La Porteuse de pain/II/V

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Deuxième partie : Les Métamorphoses d’Ovide
V
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Mary Harmant, depuis que son père lui avait promis qu’elle serait la femme de Lucien Labroue, se sentait folle de joie. Quarante-huit heures seulement s’étaient écoulées depuis la bonne nouvelle, et déjà l’inquiétante pâleur du visage disparaissait, les taches rouges des pommettes s’effaçaient. Nous savons que son père lui consacrait tout entière la journée de dimanche.

Ce dimanche-là, elle se leva de bonne heure et se rendit au cabinet de travail du grand industriel. Celui-ci se doutait bien que sa fille lui poserait mille questions embarrassantes au sujet du jeune homme. Aussi, lorsque Jacques Garaud vit la porte du cabinet s’ouvrir pour livrer passage à la jeune fille, il ne put réprimer un geste d’impatience et son front se plissa. Ni le pli du front, ni le mouvement de contrariété n’échappèrent au regard de Mary.

« Je te dérange, père ? demanda-t-elle.

– Un peu, oui, mon enfant, car je suis plongé dans de grands calculs, mais, puisque tu es la, viens m’embrasser.

– Que faisons-nous aujourd’hui ?

– J’ai beaucoup de travaux arriérés à classer et je serai forcé, ce soir, de m’absenter pendant quelques heures.

– Tu déjeuneras et tu dîneras avec moi, cependant ?

– Je déjeunerai, oui, mais il est moins certain que je dîne.

– Alors mon beau rêve s’évanouit !

– Qu’avais-tu rêvé, chère enfant ?

– Que tu inviterais Lucien Labroue à dîner ici.

– Tu vois que c’était impossible.

– À déjeuner, du moins.

– Je ne le pouvais pas davantage, car M. Labroue a certainement de nombreuses courses à faire avant son départ. »

Mary tressaillit et devint très pâle.

« Avant son départ ! répéta-t-elle d’une voix altérée. M. Labroue s’éloigne de Paris ? Pourquoi ?

– Pour les affaires de la maison. Il va à Bellegarde.

– Combien de temps durera son absence ?

– Trois semaines à peu près, et ce travail est un premier pas dans la voie d’une association.

– S’il en est ainsi, j’en prends mon parti… Mais enfin, me voilà pour la journée entière toute seule…

– Cela m’afflige autant que toi, tu le sais. Je te promets d’ailleurs un prochain dédommagement. »

Confiante en ce qu’elle venait d’apprendre, la jeune fille, très ennuyée et très contrariée du départ de Lucien, ne s’en alarmait point. Elle n’y voyait que la preuve de confiance et d’estime donnée par son père à son fiancé. Ainsi rassurée, Mlle Harmant remonta dans son appartement et y resta jusqu’à onze heures. Quand elle descendit, elle avait une toilette très élégante.

« Mignonne, comme te voilà belle ! s’écria le faux Paul Harmant. Tu m’éblouis ! As-tu donc des projets ?

– J’ai le projet d’aller voir mes amies. Je m’ennuierais à la maison. Je resterai dehors jusqu’au dîner. »

À une heure on vint prévenir la jeune fille que la voiture attendait devant le perron. Elle descendit et s’installa.

« Quai Bourbon, numéro 9 », dit Mary au cocher.

* * *

Ce n’avait été qu’un jeu pour Ovide Soliveau de suivre Lucien Labroue. Déguisé en maçon, il l’avait filé jusqu’à son domicile où Lucien s’était rendu en voiture, sitôt après l’expédition des caisses d’emballage à la gare de Lyon. Pendant que Lucien était chez lui, Ovide Soliveau changea de voiture, vint s’installer à quelques mètres derrière le fiacre de Lucien qui l’attendait, et donna l’ordre à son cocher de filer ce fiacre.

Ovide s’installa dans la voiture, la tête à la portière, les yeux fixés sur la porte du numéro 87. Tout à coup il aperçut Lucien Labroue sortant après avoir changé de costume. Le jeune homme dit à son cocher quelques mots, puis il monta.

« En chasse ! et vivement… » souffla Ovide.

Les deux véhicules roulant l’un à la suite de l’autre arrivèrent au quai Bourbon. Le premier s’arrêta devant le numéro 9. Le second fit halte au coin du pont Marie. Lucien s’élança sous la voûte d’une vieille maison et disparut. Ovide observait plus que jamais.

« C’est là que doit percher la donzelle… » murmura-t-il.

Il sortit de son fiacre.

« Vous avez vu où il est entré ? lui dit l’automédon.

– Oui. Restez où vous voilà, et attendez-moi. »

Lucien Labroue s’était engagé dans l’escalier de droite pour aller chez sa fiancée dont le logement touchait, nous le savons, à celui de Jeanne Fortier. Le jeune homme, en passant, souhaita le bonjour à son ancienne concierge.

« Ah ! vous êtes en retard, lui dit celle-ci en riant.

– Aussi, je monte, vite. Au revoir. »

Et Lucien gravit l’escalier en mettant les marches doubles. Lucie l’attendait sur le seuil de la porte. Il la prit dans ses bras et couvrit de baisers son front et ses cheveux.

« Oh ! le vilain ! fit Lucie, une demi-heure en retard !

– Il m’a été impossible de venir plus tôt.

– Pourquoi donc ! Le dimanche vous n’avez rien à faire !

– Eh bien, ce matin, j’étais debout une heure avant le jour !

– Une heure avant le jour ! Que se passait-il donc ? »

Lucien expliqua la besogne dont il avait dû se charger sur la demande de Paul Harmant.

« C’est bien, alors ; vous êtes pardonné, dit Lucie.

– Maman Lison ne déjeune pas avec nous ? demanda Lucien, en s’asseyant devant la table servie de façon coquette.

– Non, mon ami. Pauvre maman Lison, elle n’a pas un moment de liberté ! Mme Lebret, sa patronne, est malade, et maman Lison passe ses nuits à la veiller. Ce qui ne l’empêche pas de porter le pain deux fois par jour.

– Vous l’aimez bien, cette brave femme, n’est-ce pas ? Et vous avez raison ! Je suis sûr qu’elle le mérite.

– Sitôt que nous serons mariés, mon Lucien, nous la prendrons avec nous.

– Ce sera bientôt, chère mignonne, s’il plaît à Dieu ! Si vous saviez comme j’ai hâte d’arriver au jour du bonheur !… »

Et Lucien voulut embrasser de nouveau sa fiancée. Elle le repoussa doucement, sans pruderie mais avec fermeté.

« Nous ne sommes pas encore mariés… dit-elle en riant. Mettez ces baisers-là à la caisse d’épargne. Comment trouvez-vous ces côtelettes ? Elles sont un peu trop cuites, hein !…

– Je ne m’en aperçois pas.

– Êtes-vous toujours aussi satisfait de votre position chez M. Harmant ?

– Toujours… Mon patron me témoigne la confiance la plus flatteuse… et, à ce sujet, je dois vous apprendre une chose qui va vous contrarier : nous allons passer deux dimanches sans nous voir… »

Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes.

« Deux dimanches sans nous voir ! répéta-t-elle. Pourquoi ?

– M. Harmant m’envoie à Bellegarde pour l’y représenter et y installer des pièces de mécanique importantes.

– C’est favorable à nos intérêts, cela ?

– C’est favorable, oui, chère mignonne.

– Alors j’en prends mon parti, puisque cela rapprochera notre mariage. Vous m’écrirez, n’est-ce pas ?

– Tous les jours, je vous le promets. Donc, ne vous chagrinez pas de mon départ. Et puis, je le répète, ce voyage est très avantageux pour nous. Si vous saviez comme j’ai hâte de pouvoir m’établir avec mes capitaux !

– Pourquoi, puisque vous vous trouvez bien chez votre patron ?

– Je m’y trouve bien, mais cependant certaines choses me déplaisent dont je vous parlerai plus tard. À présent, occupons-nous d’autre chose. Je suis très contrarié que vous n’ayez pas maman Lison auprès de vous. Cette brave femme me fait l’effet d’un chien de garde fidèle.

– Sa patronne, hier, allait, paraît-il, un peu mieux. Dès que la convalescence commencera, maman Lison reprendra ses habitudes et passera auprès de moi une partie de ses journées. Nous la verrons tantôt, mais seulement quelques minutes. »

Pendant ce temps, Ovide Soliveau cherchait le moyen de savoir chez qui Lucien Labroue venait de monter.

Depuis pas mal de temps déjà, le Dijonnais se promenait de long en large sur le trottoir du quai, devant la maison, traversant parfois la chaussée, faisant semblant d’examiner avec intérêt les objets exposés à la devanture d’un magasin de coutellerie contigu à la porte d’entrée de la demeure de Lucie, puis retraversant la chaussée, regardant les fenêtres, quand tout à coup le guetteur poussa une sourde exclamation de joie.

Une fenêtre de l’étage le plus élevé venait de s’ouvrir. Lucien Labroue y parut seul, d’abord, puis il se retourna, dit quelques mots, et Lucie vint le rejoindre. Malgré la distance, Ovide distinguait parfaitement les traits de la jeune fille.

« Eh ! eh ! murmura-t-il, la petite est très gentille !… J’ai maintenant sa photographie dans la tête. Elle n’en sortira plus. »

Lucie tenait à la main un mouchoir blanc déplié qu’elle étendit sur la barre d’appui de la croisée afin d’y poser ses coudes. À un moment la jeune fille se rejeta en arrière pour éviter un baiser de Lucien. Le mouchoir glissa dans le vide, et vint s’abattre aux pieds de Soliveau qui s’empressa de le ramasser.

De la fenêtre, Lucie fit des signes télégraphiques faciles à comprendre. De la même manière, c’est-à-dire en mimant sa réponse, Ovide indiqua qu’il allait déposer l’objet chez le concierge. Les fiancés quittèrent immédiatement la fenêtre. Ovide, enchanté de l’incident, était déjà dans la cour. À ce moment précis, une victoria s’arrêtait devant la maison, et Mary Harmant en descendait.

En voyant Ovide Soliveau vêtu en maçon se diriger de son côté, la concierge avait quitté son travail.

« Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? demanda-t-elle.

– Ma chère dame, répondit-il, voici un mouchoir qu’une jeune demoiselle a laissé tomber depuis le sixième étage.

– Du sixième étage… répéta la concierge. C’est la couturière mam’selle Lucie, qui demeure là-haut…

– Je descends », cria Lucie du haut de l’escalier. Ovide en savait assez. Il allait partir, lorsqu’en se retournant il se trouva face à face avec Mary. Vivement, il se jeta de côté en détournant la tête pour éviter d’être reconnu.

Mais Mary ne s’occupait pas de lui.

« Mlle Lucie, la couturière ? demanda-t-elle.

– Au sixième, madame. La porte à droite. »

La jeune fille se dirigea vers l’escalier, en se garant du prétendu maçon dont les vêtements étaient couverts de plâtre.

Ovide, trouvant le passage libre, s’élança au-dehors et traversa rapidement la cour. Lucie arrivait aux premières marches de l’escalier.

« Vous, mademoiselle, dit-elle d’un ton joyeux.

– Je viens pour vous voir, ma chère Lucie, répliqua Mary.

– Ah ! comme vous allez être surprise !

– Moi ! pourquoi ?

– Je ne veux rien vous dire… vous verrez. Montez lentement, mademoiselle, pour ne pas vous fatiguer trop. »

Au second étage Mary s’arrêta pour respirer. L’air s’échappait en sifflant de sa poitrine oppressée.

« Voulez-vous vous appuyer sur moi, mademoiselle ? demanda Lucie.

– Volontiers. »

La fille de Paul Harmant poursuivit son ascension.

« Que c’est bon et gracieux à vous, mademoiselle, d’être venue me voir, reprit l’ouvrière, car c’est bien pour moi. Votre vêtement n’est même pas encore assemblé…

– C’est pour vous, bien pour vous, mignonne.

– Combien j’en suis heureuse… et comme il va être surpris, lui !

– Lui ? Qui donc ? demanda Mary curieuse.

– C’est le secret… c’est la surprise ! Vous verrez. »

Quelques secondes après la sortie de sa fiancée, Lucien Labroue s’était remis à la fenêtre. Il regardait la victoria qui venait de s’arrêter devant la porte.

« C’est singulier… murmura-t-il. Ces chevaux… cette livrée !… On dirait une des voitures de M. Harmant. »

Le bruit de la porte qui s’ouvrait lui fit quitter son observatoire. Il se retourna et vit à dix pas de lui, sur le seuil, Mary respirant avec peine mais le visage souriant. Elle et lui poussèrent en même temps un cri de stupeur. Mary, chancelante, appuya sa main sur le côté gauche de sa poitrine.

« Ah bien, que dites-vous de ma surprise ? » fit Lucie.

La fille de Paul Harmant avait chancelé, étreinte au cœur par un pressentiment douloureux.

« Vous ici, monsieur Labroue ! fit-elle en dominant son trouble. Par quel hasard vous êtes chez mademoiselle ? »

Lucien allait balbutier quelques paroles embarrassées, lorsque Lucie intervint. Elle répondit en souriant :

« Ce n’est point un hasard, mademoiselle. On est certain, tous les dimanches, de trouver ici M. Lucien.

– Ah ! vous connaissez depuis longtemps M. Labroue.

– Nous nous connaissons depuis près de deux ans, mademoiselle… répliqua Lucien. Avant d’aller demeurer rue de Miromesnil, j’habitais cette maison…

– Nous étions porte à porte… ajouta Lucie, et quand on est porte à porte, on cause, on devient bons amis.

– Bons amis ! répéta d’un ton sec la fille du millionnaire, qui maintenant comprenait, et dont l’orgueil se révoltait à la pensée d’avoir pour rivale heureuse une petite fille comme Lucie.

– Nous nous sommes aimés comme s’aiment une honnête fille et un garçon loyal, qui doivent se marier un jour », continua Lucie.

Lucien se rendait compte à merveille de ce que Mary devait souffrir, et il se trouvait au supplice… Mais, que pouvait-il ? Il aimait Lucie et non Mary. L’ouvrière vit la visiteuse chanceler.

« Bon Dieu ; qu’avez-vous, mademoiselle ? Vous voilà toute pâle… Vous semblez souffrante… »

Cette fois encore Mary puisa dans son orgueil l’énergie nécessaire pour triompher de sa défaillance.

« Non… non… dit-elle. Ce n’est rien… Je voulais vous voir. Maintenant, adieu… Je retourne à l’hôtel… »

Puis dit à Lucien :

« Mlle Lucie m’avait parlé d’une surprise. La surprise a été grande, en effet, et mon père ne sera pas moins étonné que moi quand il saura ce que je viens d’apprendre. »

Déjà Mary se dirigeait vers la porte. Au moment de l’atteindre elle s’arrêta, revint sur ses pas et demanda :

« Ainsi donc vous allez vous marier bientôt ?

– J’ai dit à monsieur votre père tout ce que je pouvais et devais lui dire à ce sujet, mademoiselle, répliqua Lucien.

– Vous avez parlé de vos projets à mon père ! fit Mary stupéfaite. Quand cela ?

– Avant-hier.

– Ah ! c’est bien ! Je vous souhaite à tous les deux un long avenir de bonheur. Que cela ne vous empêche pas de travailler pour moi, Lucie. Je compte sur votre exactitude. Maintenant, adieu !…

– Vous semblez fatiguée, mademoiselle. Voulez-vous me permettre de vous reconduire à votre voiture ?

– Non, non, vous me désobligeriez en le faisant. Restez auprès de M. Lucien. Demain il quitte Paris. Il ne faut pas le priver de votre présence un seul instant. Bon voyage, monsieur Labroue. Au revoir, Lucie. »

Et la fille du millionnaire sortit, laissant l’ouvrière stupéfaite en face d’une énigme, dont elle cherchait en vain le mot.

« Mais que se passe-t-il donc, mon ami ? demanda Lucie, en proie à une indicible émotion. Pourquoi Mlle Harmant, en nous voyant ensemble, a-t-elle changé tout à coup de visage et d’attitude ? Pourquoi, elle, si douce d’habitude avec moi, a-t-elle pris tout à coup un ton dur ? Pourquoi, enfin, est-elle partie si vite, les yeux à la fois noyés de larmes et pleins d’éclairs ?

– En vérité, je n’en sais rien, ma chère Lucie… répondit le jeune homme, qui ne voulait pas porter le trouble dans l’âme de sa fiancée, en lui parlant des propositions de M. Harmant. Mlle Mary est maladive, vous le savez. Elle aura subi sans doute une crise soudaine dont l’ascension de vos six étages pourrait bien avoir été la cause.

« Il ne faut pas que sa visite gâte notre dimanche ! Voulez-vous sortir un peu ?

– Je veux bien, répondit Lucie, mais à la condition que nous serons de retour quand maman Lison viendra.

– Nous allons seulement faire un tour, et nous reviendrons. »

* * *

Ovide Soliveau, stupéfait de voir apparaître à l’improviste la fille de son prétendu cousin et de l’entendre demander Lucie la couturière, s’était empressé de regagner sa voiture.

« Inutile de rôder plus longtemps dans les environs. Je sais ce que je voulais savoir d’abord… Il y a, dans la visite de Mary à l’ouvrière, quelque chose qui ne me semble pas du tout naturel. Lucien Labroue refuse d’épouser Mary, et Mary vient chez la donzelle où se trouve Lucien Labroue. Qu’est-ce que ça signifie ? Mon cher cousin verra peut-être clair où moi je ne vois goutte. »

Rejoignons Mary Harmant. Après avoir quitté le logement de Lucie dont elle avait fermé presque avec violence la porte derrière elle, la fille du millionnaire porta les deux mains à sa gorge comme pour arrêter au passage les sanglots prêts à jaillir. Ensuite luttant contre la défaillance physique et morale qui s’emparait de son corps et de son âme, elle descendit l’escalier, monta dans sa voiture et dit au cocher :

« À l’hôtel… »

En arrivant rue Murillo, elle alla droit au cabinet de son père. Paul Harmant leva la tête. En voyant le visage pâle de sa fille, ses traits décomposés, ses yeux rougis, une effroyable angoisse s’empara de lui. Plein d’épouvante, il se leva.

« Mon enfant… Ma chère enfant… » commença-t-il.

Mary ne lui laissa pas le temps d’achever sa phrase.

« Tu m’as trompée ! dit-elle d’une voix sourde et comme enrouée. Tu m’as menti ! Lucien ne m’aime pas… C’est une autre qu’il aime… c’est une autre qu’il épousera…

– Mary, ma mignonne, comment sais-tu cela ? Si je t’ai caché cet amour prétendu dont tu parles, c’est que j’ai résolu de le combattre par tous les moyens, et ce que je veux s’accomplira. Qui t’a révélé le secret ?

– Qui me l’a révélé ? Celle qui l’aime ! Elle crie son bonheur sur les toits, et lui, qui l’entendait, n’a pas démenti ses paroles.

– Tu l’as donc vu, lui ?

– Je l’ai vu près d’elle… près de sa fiancée… heureux tous les deux… Ils s’adorent… ils se marieront bientôt.

– Non, mon enfant, il ne l’épousera pas. »

La jeune fille éclata en sanglots.

« Pourquoi m’avoir menti ? balbutia-t-elle. Pourquoi mentir encore ? Ton mensonge m’a fait bien du mal. Il a mis dans mon cœur un espoir qui n’était qu’illusion. Voici la réalité froide et cruelle, et cette réalité causera ma mort. »

Jacques Garaud, torturé, crut qu’il devenait fou.

« Mary, s’écria-t-il, calme-toi, je t’en supplie. Ne me désespère pas ainsi. Si je t’ai menti, c’est que je ne me sentais point la force de te voir souffrir et pleurer…

– Vous saviez qu’il aimait quelqu’un ?

– Il me l’avait dit, et je lui avais, moi, laissé comprendre que ton cœur te poussait vers lui. J’avais établi la comparaison entre toi et celle qu’il épouserait sans fortune. J’avais fait briller à ses yeux l’avenir. Je l’avais supplié de réfléchir. Je comptais, je compte encore le convaincre, l’empêcher de perdre sa vie, et j’espère bien l’amener à tes pieds, prêt à t’aimer et à te donner le bonheur.

– Le bonheur ! Il n’en est plus pour moi.

– Si je te jurais que tu seras sa femme, me croirais-tu ?

– Non… répondit-elle. Je ne peux plus te croire.

– Ne doute plus de ma parole ! j’affirme que Lucien t’épousera et qu’il t’aimera ! »

Mary se jeta dans les bras de son père.

« Oh ! fais cela ! fais cela ! bégaya-t-elle ; en le faisant tu m’auras sauvée. Mais tu ne pourras pas… C’est elle qu’il aime !

– Qui est celle dont tu parles ?

– Lucie… Une couturière aux gages de ma tailleuse, une fille de rien, une enfant trouvée.

– Enfant trouvée… Donc elle n’a ni père, ni mère ?

– Ni père, ni mère, ni nom de famille ! Au lieu de nom, un numéro. Le numéro 9, inscrit sur les registres de l’hospice ! Et c’est cette créature qu’il aime !

– Non, mon enfant, il ne l’aime pas… il ne peut l’aimer. Lucien, comme tous les jeunes gens, a une maîtresse.

– Ah ! s’écria Mary le visage contracté, les yeux pleins d’éclairs. Ah ! que je la hais, cette enfant de l’hospice !… Elle m’a pris mes joies, mon bonheur ! Elle m’a tout pris ! »

Mary était en ce moment dans un état d’exaspération qui la défigurait complètement.

Les veines de son front se gonflaient ; ses lèvres devenaient violettes. La violence inouïe de cette crise pouvait amener une catastrophe.

« Mon enfant chérie, calme-toi, dit Jacques Garaud d’une voix suppliante. Tu seras la femme de Lucien.

– Mais cette fille ?

– Il la quittera.

– S’il ne la quittait pas ?

– On trouverait moyen de l’éloigner de lui.

– Oui, c’est vrai, l’éloigner… dit Mary avec fièvre. L’éloigner… Ce serait me le rendre peut-être… Mais comment ?

– Mais tu n’as donc pas compris ! s’écria Paul Harmant en attachant sur Mary un regard où s’allumaient des lueurs sinistres. Sur la mémoire de ta mère, je jure que je te donnerai Lucien. Je t’ai dit qu’on l’éloignerait, cette fille, et qu’il l’oublierait. Eh bien, on l’éloignera et il l’oubliera. »

Mary essaya de sourire à son père et se retira la tête basse, le visage morne.

* * *

L’ex-contremaître de Jules Labroue avait résolu, nous le savons, de supprimer s’il le fallait la rivale de sa fille. Le désespoir dont il venait d’être témoin ne pouvait que redoubler sa haine pour l’innocente Lucie. Comme cela avait été convenu, il se rendit à la petite maison de l’avenue de Clichy. Ovide l’attendait.

« Ah ! ma vieille branche, j’en ai long à t’apprendre… J’ai filé notre homme et je connais le nom de la donzelle dont il est toqué.

– J’en sais aussi long que toi à ce sujet, dit Jacques Garaud.

– Pas possible !… ou alors, c’est ta fille qui t’a renseigné ?

– Oui.

– Comment se fait-il qu’elle connaisse la personne en question ?

– Cette Lucie est une des ouvrières de sa tailleuse.

– Voilà qui explique la présence de ma cousine au quai Bourbon. Je m’y suis trouvé nez à nez avec elle.

– Mais alors elle t’a reconnu ?

– Plus souvent ! Quelle idée te fais-tu de moi ? Je m’étais mis sur le dos une « pelure » de maçon. Elle a dû faire une drôle de tête, ma petite cousine, en trouvant son adoré chez la couturière.

– Mary est dans un état de désespoir effrayant.

– Conseille-lui de calmer ses nerfs. J’espère bien qu’avant huit jours elle n’aura plus rien à craindre de mam’selle Lucie. À propos, chez qui travaille-t-elle, Lucie ?

– Chez Mme Augustine, une couturière bien connue qui habite rue Saint-Honoré au coin de la rue de Castiglione.

– Voilà un renseignement précieux. Occupons-nous présentement du côté sérieux de la question : en faisant disparaître la jeune personne, nous allons mettre la famille sens dessus dessous.

– Lucie n’a pas de famille, c’est une enfant trouvée.

– Tout va bien ! La police agira mollement.

– Que vas-tu faire ?

– Le diable m’emporte si je m’en doute ! Aie confiance en moi, je ne suis point bête. Seulement…

– Seulement, quoi ? demanda Jacques Garaud.

– J’ai dans ma folle idée que ça va coûter pas mal cher.

– Qu’importe ? fit l’industriel avec un geste d’insouciance. Combien te faut-il ? Veux-tu vingt mille francs !

– Va pour vingt mille francs ! Peut-être ne les dépenserai-je pas… ou peut-être davantage.

– Encore une fois, qu’importe la dépense pourvu que Lucien revienne à Mary et que Mary soit heureuse !…

– Donne toujours les vingt mille. »

Paul Harmant fouilla dans son portefeuille. Il en tira plusieurs liasses de billets de banque et les tendit à Soliveau.

« Merci ! répliqua le Dijonnais. Voilà pour les frais de la guerre… Mais pour moi, qu’y aura-t-il ?

– Ce que tu voudras. Formule un chiffre ?

– Pour le quart d’heure, je ne veux rien du tout. Nous nous entendrons après réussite.

– À ta guise ! Quand te mettras-tu en campagne ?

– Dès demain.

– Tu sais que Lucien Labroue ne doit rester absent qu’une vingtaine de jours ?

– Avant vingt jours tout sera fini. »

* * *

Lucien et Lucie, après être allés faire une promenade, étaient revenus au quai Bourbon. Le souvenir de la scène qui s’était passée dans le logement de Lucie semblait effacé de leur esprit. Tout en causant gaiement, la jeune fille s’occupa des apprêts du dîner. La demie après six heures venait de sonner lorsque Lucie dit en riant :

« Monsieur mon fiancé, vous êtes servi. À table !

– Décidément, maman Lison ne vient pas ?… fit Lucien…

– Non… et cela m’étonne un peu. »

Cette phrase était à peine prononcée quand un coup léger, frappé contre la porte de la chambre, se fit entendre.

« Entrez !… » cria Lucie.

La porte s’ouvrit et maman Lison en franchit le seuil.

Lucie courut pour embrasser la nouvelle venue.

« Vous dînez avec nous, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

– Non, chère mignonne, répondit Jeanne, malgré tout le plaisir que cela me ferait, c’est impossible. Mme Lebret, ma patronne, ne va pas mieux. Il faut que je retourne à la boutique. Je suis venue prendre un caraco pour cette nuit.

– C’est cela, maman Lison… dit Lucien.

– Vous quitter ! répéta Jeanne avec inquiétude. Est-ce que c’est vrai ?

– Oui, répondit le jeune homme, pour un important travail en province à surveiller, pour mon patron.

– Et votre absence durera trois semaines ?

– Toute une éternité ! dit la jeune fille. Et vous ne serez pas là pour me tenir compagnie, maman Lison.

– Ça me cause un vrai regret, mignonne… Je viendrai vous embrasser chaque fois qu’un moment de liberté me le permettra.

– C’est cela, maman Lison… dit Lucien.

– Allons, je me sauve. Bon voyage, je vous souhaite, monsieur Lucien. Soyez tranquille, personne ne vous oubliera. »

Vers dix heures Lucien quitta Lucie, après lui avoir renouvelé sa promesse de lui écrire tous les jours.






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