La Pologne un siècle après le partage et l’agitation de Varsovie

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La Pologne un siècle après le partage et l’agitation de Varsovie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 155-180).
LA POLOGNE
UN SIECLE APRES LE PARTAGE
ET L'AGITATION DE VARSOVIE

Le monde est plein de peuples victimes, sur le malheur desquels on arrive presque à se rassurer dès qu’on a fait cette merveilleuse découverte, qu’ils ont pu un jour ou l’autre mériter leur destin, comme si les forts, eux aussi, ne commettaient jamais de fautes, comme si la justice était toujours la compagne de la fortune. Et pourtant à quoi tiennent ces crises d’anarchie qui se déclarent parfois dans les relations universelles, ces déchiremens qui nous font assister à la confuse désorganisation de tout un ordre politique dans la déroute éperdue de toutes les combinaisons et de toutes les prévoyances ? Ils tiennent le plus souvent à des vices originels cachés au plus profond d’une situation, à des violences primitives qui laissent les peuples désarmés il est vrai, mais qui pèsent aussi sur les gouvernemens eux-mêmes, qui réduisent les uns à une révolte infatigable, les autres à une compression fatalement croissante, et finissent par créer une de ces mêlées où s’agitent à la fois tous les droits, tous les principes, tous les griefs accumulés, où des causes qu’on croyait perdues reviennent à leur tour en appeler à l’opinion, devenue une puissance nouvelle. L’histoire tout entière de la Pologne est là pour prouver ce qu’il en coûte de violences, de luttes toujours renaissantes pour vouloir faire entrer dans le droit public, dans ce vague et redoutable domaine des faits accomplis, la suppression d’un peuple.

Il y a bientôt un siècle que trois puissances, unies par la plus triste et la plus dangereuse des solidarités, travaillent à cette œuvre, dont se réjouissaient Frédéric II de Prusse et Catherine la Grande de Russie comme d’une victoire facile, mais qui faisait monter le remords dans l’âme de Marie-Thérèse d’Autriche, qu’elle appelait « une tache pour son règne, » et à laquelle elle ne souscrivait qu’en jetant un regard effrayé vers l’avenir. Trois fois le partage se renouvelle, — en 1772, en 1793, en 1795, — commençant par laisser vivre une ombre d’indépendance avec une ombre de roi à Varsovie, et finissant par faire tout disparaître, même le nom de la Pologne. À chaque démembrement, on croit avoir réussi ; chaque fois au contraire l’injustice apparaît plus évidente, au point d’être confessée par les copartageans eux-mêmes ; chaque fois la plaie s’envenime, la lutte s’aggrave entre une domination toujours précaire et l’héroïsme d’une race retrempée par le malheur. À ce moment suprême des derniers démembremens, en 1792, la Pologne, ne cède pas sans combat : avant de succomber, elle dépose ses aspirations politiques dans la constitution du 3 mai 1791, et elle reparaît sur les champs de bataille, conduite par Kosciusko. Le héros polonais est vaincu à Macejowice, et l’œuvre commencée en 1772 semble bien près d’être achevée. Jusque-là néanmoins ce n’est qu’une affaire entre la Russie, l’Autriche et la Prusse. L’Europe reste étrangère à cette expropriation d’un peuple.

À l’issue des orages de la révolution française et de l’empire, où les Polonais se jettent avec leur humeur guerrière et croient presque un instant voir renaître une patrie par la création timide, incomplète et éphémère du grand-duché de Varsovie, à l’issue de ces événemens, dis-je, le congrès de Vienne, après avoir fait luire un espoir aux yeux de la Pologne, la laisse retomber sous le triple joug et donne au démembrement la consécration d’un fait accompli. Cette fois du moins le succès semble assuré, le partage entre dans le droit public et se lie à la constitution européenne. En réalité cependant la question est loin d’être résolue. Les traités de 1815 ne font qu’organiser la lutte dans des conditions nouvelles, en mettant une arme de plus dans les mains des Polonais par cette sorte d’hommage rendu à une nationalité qu’on n’ose tuer tout à fait, puisqu’on reconnaît ses titres, puisqu’on stipule en sa faveur des garanties, et dont on n’ose en même temps refuser les lambeaux à ceux qui les revendiquent du droit de première occupation. La question est si peu résolue qu’elle ne tarde pas à renaître d’elle-même au premier ébranlement. En 1830, la Pologne tente encore un immense effort de résurrection, un effort qui suffit un instant à tenir en échec la puissance de la Russie, qui remplit l’Europe d’émotion et d’anxiété. Seule, livrée à ses propres forces, la Pologne ne peut évidemment que succomber. Elle succombera sous le poids des armes, et plus encore sous le poids des compressions. Alors enfin le dernier mot est dit sans doute, la dernière résistance est vaincue, tout semble bien fini. Rien n’est fini au contraire, et c’est là ce qu’il y a de curieux, de souverainement moral, dirai-je, dans les événemens qui depuis deux mois agitent Varsovie et toutes les contrées polonaises. Un siècle après le premier démembrement, quarante-cinq ans après les traités de 1815, trente ans après la révolution vaincue à Varsovie par les armes russes, la Pologne se relève plus frémissante que jamais, meurtrie et non domptée, apparaissant au double point de vue de son rapport avec l’état de l’Europe et de ce travail intérieur par lequel elle cherche obstinément à se refaire une vie morale, une destinée nouvelle à travers les plus obscures et les plus poignantes épreuves.

Quel est en effet le caractère de cette situation, qui s’est si subitement révélée au nord de l’Europe par le drame étrange de Varsovie, dans un moment où l’Italie arrive à se reconstituer, où la Hongrie revendique ses traditions d’indépendance, où tout s’ébranle en un mot à l’orient et à l’occident, et où s’agitent à la fois toutes les questions de nationalité, de droit public, d’équilibre universel ? Ce qu’il y a de particulier dans ces événemens, c’est que tout est spontané et presque imprévu, quoique ayant une éternelle raison d’être. C’est l’acte de vie d’un peuple qui se retrouve un jour uni dans un même sentiment, et qui, sans appel, sans mot d’ordre de révolution, se répand pacifiquement dans une ville, demandant ce que les traités eux-mêmes ne lui refusent pas, le respect de sa religion et de sa nationalité, la garantie de son existence par des institutions régulières, le droit de s’intéresser à ses affaires, de s’occuper d’agriculture, de faire instruire ses enfans, de ne point désapprendre sa langue, et, pour tout dire, le droit de vivre et de respirer. Rien n’est plus dramatique assurément que cette autre entrevue de Varsovie qui se poursuit depuis deux mois, qui n’est plus celle des souverains, mais celle de deux peuples se retrouvant publiquement en présence pour la première fois depuis trente ans, transportant tout à coup leur différend au grand jour des luttes européennes et s’interrogeant dans une mystérieuse attente, — de deux peuples, dont l’un, faible et vaincu, n’a d’autre arme que le droit et la prière, tandis que l’autre ne trouve de péril que dans l’excès même de sa force.

C’est là réellement la situation qui se déroule au cœur de la Pologne depuis le 25 février, jour où commence cette nouvelle, héroïque et touchante aventure d’une population rentrant en quelque sorte dans la vie publique en allant prier pour ses morts et pour la patrie. Au premier moment, la Russie semble visiblement surprise de cette manifestation inattendue d’une Pologne qu’elle ne croyait peut-être pas si vivante ; elle est partagée entre l’inquiétude d’un mouvement si nouveau et le sentiment de la nécessité des concessions. Elle n’a pas toujours le don des résolutions heureuses ; elle cède quand la résistance serait naturelle, et elle résiste quand il serait juste de céder, commençant par livrer quelques-uns de ses fonctionnaires les plus compromis et finissant par dissoudre les corporations populaires dont elle a elle-même sanctionné l’existence, dont elle se sert pendant un mois pour maintenir l’ordre, laissant fermenter à la fois toutes les craintes et toutes les espérances par une série d’actes contradictoires et énigmatiques, où il y a sans doute plus d’embarras que de calcul. Alors les manifestations populaires se succèdent, la question grandit, le mouvement se complique et s’aggrave, et en peu de temps tout change d’aspect ; la compression se relève plus que jamais en face d’une agitation morale restée jusqu’au bout innocente de toute violence, de telle sorte qu’il suffit de quelques jours et d’une évolution de la politique russe pour refaire une de ces situations que le prince Repnin caractérisait déjà de son temps avec une inexorable crudité, quand il disait : « Il est vrai qu’à moins de nier tout sentiment d’humanité, on ne peut s’empêcher de reconnaître le droit qu’auraient les Polonais de se plaindre. Vous auriez plein droit de chasser les Russes, si vous le pouviez ; mais vous n’êtes pas en état de le faire, il faut donc vous soumettre… » C’est bien là réellement la question telle que la pose la force victorieuse ; seulement c’est la question telle qu’on a pensé l’avoir si souvent tranchée sans l’avoir jamais résolue. Après les répressions sanglantes du 8 avril, comme après toutes les répressions, le problème des destinées de la Pologne ne reste pas moins debout. Il naît de ces événemens, de leur caractère et de leur portée, au milieu des conditions de transition universelle dans lesquelles le monde contemporain est engagé.

Ce qui fait la gravité de ces événemens si nouveaux, c’est qu’ils se lient à toute une situation européenne, en même temps qu’ils sont l’expression d’un profond travail intérieur dont la Pologne russe est le centre le plus actif, le plus ostensible aujourd’hui, mais qui a aussi son retentissement dans le grand-duché de Posen, dans la Galicie, partout enfin où, malgré les congrès et les traités, vit le sentiment polonais, ce dernier et indestructible lien de la patrie morcelée. Cette question de la Pologne, je ne l’ignore pas, a toutes ses racines dans le passé. Politiquement, diplomatiquement, elle se rattache comme tant d’autres aux transactions de 1815, et lorsqu’on cherche à serrer de près le nœud des affaires de l’Europe, d’où viennent les crises dont cette question a été la malheureuse et éternelle source ? Ce n’est pas seulement parce que ces traités ont été, à un point de vue absolu, la violation immense, avouée, d’un droit imprescriptible, ou plutôt la consécration fatalement complaisante de toutes les violations antérieures. Une des causes les plus essentielles des troubles et des désordres de la politique contemporaine, une cause qui se révèle maintenant dans tout son jour, c’est la contradiction croissante entre les dispositions de l’acte solennel de Vienne et la situation réelle faite aux diverses parties de la Pologne, de telle façon que s’il y a eu, s’il y a encore des révolutionnaires en cette affaire, il faut en prendre son parti, ce ne sont pas les Polonais ; on leur a donné l’exemple, on leur a laissé cette triste ressource d’avoir pour eux la justice, même selon le droit de 1815 ! Chose curieuse en effet, la Pologne est le dernier peuple descendu aujourd’hui dans l’arène à cette parole vibrante de nationalité qui est le mot d’ordre de toutes les résurrections populaires, et cependant c’est le premier, le seul en faveur de qui le congrès de Vienne ait prononcé ce mot, et l’ait inscrit dans les traités, comme pour rendre un suprême hommage à une infortune héroïque, comme pour tempérer l’abandon par quelques garanties, et par l’illusion d’une nationalité idéale maintenue à travers les distributions de territoires.

Une chose plus curieuse encore, c’est une sorte de désaveu universel du partage de la Pologne au moment où on le faisait entrer dans le droit public nouveau. Le représentant du roi de France, M. de Talleyrand, l’appelait « le prélude des bouleversemens européens. » Parmi toutes les questions qui devaient être traitées au congrès, il considérait la question de Pologne « comme la première, la plus grande, la plus éminemment européenne, et comme hors de comparaison avec toute autre. » L’empereur Alexandre de Russie, soit par ambition, soit par vanité de prince libéral, sans doute aussi par un sentiment de générosité, aspirait au rôle de restaurateur de la Pologne ; cette restauration, il est vrai, s’offrait à son esprit sous la forme d’un royaume feudataire rattaché à la couronne de Russie ; c’était néanmoins encore l’intégrité polonaise. La Pologne était un remords pour l’Europe ; elle inspirait le respect sans avoir la force de se faire respecter bien effectivement. De là les combinaisons étranges adoptées par le congrès de Vienne, qui livrait les provinces polonaises à la Russie, à l’Autriche et à la Prusse, et qui en même temps multipliait les garanties protectrices, s’efforçait de maintenir un lien national entre les diverses parties de la Pologne en leur assurant une certaine autonomie, comme pour sauver l’avenir en livrant le présent.

Rien n’est plus curieux à un certain point de vue que cet ensemble organique dont les élémens sont dispersés dans l’acte final de Vienne et dans les actes séparés entre la Russie, la Prusse et l’Autriche sous la sanction de l’Europe. Dans la Galicie, Cracovie, échappant au naufrage, est constituée en ville libre, indépendante et neutre « à perpétuité. » La transformation du grand-duché de Varsovie en royaume de Pologne sous la couronne de Russie fait vivre diplomatiquement le nom de la patrie et laisse subsister comme un noyau de reconstitution, comme un foyer d’attraction. La partie prussienne prend le nom de grand-duché de Posen, pour garder un caractère distinct dans l’ensemble de la monarchie de Frédéric II, et la frontière est tracée du côté de la Prusse aussi bien que du côté de la Russie. Enfin, puisque c’est là l’origine de ce grand débat au point de vue diplomatique européen, les trois puissances s’engageaient par l’acte de Vienne à donner aux Polonais, leurs sujets respectifs, « une représentation et des institutions nationales réglées d’après le mode d’existence politique que chacun des gouvernemens jugerait utile, » et pour mieux définir le sens, la portée de ces institutions garanties, les traités séparés ajoutaient qu’elles étaient destinées à assurer aux Polonais « la conservation de leur nationalité. »

Ce n’est pas tout. À défaut de l’unité politique et de l’indépendance réelle, la Pologne garde du moins l’unité de ses intérêts. La liberté du commerce, du transit, de la navigation, est établie dans toutes les parties de l’ancienne Pologne, et une chose même à remarquer, c’est le soin mis à rappeler sans cesse les vieilles frontières de 1772 comme le cadre naturel, de toutes les combinaisons. La qualité de sujet mixte est reconnue pour ceux qui possèdent dans les diverses provinces ; ceux-là échappent à toute classification, malgré tout, ils restent Polonais, ne pouvant partager en trois leur individualité civile, et tel est l’esprit qui préside à cette œuvre singulière, incohérente, je n’en disconviens pas, que les Autrichiens, les Prussiens et les Russes sont qualifiés d’étrangers dans l’article qui traite des arrangemens à prendre pour le règlement des intérêts commerciaux en terre polonaise ; à ce titre, ils sont exclus des bénéfices dont les Polonais seuls sont appelés à jouir. Je n’irai pas plus loin. Ainsi une ville libre, dernière image survivante de l’ancienne indépendance, le nom de la patrie commune consacré diplomatiquement et planant sur cette création nouvelle du royaume, le droit de la nationalité mis au-dessus de toutes les démarcations de territoires et inscrit au premier rang, l’autonomie des diverses provinces distribuées à de nouveaux maîtres, le cadre de l’ancienne Pologne adopté dans la vie matérielle, une sorte de zollverein du commerce et de la navigation, comme une ébauche de confédération, c’est là ce qui apparaît dans cet ensemble des transactions de 1815, d’où est sortie toute une situation. On dirait que l’Europe, n’osant ou ne pouvant être juste jusqu’au bout, s’efforce à chaque pas d’adoucir par l’équité cette violation de l’existence indépendante d’un peuple, cherche, à renouer dans la pratique le lien national qu’un droit arbitraire vient briser, et qu’elle s’occupe moins de résoudre cette question des destinées de la Pologne, bien moins encore de la trancher par un acte d’autorité souveraine, que de la laisser en suspens en la livrant à l’avenir.

Et ce qui apparaît dans quelques articles inertes des traités reçoit une sorte de confirmation lumineuse et décisive des interprétations du temps, des commentaires des souverains eux-mêmes, des premiers actes accomplis sous l’impression chaude encore des événemens. Nul ne sait ce qui se passait dans l’esprit de l’empereur Alexandre, dans cet esprit à la fois caressant et impérieux, plein de velléités libérales et de mystérieuses inquiétudes, d’instincts généreux et de duplicités byzantines. Il entrait du moins dans son rôle de ne point reculer devant une initiative qui assurait sa popularité. « A la vérité, avait-il dit à lord Castlereagh, il ne s’agit pas en ce moment de rétablir la Pologne tout entière ; mais rien n’empêche que cela ne se fasse un jour, si l’Europe le désire. Aujourd’hui la chose serait prématurée. Ce pays a besoin d’être préparé à un aussi grand changement ; il ne peut l’être mieux que par l’érection en royaume d’une partie de son territoire à laquelle on donnerait des institutions propres à y faire germer et fructifier les principes de la civilisation, qui se répandraient ensuite dans la masse entière. » Et de fait il se mettait le premier à l’œuvre en donnant au nouveau royaume une charte, la constitution du 13 mai 1815, dont il résumait lui-même, le sens dans une proclamation aux Polonais : « Une constitution appropriée à vos besoins et à votre caractère, disait-il, l’usage de votre langue conservé dans les actes publics, les fonctions et les emplois accordés aux seuls Polonais, la liberté du commerce et de la navigation, les facilités des communications avec les parties de l’ancienne Pologne qui restent sous un autre pouvoir, votre armée nationale, tous les moyens garantis pour perfectionner vos lois, la libre circulation des lumières dans votre pays : tels sont les avantages dont vous jouirez sous notre domination et sous celle de nos successeurs, et que vous transmettrez comme un héritage patriotique à vos descendans… »

C’est là strictement, on le remarquera, l’économie des traités de 1815. Trois ans plus tard, en 1818, Alexandre tenait encore le même langage en ouvrant la première diète polonaise à Varsovie. « Votre restauration est définie par des traités solennels, disait-il. Elle est sanctionnée par la charte constitutionnelle. L’inviolabilité de ces engagemens extérieurs et de cette loi fondamentale assure désormais à la Pologne un rang honorable parmi les nations de l’Europe. » L’empereur Alexandre, au reste, mettait si peu en doute la garantie de l’Europe, qu’il se vantait de l’avoir enlevée, comme une victoire, au pas de charge. « J’ai fait ce royaume, disait-il, et je l’ai établi sur des bases très solides, car j’ai forcé les puissances de l’Europe à en garantir l’existence par des traités. » Le brillant autocrate avait eu même un instant la pensée d’aller plus loin, d’agrandir le nouveau royaume par l’annexion des anciennes provinces polonaises incorporées à la Russie, la Lithuanie, la Volhynie, l’Ukraine. Il s’en était réservé le droit dans son traité avec l’Autriche par ces propres paroles : « Sa majesté impériale se réserve de donner à cet état jouissant d’une administration distincte l’extension intérieure qu’elle jugera convenable. » C’était là ce qui avait gagné un moment le cœur du vieux Kosciusko à la politique d’Alexandre.

Le roi de Prusse, en laissant les grands projets et le rôle brillant au tsar, n’agissait point autrement que lui. Il tenait le même langage aux Polonais de Posen. « Vous aussi, leur disait-il, vous avez une patrie, et je vous estime pour avoir su la défendre. Vous serez mes sujets sans que vous ayez besoin pour cela de renier votre nationalité. Votre religion sera respectée ; vos droits personnels et vos propriétés passent sous la tutelle de lois qu’à l’avenir vous ferez vous-mêmes. Votre langue sera employée dans toutes les affaires publiques à côté de la langue allemande. Vous remplirez tous les emplois du grand-duché de Posen. Mon lieutenant, né parmi vous, résidera au milieu de vous. » La formule du serment imposé aux fonctionnaires était singulièrement significative ; elle était conçue en ces termes : « Je reconnais sa majesté le roi de Prusse comme l’unique souverain légitime de ce pays, et la partie de la Pologne qui, par suite du traité de Vienne, est échue à la maison royale de Prusse comme ma patrie, que je suis prêt à défendre contre qui que ce soit, en toute circonstance., et au prix de mon sang. » Et une telle interprétation s’est maintenue longtemps, puisqu’en 1841 le roi Frédéric-Guillaume IV s’engageait à « respecter chez les Polonais l’amour que toute noble nation a pour sa langue, son passé historique et ses usages. » Quant à l’empereur d’Autriche, en 1815, il ne faisait rien. Avec sa froide nature, l’empereur François raillait un peu les velléités remuantes et libérales d’Alexandre de Russie ; il s’en inquiétait pourtant un peu, et il finissait par dire : « Je ne suis pas aussi faux ; » ce qui ne changeait point d’ailleurs le sens des combinaisons de 1815. En rappelant ces faits, je n’ai point assurément l’idée bizarre de mettre le dernier mot des droits de la Pologne dans l’œuvre du congrès de Vienne ; mais enfin ces traités, tels qu’ils étaient, ils créaient une situation. Ce n’était pas l’indépendance, c’était du moins un ensemble de garanties, la conservation de la nationalité dans le morcellement, l’autonomie des institutions et des intérêts, le nom, la religion et la langue sauvés du naufrage sous la sanction de l’Europe.

Est-ce là cependant ce qu’on a vu dans cette expérience qui se poursuit depuis près d’un demi-siècle ? La vérité est qu’en acceptant l’ordre de choses créé à Vienne, un ordre de choses qui avait ses conditions, ses obligations et ses limites, la Russie, la Prusse et l’Autriche l’ont pratiqué avec l’esprit qui présidait aux premiers partages, dans une pensée d’assimilation entière qui équivalait à la conquête. Des traités de 1815, elles ont, à vrai dire, recueilli le bénéfice d’une consécration européenne du démembrement sans s’inquiéter des garanties qui en étaient la triste et impuissante compensation, et chacune des trois puissances a poursuivi cette œuvre dans les conditions qui lui étaient propres, dans la mesure de sa politique et de sa nature. Ce n’est pas que cette altération ait éclaté subitement au grand jour ; elle s’est développée peu à peu, notamment dans le royaume de Pologne, à demi voilée d’abord par les formes constitutionnelles tant que vivait l’empereur Alexandre, puis se précipitant et ne se cachant plus sous l’empereur Nicolas, dont la politique a pu se résumer dans un mot : la dénationalisation de la Pologne. Ce fut le rêve, la passion ardente, intense, emportée de ce prince, qui fut peut-être un grand Russe, à qui les révolutions du continent ont fait un rôle exceptionnel, dû aux circonstances autant qu’à la hauteur de son caractère, mais qui a laissé dans la politique européenne des marques dangereuses de son passage et le poids de difficultés redoutables à son successeur. Et il ne faut pas dire que la révolution de 1831 mettait la Pologne à la merci de l’empereur Nicolas et lui rendait tous les droits de la conquête en le déliant de ses obligations, car d’abord cette révolution ne fut qu’une représaille, une tentative désespérée de défense, et de plus ; en face de cette politique, se relèveraient aussitôt et toutes les stipulations des traités de Vienne et les paroles mêmes de l’empereur Alexandre : « Votre restauration est définie par des traités solennels… J’ai forcé l’Europe à garantir votre existence par des traités… » L’empereur Nicolas était rigoureusement juge, si l’on veut, du degré de libéralisme qu’il pouvait mettre dans les institutions du royaume de Pologne ; il n’était pas seul juge de ce qui formait pour ainsi dire l’essence européenne de ces institutions, de ce qui en constituait la destination selon les traités, la conservation de la nationalité. C’est là ce qui était diplomatiquement hors de sa puissance. Or c’est justement cette nationalité placée sous la garantie de l’Europe, qui par malheur devenait pour l’empereur Nicolas le grand ennemi, et qu’il poursuivait avec l’inflexible vigueur de son caractère dans la religion, dans la langue, dans l’autonomie des institutions et des intérêts, dans l’indépendance du foyer, dans l’enseignement, dans les mœurs et jusque dans l’habit. De là ce système qui commençait dès 1831 par la substitution d’un nouveau statut organique à la constitution de 1815, et qui a été suivi trop longtemps, il faut le dire, avec l’âpreté d’un esprit irrité par la résistance.

Le statut organique de 1831 ne le cachait pas : c’était l’incorporation définitive et absolue du royaume à l’empire de Russie. Aussi la cérémonie du couronnement du roi de Pologne à Varsovie était-elle désormais abolie. L’armée distincte disparaissait, et le recrutement militaire de la Russie était étendu au royaume ; la magistrature cessait d’être inamovible, et les fonctionnaires russes remplaçaient les Polonais dans l’administration ; les chambres constitutionnelles faisaient place à des assemblées provinciales qui n’ont été au surplus jamais convoquées. Alors se déroule toute une politique dont l’unique but semble être de dissoudre tous les liens de la vie nationale dans le royaume comme dans les anciennes provinces. Les écoles supérieures, l’université, la bibliothèque, le musée, l’hôtel des monnaies de Varsovie disparaissent ou sont transférés à Pétersbourg. L’enseignement est réduit à des études techniques, et le latin finit par être banni ; les enfans des paroisses, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, sont tenus de suivre les écoles du gouvernement et d’apprendre la langue russe, sous peine de châtimens corporels pour eux et d’amende pour leurs parens. Un jour on décrète la transportation de cinq mille familles de la petite noblesse polonaise sur les terres de la couronne ou sur la ligne du Caucase, et l’ordre d’exécution ajoute : « Si les gentilshommes polonais n’ont pas envie de se faire transplanter, on est autorisé à les y contraindre par la force. » Un autre jour, le conseil du gouvernement de Varsovie met tout simplement à l’adjudication le transport des fils de nobles polonais à Saint-Pétersbourg sur la mise à prix de 120 roubles papier. Je ne parle pas des autres enfans orphelins transportés à Minsk et des Polonais de tout âge transportés en Sibérie. Tantôt on s’attaque à la religion par les moyens de police, par les expropriations de l’église catholique, par les persécutions, par la conversion forcée de l’église grecque-unie à l’église orthodoxe, tantôt on s’attaque au costume. Il est défendu de porter les costumes nationaux, de faire usage des couleurs bleue, cramoisie et blanche ; le vert et le rouge ne sont pourtant pas totalement interdits aux femmes, et on est admis à porter des chemises blanches. Le costume russe de couleur brune étant beaucoup plus économique, l’administration se charge d’ouvrir dans les villes et dans les villages des magasins d’habillement. Une récompense d’un rouble est promise aux plus empressés à revêtir l’habit russe, les récalcitrans sont fustigés. C’est, en un mot, une vaste tentative pour effacer tout ce qui porte la marque de la patrie, tout ce qui la rappelle, pour faire disparaître cette nationalité malheureuse dans l’empire en la subordonnant à la pensée et à l’intérêt de la Russie.

Cette pensée d’assimilation violente, de subordination de tout ce qui est polonais à l’élément russe, se révèle souvent dans les plus futiles détails d’administration et même dans de simples questions de commerce, d’intérêt matériel. Une fois dans cette voie, la Russie est condamnée à tout craindre, à surveiller toute issue. Il n’y a pas longtemps encore, la Prusse soumettait l’entrée des bestiaux sur son territoire à des règlemens compliqués, à des quarantaines, pour se préserver des épizooties qui sévissent dans la Russie méridionale. Qui souffrait de ces difficultés ? C’était le royaume de Pologne, pays essentiellement agricole, qui pourrait trouver dans le commerce des bestiaux un élément de richesse. On demandait alors timidement que, pour désintéresser la Prusse et pour dégager de toute entrave le commerce du royaume avec l’Allemagne, les mesures préservatrices adoptées jusqu’alors à la frontière prussienne fussent mises en pratique à la limite des provinces russes atteintes par la contagion. Rien n’a été fait, parce que le cordon sanitaire venait se placer justement aux limites de l’ancienne Pologne, et eût été la figuré, assez étrange en vérité, de ces frontières de 1772 dont les traités de 1815 font pourtant le cadre de la vie commerciale des diverses provinces polonaises. La Russie était représentée à Varsovie par un terrible homme, un directeur de l’intérieur, M. Muchanof, qui ne pouvait souffrir cette image de la Pologne sous la forme d’un règlement de transit.

Qu’on observe un autre fait : depuis quelques années s’agite la plus grande, la plus redoutable des questions pour l’empire russe, celle de l’émancipation des paysans, dont l’empereur Alexandre II aura eu l’honneur de tenter la solution. Je n’ai point à discuter cette question en elle-même. Seulement, entre la Russie et le royaume de Pologne, les différences sont profondes. Dans le royaume, les principes du code civil français sont restés en vigueur. L’égalité devant la loi subsiste ; la constitution de la propriété est tout autre. Les paysans, il est vrai, paient encore une redevance, une corvée pour le champ qu’ils cultivent ; mais cette redevance n’est point le signe d’une servitude personnelle : le paysan a son individualité civile. Les conditions diffèrent donc essentiellement, et cependant, lorsque la question s’est élevée récemment, il a été défendu aux propriétaires de Pologne de s’écarter du programme tracé par le gouvernement russe uniquement en vue de la Russie. Ce que je voudrais montrer, c’est cette confusion d’intérêts où périt forcément l’autonomie polonaise, cette autonomie placée cependant sous la sanction de l’Europe. Et ne faut-il pas que cette politique ait dépassé toute limite pour qu’on ait pu récemment considérer comme une demi-réparation, presque comme une mesure libérale, l’autorisation d’enseigner en Pologne la langue polonaise une heure par semaine dans les écoles, — comme une langue étrangère, comme l’anglais ou le turc !

Je ne veux pas dire que la même politique ait été suivie dans les mêmes conditions et par les mêmes procédés dans la Pologne prussienne. Ici du moins il y a un certain libéralisme qui laisse le droit de se plaindre. Les griefs ne se perdent pas dans le silence d’une compression sans limites ; les députés polonais ont aujourd’hui leur place dans le parlement de Berlin, ils défendent pied à pied les privilèges de leur pays. Et cependant le système est-il donc si différent ? Il est moins violent en un certain sens, il a au fond le même but. La Prusse, comme la Russie, s’efforce de dénationaliser la Pologne ; elle y travaille, ainsi que le disait un jour un homme qui a longtemps gouverné le grand-duché, M. de Flottwell, en étouffant insensiblement les mœurs, les inclinations, les tendances polonaises au profit de l’élément allemand. Ce travail d’infiltration de l’élément germanique s’opère de mille façons, par la transformation de la propriété territoriale, avec la complicité de l’état, qui achète quelquefois des terres polonaises pour les revendre avec perte à des Allemands, — par la bureaucratie, par l’enseignement, par la substitution forcée de la langue allemande à la langue polonaise. Il n’y a aucun notaire polonais à Posen. La justice se rend en allemand, et celui qui comparaît devant un tribunal est souvent interrogé, accusé et même défendu dans une langue qu’il n’entend pas. Il en est de même dans l’instruction publique. On n’a pu obtenir jusqu’ici l’établissement d’un lycée polonais ; on a ouvert des écoles d’ouvriers, et les cours se font en allemand. L’enseignement de l’histoire de Pologne est interdit même dans les institutions particulières par cette raison souveraine, « que cette histoire, n’étant point enseignée dans les écoles publiques, ne doit point l’être davantage dans les écoles privées. » Le gouvernement prussien d’ailleurs ne déguise nullement sa pensée ; il l’a dit dans le parlement de Berlin : « La province de Posen, qu’on le sache bien, n’est autre chose qu’une simple province de la Prusse. »

Quant à l’Autriche, je n’ai point à rappeler avec quelle habileté sinistre elle parvint un jour à souffler la haine au cœur des paysans de la Galicie et à les précipiter sur la noblesse polonaise. Une étrange ironie de la fortune a fait de l’Autriche la gardienne des tombeaux de deux héros de la Pologne. L’un est celui de Sobieski, qui repose dans une église abandonnée et en ruines de Cracovie, l’autre est celui de Kosciusko. Lorsque Kosciusko mourut, les étudians de Cracovie obtinrent de lui élever un humble monument sur une hauteur, à une petite distance de la ville. L’Autriche est venue ; elle n’a point certainement supprimé le tombeau, elle l’a enveloppé dans les défenses d’une citadelle et elle y a mis une sentinelle autrichienne ! Il y a eu enfin un jour, on ne l’a pas oublié, où les trois puissances se sont trouvées réunies pour supprimer définitivement Cracovie, cette ville « libre, indépendante et neutre à perpétuité, » toujours sous la sanction de l’Europe, qui n’a pu que protester une fois de plus.

Que résulte-t-il de cet ensemble de faits, éloquente démonstration de l’inefficacité des garanties européennes ? C’est que les traités de Vienne se trouvent en réalité abrogés par ceux-là mêmes au profit de qui ils ont été signés, dont ils forment l’unique titre de possession sur la Pologne. Ils ont disparu sous une série de violations systématiquement accomplies, qui, en énervant les garanties protectrices des nationalités, énervaient aussi le titre des gouvernemens et rendaient à ces nationalités tous leurs droits, leur vivace énergie, accrue par la lutte, par la nécessité de la défense. — C’est que ces traités, peut-on dire, créaient des difficultés insolubles, essayaient de faire vivre ensemble des choses inconciliables, des droits ou des intérêts contradictoires, des vainqueurs et des vaincus. Il se peut qu’il en fût ainsi. Cela prouve seulement que les traités de 1815 semaient le désordre et la guerre sur la Vistule comme sur le Pô, et un désordre d’un demi-siècle en est sorti sur le Pô comme sur la Vistule.

C’est là en effet ce qu’offrent de vraiment caractéristique ces affaires de Pologne. Ce n’est point le développement naturel et pacifique d’un ordre de choses à demi constitué sous la puissance régulatrice du droit public ; c’est une histoire pleine de dramatiques mystères, d’ardentes protestations dont on ne connaît que la moitié, car l’autre moitié se perd dans les cachots, les souterrains, les mines, en Sibérie ou dans l’Oural. C’est surtout, à dater de 1831, le combat obscur, incessant d’une puissance qui, pour rester maîtresse, est à chaque instant forcée de dépasser le droit, et d’un peuple qui lutte, conspire, se révolte, pour qui tout est supplice dans ce contact permanent de la dure autorité étrangère et d’une nationalité endolorie, — d’un peuple qui passe son temps à espérer contre l’espérance, que la compression exalte au lieu de le dompter, et qui, même vaincu, s’ingénie à se nourrir de ses souffrances, à en savourer la volupté amère et sombre. Qu’on se représente ce qu’est un pays où la lecture de tel livre d’un poète polonais a envoyé plus de mille jeunes gens en Sibérie, — un pays où, dans une université, des écoliers, des enfans, s’exerçaient secrètement à se battre eux-mêmes de verges pour s’aguerrir aux tortures et se tenir prêts à supporter toutes les épreuves sans faiblir ! Cette familiarité avec la douleur, cette sorte de défi aux luttes obscures est un des traits du génie polonais contemporain ; c’est le thème d’un chant qui court la Pologne sur un air plaintif et traînant, pédagogie ironique et sanglante à l’usage de toutes les mères polonaises : « Notre Sauveur encore enfant, à Nazareth, jouait avec sa croix, son futur supplice ; ô mère polonaise ! tu devrais de même amuser ton enfant avec les instrumens de ses jeux à venir. — De bonne heure donc enlace ses mains de chaînes, attelle-le à l’infâme tombereau, pour qu’il ne pâlisse pas devant la hache du bourreau et ne rougisse point à l’aspect de la corde. — Car il n’ira pas comme les anciens chevaliers planter la croix triomphante à Jérusalem, ni comme les soldats des temps nouveaux labourer la terre de la liberté et l’arroser de son sang. — Celui qui va le provoquer, c’est un espion ténébreux ; celui qui va lutter contre lui, c’est un juge parjure ; le champ de bataille sera un cachot souterrain, l’arrêt sera prononcé dans un caveau implacable. — Vaincu, il n’aura pour monument funèbre que l’arbre dépouillé du gibet, pour gloire que le sanglot étouffé des femmes et les chuchotemens nocturnes des frères ! »

C’est ainsi que la Pologne a vécu pendant près de trente ans, conspirant et luttant, essayant tout à la fois d’intéresser l’Europe à ses malheurs et d’accomplir en elle-même un profond travail de rénovation intérieure, ayant d’ailleurs à subir le contre-coup de tous les événemens, de toutes les catastrophes qui venaient se jeter à travers ses efforts. En réalité, la Pologne a souffert, plus peut-être que de toutes les persécutions, de trois événemens qui se sont succédé depuis quinze ans, qui ont eu un grand rôle dans sa destinée, qu’on a crus presque mortels pour elle, et qui n’ont été pourtant qu’une épreuve nouvelle, le prélude mystérieux et poignant d’une manifestation plus sérieuse de son énergique vitalité. Le premier de ces événemens, c’est le massacre de la Galicie en 1846 ; c’était la plus terrible et la plus sanglante déception des patriotes polonais. La révolution de 1831, en expirant sous les armes russes, avait du moins laissé cet enseignement, que désormais toute tentative d’affranchissement national devait se lier à une transformation intérieure destinée à rallier toutes les classes, à intéresser la masse du pays à l’œuvre commune par l’émancipation des paysans et leur avènement définitif à la propriété. Le parti aristocratique constitutionnel et le parti démocratique différaient sur les moyens ; au fond, ils avaient le même but : ce fut surtout la pensée de la propagande démocratique, dont le foyer était dans l’émigration, lorsque tout à coup l’Autriche, se jetant dans le mouvement, tournait contre la Pologne elle-même ce courant d’idées émancipatrices, et déchaînait contre la noblesse la fureur des paysans de la Galicie en donnant du même coup aux autres gouvernemens maîtres de Posen et du royaume l’exemple de cette politique qui enflammait les haines des classes pour mieux régner. Cet acte sanglant, d’une habileté sinistre, déconcertait l’action polonaise en lui enlevant, au moins pour le moment, tout point d’appui dans les masses égarées. C’est là qu’aboutissait tout ce travail de conspiration démocratique de 1846 ; l’œuvre était à recommencer.

La révolution de février éclata et fut un autre de ces événemens cruellement décevans qui ont pesé sur la Pologne. C’était l’heure attendue des grandes explosions. Une révolution en France, comment y voir autre chose qu’un mouvement imprimé au monde, l’effort de tous les peuples pour s’affranchir du vieux droit, la transformation de l’Europe par la démocratie ? Qu’en résultait-il au contraire ? On le sait, cette révolution de la mauvaise heure ne venait en aide à aucun peuple, et elle ne le pouvait, car elle réduisait la France à concentrer ses forces pour se sauver elle-même de la dissolution. La cause polonaise avait le malheur de se lier à ces commotions européennes qu’où redoutait, de servir de drapeau à ces agitateurs du 15 mai 1848 qui menaçaient tout. Ce fut son crime ; elle devint importune, agaçante comme un mauvais souvenir ; elle perdit d’un coup sa popularité à la bataille, et chose plus curieuse encore, c’était l’empereur Nicolas qui devenait populaire, qui se trouvait soudain transformé en pontife de l’ordre et de la civilisation. Survint enfin la guerre d’Orient, qui réveillait les espérances des Polonais par la perspective des complications inévitables de l’Europe, par cette combinaison merveilleuse d’une alliance libérale de la France et de l’Angleterre contre la Russie. Si l’empereur Nicolas eût vécu, son obstination eût provoqué peut-être ces complications européennes où la Pologne pouvait retrouver un rôle ; sa mort était une facilité pour la paix. Le nom de la Pologne ne put pas être prononcé, et de même que la révolution de février était la déception des Polonais du parti démocratique, la guerre d’Orient laissait sans illusions les modérés, les politiques, les diplomates qui comptaient sur l’Europe.

C’est alors, à travers cette série de déceptions, que la Pologne se réfugie de plus en plus en elle-même et se replie dans une muette attente, après avoir vu tout lui manquer, conspirations, révolutions européennes, interventions régulières. La Pologne sentait qu’elle était devenue impopulaire, qu’elle ennuyait, selon le mot d’un Polonais, et elle évitait de faire parler d’elle. Elle ne pouvait sans doute se défendre d’une secrète amertume en voyant l’Europe libérale s’intéresser tout à coup à la nationalité italienne, à la nationalité hongroise, à la nationalité moldo-valaque, et oublier un peu qu’il y avait aussi une nationalité polonaise ; mais elle se taisait, subissant cet autre supplice de l’indifférence et du silence, plus difficile à accepter que la guerre, plus dur que toutes les persécutions pour un peuple qui a passé sa vie à chercher partout une patrie, qui a rempli l’histoire contemporaine de son héroïsme, de ses protestations et de ses malheurs. On ne peut imaginer l’espèce de souffrance qu’infligeait à bien des cœurs polonais cet isolement moral au milieu de l’agitation universelle des nationalités renaissantes. « C’est cela, dit un paysan polonais, on finira par donner un roi aux Tsiganes sans penser encore à nous en donner un à nous. » La Pologne disparut si bien un instant qu’on la crut morte, on la crut presque résignée à son sort ou vaincue par les épreuves, et on fut tout près de s’endormir sur le fait accompli, en pensant qu’il y avait une question de moins dans le monde.

On se trompait cependant : ces années de silence et d’abandon, loin d’être la fin obscure d’un peuple, étaient au contraire le commencement d’une situation nouvelle que les derniers événemens n’ont fait que dévoiler, qui s’est formée pas à pas, qui a ses élémens ; son caractère, ses personnifications, et qui à un moment donné s’est trouvée être la manifestation inattendue d’une nationalité énergique ralliée au cri des légions de Dombrowski : « Non, la Pologne n’est pas morte ! » Jusqu’en 1846, c’était l’ère des conspirations et de cette propagande démocratique qui a eu ses héros d’une étrange intrépidité : les Konarski, les Zaleski, les Dembowski ; la campagne de 1846 en Galicie et à Posen fut le triste et sanglant dénoûment de cette période militante. Depuis ce temps, dans ces dernières années surtout, c’est un travail de rénovation pratique, employant tous les moyens, inoffensif en apparence, mais obstiné, souvent inaperçu, et qui s’est accompli à la faveur même de ce silence dont je parlais. Ceux qui y mettaient la main sentaient bien le danger du bruit. « Parlez de nous le moins possible, écrivait un des hommes éminens de la Pologne ; parlez, si vous pouvez, de nos misères, de notre agonie, ne parlez pas de notre vitalité, des signes de vie que vous remarquez : cela nous tuera ! » C’est le travail auquel ont singulièrement contribué le prince Léon Sapieha en Galicie, le docteur Marcinkowski à Posen avant sa mort, et surtout le comte André Zamoyski dans le royaume.

De quoi se compose ce mouvement qui, une fois dévoilé, a remis subitement en présence la nationalité polonaise et la puissance russe ? D’une multitude d’élémens sans doute ; tout s’y mêle, le sentiment religieux exalté par les persécutions, le travail des esprits, les efforts pour moraliser le peuple, les entreprises industrielles, les améliorations agricoles ; mais ce qu’il a de caractéristique avant tout, c’est qu’il naît en quelque sorte spontanément du sol, et il s’accomplit sur le sol même, en dehors de l’action des émigrations et des propagandes de partis. C’est l’œuvre de ceux qui ne veulent ni conspirer ni se résigner, et qui, dans les ruines de la patrie, après toutes les luttes violentes, cherchent à rassembler les élémens d’une solution nouvelle. Ils ne pouvaient certes se jeter dans la politique, où ils eussent été instantanément arrêtés ; leur pensée était justement de travailler à refaire moralement et matériellement le pays, en échappant le plus possible à la politique. Ils commençaient par créer des sociétés de tempérance, et sur ce terrain même il n’était pas facile de marcher, car on rencontrait aussitôt les autorités russes, protégeant l’ivrognerie pour défendre les revenus du trésor, et dirigeant une guerre de circulaires contre ces sociétés, qu’elles représentaient comme contraires aux lois. Un gouverneur-général de la Lithuanie, M. Nazimof, faisait preuve d’érudition, et rappelait la noce de Cana, pour prouver que l’Évangile n’était pas opposé à l’usage des boissons spiritueuses. Une institution a joué un grand rôle dans le mouvement actuel : c’est la Société agricole de Varsovie. Elle avait eu des commencemens très humbles ; un jour, vers 1842, une association s’était formée pour la publication d’un petit journal qui s’appelait les Annales d’Agriculture, d’où toute question politique devait être sévèrement bannie, qui ne pouvait faire allusion ni à la situation de la Pologne, ni à son régime, ni à ses relations, ni à rien de ce qui l’intéressait. Ce fut le germe d’où sortit, aux premiers temps du règne de l’empereur Alexandre II, dans ces premiers momens de bonne volonté libérale, une institution plus sérieuse, la Société agricole elle-même, fondée toujours dans une pensée exclusive d’amélioration matérielle, mais qui avait des correspondans dans les provinces, et était autorisée à tenir deux sessions par an à Varsovie. Quelque restreinte que fût dans son objet cette institution, elle était un lien ; elle a fini par réunir plus de quatre mille membres propriétaires du royaume.

C’est ainsi qu’on a procédé lentement, créant un jour la Société agricole, un autre jour la navigation de la Vistule, tantôt des institutions de crédit, tantôt des sociétés de tempérance, réveillant dans le pays le sentiment de ses intérêts, rapprochant les hommes dans une même œuvre. Et qu’on remarque quelques-uns des effets de ce travail patient, modeste, bien souvent contrarié, et pourtant efficace. Aux conspirations se sont substitués l’habitude d’agir par les voies légales, le sentiment de la puissance d’une action régulière et pacifique. Des questions comme l’émancipation des paysans, qui ont divisé les esprits et entretenu les scissions jusque dans l’émigration tant qu’elles n’étaient qu’un choc de théories, ces questions ont trouvé une solution naturelle, pratique, dont la Société agricole elle-même a pris l’initiative en proposant un système qui fait le paysan immédiatement propriétaire et assure au possesseur actuel, par une ingénieuse combinaison de crédit, une indemnité que le paysan paie par annuités successives et limitées, sans avoir à donner plus qu’il ne donne aujourd’hui. C’est ce qu’on pourrait appeler la solution polonaise opposée à la solution russe. Et enfin, chose plus grave, cette sorte de régénération obscure a produit ce que nous avons vu, non plus des partis aigris par une défaite commune ou se disputant une victoire lointaine, mais une masse compacte, une nation confondue dans une même pensée, sans distinction de classes, et dont l’union a été scellée dans le sang le 27 février, le jour où se sont accomplies les premières répressions de la Russie. Ces intelligentes balles russes faisaient plus qu’elles ne le pensaient pour cimenter l’alliance en allant frapper des victimes de tout rang, de toute condition, de tout culte et même de tout âge.

Un homme, je le disais, personnifie dans ce qu’il a de sérieux et de pratique ce mouvement et lui a imprimé son caractère : c’est le comte André Zamoyski, que le peuple dans son langage appelle simplement monsieur André. Il n’est pas le seul, mais il a été dès les premiers temps un des plus actifs promoteurs de tout ce qui pouvait servir à réveiller le pays. Par sa naissance, il tient à une des plus vieilles familles polonaises, à la famille de ce grand connétable, Jean Zamoyski, du XVIe siècle, qui travailla à constituer la petite noblesse en face de l’oligarchie aristocratique, et qui fut un des plus illustres capitaines de la Pologne. C’est une famille qui s’est éclipsée pendant longtemps et qui ne reparaît qu’à certaines époques. Un autre Zamoyski était encore grand-chancelier en 1772, et se démit de sa charge pour ne pas mettre le sceau sur le premier partage. Le comte André est un petit-fils de ce Zamoyski, le frère du général qui un instant dut prendre le commandement d’une légion polonaise à l’époque de la guerre d’Orient. Le comte André se trouvait naturellement engagé dans la révolution de 1831. Il fut d’abord ministre de l’intérieur à Varsovie, puis envoyé en mission à Vienne auprès de M. de Metternich, qui inclinait, dit-on, à une intervention au moment de la dernière bataille. La révolution une fois vaincue par les Russes, il ne voulut pas quitter le pays ; il y restait dans l’obscurité, sans illusions, mais cherchant bientôt comment on pourrait se relever de la grande défaite. Une large carrière ne lui était point ouverte ; il se tournait vers les intérêts matériels, et il se mit à l’œuvre avec une activité singulière, quoique resserrée dans d’étroites et obscures conditions. Il établissait des haras, il aidait à créer la navigation à vapeur sur la Vistule, qui était un moyen de se relier à la Galicie ; il travaillait à organiser le crédit foncier. C’est lui qui fondait le petit journal des Annales d’Agriculture et qui était plus tard le principal promoteur de la Société agricole, dont il est resté jusqu’au dernier moment le président.

Ce qui caractérise le comte Zamoyski dans tout ce qu’il a fait, c’est le sens pratique, la netteté des vues, la modération dans l’action se joignant à la fermeté et à une dignité naturelle. Le comte André se trouvait au reste dans une situation singulière : par sa modération, il excitait les méfiances des exaltés polonais, de ceux qui n’entrevoyaient d’autre issue que la révolution ; par son activité, il était suspect aux Russes. Il avait à résoudre le difficile et curieux problème de vivre entre les uns et les autres, maître de lui-même, sans se laisser emporter à des témérités inutiles, sans abaisser aussi le nom et la dignité de Polonais. Son secret, il ne le disait à personne, il était dans ses actions ; et, à vrai dire, avait-il un secret ? Il mettait simplement en pratique le mot ancien : laboremus ! obligé sans cesse d’être en rapport avec le gouvernement, mais ne cédant pas le terrain et engageant même une lutte tenace avec la vénalité des fonctionnaires russes, à laquelle il ne voulait se soumettre à aucun prix. Il eut à passer par plus d’une épreuve épineuse dont il se tirait habilement. Le jour de la fondation de la Société agricole, un banquet eut lieu où assistait nécessairement le directeur de l’intérieur, M. Muchanof ; au dernier moment, celui-ci portait le toast de tous les banquets polonais : « Aimons-nous ! » Tous les regards se portèrent sur le comte Zamoyski, qui, simple et calme, répondit avec un imperceptible sourire : « Oui, chacun chez soi ! » Il ne pouvait en dire plus. Le mot de cette politique, si c’est une politique, est de faire tout ce qu’il est possible de faire et d’aller jusqu’où on peut aller, mesurant son pas aux nécessités du jour. C’est, non pas une agitation, mais une action légale tirant parti de tout, se servant de tout, communiquant une vie inaperçue au pays ; et voilà justement ce qui est apparu dans les derniers événemens, ce qui reste le caractère de cette crise nouvelle.

Sait-on ce qui donne à ce mouvement la valeur d’une vraie manifestation nationale ? C’est qu’il n’a rien d’artificiel et de passager ; . il est l’œuvre de quelques-uns et de tous, il est à la fois simple et complexe comme tous les mouvemens profonds, sincère comme la passion d’un peuple, et, bien loin de se résumer uniquement dans une suite d’efforts de l’ordre matériel aboutissant à l’improviste à une question politique, il a un côté tout moral qui s’accorde d’ailleurs merveilleusement avec ce caractère d’action légale et pratique que je signalais. Une chose frappante dans ces événemens de Varsovie entrecoupés de scènes sanglantes, c’est cette attitude passive d’une population qui se présente désarmée, qui ne résiste pas, qui persiste, qui est dispersée et qui revient sans cesse, s’offrant elle-même comme une victime sans défense, refusant les armes laissées à sa portée. Il y a dans cette attitude bien autre chose qu’un mot d’ordre ou un calcul ; nul artisan de conspiration n’eût été assez habile pour le trouver : c’est le signe d’une révolution profonde dans les esprits et dans les âmes, révolution à laquelle n’a point été étrangère l’action d’un poète, de Krasinski, dont les œuvres ont parlé à toutes les imaginations polonaises et sont allées se graver dans les cœurs, pénétrant jusqu’aux masses. C’est ce poète anonyme dont on a vu autrefois ici quelques poèmes, d’un mysticisme ardent et sombre en même temps que d’un sens profond, le Rêve de Cesara, la Nuit de Noël, la Comédie infernale[1]. Sigismond Krasinski est mort aujourd’hui. Il avait lui-même ressenti de poignantes souffrances intérieures comme fils et comme patriote. Il était né en 1812, et avait été tenu au baptême par Napoléon. Son père était le général Vincent Krasinski, qui descendait d’un des chefs de la confédération de Bar, qui remplaçait le prince Poniatowski dans le commandement de l’armée polonaise à la fin de l’empire, et qui depuis jouait un rôle dans les chambres du royaume de Pologne sous la restauration. Malheureusement le général Krasinski irrita le sentiment national par son vote au sénat dans une affaire de conspiration en 1828, et son fils Sigismond reçut de ses camarades d’école, sur la place publique, un outrage sanglant qu’il dévora avec amertume, et qui l’obligea à quitter le pays. Il voyagea, il alla à Rome. Lorsque la révolution du 29 novembre 1830 éclata, il partit aussitôt pour la Pologne ; mais il dut s’arrêter à Berlin. Son père avait été pris à Varsovie par les insurgés ; il s’était sauvé en promettant de se dévouer à la cause nationale ; peu après, il était parti pour Saint-Pétersbourg. Ce fut un désespoir pour Sigismond Krasinski, qui ne put se décider désormais à rester dans son pays, et vécut presque toujours à l’étranger, se livrant uniquement à la poésie, publiant successivement ses poèmes sans avouer jamais en être l’auteur. Par lui, le patriotisme polonais avait trouvé une expression nouvelle.

Lorsque Mickiewicz parlait à la jeunesse de la Pologne révolutionnaire et militante, il lui disait : « Forts par l’union, sages par la démence, en avant, jeunes amis !… » Krasinski dit, dans un chant aussi populaire aujourd’hui que le fut autrefois le refrain de Mickiewicz : « On n’édifie pas avec de la boue, et la plus haute sagesse, c’est la vertu ! » Ce sont les mots d’ordre de deux époques. L’inspiration essentielle et dominante de toute la poésie de Krasinski, c’est l’abjuration de la haine et de la vengeance, c’est qu’on ne lutte pas victorieusement contre la force par la force, mais par une puissance supérieure de l’âme ; que, pour vaincre son ennemi, le bon droit lui-même ne suffit pas, s’il ne s’appuie sur un énergique et pur sentiment moral ; que le levier souverain est dans l’amour, dans la vertu du sacrifice, dans la patience héroïque. Un des héros de la Comédie infernale, Pancrace, est un type de la force brutale qui chancelle et s’affaisse dans son impuissance devant un pouvoir supérieur. Cette inspiration règne dans le poème grec de l’Iridion, où le martyre chrétien, le martyre passif et ayant horreur de la vengeance, triomphe de Rome, confondant le patriotisme hellénique d’Iridion, qui ne songe qu’à se venger, et échoue malgré la justice de ses griefs et de sa cause. C’est aussi la pensée de l’Aurore, des Psaumes de l’Avenir, de tous ces chants où l’âme polonaise vibre avec ses ardeurs mystiques, ses exaltations et son inépuisable jeunesse. « Seigneur, dit Krasinski dans un psaume, ce que nous te demandons, ce n’est pas l’espérance, parce qu’elle tombe sur nous comme une pluie de fleurs ; ce n’est pas la mort de nos ennemis, cette mort est écrite sur le nuage de demain ; ce n’est pas de franchir le seuil de la mort, il est déjà franchi ; ce ne sont pas des armes, car tu en as mis dans nos âmes, ni des secours, tu as ouvert une carrière libre ; mais nous te demandons de nous donner l’intention pure au fond de nos cœurs. Oui, Saint-Esprit, toi qui nous enseignes que la plus grande puissance, c’est la force du sacrifice, que la plus grande raison c’est la vertu, fais que nous puissions par l’amour entraîner les peuples vers le but que nous poursuivons ! » Ce rôle de l’héroïsme expiatoire, Krasinski l’a décrit bien mieux encore dans un fragment de l’Aurore.


« Faut-il donc être meurtrier avec les meurtriers, criminel avec les criminels ? faut-il mentir, haïr, tuer et blasphémer ? Le monde nous crie : À ce prix, à vous la puissance et la liberté, sinon rien ! Non, mon âme, non ; pas avec ces armes ! le poids du sacrifice peut seul écraser à son tour le sort qui nous écrase. Dans l’histoire du monde, le sacrifice est un lion invincible ; mais le crime, c’est la balayure que le vent emporte en passant.

« Oh ! non, ma patrie, sois plutôt la patience qui enseigne comment on élève l’édifice pierre à pierre ; sois l’inflexible volonté et l’humble recueillement qui prépare la victoire future ; sois le calme dans la tempête ; sois l’harmonie au milieu des cris de discorde ; sois l’éternelle beauté au milieu des laideurs ; sois pour les lâches et les pharisiens le silence méprisant qui accable ; sois pour les faibles la force qui relève les courages ; sois l’espérance de ceux qui perdent l’espérance. Dans ton combat contre l’enfer de ce monde qui se dresse contre toi, sois cette force tranquille et aimante contre laquelle l’enfer ne prévaudra jamais…

«… Les nations sont voulues de Dieu et sont conçues dans votre grâce, ô Jésus-Christ ! A chacune d’elles vous avez d’en haut donné une vocation. En chacune d’elles vit une idée profonde qui vient de vous, qui est la trame de leurs destinées ; mais parmi les nations il y en a qui sont élues pour défendre sur la terre la cause de la beauté céleste, et pour donner au monde un angélique exemple en portant, pendant de longs jours, leur lourde croix sur la route inondée de sang… jusqu’à ce que, par une lutte sublime, elles aient donné aux hommes une idée plus haute, divine, ô Seigneur ! une charité plus sainte, une plus large fraternité en échange du glaive qu’on a plongé dans leur poitrine. Telle est votre Pologne, ô Jésus-Christ !

« Notre amour de l’humanité a causé notre mort, et le monde a vu le cadavre de la Pologne descendre dans le tombeau ; mais quand viendra le troisième jour, la lumière brillera, et brillera pour tous les siècles. Croyez-vous que celui qui possède l’amour, en mourant, disparaisse à jamais ? Oui, aux yeux de la chair, mais l’âme du monde entier le voit ! Celui qui meurt dans l’amour transmet à l’heure du martyre son âme à ses frères, et il demeure dans le sanctuaire du cœur humain, et chaque jour, à chaque heure, enseveli vivant, il grandit dans la tombe ! »


C’est cette pensée de la puissance du sacrifice, de l’héroïsme passif, qui s’est infiltrée dans la jeunesse, jusque dans les masses, et qui est visible, dans la Pologne d’aujourd’hui. L’inspiration du poète est passée dans le sentiment populaire. Une autre cause étrange, curieuse, a servi d’ailleurs depuis quelques années à répandre, à populariser ces idées en jetant tout à coup dans la société polonaise comme un élément nouveau » Lorsque l’empereur Alexandre II montait au trône, il signalait son avènement par une amnistie qui, tout incomplète qu’elle fût, rouvrait les portes de la patrie à une multitude d’exilés. Les uns venaient de l’Occident, les autres, en plus grand nombre, venaient de la Sibérie. Ceux qui avaient vécu en France ou en Angleterre rentraient dans leur pays naturellement aigris par trente ans de souffrances, accoutumés à l’atmosphère occidentale, nourris de toutes les idées révolutionnaires et à demi étrangers de mœurs et d’esprit. Il n’en était pas de même de cette tribu d’exilés qu’on appelle en Pologne les Sibériens. Ceux-ci revenaient endurcis, retrempés par l’habitude de la souffrance obscure et solitaire, calmes et résignés, mystiques même, mais d’un mysticisme grave et doux qui n’avait rien de farouche et de haineux. Chose remarquable, c’est parmi ces revenans de Sibérie que le pays a trouvé dans ces dernières années les hommes les plus aptes au journalisme, au professorat, à l’administration des établissemens privés et nationaux, tels que la Société agricole. Il y a des écrivains de talent qui ne pouvaient, il est vrai, signer leurs œuvres de leur nom, mais qui n’étaient pas moins connus. L’un a rapporté de la Sibérie une traduction de Faust, c’est un des critiques les plus éminens ; un autre a traduit Shakspeare. Un journal de Varsovie a publié une série d’esquisses du Caucase, de l’Asie, qui étaient l’œuvre des Sibériens, et où il y avait un mélange indéfinissable de fraîcheur, de résignation et d’indulgence latente.

Ces hommes, en se répandant dans le pays, ont eu une action singulière. De là cette teinte sérieuse, religieuse et d’une originalité saisissante de tous ces actes populaires qui se sont succédé, de ces manifestes où il n’y a rien en effet de la phraséologie révolutionnaire de l’Occident. C’est au contraire un langage sobre et nerveux qui ne touche à l’exaltation que par l’accent religieux. L’influence des Sibériens est surtout visible dans cette adresse étrange des ouvriers de Varsovie : « La mort est égale pour tous. Sans épargner sa personne, il faut aller à la tuerie et montrer au monde ce que nous voulons. C’est pourquoi nous allâmes avec les processions et nous chantâmes pour la constitution, et nous le ferons de nouveau quand il faudra ; et s’il y a des victimes, on verra que cela plaisait ainsi au bon Dieu, et nous sommes prêts, s’il faut davantage, à tirer au sort qui doit aller au sacrifice, même à tendre la gorge au couteau, ou bien à expirer sous le knout, comme ces trois victimes que l’eau a rejetées près de Zakroczym, qu’on avait jetées enveloppées de paille du château dans la Vistule. Seulement, s’il n’y a pas de compassion pour la patrie, alors ce sera mal… » Ne dirait-on pas cette pensée obstinée du sacrifice passant à travers l’imagination de Krasinski et l’action des Sibériens dans l’âme populaire ? Et maintenant qu’on réunisse tous ces élémens, cet ensemble d’efforts pratiques s’étendant à tous les intérêts, cette impulsion légale communiquée par le comte André Zamoyski et instinctivement acceptée par toute une population, l’idée religieuse et morale se propageant dans les esprits, les enflammant et les contenant à la fois, le sentiment national renaissant spontanément dans les cœurs, — ce sera ce mouvement qui était imperceptible d’abord, qui s’est poursuivi obscurément pendant des années, que le changement de règne à un certain moment est venu faciliter, et qui va aboutir à ce net et éloquent dialogue engagé récemment entre le lieutenant-gouverneur, le prince Gortchakof, et la foule rassemblée sur une place de Varsovie : « Que voulez-vous ? — Nous voulons une patrie ! »

Il n’y a évidemment d’imprévu et d’accidentel que l’heure de l’explosion. Depuis un an déjà, des manifestations successives révélaient une sorte d’intelligence secrète dans la population. C’étaient d’abord des services funèbres célébrés dans tout le pays et à des époques fixes en mémoire des plus éminens poètes polonais, Mickiewicz, Krasinski, Slowacki. Bientôt l’entrevue qui réunissait à Varsovie les trois souverains du Nord venait piquer le sentiment populaire. C’était, à vrai dire, une étrange idée de rassembler à Varsovie les trois maîtres de la Pologne dans une conférence où on soupçonnait que de mauvais desseins pouvaient s’agiter contre l’Italie. L’accueil de la population fut plus que froid, et ce qu’il y a de curieux, c’est que sous l’impression de cette désagréable aventure c’était à qui se renverrait l’ennui de ce qui venait d’arriver. Les journaux russes assuraient que c’était l’empereur d’Autriche qui avait valu à l’empereur Alexandre cette froide réception, tandis que la presse de Vienne prouvait non moins clairement que la démonstration était dirigée contre l’empereur de Russie. Quelques mois encore et survenait une manifestation plus sérieuse : c’était un service commémoratif pour les morts de la bataille de Grochow, de cette bataille où l’armée polonaise lutta pendant trois jours contre les Russes en 1831, et c’est réellement ce jour-là, le 25 février, qu’une Pologne nouvelle apparaît personnifiée dans une population marchant dans les rues le cierge à la main, électrisée à la vue d’un drapeau à l’aigle blanche et récitant d’une seule voix le chant religieux et national : « Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel, ayez pitié de nous ! — De la peste, du feu et de la guerre, seigneur, délivrez-nous !… — Daignez nous rendre notre patrie !… — Sainte vierge Marie, reine de Pologne, priez pour nous ! » Alors la crise se déclare, l’agitation s’étend avec des alternatives de concessions de la part de la Russie et de scènes sanglantes jusqu’au 8 avril, jour où la compression l’emporte définitivement. Ce n’est pas la suite de ces événemens que j’ai à décrire. Tout porte la marque de ces influences diverses que je signalais. Ce mouvement, on le voit, commence par des services religieux. Quand la crise a éclaté, quel est le genre d’action de tous ceux qui ont quelque pouvoir sur le peuple et qui sentent la gravité du moment ? Une délégation populaire, autorisée par le lieutenant-gouverneur, prend la direction de la ville. Des constables volontaires s’organisent pour empêcher tout désordre ; la Société agricole elle-même intervient en modératrice, en gardienne de la paix. Les adresses qui sont envoyées à l’empereur ne contiennent rien que de légal, puisqu’elles demandent à peine strictement ce que les traités de 1815 assurent à la Pologne. Et la population elle-même, quelle est son attitude ? Elle fait acte de vie, si l’on me passe ce terme, en se refusant à tout conflit. Elle se rassemble, pour exprimer ses vœux, ses griefs, mais désarmée, passive, et même, quand elle est dispersée par la force, femmes, enfans, vieillards se pressent en larmes et en prières autour d’une madone. Étrange révélation de la nature de ce mouvement dont toute la tactique est de résister sans s’armer ! Ce qui fait au fond son originalité, c’est cette alliance, dont je parlais, du sens pratique et d’une idée morale, religieuse, même mystique, — alliance dont le secret est dans la conscience d’une population et qui répond merveilleusement à tous les instincts du peuple polonais et même de la race slave en général, qui parle aux esprits politiques par ce qu’elle donne à la modération et au bon sens, et qui offre en même temps à la jeunesse, aux masses, l’attrait d’un certain mysticisme poétique. C’est l’originalité de ce mouvement, dis-je, c’est aussi ce qui fait sa force en révélant des sources toujours nouvelles de vitalité dans cette race, qui ne trouve dans le malheur que des aiguillons généreux.

C’est aussi justement ce qui crée pour la Russie une position exceptionnellement difficile en face d’un de ces réveils populaires qui ne sont plus seulement un simple débat intérieur, mais qui se lient par toutes les considérations de droit et d’humanité à toute une situation européenne et même à une crise particulière du temps. On dit qu’après les premières scènes sanglantes du mois de février à Varsovie, l’empereur Alexandre II, informé qu’il y avait des victimes dans le peuple, fit aussitôt demander combien il y avait de morts dans l’armée, combien on avait pris d’armes aux insurgés. On lui répondit que l’armée ne comptait point de morts, qu’on n’avait pu prendre d’armes à une population qui n’en avait pas et qui n’en voulait pas. L’empereur fut, dit-on, plein de surprise. C’est cet étonnement du premier instant qui explique les incertitudes de la Russie, ses hésitations de conduite. Elle semble d’abord en effet flotter entre toutes les politiques. Elle livre quelques-uns de ses fonctionnaires chargés par l’animadversion publique, et elle réprime par malentendu, si l’on me passe le terme ; elle fait des concessions, elle trace un programme d’organisation nouvelle, elle promet des réformes, elle accepte pour auxiliaires une délégation populaire, la Société agricole elle-même, et bientôt société et délégation sont dissoutes ; elle laisse pendant tout un mois l’agitation grandir par l’indécision jusqu’aux scènes du 8 avril, point de départ d’une politique qui semble se fixer de nouveau dans la compression. La Russie peut matériellement, sans nul doute, réprimer et disperser les manifestations à Varsovie ; elle peut empêcher la population de porter le deuil de ses morts. Après cela, la question, par sa nature toute morale, en sera-t-elle moins grave, moins vivante, moins palpitante, et, le dirai-je ? moins oppressive pour la politique russe elle-même ? Au fond, la Russie se trouve aujourd’hui placée dans une étrange et sérieuse alternative ; elle a un choix à faire. Elle peut recommencer dans le royaume de Pologne sa politique de trente ans, se rattacher plus que jamais aux systèmes à outrance. C’est peut-être l’intérêt de l’Autriche et de la Prusse, toujours inquiètes de voir renaître dans le royaume, par des concessions libérales, un foyer d’attraction pour les autres parties de la Pologne qu’elles possèdent elles-mêmes ; c’est, dit-on, leur système de chercher à retenir le tsar, quelque étrange que ce soit de la part de la Prusse, qui ne prend sa force que dans les idées de nationalité et de libéralisme ; mais est-ce l’intérêt réel de la Russie dans la situation présente du monde ? La Russie même n’aurait qu’à puiser dans ses propres traditions et dans ses conseils pour trouver l’inspiration d’une politique plus équitable. L’empereur Alexandre II n’a qu’à ouvrir son esprit aux idées qui se lient intimement à la constitution du royaume de Pologne à l’époque où l’empereur Alexandre Ier le fondait et disait aux Polonais : « Vous conserverez votre langue, vous aurez vos lois, votre armée… Votre restauration est définie par des traités solennels. »

Si le monde apparaissait aujourd’hui tel qu’il était il y a trente ans, il serait possible qu’une victoire matérielle eût la triste puissance d’amortir encore une fois le sentiment immortel d’une nation malheureuse, de le décourager du moins, et d’ajourner une question si souvent agitée. Aujourd’hui contre la continuation d’une politique de compression s’élèvent le droit, le sentiment européen, l’intérêt de la Russie dans la combinaison de ses alliances, l’irrémédiable décadence de ces traités de 1815, mis en oubli par les gouvernemens eux-mêmes avant d’être abrogés par les peuples qui reviennent à la vie, et enfin le mouvement de la Pologne tout entière, mouvement que ne pourront qu’accélérer ou entretenir les diètes nouvelles de la Galicie, l’incessant rappel à la patrie des députés de Posen dans le parlement de Berlin, et l’attitude de résistance morale prise par la population de Varsovie. Quoi qu’il en soit, il y a certainement quelque chose d’émouvant et de sérieusement moral dans cette obstination d’un peuple à vivre, à garder en lui-même l’inviolable dépôt de sa foi patriotique. La légende des saints raconte qu’un jour, dans l’ère des martyrs, des chrétiens avaient été amassés au milieu d’un fleuve de glace et abandonnés là seuls, nus, livrés à toutes les violentes intempéries de l’air, n’ayant pas de quoi manger. Seulement du rivage on leur offrait des vêtemens chauds et des mets délicieux à la condition qu’ils abjureraient. Quelques-uns se laissèrent tenter ; ils cédèrent, et en touchant le bord ils périrent. Les autres, qui étaient restés fermes dans l’épreuve, invoquant la suprême miséricorde, furent sauvés miraculeusement ; il leur tomba d’en haut de quoi se préserver et se nourrir, image touchante des peuples qui souffrent, qui ne veulent pas se laisser tenter, et qui poussent au ciel un acte de foi à désarmer toutes les colères de leur mauvaise fortune !


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er août et du 1er octobre 1846.