beaux fruits reviennent aux lords, on prodigue les monopoles. De 1796 à 1815, la législation sur les céréales est remaniée neuf fois, et toujours dans un sens plus restrictif, si bien qu’on arrive à l’équivalent de la prohibition absolue. La plupart des produits agricoles sont écartés par des droits très forts : l’entrée des viandes de boucherie est franchement interdite.

Un tel régime économique, combiné avec la détérioration du papier-monnaie, devait amener un enchérissement excessif des denrées, et je constate en effet que de 1796 à 1820 le blé s’est maintenu en moyenne à 35 francs l’hectolitre, bien qu’il valût moitié moins sur le continent. Pour trouver des consommateurs quand on doublait en même temps et le prix et la quantité des produits, il fallait des circonstances exceptionnelles : le miracle eut lieu. L’utilisation de la vapeur comme force motrice, le perfectionnement de la mécanique, surtout dans les filatures et le tissage, déterminèrent un phénomène équivalant à un prodigieux accroissement de la population. Pour les plus importantes spécialités parmi les articles manufacturés, les prix de vente s’abaissent de telle sorte que le fabricant peut mettre le salaire en rapport avec le prix exorbitant des vivres, en se réservant à lui-même un bénéfice inespéré. L’activité des manufactures se propage de proche en proche. Il y a des usines à bâtir, la terre à fouiller pour en tirer les métaux et les combustibles, des canaux à creuser, un matériel immense à combiner et à construire ; pour tout cela, la main-d’œuvre est sollicitée, largement payée. Le bien-être des ouvriers provoque leur classe à une multiplication rapide.

Cet agencement artificiel reposait cependant sur un échafaudage assez fragile : il eût suffi pour le renverser d’une concurrence intelligente, car les Anglais, en forçant démesurément leur production, se mettaient dans la nécessité absolue de vivre par le commerce extérieur, et comme il n’y avait rien d’impossible à ce qu’une autre nation s’appropriât les procédés nouveaux sans avoir à payer à une aristocratie nourricière cette prime énorme qui élevait artificiellement le salaire, il aurait pu se faire que les marchés lointains fussent sérieusement disputés aux spéculateurs britanniques ; mais alors le seul pays assez avancé pour se poser en concurrent, la France, déchirée intérieurement par les révolutions ou enivrée de gloire militaire, était en outre exposée aux excentricités économiques de ses administrateurs. Il faut le dire aussi, l’état de guerre portait profit à l’Angleterre en autorisant cette politique âpre et spoliatrice qu’on lui a souvent reprochée, et non sans motifs. Dans tout pays allié ou conquis, les agens britanniques s’appliquaient à paralyser la navigation locale, et la police maritime qu’ils y substituaient n’était qu’une savante organisation de la contrebande au profit des manufactures anglaises.

L’Angleterre avait traversé à son honneur une épreuve terrible ; elle s’était placée politiquement au premier rang des nations et avait donné aux autres peuples la plus haute idée de son énergie et de sa richesse. Était-elle après 1815 vraiment riche dans la naïve et bonne acception du mot ? Sans doute elle avait développé étonnamment ses moyens de production et son revenu collectif, sans doute un capital énorme s’était accumulé dans les trente-deux mille familles propriétaires du sol, parmi les grands entrepreneurs de culture, les créateurs de canaux, les premiers organisateurs de la grande industrie ; néanmoins je ne puis m’accoutumer à considérer comme riche un pays où les deux tiers des habitans meurent de faim. Telle était la situation de la glorieuse Angleterre après la paix qu’elle avait dictée. Son développement rapide résultait pour ainsi dire d’une manœuvre de guerre : il avait quelque chose d’excessif et de monstrueux dont on sentait les vices à mesure qu’on se rapprochait d’un état normal à la faveur de la paix. La prime qu’il fallait payer à l’aristocratie pour chaque bouchée de pain, les taxes levées au profit du trésor sur presque tous les objets d’un usage courant, paralysaient l’activité à l’intérieur, et quant au commerce avec l’étranger, il se heurtait chaque jour à des obstacles nouveaux, soit que les autres nations essayassent de se protéger par le jeu des tarifs, soit qu’elles ouvrissent une concurrence sérieuse. La contrebande n’était plus une ressource. Si on forçait encore la vente, c’était au moyen des bas prix, mais aux dépens des ouvriers, dont on réduisait les salaires. Malgré cela, les exportations de 1820 à 1830 restèrent inférieures à ce qu’elles avaient été pendant les vingt années précédentes, et la misère devint une honte pour le pays, une plaie irritante pour la multitude : plus d’une fois la société fut mise en péril par des conspirations ou des soulèvemens populaires. Les scènes de désordre qui ont attristé cette époque sont à peu près oubliées en Angleterre, de même qu’on oublie la souffrance après la guérison. Il est bon cependant de s’y arrêter, parce que la peur d’une guerre sociale, en disposant le pays à écouter quelques hommes bien inspirés, marque pour ainsi dire le point de départ des réformes économiques.

On commença à voir en 1817 des bandes d’ouvriers affamés improviser des espèces de meetings qui dégénéraient trop souvent en émeutes. Un jour que le célèbre Henri Hunt, l’idole de la populace, avait harangué la foule dans un des carrefours de Londres, des bandes se formèrent sous l’impulsion d’un certain Watson ; on se procura des armes en pillant le magasin d’un armurier, et on marcha en colonnes serrées sur la banque et la bourse, comme pour assiéger les arsenaux de l’aristocratie. La répression fut prompte et foudroyante : les assaillans furent sabrés par la cavalerie, et la police fit de nombreux prisonniers. Watson parvint à s’échapper à la faveur du tumulte, mais ceux que l’on considérait comme ses lieutenans furent pendus en pleine rue de Londres, devant le magasin où avait eu lieu le pillage des armes. La rigueur de cet exemple empêcha peut-être pendant quelque temps la révolte ouverte, mais elle ne fit qu’envenimer la mystérieuse propagande qui désorganisait les ateliers. Au commencement de l’année 1819, Hunt reparaît à Manchester, appelé pour présider un grand meeting que les sociétés populaires ont résolu de tenir, bien que les autorisations d’usage leur aient été refusées par les magistrats. À l’attitude des masses, on voit qu’elles ont déjà une discipline et leurs mots d’ordre ; on lit sur les drapeaux : « Droits de l’homme, — suffrage universel, — parlement annuel, — égalité ou la mort ! (equal représentation or death), — À bas la loi sur les blés (no corn-law) ! » Parfois ces devises ont pour accompagnement un bonnet phrygien ou un poignard sanglant. Dans son discours, que quarante mille personnes écoutent en frémissant, Hunt déclare que la classe ouvrière est à bout de souffrances, qu’il ne s’agit plus de s’adresser à un parlement qui a jusqu’ici repoussé du pied (kicked) les pétitions du pauvre, mais que « le jour est venu pour le peuple de pousser en avant, comme il convient à des hommes et à des Anglais, et de faire valoir ses droits. »

La foule sur qui tombaient ces paroles enflammées se sépara pourtant sans tumulte, après avoir voté l’envoi d’une espèce d’ultimatum, sous forme de supplique au régent ; mais par les causes qui ont été signalées plus haut, l’insuffisance du travail et l’avilissement des salaires allaient toujours en augmentant. La détresse des ouvriers semblait un mal sans espoir, et l’esprit de révolte se répandait comme une contagion dans les centres industriels. On signalait de tous côtés des meetings de désœuvrés et d’affamés aussi nombreux, aussi menaçans que celui de Manchester. Toujours des anathèmes contre les vieilles institutions, contre les classes à l’abri de la misère commune, et tout cela entremêlé de systèmes et de projets en faveur du travail. Un des plus tristes symptômes fut la formation dans plusieurs villes des clubs de femmes à l’exemple d’une société mère (femal Reform Society) instituée à Blackburn, près de Manchester. Dans les circulaires envoyées aux femmes et aux filles d’ouvriers pour les inviter à multiplier les sociétés sœurs, il était dit que l’affiliation de femmes, mères de famille ou destinées à le devenir, tendait à enraciner profondément dans la tête et dans le cœur des enfans la haine des pouvoirs établis (a deep-rooted hatred of our tyrannical rulers). Dans un meeting tenu à Blackburn, une députation du club des femmes parut sur la plate-forme et présenta au président une adresse révolutionnaire avec un bonnet de liberté[2]. Cette scène fut reproduite dans d’autres assemblées populaires.

La ville de Birmingham, malgré son importance toujours croissante, n’était pas encore représentée au parlement. Ce déni de justice ayant été signalé dans un meeting tenu le 12 juillet 1819, l’idée vint au peuple assemblé de nommer immédiatement un député et de l’envoyer à Londres. Le choix tomba sur un baronet du Staffordshire, sir Charles Wolseley, qui s’était fait connaître par des manifestations démocratiques. L’élu répondit fièrement qu’il acceptait le mandat, et qu’il irait prendre possession de son siège à la chambre des communes. Cette nouveauté mit en ébullition les sociétés populaires ; un mot d’ordre courut dans tout le pays pour multiplier les élections de ce genre. Leeds s’empressa de faire la sienne. Hunt fut nommé dans une réunion des plus tumultueuses qui eut lieu le 21 juillet à Smithfield. À Manchester, siège des principaux meneurs, on voulut que le choix des députés eût le caractère d’un acte souverain. Une convocation extraordinaire fut faite pour le 16 août ; le meeting devait avoir lieu, comme toutes les réunions de ce genre, dans une vaste plaine à proximité de la ville, appelée le Champ Saint-Pierre.

Cependant le gouvernement, qui paraissait avoir accepté jusqu’alors comme une circonstance atténuante l’irritation causée par une extrême misère, était à bout de patience. Il est évident que si ces prétendus représentans du peuple avaient pu être nommés en grand nombre, ils auraient formé tout naturellement une sorte de convention opposée au parlement légal. Ordre fut donné d’arrêter Wolseley et quelques autres agitateurs désignés par les suffrages séditieux. Hunt avait été appelé à présider la grande assemblée de Manchester ; il n’eut garde de manquer au rendez-vous. Son passage à travers la ville fut une marche triomphale : il était debout sur une espèce de char, ayant à ses côtés la présidente du club des femmes de Blackburn, qui agitait fièrement une bannière. Les radicaux du comté avec les députations des divers centres industriels formaient une escorte qu’on a évaluée entre quatre-vingt et cent mille personnes. Cette armée marchait en colonnes serrées, affectant une allure martiale ; deux clubs féminins s’y trouvaient au grand complet et formaient un bataillon. On arriva ainsi au Champ Saint-Pierre, et la foule se déploya autour de l’estrade, frémissante d’avidité pour la parole de son orateur favori. Hunt avait à peine prononcé quelques mots qu’on vit apparaître un magistrat de police à cheval, suivi d’une quarantaine de cavaliers appartenant à la yeomanry, espèce de garde nationale recrutée alors parmi les propriétaires fonciers et les gros fermiers. Pendant que Hunt parlementait avec le magistrat chargé de l’arrêter, les yeomen, se sentant pressés dans la foule, enlevèrent leurs chevaux pour se dégager. Ce mouvement occasionna un grand trouble ; plusieurs corps de cavaliers étaient en observation dans le voisinage ; soit crainte que leurs camarades ne fussent en péril, soit impatience d’infliger une correction à cette tourbe qui les inquiétait depuis si longtemps, les yeomen s’élancèrent au galop, sabre au poing : leur fougue entraîna un régiment de hussards. La foule épouvantée se dispersa à travers champs ; mais dans le premier feu de la colère les cavaliers donnèrent la chasse aux fuyards, et peu d’instans suffirent pour que trois ou quatre cents personnes fussent foulées aux pieds des chevaux, contusionnées, sabrées ou même frappées à mort.

Il ne faut pas croire que cette rude leçon ait coupé court aux agitations démagogiques. Les hommes sensés du parti conservateur ne furent que plus inquiets : les radicaux allaient inspirer cette sorte d’intérêt qui s’attache aux victimes. En effet, Londres, Liverpool, Nottingham, York, Norwich, Paisley, Bristol, Glasgow et d’autres villes sans doute virent aussitôt des meetings où l’on protestait avec colère contre la sanglante exécution de Manchester. L’orateur allait se placer au-dessous du drapeau vert des radicaux voilé d’un crêpe ; au meeting de Leeds, on voyait, peinte sur une espèce d’enseigne, une femme coupée en deux d’un coup de sabre par un yeoman, avec ce seul mot pour devise : « Vengeance ! » On ne tarda pas à constater que les ouvriers de tous les grands centres industriels ourdissaient une vaste affiliation, et qu’ils se préparaient à frapper un coup décisif. Toutefois le radicalisme fut mis en échec devant l’opinion par la folle et odieuse conspiration d’Arthur Thistlewood, découverte par la police de Londres en février 1820. On a affecté de présenter cet homme comme un Catilina de bas étage, qui devait, avec une cinquantaine de vauriens, assassiner en une nuit tous les ministres, incendier les quartiers riches, piller la banque, vider les arsenaux pour armer la populace et régner enfin sur la ruine des institutions. Thistlewood a dit devant ses juges qu’il voulait seulement venger les victimes de Manchester, et il est probable en effet que son complot n’a pas été autre chose qu’une éruption hâtive et partielle de la fièvre qui agitait les classes ouvrières.

Il y eut encore par la suite des conjurations et des émeutes ; mais elles perdirent peu à peu ces caractères d’animosité et d’audace qui faisaient craindre la guerre civile. Quelle est la cause de cet apaisement ? Faut-il croire qu’une attitude plus énergique prise par l’autorité a terrifié les factieux, ou bien qu’une série de récoltes abondantes, à partir de 1820, a ramené l’activité dans les ateliers, tout en facilitant l’acquisition des denrées ? Il se peut que ces circonstances aient atténué la aise, mais elles n’ont pas attaqué le mal dans son germe. Rappelons-nous que jusqu’en ces dernières années la détresse des basses classes en Angleterre, le danger d’une révolution sociale en ce pays ont été des lieux-communs exploités dans les publications du continent : on trouve même encore bien des gens qui, sous l’impression de leurs anciennes lectures, sont persuadés que les ouvriers anglais sont beaucoup plus à plaindre que ceux des autres pays. On ne remarque pas que la société anglaise, si malade il y a quarante ans, est depuis cette époque sous l’influence d’un traitement qu’elle a suivi avec une merveilleuse persévérance parce qu’elle s’en est bien trouvée, et qu’elle s’est fait pour ainsi dire un tempérament nouveau.

II. — huskisson.

Que la constitution économique de l’Angleterre fût mauvaise, intolérable, qu’il y eût urgence de la changer, cela devenait évident pour tous les yeux. Ce fut sous le poids de cette impérieuse nécessité que surgirent dans certains esprits les idées de réforme. Rien au début ne ressemble à cette prétendue machination des industriels anglais pour propager à l’extérieur un système de liberté favorable au placement de leurs marchandises. À l’époque où partit le souffle qui communiqua la première impulsion, c’était au commencement de 1820, les négocians anglais, comme ceux du reste de l’Europe, honoraient les traditions mercantiles remontant à Colbert. Ils conservaient une foi naïve dans les vertus du régime protecteur : ils étaient d’ailleurs tellement subjugués par l’ascendant du torysme, qu’ils se seraient fait scrupule de solliciter un amendement aux combinaisons émanées du génie de Pitt. Il se trouvait alors par exception à Londres un négociant familiarisé avec les doctrines de l’école économique, Thomas Tooke, homme de mérite à tous égards, et d’autant plus considéré parmi ses confrères que ses habitudes studieuses n’avaient pas été nuisibles à sa fortune[3]. Il avait pour spécialité le commercé d’échange avec la Russie, et pratiquait sur une large échelle l’importation des bois. Subissant comme tout le monde la gêne des lois restrictives et d’une fiscalité écrasante, persuadé comme citoyen qu’un pareil régime amènerait une crise dangereuse en poussant à bout la classe ouvrière, il entrevit l’unique chance de salut aux lueurs encore douteuses de la science qu’il cultivait : c’était une marche en sens inverse de celle qu’on avait suivie, un retour vers la liberté commerciale. Le moyen qu’il adopta pour mettre le problème à l’ordre du jour fut d’adresser au parlement une pétition sur la souffrance du commerce ; mais il fallait pour cela qu’un certain nombre de signatures recommandables ajoutassent au poids de la sienne. Ceux de ses confrères qu’il supposait préparés à le comprendre étaient en bien petit nombre dans la Cité. Ce ne fut pas sans peine qu’il détermina quelques-uns d’entre eux à l’écouter ; il fut même convenu qu’on éviterait le retentissement d’un meeting public, et que la conférence aurait lieu dans un dîner sous forme de conversation entre amis.

Le 21 janvier 1820, une dizaine de négocians se trouvaient attablés dans une des tavernes adoptées pour les réunions du haut commerce. Thomas Tooke expose ses idées, il est chaleureusement applaudi ; mais hélas ! après le repas, chacun des convives, le tirant à l’écart pour le féliciter, lui propose, comme amendement au programme, quelque mesure en faveur de son propre négoce, quelque obstacle à l’activité d’autrui. Le promoteur de la réunion fut obligé de s’avouer qu’il n’avait pas même été compris par ceux qu’il avait choisis comme ayant quelque teinture des doctrines d’Adam Smith. Il avait remarqué en outre chez la plupart de ses auditeurs l’appréhension de déplaire au ministère tory en provoquant un mouvement d’idées. Il fallait dissiper ce scrupule ou renoncer au concours de ses confrères. Il prit donc à tâche de sonder les dispositions du pouvoir. L’intensité de la crise commerciale jetait sur l’ensemble de la politique une teinte sinistre. Le chef du cabinet, lord Liverpool, fort inquiet sans doute, accueillit ce projet de pétition, qui allait lui fournir le prétexte d’une enquête parlementaire, moyen assez en usage pour ajourner les difficultés. Dès que les dispositions du premier ministre furent connues, le gouverneur et la plupart des directeurs de la banque d’Angleterre, qui avaient d’abord refusé leur concours, s’empressèrent de signer la pétition ; les notables de la Cité vinrent d’eux-mêmes offrir leurs noms, et probablement sans mesurer la portée de l’acte auquel ils adhéraient.

Cette fameuse pétition des marchands de Londres fut présentée à la chambre des communes, le 8 mai 1820, par M. Alexandre Baring (lord Ashburton), et à la chambre haute par lord Lansdowne. Ce n’était qu’un résumé abstrait des axiomes économiques sur les phénomènes de l’échange : on y exposait en termes généraux les inconvéniens du système restrictif, et, sans signaler aucun fait d’application, on concluait en sollicitant une réforme douanière en harmonie avec les principes. L’impulsion étant donnée, des pétitions analogues, impliquant la demande d’une enquête, furent envoyées de Glasgow, de Manchester et de Bristol. Si l’on est curieux de savoir ce qu’était en 1820 l’opinion du public anglais sur le libre échange, on en trouvera le reflet exact dans les débats provoqués par la pétition des marchands. L’assemblée presque tout entière prend d’abord cette attitude dédaigneuse avec laquelle on repousse les utopies déraisonnables, indignes de discussion. Quelques orateurs à l’esprit aventureux mettent en relief les abus du régime en vigueur, tout en avouant qu’une transformation radicale comme celle qui est suggérée par les pétitionnaires est pleine de difficultés et de périls. Cette thèse est celle que soutient lord Liverpool dans la chambre haute. À coup sûr, selon lui, il serait heureux pour l’humanité que toutes les nations fussent constituées sur les basés de la liberté commerciale ; mais il n’en est pas ainsi : chacune d’elles a pourvu à sa propre défense. L’Angleterre pourrait peut-être adoucir les lois protectrices de ses fabriques, mais jamais celles qui défendent son agriculture, tant celles-ci sont identifiées avec ses institutions. Après tout cela, les pétitionnaires ne devaient pas s’attendre à beaucoup de succès. À leur grand étonnement, lord Castlereagh tire à part M. Baring, et lui déclare que si la formation d’un comité d’enquête est demandée, le gouvernement n’y fera pas obstacle[4].

Si l’on veut bien se rappeler que cet incident eut lieu dans un moment d’effroyable misère, au lendemain du jour où l’on venait de pendre à Londres Thistlewood et ses complices, et quand on annonçait de toutes parts que les ouvriers affamés forgeaient des armes, on comprendra qu’une enquête destinée à améliorer l’état économique ait été prise au sérieux par beaucoup d’esprits. Le comité des communes, composé de vingt-deux membres, parmi lesquels on distinguait MM. Frédéric Robinson, Baring, Canning, Huskisson, siégea pendant trois ans, et publia quatre volumineux rapports. Le comité de la chambre des lords restreignit le cadre de ses recherches, et ne publia que deux volumes. Les documens recueillis manquaient de méthode et de proportion : ils éclairaient surabondamment certaines spécialités du commerce extérieur, comme les lois de navigation, le privilège de la compagnie des Indes, les relations avec les colonies, l’importation du bois, et ici on surprend l’influence personnelle du promoteur de l’enquête. Si par hasard les rapporteurs abordaient les généralités et rendaient hommage au principe de la liberté commerciale, c’était avec toute sorte de restrictions et de ménagemens pour les préjugés du public. Ces évidences toutes nouvelles, comme disent les Anglais, sur une foule de phénomènes incompris jusqu’alors, ont provoqué la sagacité des observateurs, et c’est à partir de cette époque qu’on a vu poindre cette école des free traders qui a conjuré la catastrophe imminente, en provoquant une transformation sociale dont l’histoire parlera avec admiration, quand elle sera complète et qu’on en aura mesuré l’étendue.

Une fois placés à ce point de vue, les bons esprits ne tardèrent pas à découvrir la voie où il fallait entraîner le pays. Augmenter l’essor industriel par la révision des lois et règlemens qui faisaient obstacle au travail, et surtout par la suppression des droits sur les matières premières, donner quelque satisfaction à la multitude en avisant au moyen de réduire les taxes sur les objets de grande consommation, telles étaient les bases d’un programme assez vaguement esquissé à l’origine, et théoriquement personne n’avait d’objections à y faire. Quant à la pratique, c’était autre chose. On allait se heurter à cette innombrable majorité qui applaudit aux réformes, mais à la condition qu’elles ne dérangeront aucune classe dans ses intérêts, aucun praticien dans ses routines. Le trésor avait besoin de toutes ses ressources, et n’entendait pas qu’on les réduisît. L’aristocratie territoriale considérait son monopole comme un talisman auquel l’Angleterre devait sa prépondérance en Europe. Les commerçans, les manufacturiers étaient en plein sous l’illusion du système protecteur. Cette situation des esprits fait comprendre le retentissement qu’eurent à cette époque les délibérations du parlement britannique relativement au commerce des soieries.

C’est pour ainsi dire par le suicide de l’ancien régime que la nouvelle doctrine libérale arrive pour la première fois au pouvoir. Le 12 août 1822, au moment de partir pour le congrès de Vérone, où il s’agissait de cimenter la sainte-alliance, Castlereagh tomba dans un noir désenchantement de ses propres principes et se coupa la gorge. Sentant la nécessité de reformer un cabinet plus en harmonie avec l’opinion, lord Liverpool s’adjoignit Canning à la place de Castlereagh, lord Ripon (M. Robinson) comme chancelier de l’échiquier, et M. Huskisson comme président du bureau de commerce, trois free traders. Robert Peel, introduit dans ce même cabinet comme ministre de l’intérieur, et alors imbu de tous les préjugés économiques de son parti, était le plus ardent avocat des monopoles dont la destruction devait plus tard faire sa gloire. Pendant deux ou trois ans, et comme pour se préparer la main, Huskisson s’appliqua à réduire les taxes oppressives en évitant d’amoindrir les ressources du trésor. Des dégrèvemens portant à la fois sur l’excise et les douanes exonérèrent plus ou moins le tabac, le café, le cacao, les vins et spiritueux, le vinaigre, les épices, les bois, la verrerie et presque toutes les matières premières à l’usage des fabriques. L’impôt sur le sel, qui avait été porté au taux énorme de 15 shillings par bushel (18 francs 75 centimes pour 36 litres), fut aboli en deux fois et n’a pas été rétabli depuis cette époque. En même temps, l’habile ministre remaniait une foule de règlemens surannés touchant le commerce et la navigation pour les rapprocher autant que possible du principe de liberté. Dans cet ordre d’expériences, l’assimilation complète de la Grande-Bretagne et de l’Irlande en matière de douanes, l’ouverture des Indes orientales aux vaisseaux, autres que ceux de la compagnie, jaugeant moins de 350 tonneaux, la révision des lois sur l’office des courtiers de marchandises, sur les primes d’exportation et les drawbacks, sur les entraves à l’émigration des ouvriers et à la sortie des machines, ont été des services considérables et plus appréciés de jour en jour.

Tant qu’Huskisson procéda par voie de tâtonnemens financiers, conservant l’équilibre des budgets, ménageant les abus érigés en droits, on toléra ses essais, on y applaudit même souvent. Rien n’était fait cependant, puisqu’on n’avait pas encore entamé le régime protecteur. Huskisson choisit pour ouvrir la première brèche l’industrie de la soie, et ce fut de sa part une habileté. La fabrication des soieries, que le pays ne pouvait pas classer au rang de ses industries naturelles et nécessaires, était le plus protégé de tous les métiers et un des plus arriérés. Une prohibition absolue écartait toute concurrence étrangère. Le public payait à des prix excessifs des marchandises médiocres à tous égards, et les producteurs criaient détresse. Puisque cette industrie ne donnait satisfaction à personne, il était à croire qu’on en pourrait modifier les bases sans rencontrer trop de résistance. Il ne s’agissait d’ailleurs que de remplacer la prohibition absolue par un droit protecteur de 30 pour 100. L’alarme se mit néanmoins parmi les classes intéressées au maintien du monopole : on y sentait instinctivement que les novateurs ne s’en tiendraient pas à une seule victoire, et qu’un principe ébranlé par un premier coup décline rapidement jusqu’à sa chute. Le parti conservateur s’organisa aussitôt pour la résistance, et par l’effet de ses évolutions le membre qui avait présenté en 1820 la fameuse pétition des marchands de Londres, M. Baring, prit à cœur d’introduire et de défendre les nombreuses suppliques où les fabricans de soieries affirmaient qu’ils allaient être inévitablement ruinés par la levée des prohibitions.

La réforme proposée resta pendant trois sessions à l’état de controverse parlementaire où éclatèrent plus d’une fois le génie et l’ardente conviction d’Huskisson. En 1826, la prohibition absolue des soieries étrangères fut enfin remplacée par un droit proportionnel de 30 pour 100. À cette époque, les manufactures anglaises mettaient en œuvre 1,260,000 kilogrammes de soie brute ; vingt ans plus tard, elles en employaient 3,413,000 : le nombre des métiers était triplé. On découvrit en 1845 que la prime exigée par les contrebandiers pour l’introduction frauduleuse des étoffes de soie n’était que de 15 pour 100, tandis que le droit perçu par la douane était de 30 pour 100. On modifia en conséquence le tarif légal, et la fabrication augmenta encore. Arrive l’exposition universelle de Londres : les merveilles de l’industrie lyonnaise sont mises en regard des produits similaires ; les manufacturiers anglais reconnaissent leur infériorité. Vont-ils demander qu’on les garantisse de la concurrence ? Bien au contraire. En novembre 1852, vingt-sept manufacturiers de Manchester adressent au chancelier de l’échiquier un mémoire où ils exposent que le reste de protection conservée en leur faveur ne sert qu’à paralyser leur industrie, en propageant cette opinion que les produits anglais sont inférieurs à ceux des fabriques continentales ; que si les producteurs arrivaient au contraire à une large exportation, il leur deviendrait possible d’améliorer leur travail au point de soutenir à tous égards la concurrence des étrangers : en conséquence, ils demandent au gouvernement « qu’il lui plaise de les soulager en abolissant les droits sur les tissus de soie d’origine étrangère, non partiellement et graduellement, mais totalement et immédiatement. » Les manufacturiers de Spitalfields et de Coventry ne montrant pas une résolution aussi ferme que ceux de Manchester, le gouvernement hésite. On envoie à Paris pour l’exposition de 1855 des commissaires chargés de comparer les produits de tous les pays : ceux-ci déclarent que si la palme du bon goût et de la fantaisie élégante reste encore aux Français, les fabriques nationales peuvent défier toutes les concurrences en ce qui concerne la solidité du tissu, la teinture et le bon marché. Ces résultats étant acquis, les hommes sensés comprennent qu’il n’y a plus d’inconvénient à renverser les dernières barrières, et que l’introduction d’une certaine quantité d’articles de luxe, loin de compromettre l’existence des fabriques anglaises, ne sera qu’un moyen de compléter leur éducation et de leur faire sentir l’aiguillon de la concurrence. C’est alors qu’à l’occasion du traité de commerce avec la France, on enlève à l’industrie des soieries ses derniers privilèges pour la livrer à toutes les éventualités du libre échange[5]. J’ai rapproché ces faits au risque de rompre la série des dates, parce que l’expérience concernant les soieries, commencée avec éclat par Huskisson, est celle qui a le plus servi à l’éducation commerciale du public anglais.

Depuis la retraite d’Huskisson en 1827 jusqu’à l’avènement de Robert Peel comme premier ministre en septembre 1841, les hommes d’état, presque sans exception, obéirent à l’impulsion donnée. On retrouve dans leurs actes financiers la préoccupation d’égaliser les charges publiques, d’amoindrir les obstacles opposés par la fiscalité à la liberté des transactions, à l’essor des aptitudes individuelles. C’est par des dégrèvemens que les chanceliers de l’échiquier recommandent leurs budgets à l’approbation de l’Angleterre. Le trésor abandonne ainsi 61 millions de francs par des réductions sur les charbons, les huiles, les sucres, les fruits secs, la soie brute, le chanvre et diverses matières à l’usage des ateliers. Le remaniement des taxes de consommation sur la bière, l’alcool, les cuirs, la chandelle, le bois, le savon, l’empois, le papier, les cotonnades imprimées, entraîne un sacrifice de plus de 200 millions, et pour obtenir la réforme postale, on ne s’effraie pas d’une perte sèche de 31 millions qui ne devait être compensée que vingt ans plus tard. Le total des dégrèvemens pour cette période de quatorze années dépasse donc 292 millions de francs. Les ministres n’avaient pas beaucoup de résistance à vaincre : l’opinion les soutenait. La situation du public anglais était celle du malade qui se livre à ses docteurs sans connaître les périls et l’amertume des traitemens à subir. La guérison du mal politique au moyen de la réforme financière et commerciale était le thème de beaucoup d’écrits recherchés alors, oubliés aujourd’hui. Il me semble même que je manquerais à un devoir en né mentionnant pas un livre d’un grand effet, celui d’Henri Parnell, où le problème à l’ordre du jour a été creusé avec la plus vigoureuse pénétration[6]. Ce fut aussi vers la fin de cette période, en 1838, que prit naissance cette fameuse ligue de Manchester, à qui il était réservé de livrer les grandes batailles, et de recueillir presque sans partage les honneurs du triomphe.

III. — robert peel.

Quelque considérable que nous paraisse le chiffre des dégrèvemens, il n’en était résulté que des remaniemens de tarifs, arrêtés juste au point où les intérêts du trésor allaient être compromis, et laissant subsister la plupart des anciens monopoles. Les whigs, comme des opérateurs timides, avaient effleuré la plaie, sans oser porter le fer jusqu’aux profondeurs. Vers 1841, la détresse des classes ouvrières, augmentée accidentellement par l’insuffisance des récoltes, semblait mettre de nouveau la société en péril. L’agitation contre les corn-laws empruntait à ces circonstances le caractère d’une grande lutte politique. Le torysme se serait évidemment perdu par une résistance obstinée : les hommes intelligens du parti le comprirent, et, par un vigoureux effort, ils portèrent Robert Peel jusqu’au sommet du pouvoir, afin que le plus capable d’entre eux eût la main haute au milieu des changemens inévitables. Une certaine émotion existait en ce moment à propos d’un comité institué par la chambre des communes avec mission d’analyser la législation douanière en distinguant les droits plus ou moins protecteurs de ceux qui avaient pour unique raison d’être les intérêts du trésor. L’enquête venait de révéler que, sur onze cent cinquante articles mentionnés au tarif et fournissant une recette brute de 574 millions de francs, il y en avait dix-sept dont on tirait 542 millions, vingt-neuf produisant 22 millions, et onze cent onze ne donnant que fort peu de chose ou rien. Quant à l’effet des taxes sur les transactions, on en avait signalé plusieurs comme malfaisantes et d’autres comme ridicules. Les ligueurs de Manchester faisaient grand bruit de ces aveux officiels, et jusqu’au sein du ministère tory on les avait pris en sérieuse considération.

On connaît le premier plan de Robert Peel, qui consistait à pratiquer sur une large échelle la réforme des tarifs commerciaux, sauf à compenser les pertes du trésor par l’établissement d’un impôt sur les gros revenus, et à restreindre autant que possible les concessions demandées à l’aristocratie territoriale par le cri populaire. Je ne rappellerai pas des incidens qui ont pris récemment, sous une plume habile, l’intérêt du drame[7] ; je dois m’en tenir à enregistrer sommairement les résultats. Les principes adoptés par Robert Peel en matière de douanes se résumaient en quatre points : abolition définitive des prohibitions, franchise absolue pour les matières brutes mises en œuvre dans les manufactures, droits très modérés sur les objets à demi travaillés, et, à l’égard des articles achevés, pondération combinée de manière à ce que la concurrence étrangère devienne sérieusement profitable aux consommateurs ; enfin suppression des entraves fiscales ou réglementaires nuisibles au travail intérieur ou à l’exportation des produits nationaux. Ces principes, introduits dans cinq budgets consécutifs (1842-46), occasionnèrent de nouveaux dégrèvemens, montant à 191 millions de francs. Les impôts sur les bois, les huiles, le bétail, les sucres, le café, le coton, la soie, la laine brute, se trouvèrent de plus en plus allégés ; on effaça du tarif un nombre très considérable d’articles donnant moins de 250,000 francs chacun : le droit d’excisé sur les verreries, qui rapportait encore plus de 20 millions, la taxe sur les ventes aux enchères, dont on tirait près de 8 millions, furent définitivement abandonnés.

Une date particulièrement remarquable dans cette œuvre de salut, commencée déjà depuis un quart de siècle, est l’année 1846. Grâce à l’ardent et ingénieux prosélytisme de M. Cobden et de ses amis, l’agitation avait pris une ampleur formidable. Robert Peel lui-même, en dépit de ses engagemens et de ses sympathies, était converti au libre échange au point d’en accepter toutes les conséquences. Sa tactique pour prolonger le monopole, devenu odieux au pays, avait d’ailleurs échoué : il ne lui restait plus qu’à sauver par une honorable retraite les aveugles de son parti qui auraient voulu résister encore, au risque de se perdre. Robert Peel eut donc à lutter contre les plus opiniâtres de ses amis pour faire adopter une loi qui maintenait pendant trois années encore l’échelle mobile, mais avec des tarifs affaiblis, et qui, à partir du 1er février 1849, autorisait la libre importation des céréales avec un simple droit de balance équivalant à 42 centimes par hectolitre. Ce vote a été le fait culminant, la victoire décisive entre tous les combats livrés jusqu’à ce jour pour la transformation économique de la société anglaise : il a consacré un nouvel ordre de choses en sacrifiant un monopole qui était une des bases de l’ancienne constitution politique.

Depuis plusieurs années déjà, on avait touché le point où il n’était plus possible de racheter, par le développement de la consommation, les pertes occasionnées par la réduction des tarifs. On ne pouvait constituer le trésor en état de déficit permanent ; il n’y avait plus qu’à choisir entre deux, partis extrêmes : suspendre le traitement commencé, et dont on ressentait déjà les bons effets, au risque de retomber dans les convulsions, ou bien faire entrer dans le système fiscal une combinaison déjà expérimentée à titre de sacrifice temporaire, l’income-tax. Entre ces deux extrémités, le bon sens du public n’hésita pas, et ce fut encore le leader des classes riches, Robert Peel, qui, vaincu par la nécessité, inscrivit à l’actif du budget l’impôt sur la richesse.

En 1851, les prohibitionistes français ont osé dire à la tribune, par l’organe de leur plus habile avocat, que l’introduction de l’income-tax en Angleterre n’avait pas été autre chose qu’un hommage rendu à l’excellence de notre système financier, que nos voisins, sans se préoccuper de liberté commerciale, avaient voulu tout simplement naturaliser chez eux un impôt direct analogue au nôtre. Il a fallu beaucoup de légèreté ou une confiance bien grande dans la crédulité des adversaires pour soutenu, une pareille affirmation. Comme conception fiscale et comme portée politique, rien n’est plus dissemblable que les deux systèmes dont il s’agit. L’income-tax anglais est un impôt frappé exclusivement sur les gros revenus, quelles qu’en soient l’origine et la nature. Qu’il soit propriétaire du sol ou fermier exploitant, spéculateur ou industriel, rentier ou fonctionnaire, savant ou artiste, le citoyen anglais doit à l’état une partie de la rente, du traitement ou du bénéfice qu’il encaisse, pourvu que son contingent dépasse en valeur effective 2,500 francs par année[8]. Le caractère, de l’income-tax et sa raison d’être ont été de soulager la multitude nécessiteuse au moyen d’une cotisation infligée à ceux qu’on suppose au-dessus du besoin. Oserait-on soutenir que tels sont les caractères de nos quatre contributions directes ? Chez nous, l’état s’adjuge une portion de la valeur existante, si mince qu’elle soit, sans s’inquiéter de la situation réelle du détenteur. Il n’y a pas d’exonération stipulée au profit du contribuable obéré, et la moitié de la taxe foncière est fournie par des propriétaires qui ne réalisent certainement pas un revenu net de 2,500 fr. Chacun paie non en raison du produit effectif qu’il réalise, mais suivant un tarif cadastral égal pour le propriétaire opulent qui a pu améliorer son fonds au point d’en décupler la rente et pour le cultivateur ruiné qui ne travaille plus que pour solder ses créanciers hypothécaires. Dans l’ordre industriel, on devient contribuable chez nous par le seul fait qu’on occupe une usine, un atelier, une boutique, et la patente qu’il faut payer n’est pas proportionnelle, comme en Angleterre, à un bénéfice net et effectif au-delà d’une certaine somme ; notre patente ressemble encore beaucoup à cet ancien droit de travailler que vendaient autrefois les rois de France : qu’on gagne peu ou beaucoup, il faut la payer suivant un tarif convenu. Nombre de professions lucratives dans les sciences, les arts, les fonctions publiques, les emplois industriels, au lieu d’être taxées dans la mesure des revenus qu’elles donnent, ne sont atteintes chez nous que par rapport aux loyers d’habitation, de telle sorte que le chef d’une famille nombreuse, d’autant plus pauvre qu’il est obligé d’avoir un vaste local, doit payer plus que le riche célibataire qui peut vivre à l’étroit. Je signale ces différences, non pour faire ici la critique de la fiscalité française, ce qui me conduirait fort loin, mais pour montrer combien est fausse l’assimilation qu’on a prétendu faire de l’income-tax avec nos impôts directs, et ce sera une légitime occasion de constater, à l’éternel honneur de l’Angleterre, que la réforme de ses institutions économiques a été libérale dans le sens le plus intelligent et le plus généreux du mot.

Un phénomène social des plus remarquables me paraît être l’influence qu’a exercée depuis trente ans la réforme économique sur cet ensemble de lois, d’idées, de sentimens, d’habitudes, qu’on appelle vaguement les mœurs d’un pays. À chaque parcelle de liberté tombant dans le domaine commun, on sentait davantage le côté faible des institutions basées, en Angleterre comme partout, sur des monopoles plus ou moins déguisés : on prenait à cœur de mettre autant que possible la législation en harmonie avec le principe nouveau. C’est dans cet esprit qu’on a opéré la conversion de certaines redevances d’origine féodale, la suppression des privilèges commerciaux de la compagnie des Indes, l’abolition de l’esclavage dans les colonies d’Amérique, et surtout la refonte des anciens règlemens sur le paupérisme. À partir de 1834, le chef d’industrie a cessé d’être intéressé à l’extension de la misère, parce qu’il ne lui a plus été possible de faire payer par le bureau des pauvres une partie du salaire de ses ouvriers.

Dès les premiers essais de la grande industrie, on avait pressenti qu’il y aurait chez les entrepreneurs une tendance à exagérer la durée du travail, non pas précisément pour obtenir une réduction indirecte sur le gain légitime de l’ouvrier, mais pour amoindrir la perte résultant du matériel employé. En effet, si un outillage d’un million donne 100,000 francs de bénéfice net avec des journées de douze heures, il est clair qu’on pourrait gagner le double avec un travail incessant. Quatre bills sur cette matière, édictés depuis le commencement du siècle, restèrent à l’état de lettre morte jusqu’au jour où les novateurs commencèrent à former dans les conseils du gouvernement un groupe de quelque consistance. À la suite d’une laborieuse enquête commencée en 1832, l’opinion publique réclama une réglementation efficace dans le régime des manufactures. Par respect pour le principe de la liberté, le parlement s’abstint d’intervenir d’une manière directe au profit des ouvriers adultes ; mais il considéra les enfans et même les femmes comme des mineurs à qui une protection était due. Par les actes de 1844 et 1847, l’admission des enfans dans les ateliers avant l’âge de huit ans fut défendue. Le travail effectif fut limité à six heures et demie par jour, sans compter deux heures d’école, pour les enfans de huit à treize ans, et à dix heures pour les adolescens mâles de treize à dix-huit ans, comme pour les filles ou femmes de tout âge. Or, comme les hommes ont ordinairement besoin dans les grandes fabriques d’avoir pour auxiliaires des femmes et des enfans, on avait supposé qu’en réduisant le labeur de ceux-ci, les mâles adultes eux-mêmes ne seraient pas employés dans les ateliers plus de dix heures. Défense avait donc été faite de retenir trop longtemps les enfans et les femmes dans une même manufacture ; mais on n’avait pas prévu le cas où les créatures faibles seraient occupées en une seule journée dans plusieurs manufactures, et comme la loi est appliquée à la lettre en Angleterre, les maîtres prétendaient ne pas violer la loi en pratiquant le système des relais, c’est-à-dire qu’ils échangeaient leurs petits ouvriers, qui, passant d’un atelier à l’autre, faisaient parfois des journées doubles. Un tel abus criait justice ; le bill de 1850 y mit fin en précisant les heures pendant lesquelles femmes et enfans devraient être appliqués au travail. On pourvut à la stricte exécution de la loi au moyen d’inspecteurs qui ont pris leur mandat au sérieux, parce qu’ils sentent que l’autorité les soutient et que le public applaudit à leur zèle. Le but entrevu par les législateurs a été atteint sans préjudice pour les chefs d’industrie. Quoique le nombre des manufactures et usines ait augmenté considérablement depuis vingt-cinq ans, celui des enfans qui y sont employés est réduit de beaucoup[9]. Aux enquêtes de 1832 sur le sort des classes salariées remontent les tentatives énergiques et suivies pour constituer un système d’éducation populaire, ainsi que la série des règlemens sanitaires qui ont fait à peu près disparaître ces cloaques insalubres, ces logemens immondes, objets pour les étrangers d’une triste curiosité.

L’aristocratie britannique n’ayant pas pu défendre le monopole qui faisait sa force principale, l’abolition des autres monopoles ne devait plus être qu’une affaire de temps et d’opportunité. Cependant, deux ans après leur déroute, qui semblait définitive, les prohibitionistes étaient ralliés et prêts à livrer bataille à propos du privilège colonial. Avant 1842, le sucre de provenance étrangère était prohibé. Celui des colonies britanniques payait environ 62 centimes par kilo. L’importation ne dépassait pas alors 194,000 tonnes, ce qui correspondait au plus à une consommation de 6 kilos de sucre raffiné par tête. Un peu plus tard, en vertu des combinaisons de Robert Peel, on avait réduit le droit de moitié et permis l’introduction des sucres d’origine étrangère, mais avec une surtaxe d’un tiers. En 1848, lord John Russell, en lutte contre les tories, qui avaient les prohibitionistes pour arrière-garde, leur jeta comme un défi la proposition d’abolir définitivement le privilège des planteurs britanniques, en abaissant le droit sur les sucres à 25 centimes par kilogramme, sans aucune distinction d’origine. Par compensation, on restituait aux colons la faculté de chercher les marchés les plus lucratifs pour leurs produits, au lieu de les réserver pour la métropole. Les lamentations sur la ruine inévitable des colonies, les menaces même, retentirent suivant l’usage ; il y eut une telle indécision dans le parlement, que le ministère ne put recueillir qu’une majorité de quinze voix. Après dix années d’expérience, en 1858, l’importation s’élevait à 469 millions de kilogrammes, et la consommation par tête était plus que doublée. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est qu’en dépit de la concurrence étrangère, les colonies sucrières ont augmenté leur commerce avec la métropole de 50 pour 100, indépendamment du trafic qu’elles ont pu faire avec les étrangers.

L’abandon du système colonial a déterminé le retrait des lois de navigation. Il n’y a pas de meilleure preuve de l’influence acquise par les free traders que l’abolition de ce fameux acte de Cromwell, vénéré si longtemps comme le palladium de la puissance britannique. La portée politique de cet acte avait été bien amoindrie par suite des altérations qu’il avait reçues après l’émancipation des États-Unis d’Amérique ; il en restait cependant toutes les combinaisons de police qu’on supposait propres à développer l’énergie des marins ou à protéger l’art des constructions navales : traités particuliers, droits différentiels entre les pavillons, défense d’employer les navires construits à l’extérieur, ou même de réparer les navires nationaux dans les ports étrangers, obligation de réserver le transport des produits coloniaux à la marine britannique, obligation d’importer par le cabotage et non par les canaux la plus grande partie des charbons brûlés à Londres. Depuis les temps d’Huskisson, la propagande libérale avait atténué peu à peu ces règlemens dans la pratique : mais le principe et surtout le préjugé restaient debout, et quand le ministère proposa en 1849 de supprimer définitivement l’acte de Cromwell, il ne fut pas difficile aux adversaires de la loi de susciter les passions populaires et de mettre sur pied une véritable armée de matelots qui alla en phalange serrée porter à Westminster une de ces monstrueuses pétitions où les signatures se comptaient par myriades. La majorité parlementaire ne se laissa pas intimider par cette démonstration, et bien qu’on entende encore parfois les plaintes de quelques armateurs routiniers, la spéculation maritime, ainsi que la construction des navires, est plus active et plus florissante que jamais.

Après tant de mesures prises pour procurer au peuple l’abondance et le bon marché des vivres, on avisa au moyen de multiplier les logemens et d’en abaisser le prix. L’Angleterre fournit peu de bois pour ; les bâtimens. Avant 1842, cet article était frappé d’un droit moins fiscal que prohibitif : il dépassait 50 pour 100 de la valeur réelle. Il a été successivement abaissé jusqu’à 10 pour 100, et si l’on conserve encore cette taxe, c’est comme une prime d’encouragement tendant à provoquer le reboisement du pays. Les briques, dont l’emploi est très considérable, supportaient un droit d’excisé de 7 à 12 fr. 50 cent, par mille, selon la grandeur. En 1850, le trésor abandonna une douzaine de millions qui lui revenaient de ce chef. L’impôt sur les portes et fenêtres, invention de Pitt, que ses adversaires du continent lui ont prise, était ébranlé en Angleterre par de vives critiques : on lui reprochait son défaut de proportionnalité et sa fâcheuse influence sur le plan des constructions civiles ; mais il avait le mérite de rapporter 47 millions de francs. On en fit pourtant le sacrifice en établissant un droit fixe sur les locaux habités à raison de 3 fr. 50 cent, pour 100 sur les demeures particulières, et de 2 fr. 40 cent, pour 100 sur les maisons destinées au commerce ou au travail agricole, avec affranchissement complet pour les habitations d’un produit net inférieur à 500 francs. Cette compensation était bien insuffisante, puisqu’elle ne devait rendre au trésor que 15 millions par an. Aussi le parti tory essaya-t-il l’année suivante de faire abaisser à 250 francs la limite de l’exemption, par ces motifs que les maisons louées au-delà de 500 francs ne se trouvent guère que dans les villes ou dans les centres de production, et que, même dans la classe aisée, un grand nombre de familles n’étaient pas atteintes par l’impôt, en raison de la modicité des loyers et de l’instinct qui porte chacun à s’isoler avec les siens dans une maisonnette. Cette critique, quoique assez raisonnable, ne fut pas prise en considération, et on maintint le chiffre qui affranchissait en effet la généralité des citoyens, comme pour mieux montrer qu’il n’y avait pas à marchander pour améliorer le régime de la multitude.

IV. — gladstone.

Vers la fin de 1852, les tories avaient ressaisi le pouvoir, et des élections venaient d’être faites sous leur influence. Les partisans de la réforme économique avaient quelque raison de se défier du nouveau parlement : ils résolurent de sonder ses tendances, et l’un d’eux, M. Villiers, proposa de constater par un ordre du jour que des améliorations, évidentes avaient été accomplies grâce au libre échange, et qu’une politique conforme aux principes de la liberté commerciale était le plus sûr moyen de contribuer au bien-être des populations. L’épreuve fut décisive. Dans cette chambre, où le parti conservateur avait concentré ses forces, il se trouva 336 membres contre 256 pour approuver la motion de M. Villiers. Cette manifestation fait époque dans l’histoire du libre échange ; elle a mis le principe hors de cause, du moins pour l’Angleterre, et si l’on y dispute encore, c’est à propos des détails d’exécution et non plus sur la valeur intrinsèque du système. La responsabilité des hommes d’état semble allégée, et ils vont au but plus directement. Un plan assez ingénieux de M. Disraeli est repoussé, parce qu’on y soupçonne l’arrière-pensée d’amoindrir les innovations consenties par Robert Peel. Avec M. Gladstone, qui revient à l’échiquier, le public s’émeut, parce qu’on sent tout d’abord que la ferme raison du théoricien va être servie par la passion de l’artiste. Le ministre propose d’abolir l’excise sur le savon, impôt qui rapporte près de 30 millions de francs, mais impôt malfaisant qui condamne le peuple à la malpropreté. Il y a dans la perception des taxes concernant diverses transactions des formalités onéreuses pour les citoyens : il faut les modifier, dût-il en coûter au trésor une quinzaine de millions. Le tarif des douanes comporte encore des simplifications. Treize articles intéressant l’alimentation populaire (beurre, fromage, œufs, cacao, raisins, fruits, etc.) seront réduits de moitié ; cent trente-trois articles de détail peuvent être dégrevés, cent vingt-trois autres affranchis tout à fait. Des mesures sont prises en même temps pour atténuer Autant que possible les entraves et les ennuis occasionnés par tout régime douanier. Comment compensera-t-on ces nouveaux sacrifices ? C’est encore à la classe riche que M. Gladstone s’adresse en lui demandant d’abandonner l’une de ses principales immunités. Forcé d’établir, contrairement à ses principes, une taxe sur les successions, Pitt l’avait du moins limitée à l’héritage des valeurs mobiles. De cette manière il avait laissé intact le privilège des familles opulentes, qui se perpétue surtout par la transmission des propriétés réputées immeubles. M. Gladstone obtint que la taxe dont il s’agit fût étendue aux immeubles, avec l’espoir que son budget de recettes serait augmenté par là d’une cinquantaine de millions.

À chaque feuillet qu’on arrachait du vieux livre des privilèges, une certaine irritation parmi les hautes classes se faisait sentir. Comme palliatif, le ministre réformateur s’engagea à réduire graduellement l’income-tax jusqu’à son entière suppression en 1860. Il était sincère en faisant cette promesse, il avait pu croire qu’un accroissement de commerce et de consommation allait remettre à niveau les recettes et les dépenses ; mais bientôt les relations des puissances occidentales avec le tsar s’envenimèrent, et le cabinet britannique dut se préparer à une guerre qui allait s’engager dans des conditions exceptionnelles. Il fallait de l’argent promptement et beaucoup. Sous le poids de ce besoin, comme sous la pression d’un ressort, jaillit encore un problème d’économie sociale, celui des emprunts publics et des dettes permanentes. Dans quelles circonstances et dans quelle mesure convient-il qu’une génération rejette sur les âges futurs la responsabilité de ses propres actes ? Sans se rallier à l’utopie des amis de la paix, M. Gladstone croit que la guerre est une chose mauvaise, et qu’elle serait souvent évitée, si les citoyens savaient qu’ils vont être immédiatement appelés à contribuer pour solder tout ou partie des frais. Lorsqu’au contraire on hypothèque le travail des générations à venir pour désintéresser le présent, le mouvement des emprunts, l’effervescence de la spéculation, le bénéfice émietté parmi les classes les plus influentes y font l’effet d’une prime en faveur de la destruction des hommes. M. Gladstone compta assez sur le bon sens de ses concitoyens pour développer à la tribune la thèse que je résume, et il proposa de lever 400 millions de francs par des émissions de billets à court terme, par des accroissemens d’impôts, et surtout par le doublement de cet income-tax dont il venait de promettre la suppression. Le parlement, il faut le rappeler à son honneur, se montra digne du ministre. Une cotisation exceptionnelle de 160 millions de francs fut votée par des hommes appartenant tous à la classe qui allait avoir à payer double l’impôt sur le revenu. Malheureusement la guerre se prolongea d’une manière imprévue. La génération actuelle, ayant payé sa dette, ne se fit plus scrupule d’inscrire une partie des frais au compte de l’avenir. On eut recours aux emprunts. Quoi qu’il en soit, le débat soulevé n’aura pas été sans profit pour l’éducation économique de l’Angleterre. L’abus des emprunts n’y est plus guère à craindre : il sera bien difficile d’y avoir recours sans une impérieuse nécessité de salut public.

Les innovations qui peuvent avoir pour effet d’amoindrir momentanément les ressources du trésor furent suspendues pendant la période de guerre. On s’appliqua avec d’autant plus de soin aux réformes qui n’intéressent pas d’une manière directe les finances de l’état. Cette tendance, de plus en plus caractérisée, consistait à introduire la liberté dans toutes les transactions, à affranchir les citoyens d’une prétendue tutelle qui, sous prétexte de les garantir contre les fraudes, détruit leur initiative et paralyse leur aptitude. En 1854, on prononça l’abolition des lois contre l’usure, très regrettées sans doute des usuriers, car elles les autorisaient à augmenter le prix de leurs services en proportion des périls du métier. On signalait depuis vingt ans les fâcheux effets de la loi sur les sociétés commerciales. Le code anglais n’avait d’abord admis que des sociétés privées (private companies), composées seulement de six personnes, toutes responsables et indéfiniment solidaires les unes des autres. Sous ce régime, les associations de capitaux n’étaient possibles qu’entre gens d’une opulence notoire, assez connus les uns des autres pour qu’on ne reculât pas devant les chances d’une pareille solidarité. On adoucit, vers 1826, les rigueurs de ce système en tolérant des sociétés à fonds réunis (joint-stock companies) dont les actionnaires peuvent être en nombre illimité, en restant néanmoins solidaires les uns des autres, de telle sorte que le porteur d’une seule action aurait pu être ruiné pour combler le déficit d’une entreprise, bien qu’il fût resté complètement étranger à la gestion. Il y avait pourtant un moyen d’échapper à cette terrible responsabilité : c’était de se faire autoriser spécialement, en vertu d’une charte royale ou d’un acte du parlement, à constituer une compagnie à peu près semblable à nos sociétés anonymes, où la perte de l’actionnaire ne peut jamais dépasser la valeur de sa mise ; mais ce moyen n’était pas à la portée de tout le monde, et l’espèce de procédure préliminaire pour obtenir la patente entraînait des dépenses telles qu’elles ne pouvaient être supportées que par de puissantes associations. Les chartes de ce genre n’étaient presque jamais accordées en matière de banque, afin de ne pas entamer le privilège de la banque d’Angleterre. Insistons encore sur ce détail qu’en Angleterre toutes les contestations entre associés devaient être déférées à un tribunal d’équité, c’est-à-dire à la cour de la chancellerie, tribunal où aboutissent une multitude d’affaires de toute sorte, quoique les juges y soient en très petit nombre, si bien que les procès y durent ordinairement plusieurs années, et deviennent si dispendieux qu’il y a folie à les entamer quand l’intérêt n’y est pas considérable.

On n’a pas manqué de vanter comme un acte de haute sagesse ces obstacles opposés à la multiplication des sociétés commerciales : c’était le frein pour brider les emportemens de la spéculation, une garantie nécessaire au public contre les flibustiers de l’industrie. Que telle ait été l’intention à l’origine, il se peut ; quant aux résultats, c’est autre chose. Cette responsabilité sans limites à laquelle on ne pouvait échapper que par une faveur spéciale et toujours achetée au prix d’une avance considérable, cette juridiction laissant au sociétaire lésé si peu de chance de faire valoir son droit, tout cela semblait calculé pour déconcerter l’esprit d’association, et constituait dans la pratique une sorte de privilège au profit des capitalistes influens. L’Angleterre, après tout, n’était pas le seul pays où la loi sur les sociétés commerciales aurait été combinée de manière à empêcher que le groupement des petites économies ne fit concurrence aux gros coffres-forts. Un esprit tout nouveau préside aujourd’hui aux destinées du peuple anglais, et même au sein des classes supérieures on est devenu assez clairvoyant pour ne plus s’effrayer des progrès que pourrait faire la multitude et de la consistance qu’elle pourrait prendre sous le régime d’une franche liberté. Sauf le cas où il s’agirait de constituer un monopole ou d’aliéner quelque parcelle du domaine national, comme dans l’ouverture d’un chemin de fer ou la distribution du gaz, l’établissement d’une société commerciale est considéré comme une transaction ordinaire. Le gouvernement renonce à dicter la forme du contrat et laisse les citoyens à peu près libres de pondérer leurs intérêts comme ils l’entendent. En vertu de plusieurs bills édictés entre 1855 et 1858, la formation des sociétés par actions avec responsabilité limitée, c’est-à-dire analogues à nos sociétés anonymes, est devenue en quelque sorte le droit commun. Au lieu d’effaroucher l’actionnaire en lui imposant des obligations ruineuses, le gouvernement n’intervient plus que pour le rassurer, en prescrivant certaines formalités qui offrent des garanties de publicité et de contrôle, sans entraver la liberté des contractans. Au cas de contestations entre associés, on a augmenté les moyens d’obtenir justice en attribuant à un autre tribunal la compétence réservée jusqu’alors à la cour de chancellerie. Les anciennes compagnies ont été mises en demeure d’opérer leur transformation conformément aux principes de la loi nouvelle, et elles l’ont fait avec empressement. Si les sociétés commerciales ont pu se multiplier en Angleterre au milieu des obstacles et des embûches du régime précédent, il est à croire que le génie d’entreprise va se retremper encore dans une loi intelligente et sincère, et qu’on s’étonnera bientôt au spectacle des forces latentes qui vont surgir.

La réforme des sociétés de commerce n’a été appliquée aux banques que postérieurement et avec quelques restrictions, parce qu’il fallait tenir compte du monopole de la banque d’Angleterre. Si on se place pour le juger au point de vue de la théorie, le régime actuel paraît assez anomal. Toutefois le public ne s’en plaint pas. Les banques sont, comme on sait, très multipliées dans l’empire britannique et sous les formes les plus diverses. L’entente cordiale de la banque privilégiée avec les grands établissemens privés qui l’entourent, la concurrence que se font toute sorte de comptoirs dans les provinces, où l’émission des billets n’est pas défendue, le système très libéral appliqué en Écosse, la facilité de circulation résultant de l’usage presque général des chèques, tout cela suffit à une ample distribution de crédit, et le public ne désire pas mieux pour le moment. Il arrive bien de temps en temps qu’une crise monétaire jette dans le pays l’alarme et la souffrance. On soupçonne alors que les banques y sont pour quelque chose. Les victimes gémissent, les pouvoirs s’émeuvent. On installe des commissions d’enquête ; on fait des plans de réforme. Comme après une bataille, les plaies des blessés se referment ; les morts sont vite oubliés. Les sommités du monde financier, n’ayant pas à se plaindre du régime en vigueur, affirment qu’il deviendra parfait avec quelques changemens de détail. C’est ce qu’on a vu en 1857, et il en sera encore ainsi à chaque crise, jusqu’à ce que l’exercice du free trade ait mis en évidence les côtés faibles du système actuel. Alors une agitation pacifique s’organisera au sujet du crédit, et les banques britanniques seront modifiées conformément aux exigences d’une franche liberté commerciale.

Après une quarantaine d’années de controverses et d’expériences, si l’on prend pour point de départ la pétition des marchands de Londres, les idées s’étaient éclaircies, et les changemens qui paraissaient au début n’intéresser que les ateliers et les comptoirs avaient pris la consistance d’un système politique. Qu’on relise l’admirable discours dans lequel M. Gladstone a développé le plan financier motivé par le traité de commerce avec la France. L’expédition de Chine, les dépenses pour les fortifications et la flotte, les diminutions de revenu que le traité de commerce doit infliger, vont déranger l’équilibre des budgets : le déficit prévu s’élèverait à 235 millions de francs, s’il ne devait pas être atténué par quelques recouvremens exceptionnels. Est-ce une raison pour suspendre les réformes commerciales ? Bien au contraire. Le ministre y voit un motif pour persévérer. Si le pays s’est tellement enrichi et fortifié qu’il supporte sans broncher les charges du passé et celles du présent, n’est-ce pas au judicieux affranchissement de l’industrie qu’il doit cela ? Le gouvernement français se montre disposé à négocier dans le sens de la liberté commerciale : c’est une rare et précieuse occasion qu’il faut saisir pour simplifier encore les tarifs anglais, pour en effacer, s’il est possible, les dernières traces du régime protecteur. L’exemple de la France fera sensation dans les autres pays, et déterminera un ébranlement favorable au principe destiné à transformer les relations de peuple à peuple. Il n’y a pas à dire d’ailleurs que l’Angleterre fausse elle-même ce principe en signant un traité de commerce exclusif : elle ne modifie point ses lois en vue d’un intérêt spécial, et si la France paraît avoir obtenu des avantages, toutes les autres nations sont admises à en profiter.

Pour qu’un ministre tienne un pareil langage au milieu d’une assemblée, il faut évidemment que le libre échange soit hors de cause comme doctrine : il n’y a plus de dissidence possible que dans l’application. On sent chez M. Gladstone la généreuse impatience d’achever l’œuvre de Robert Peel. Il propose d’abolir ou de réduire les droits d’entrée non-seulement sur les articles consignés dans le traité avec la France, mais encore sur un certain nombre de produits alimentaires dont il voudrait faciliter l’introduction dans les pauvres ménages. Après cette dernière simplification, le tarif anglais ne comporte plus que vingt-six articles principaux (sans compter quelques subdivisions) inscrits uniquement en vue du revenu qu’ils doivent fournir à l’état, et sans aucun égard pour les intérêts particuliers. Le couronnement de la réforme douanière, selon le ministre, c’est l’abolition du droit d’excisé sur le papier. Ce dernier article mérite une mention spéciale.

Avant les réformes décisives, vers 1837, la consommation du papier de toute sorte dépassait à peine 40 millions de kilogrammes, dont le trésor tirait environ 12 millions de francs. En 1859, on a perçu les droits sur 98,675,720 kilos, et le produit net a été de 31,461,600 francs. Ce prodigieux accroissement dans l’emploi du papier est un des plus sûrs indices du progrès social accompli. On y voit d’abord un effet de la multiplication des affaires, car il n’est pas une seule transaction qui ne donne lieu à quelques écritures. Il semble en second lieu que l’activité industrielle, au lieu d’atrophier les esprits, comme on est disposé à le croire, développe au suprême degré le besoin des renseignemens, de l’étude, de la controverse, et même des délassemens intellectuels. Par un phénomène politique très remarquable, si le besoin du papier imprimé s’est accru en Angleterre, c’est pour une clientèle toute nouvelle. Les beaux livres pour les lettrés, les journaux et les recueils adressés aux « classes gouvernantes, » comme disent nos voisins, ne sont peut-être pas beaucoup plus répandus qu’il y a trente ans ; mais depuis que la liberté commerciale a rendu l’émulation et l’espoir à tant d’esprits qui se laissaient croupir, il faut une multitude de petits livres à bon marché, de journaux à un penny. Le tirage quotidien de ces feuilles populaires est déjà évalué au double de celui des journaux de la société choisie, y compris le Times, qui répand à lui seul 50,000 exemplaires. La presse hebdomadaire distribue en outre chaque samedi un nombre incalculable de petits cahiers dans les ateliers, les fermes, les plus modestes ménages.

C’est que chacun, sentant instinctivement qu’il a chance de s’affranchir par un meilleur emploi de ses facultés, éprouve le besoin d’acquérir des connaissances, et c’est en lui donnant le nom d’impôt sur les connaissances qu’on a rendu antipathique la taxe sur le papier. Il arrive sans doute que des feuilles obscures servent de porte-voix à des récits malveillans, à des doctrines dont partout ailleurs la diffusion serait réputée dangereuse. On a le bon esprit de ne pas s’en effrayer en Angleterre : cela s’y perd dans le remuement général des idées, comme l’imprécation d’un homme en colère au milieu de la foule. L’opinion publique, jusque dans les hautes classes, ne répugne pas à ce franc parler démocratique. En 1858, le torysme, représenté devant les communes par M. Disraeli, alors ministre, est obligé d’adopter cette motion formulée par M. Milner Gibson : « la chambre est d’avis que le maintien du droit sur le papier, comme source de revenu, serait impolitique. » L’année dernière, M. Gladstone fait entrer dans son grand projet l’abolition du droit sur le papier, et même l’affranchissement de l’obligation de timbrer les journaux[10], afin d’en faciliter encore davantage la diffusion. Pour accomplir en faveur du peuple ce sacrifice de 31 millions, sacrifice qui implique une aggravation de l’income-tax, il ne craint pas de s’adresser aux riches, sur qui l’income-tax pèse particulièrement. Tout le monde n’approuve pas cet excès de générosité. Ceux qui résistent feront-ils ressortir la multiplication anomale des petits journaux, le danger d’une propagande démagogique ? Ils s’en garderont bien : l’opinion publique ne leur ferait pas écho. Ils s’en tiennent à une opposition financière : ils font valoir l’inopportunité d’un dégrèvement considérable quand le trésor est menacé d’un déficit. Les conservateurs de la chambre haute sont ainsi excusés de maintenir l’impôt dont l’abolition a été prononcée par la chambre des communes ; mais le refus des lords n’est pour ainsi dire qu’une affaire de forme. Ce serait manquer aux précédens du torysme que d’adopter une réforme du premier coup. Nous allons voir, à une des sessions prochaines, M, Gladstone revenir à la charge, et il est probable que l’impôt sur les connaissances ne résistera pas au second choc. Quelle conclusion tirer de tout cela, si ce n’est que la réforme économique a si bien équilibré les forces sociales et si bien distribué les rôles utiles que les classes, quoique toujours diversifiées, en sont arrivées à ne plus se suspecter, à ne plus se craindre ? Heureuse Angleterre, où l’on ne connaît plus cette peur des révolutions, ce vague malaise des pays continentaux, semblable à ce qu’on éprouve au lendemain des grandes catastrophes, en voyant la tourmente du sol et l’affaissement des édifices !

Au point de vue du public consommateur, les changemens introduits par M. Gladstone dans son budget de 1860 ont eu pour effet d’atténuer d’à peu près 80 millions de francs le fardeau des contributions indirectes. Quant aux moyens de compensation, ils sont assez vaguement indiqués. Le ministre sait par expérience que l’équilibre se rétablira infailliblement. La réforme à ses yeux est une œuvre de salut, et il est malséant de trop compter quand on rend un grand service. Une magnifique péroraison nous montre les rois des anciens temps, dans leurs jours de fête et de largesse, faisant jeter sur leur passage l’argent à pleines mains dans la foule. « C’était peut-être un intéressant spectacle, s’écrie l’orateur, mais un spectacle plus beau encore et plus digne de notre siècle est de voir un souverain s’aidant des lumières de son peuple réuni en parlement répandre parmi ses sujets des bienfaits, sous forme de lois sages et prudentes qui ne sapent en aucune façon les fondemens du devoir, mais qui, en affranchissant l’industrie de ses chaînes, vont procurer de nouveaux stimulans et de nouvelles récompenses au travail. »

Un point sur lequel M. Gladstone insiste très judicieusement, c’est que les réformes commerciales auxquelles l’Angleterre doit sa pacification intérieure « n’ont cependant pas été accomplies au profit des masses populaires seulement, mais au profit de toutes les classes, au profit du trône et des institutions du pays. » Enfin le principe souverain auquel l’Angleterre conforme actuellement son économie intérieure, et souvent même sa politique internationale, semble se dégager du tâtonnement empirique et arriver à sa formule rationnelle dans ces derniers mots de M. Gladstone : « Vous allez répandre le bien-être dans le pays et sous la meilleure forme, car vous ne forgez pas pour les hommes des appuis mécaniques qui vous fassent faire à leur place ce qu’ils doivent faire par eux-mêmes ; mais vous étendez leurs ressources, vous donnez l’essor à leur aptitude, vous faites appel au sentiment de leur responsabilité, et vous n’affaiblissez pas celui d’une honorable indépendance. »

Je ne considère pas comme achevée la transformation économique de la société anglaise, mais elle a été poussée assez loin, les résultats sont assez satisfaisans, assez appréciés, pour qu’un mouvement rétrograde ne soit plus possible. À la place de l’ancien régime administratif, qui, sans couleur de direction et de protection, semait le champ de l’industrie de privilèges pour les uns, d’entraves pour les autres, s’est introduit avec l’évidence du succès un principe dont la tendance est de rendre à chacun le libre essor de ses aptitudes, la pleine propriété de son énergie industrielle : c’est là un fait tout nouveau, et j’oserai dire une révolution qui fera date dans l’histoire de l’humanité, car il n’est pas plus possible aux autres peuples de se refuser à la rénovation de leur système économique que de repousser l’usage des machines et des moteurs perfectionnés. De cet unisson économique, dont la génération actuelle verra, selon toute probabilité, l’établissement, résulteront des changemens d’une telle importance dans le régime intérieur des sociétés comme dans les relations de pays à pays, qu’il faut réserver ces gros problèmes pour des études spéciales. J’insisterai seulement aujourd’hui sur quelques points.

Les faits ont suffisamment justifié, ce me semble, ce qui a été dit plus haut, que la réforme anglaise ne procède pas d’un système nettement arrêté dès le point de départ. L’excès du péril est devenu, comme il arrive souvent en politique, le salut de la société anglaise. Menacés par la misère des classes industrielles et à bout d’expédiens, les continuateurs de Pitt accueillent l’idée d’une enquête : ce sera non pas une audience où chaque privilégié vient plaider pour l’abus dont il profite, mais une analyse approfondie du régime dont on se trouve mal. Cette investigation excite dans le public une curiosité sérieuse. À l’enquête officielle succède pendant des années une série d’études particulières. L’évidence de certaines idées forme une école, et l’école, après vingt ans, se trouve être un parti politique, un parti assez fort pour changer le vieux ressort du gouvernement en brisant le monopole des propriétaires du sol. À chaque changement, il y a soulagement parmi les pauvres, sécurité plus grande parmi les riches. Bref, on peut dire de la réforme économique qu’elle est une œuvre collective, commencée en tâtonnant, presque au hasard, par un petit groupe de citoyens, mais qui, pendant quarante ans d’une merveilleuse persévérance, a vu augmenter le nombre de ses collaborateurs à tel point que le peuple anglais s’y est associé tout entier. Pour lui, le principe qui s’est dégagé à la longue, celui de la plus grande liberté possible dans les transactions de toute espèce, intérieures et extérieures, tend à devenir comme un article de foi politique.

Voici une phrase que je lis dans un livre publié récemment à Londres pour expliquer le mécanisme des institutions anglaises : « Avant la réforme électorale de 1832, l’esprit de parti était enflammé à un degré que nous avons peine à concevoir, et que le bon sens public ne tolérerait pas actuellement. Dans beaucoup de villes, un whig et un tory ne se seraient pas assis à la même table, et dans les relations privées les femmes, les enfans, les parens d’un chef de famille attachés à l’un des deux grands partis refusaient aux familles d’un sentiment opposé les témoignages de la politesse la plus vulgaire. » Au contraire, le trait caractéristique du moment (les organes de la publicité britannique en font l’aveu), c’est l’effacement des anciennes couleurs, l’indolence du public anglais à l’endroit des réformes purement politiques. Cet apaisement, qui deviendrait un mal s’il devait aller jusqu’à l’indifférence chronique, quelle en est la cause ? Se figure-t-on qu’il n’y ait là qu’un phénomène de pondération constitutionnelle, que whigs et tories se soient calmés par la seule raison qu’un parti a ravi à l’autre son influence ? — Dans le système des relations extérieures, le changement du caractère britannique n’est pas moins remarquable. Cet âpre désir d’acquisition et d’agrandissement, qui a chez tout Anglais la force d’un instinct, ne s’est pas amoindri ; mais les influences nouvelles qui dominent à l’intérieur ont modifié à l’égard des étrangers les points de vue et les moyens d’action, et l’anathème sur la perfide Albion, qui a eu sa raison d’être pour nos pères, n’est plus aujourd’hui qu’une manière de plaisanterie.

Un autre contraste est plus frappant encore. Nous avons vu quelles étaient les dispositions des classes populaires après la paix de 1815 : la peur se mit parmi les classes riches, peur assez légitime lorsqu’on voyait les ouvriers dresser les cadres d’une innombrable armée, acheter des fusils et forger des piques. On pressait alors le gouvernement d’aviser aux mesures répressives : suspension de la liberté de la presse, du droit de réunion, du droit de posséder des armes. Mécontens de ce qu’ils appelaient l’inertie du pouvoir, les nobles et les gentlemen des comtés du nord et de l’Écosse avaient pris l’initiative d’une confédération défensive, espèce de milice armée. Supposez que le gouvernement, d’accord avec les classes supérieures, s’en fût tenu, à un système de résistance ; il en eût été de la crise comme de la plaie trop fortement comprimée qui s’enflamme. De ce qui n’était qu’une émeute de gens affamés serait sorti un vrai parti politique avec ses chefs et son programme. L’antagonisme des classes, quand il menace de dégénérer en guerre civile, jette dans les sociétés tant d’alarmes et de misères qu’on y fait bon marché de la loi pour en finir au plus tôt. Il se serait formé sous un nom quelconque une espèce de dictature, et qui sait ce que serait devenue cette libre constitution dont tout Anglais fait son plus noble amour ? Les choses sont bien différentes aujourd’hui. Au lieu de s’effrayer de la presse, les hautes classes sont disposées, comme on vient de le voir, à favoriser tout ce qui est publicité et mouvement d’idées pour le peuple[11]. Les fils de ces gentlemen qui s’organisaient militairement, il y a quarante ans, pour tenir tête aux ouvriers, en sont à proposer des souscriptions pour fournir des armes aux ouvriers. Vers la fin de l’année dernière, un membre important du parlement, M. Lindsay, avait jeté les bases d’une association nationale dont les membres se seraient engagés à verser chaque semaine une cotisation variant de 80 centimes à 2 francs 50 centimes. Les sommes ainsi recueillies auraient servi à donner au citoyen pauvre un équipement de volontaire, une carabine rayée qui serait devenue sa propriété, et de plus un secours hebdomadaire en cas de maladie, une petite pension de retraite à l’âge de soixante ans, et même un capital de 2,500 fr. pour le plus proche héritier du volontaire décédé. L’obstacle à ce projet n’est pas venu des hautes classes. Le gouvernement a fait sentir avec raison qu’il ne convenait pas d’introduire des catégories dans la milice patriotique en formant des légions stipendiées, et que tout citoyen était égal devant le péril de la patrie. Les ouvriers eux-mêmes ont manifesté une certaine répugnance à recevoir leur équipement de la générosité publique. Ceux qui le désirent et le peuvent achètent leurs carabines, et ils sont bien accueillis quand ils se présentent, surtout peut-être dans les corps où les influences aristocratiques dominent.

La conclusion à tirer de là est que la crainte des révolutions intérieures est complètement dissipée en Angleterre. C’est là un phénomène spécial, unique peut-être dans l’histoire, à peine croyable, je le sens bien, pour les gens qui n’ont pas l’habitude de l’analyse économique. Aux yeux de ceux qui sont aptes à discerner les effets des lois sur le travail, source de toute prospérité, il n’y a plus aucun sujet d’étonnement : les faits confirment la théorie. Il nous reste au surplus un bon moyen de faire comprendre à tous comment l’Angleterre est parvenue à une sécurité intérieure et à un merveilleux enrichissement sous l’influence de la liberté économique : c’est de mettre en contraste un autre grand pays qui a suivi dans son économie administrative des tendances presque toujours opposées. Ce pays, c’est la France.

André Cochut.
  1. Les banques provinciales remboursaient, leurs propres billets avec des billets de la banque d’Angleterre, qui ont perdu pendant cette période de 8 à 25 pour 100.
  2. Ces détails sont extraits en grande partie de l’Annual Register.
  3. Thomas Tooke, mort en 1858 à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, a fourni une série de publications sur les matières commerciales réunies en six volumes sous ce titre : History of Prices, 1792-1856. C’est une espèce d’encyclopédie commerciale expliquant les variations survenues dans les prix des marchandises depuis les dernières années du XVIIIe siècle. Ce livre fait autorité en Angleterre, et c’est assurément celui que j’ai consulté avec le plus de fruit pour le présent travail. La dernière série, entreprise par l’auteur dans son extrême vieillesse, n’a pu être achevée qu’avec la dévouée et judicieuse collaboration de M. William Newmarch. — Thomas Tooke, devenu l’un des négocians considérables de la Cité, et longtemps député-gouverneur de la banque d’Angleterre, a coopéré avec le même zèle à la création des docks et des chemins de fer et à la fondation des établissemens scientifiques consacrés principalement aux études qui intéressent le gouvernement des sociétés. Pour célébrer sa mémoire d’une manière digne de ses services, on a fondé par souscription au King’s College une chaire d’économie politique àlaquelle son nom restera attaché.
  4. Il y aurait une sorte d’ingratitude à ne pas rappeler qu’au même moment lord John Russell introduisait sa fameuse motion qui a déterminé douze ans plus tard la grande réforme électorale, et que lord Brougham faisait prendre en considération un plan tendant à créer l’enseignement populaire.
  5. On aurait tort d’attribuer d’une manière absolue au récent traité, de commerce cette crise passagère que les journaux anglais appelaient, il y a deux ou trois mois, la grande détresse de Coventry. Le premier mouvement des manufacturiers de cette ville ayant été de réduire les salaires de leurs ouvriers, ceux-ci se mirent en grève : au moment où ils étaient à bout de ressources, un hiver excessif les surprit, et ils eurent cruellement à souffrir ; mais au premier appel fait à la bienfaisance publique les secours arrivèrent abondamment, et il y a déjà plus d’un mois que la municipalité de Coventry a fait savoir par la voie de la presse que la crise tirait à sa fin, et que les subventions envoyées si généreusement n’étaient déjà plus nécessaires.
  6. On financial Reforme, volume publié en février 1830 et réimprimé quatre ou cinq fois en peu de temps.
  7. Voyez la remarquable étude de M. Louis Reybaud sur Cobden et l’École de Manchester dans la Revue du 15 mai 1860.
  8. Le chiffre de 100 livres ou 2,500 francs a été introduit en 1852. À l’origine du renouvellement de l’income-tax par Robert Peel, le minimum imposable était 150 livres ou 3,750 francs.
  9. On en peut juger par un document qui date déjà de dix ans. En 1835, on comptait 115,782 fabriques et 298,917 en 1850. Cependant à la première époque il y avait dans ces grands ateliers 56,003 enfans au-dessous de treize ans et seulement 40,775 en 1850. L’amélioration doit être beaucoup plus marquée actuellement.
  10. Dans l’état actuel de la législation anglaise, le timbre des journaux sert, comme chez nous, d’affranchissement postal. Pour épargner aux journaux l’ennui de faire apposer le timbre à l’avance sur les feuilles, M. Gladstone proposait d’appliquer aux publications périodiques qui voudraient se servir de la poste un seul droit de transport au poids, comme pour les livres imprimés.
  11. Il résulte d’une statistique récemment publiée en Angleterre, News papers Press Directory for 1861, que le nombre des journaux et recueils dans le royaume britannique était de 267 en 1821, et qu’il est actuellement de 1102, dont 819 pour l’Angleterre et le pays de Galles. Encore en 1850 on en comptait moitié moins qu’en 1861.