La Prétendue abjuration de Jeanne d’Arc et la plaque commémorative de Saint-Ouen, à Rouen

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La Prétendue abjuration de Jeanne d’Arc et la plaque commémorative de Saint-Ouen, à Rouen
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 583-621).
LA
PRÉTENDUE ABJURATION DE JEANNE D’ARC
ET
LA PLAQUE COMMÉMORATIVE DE SAINT-OUEN, À ROUEN

A Rouen, sur l’emplacement de l’ancien cimetière de Saint-Ouen, se trouvait une plaque commémorative avec l’inscription suivante :


ICI

AU CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN
JEANNE D’ARC
LE JEUDI 24 MAI 1431
SUBIT L’ABJURATION

PRÉLUDE DE SON MARTYRE


L’affirmation que Jeanne avait abjuré n’était pas sans soulever de vives critiques ; aussi plusieurs demandes avaient-elles été adressées à M. le maire de Rouen, afin qu’on mît à Saint-Ouen une nouvelle inscription plus en rapport avec les données historiques actuelles.

La prétendue abjuration de Jeanne d’Arc avait été examinée dans un article de la Revue des Deux Mondes du 1er février 1911, et le vote que vient d’émettre le Conseil municipal de Rouen donne une heureuse sanction à la thèse qui s’y trouvait présentée.

Dans sa séance du 21 juin 1913, le Conseil municipal prit la délibération suivante : .

Vu le rapport qui précède (rapport de M. Valin) ;

Vu l’avis de la Commission des inscriptions rouennaises donné dans sa séance du 5 mars 1913,

Décide qu’une plaque commémorative portant l’inscription suivante sera apposée sur l’un des piliers de la porte d’entrée du jardin de Saint-Ouen, en remplacement de celle placée en 1891 :


ICI

AU CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN
LE JEUDI 24 MAI 1431
JEANNE D’ARC
SUBIT L’ODIEUSE ÉPREUVE

DITE DE L’ABJURATION


Dans un rapport très habile, M. Valin s’est fait l’interprète de l’avis unanime de la Commission, tout en ajoutant certains commentaires presque en contradiction avec le vote. L’importance de ces commentaires est indiquée par une observation de M. Fichet que complète la réponse de M. le Maire :

M. FICHET : « Le fait d’adopter les conclusions de ce rapport implique-t-il l’adhésion à l’opinion émise par le rapporteur, touchant le caractère même de la soi-disant abjuration de Jeanne d’Arc ?... »

M. LE MAIRE : « Nullement. Le rapporteur ne vous a pas caché son opinion motivée, mais vous avez remarqué que dans ses conclusions, il ne vous demande point de l’adopter... » (Très bien !... Très bien !)

(Procès-verbal de la séance du 21 juin 1913.)

La question de Saint-Ouen se trouvait avoir été posée devant le Conseil municipal par une lettre qu’en mai 1912 j’avais adressée à M. le maire de Rouen. En rappelant cette lettre, M. Valin était donc amené à s’occuper de ce qui avait été écrit au sujet de la prétendue abjuration de Jeanne d’Arc.

Voici d’ailleurs en quels termes M. Valin expose les idées qui l’ont guidé dans son rapport :

« La thèse de M. le comte de Maleissye n’a pas été seulement approuvée par M. Gabriel Hanotaux ; les conclusions qui découlent de son travail ont été admises par Mgr Touchet, évêque d’Orléans, et par M. Aynard, membre de l’Institut, président et rapporteur de la commission de la Chambre des Députés ayant pour objet d’instituer une fête nationale en mémoire de Jeanne d’Arc. Tout dernièrement dans son numéro du 4 mai, le journal le Temps consacrait à l’œuvre de M. le comte de Maleissye un article fort élogieux. Récemment aussi, l’Académie française attribuait à l’auteur le prix Sobrier-Arnould. Enfin, par lettre du 19 août 1912, M. Edouard Aynard insistait auprès de M. le député maire de Rouen pour que, conformément aux conclusions de M. le comte de Maleissye, le Conseil municipal ordonnât la modification de la plaque commémorative de façon qu’elle portât, au lieu de « subit » l’abjuration, ces autres mots, expression de la vérité : « n’a pas voulu subir l’abjuration, » ou bien « refusa de consentir à l’abjuration. »

« Malgré tout le poids des autorités dont M. le comte de Maleissye se recommande auprès de vous, il ne m’a pas paru possible, ainsi que vous l’avez pu voir, d’accueillir la thèse qu’il a présentée. »

Vis-à-vis de tous ceux qui ont bien voulu me donner l’appui de leur approbation, c’est donc un devoir pour moi d’établir qu’ils ne se sont pas trompés.

La lettre que j’ai adressée à M. Valin va, déjà, nous mettre sur ce chemin :


Monsieur,

J’ai tardé à vous remercier de votre aimable lettre et aussi de l’envoi de votre rapport. Je n’ai pas à vous dire avec quel intérêt j’ai lu ce rapport, mais ce qu’il me faut vous exprimer, c’est toute la satisfaction que j’ai éprouvée à trouver votre œuvre, vos idées, si différentes de l’impression que j’en avais eue, d’après les analyses données par les journaux.

Je m’attendais à devoir vous combattre, et voilà que je trouve en vous un appui !...

Votre récit de la scène de Saint-Ouen, d’une manière générale, n’est pas différent de celui que, moi-même, j’ai présenté ; et lorsque vous dites :

« Après tout, la cédule qu’on venait de lire à Jeanne ne heurtait pas sa conscience ; elle ne contenait rien de contraire à ce qu’elle avait toujours soutenu, affirmé, proclamé. Elle n’y reniait ni ses voix, ni sa mission, ni son roi... » vous exprimez ainsi mes propres pensées et ce que je me suis efforcé de démontrer.

En ajoutant à propos de son rire : « qu’elle se moquait une fois de plus des juges, qui n’avaient obtenu d’elle qu’une déclaration vaine et sans importance à ses yeux, » vous venez établir ce qu’on n’avait pas voulu comprendre jusqu’à présent, et votre récit vient appuyer le mien. Vous le confirmez en disant que les Anglais « allaient répétant que cette abjuration n’était qu’une plaisanterie. Ils faisaient remarquer que, pendant toute la scène, l’accusée n’avait fait que rire et se moquer. »

A propos du rôle de Cauchon, lorsque vous dites : « C’était mal remercier l’évêque de Beauvais de tout ce qu’il venait de faire. C’était bien mal le connaître, c’était bien mal apprécier les ressources de son esprit rompu aux artifices de la procédure, » vous ne faites que confirmer mon récit, car mon livre n’a eu qu’un but : montrer ces artifices.

En parlant des impressions du public, vous ajoutez : « Qu’avait-elle abjuré au juste, on ne le savait pas. »

Voilà le nœud de la question que vous posez avec précision et que vous avez, déjà, dénouée en disant : « La cédule qu’on venait de lui lire ne heurtait pas sa conscience ; elle ne contenait rien de contraire à ce qu’elle avait toujours soutenu, affirmé, proclamé. Elle n’y reniait ni ses voix, ni sa mission, ni son roi. »

Elle n’avait donc pas abjuré, on appliquait le mot abjuration à un acte qui n’était en rien une abjuration.

Mais comme vous le faites remarquer : « Peu importait... L’effet était produit. Demain, on pourrait dans des lettres, où le fait serait habilement exploité, annoncer au Pape, à l’Empereur, aux rois, aux princes, à toute la chrétienté, que la sorcière dont le prétendu roi de France s’était servi pour combattre Henri, le roi légitime, avait proclamé publiquement ses erreurs et détesté ses crimes. Quel appoint pour le succès de la cause anglaise !... Et comme Monseigneur de Beauvais avait bien mérité de ses maîtres ! »

En un mot, vous constatez que Jeanne d’Arc s’était refusée à toute abjuration, mais que, pour le public, Cauchon en avait organisé un simulacre. Je ne veux voir aujourd’hui que les points où nous sommes d’accord, et comment l’étude des mêmes faits nous a amenés aux mêmes affirmations.

Après avoir si nettement reconnu le but que poursuivait Cauchon et l’habileté avec laquelle le simulacre fut machiné, comment pouvez-vous prétendre qu’on ne peut établir : « que Jeanne n’a pas réalisé l’acte d’abjuration. »

Ayant reconnu que le fond n’existait pas, et encore moins le fait lui-même, vous trouvez cependant que l’on ne peut dire que Jeanne n’a pas réalisé l’acte, du moment que, par des artifices de procédure, il y aurait eu l’apparence extérieure.

Que de subtilité juridique dans ces mots : acte réalisé !...

Pour qualifier ces apparences d’un acte réalisé et qui n’existe pas, j’ai employé le terme : « escamotage, » mot vulgaire, mais qui peint la chose réelle.

C’était pour rendre possible les apparences d’un acte réalisé, sans qu’il existât comme fond (escamotage) qu’avait eu lieu la séance de Saint-Ouen, en plein air. Le signe visible en était la signature (non indispensable), mais, dans le cas de Jeanne, il a été la base apparente de cet acte que vous appelez réalisé, quoique n’existant pas.

Sur les autres points, bien secondaires d’ailleurs, je ne suis pas sans espérance que vous arriviez à ne pas être éloigné de mon avis.

Votre rapport est pour moi une précieuse occasion d’aborder, à nouveau, certaines questions sur lesquelles on ne saurait faire trop de lumière.

En vous remerciant encore de votre aimable lettre et des deux exemplaires de votre rapport, je vous prie de croire, Monsieur, à l’expression de mes sentimens les plus distingués.

Cte DE MALEISSYE.


Après avoir établi, comme nous venons de le voir, que « la cédule présentée à Saint-Ouen n’avait rien de contraire à ce que Jeanne avait toujours soutenu, affirmé, proclamé et qu’elle n’y reniait ni ses voix, ni sa mission, ni son Roi, » il reste à connaître la valeur de la cédule d’abjuration qui se trouve insérée au procès.

M. Valin nous dit : « La cédule dont Jeanne avait répété les termes ne contenait en tout que sept à huit lignes d’une grosse écriture et sa lecture ne demanda que le temps d’un Pater. Or, la cédule insérée au Procès remplit, dans l’édition Quicherat, quarante lignes de petit texte, équivalentes à soixante lignes de texte ordinaire. En outre, cinq témoins sont venus nous affirmer la fausseté de cette pièce. La substitution de pièce, opérée par Pierre Cauchon, est pour nous un fait historiquement établi. »

La conséquence est donc formelle. Pour tout esprit, qui jugera d’après les propres affirmations de M. Valin et d’après la réalité des faits, Jeanne a refusé toute abjuration.


Pourquoi faut-il qu’à côté de pages si vraies, M. Valin paraisse ensuite s’appliquer à réédifier ce qu’il vient de démolir avec tant d’autorité ?... Comment peut-il se mettre, en quelque sorte, en contradiction avec lui-même en nous disant : « Mais de ce que la preuve du crime commis par l’évêque de Beauvais est faite, il n’en résulte pas que la Pucelle n’a pas abjuré ? » Telle est cependant la thèse de M. Valin. Il nous faut maintenant la comparer aux trois opinions dont le rapporteur nous a donné l’analyse :

Celle de M. Jules Quicherat, qui soutient que l’abjuration de Jeanne d’Arc fut totale et sincère ; car, tout en envisageant d’autres hypothèses, il dit qu’il eût fallu trop de complices et une trop grande audace pour que Cauchon pût commettre le crime d’une substitution de pièce.

La seconde opinion est celle de M. le Chanoine Dunand, qui, avec une grande force de dialectique, comme nous le dit M. le Rapporteur, a réfuté dans ses Études Critiques toute la thèse de Quicherat. M. le chanoine Dunand démontre qu’il n’y a jamais eu qu’un semblant d’abjuration et nullement une stricte et véritable abjuration en cause de foi. En ce qui concerne la fausseté de la cédule insérée au Procès, M. le chanoine Dunand, après M. l’abbé Ulysse Chevalier, apporte une démonstration qui ne saurait laisser place à aucun doute, affirme le rapport.

Au sujet de la troisième opinion, M. Valin nous dit : « Il appartenait à M. le comte de Maleissye de renouveler complètement le terrain du débat en affirmant dans ses « Lettres de Jeanne d’Arc et de la Prétendue abjuration de Saint-Ouen » que, le 24 mai 1431, Jeanne, sommée d’abjurer, avait refusé de le faire. »

Il faut, au contraire, remarquer que cette thèse avait déjà été envisagée par M. G. Hanotaux, pour lequel, dans la vie de Jeanne, dans sa personnalité morale, dans son attitude et dans ses réponses, tout contredisait qu’elle eût pu abjurer ; aussi cet éminent historien ne craignait-il pas d’écrire : « Jeanne n’a jamais abjuré, telle est la vérité. »

Mais antérieurement, dès 1891, le Révérend Francis Wyndham avait eu la claire vision de cette vérité, et c’est un grand honneur pour l’Angleterre que le premier historien qui ait affirmé que Jeanne s’était refusée à toute abjuration, soit un Anglais.

Quoi de plus formel que ce qu’il écrit sur l’héroïsme de Jeanne : « Le tribunal de Rouen n’avait pu obtenir que Jeanne renonçât à ses révélations, ni par sollicitations, ni par menaces ; il fallait donc s’emparer d’elle par un faux. Et cependant, ce ne fut pas Jeanne qui fut victime du faux, mais le monde entier. A la fin du jeudi 24 mai, à Saint-Ouen, Jeanne savait bien qu’elle ne s’était aucunement rétractée, mais on fit en sorte de faire croire à tout le monde qu’elle avait rejeté ses révélations. On le croit encore aujourd’hui dans certains milieux. C’est un mensonge qui dure depuis presque cinq siècles et qu’il n’est pas aisé de faire disparaître. »

Devant le Conseil municipal de Rouen, une nouvelle thèse s’est donc trouvée développée par M. le Rapporteur. Après avoir dit que Jeanne n’avait rien renié à Saint-Ouen, M. Valin ajoute : « Il y a eu substitution de pièces, c’est certain. La déclaration dont Jeanne a répété la teneur, au cimetière Saint-Ouen, n’est pas celle qui est insérée au Procès, nous en sommes sûrs. La portée de l’abjuration a été restreinte à quelques engagemens sans grande importance, nous l’admettons. Mais il y a toujours quelque chose qui subsiste, c’est le fait de la soumission de Jeanne aux volontés du tribunal, fait constaté et par les affirmations des témoins, et par la lecture d’une formule qui contenait une renonciation. Or, ces faits constituent une abjuration, semblant d’abjuration si l’on veut, mais abjuration quand même effectivement prononcée devant un tribunal compétent pour connaître de la cause, ainsi que l’a implicitement reconnu la sentence de réhabilitation. »

Ces restrictions montrent donc qu’après avoir reconnu que Jeanne n’a rien renié et que la cédule d’abjuration est une pièce fausse, M. Valin recule devant les conséquences ; et des subtilités juridiques l’entraînent à se prononcer contre la logique de ses propres affirmations.

De ce que la sentence de réhabilitation n’a pas déclaré le tribunal incompétent, il en résulterait, pour M. Valin, que tout acte quelconque accompli devant ce tribunal deviendrait une abjuration ! C’est ainsi que la lecture d’une formule insignifiante. qui ne se rapporte en rien à une abjuration, et une soumission qui ne s’y rapporte pas davantage deviennent, pour M. Valin, « les faits qui constituent une abjuration. »

Voilà de ces subtilités que la raison se refuse à accepter et que le simple bon sens suffit à réfuter !...

Bien plus, si on examine les faits, ce n’est pas Jeanne qui s’était soumise au tribunal ; mais, au contraire, le tribunal qui s’était soumis aux volontés de Jeanne, puisque, sur son refus de toute rétractation (trois fois répété), les juges en arrivent à ne plus parler que d’un changement de costume.

Le tumulte survenu à cet instant pouvait-il être fortuit ?... Il avait été préparé et voulu par Cauchon : les pierres jetées sur le tribunal amenaient le désordre indispensable pour l’exécution de ses desseins. Or, c’est pendant ce tumulte qu’eut lieu la lecture de la cédule.

La thèse de M. Valin, « acte réalisé, » repose sur le fait que Jeanne aurait répété la formule, et pour l’établir, il amalgame cinq témoignages, il met dans la bouche de Massieu les paroles de Taquel et nous raconte : « L’appariteur Jean Massieu lut la cédule qu’Erard lui avait remise et Jeanne en répéta les termes après lui. Cela dura le temps de dire un Pater, nous dit le prieur de Longueville, Pierre Miget. Le fait est formellement rapporté par Massieu lui-même, par les témoins Nicolas Taquel et Jean Moreau ; il est confirmé par Guillaume Manchon... »

En opposition avec ce récit, il est indispensable de recourir au texte de chaque déposition.

Nicolas Taquel nous dit : « Elle lui fut lue par Jean Massieu, elle était d’environ six lignes de grosse écriture. Jeanne la répétait après le dit Massieu... » mais il nous dit aussi : « Je n’étais pas sur l’ambon avec les autres greffiers ; j’étais cependant assez près et à une place d’où je pouvais suivre ce qui se faisait et se disait. »

Au milieu de ce désordre, et étant à une certaine distance de Jeanne, n’y a-t-il pas lieu de croire que Taquel ne peut nous apporter qu’une impression plutôt qu’une certitude, et surtout lorsque, à une question précédente où il avait été mis en opposition avec lui-même, il venait de répondre : « Après tant de temps écoulé, j’en ai perdu le souvenir. »

N’en serait-il pas de même sur le point qui nous occupe, puisque Taquel est le seul témoin à nous déclarer que Jeanne aurait répété la formule, tandis que les autres témoignages le contredisent ?

Miget, prieur de Longueville, nous apprend, comme il vient d’être rappelé, que la lecture de la cédule dura le temps d’un Pater, mais, non, que Jeanne en ait répété les termes. Si Jeanne les eut redits, combien il eût fallu plus de temps que pour un Pater !

Jean Moreau nous dit simplement : « J’ai vu qu’on lisait à Jeanne une feuille, mais j’ignore ce qu’elle contenait. » Si Jeanne eût répété la formule, comment aurait-il pu omettre de le dire ?...

Quel témoignage nous apporte Manchon, premier greffier ?... Il était sur l’ambon à côté de Jeanne, et nous savons par Taquel qu’il prenait note de tout ce qui se passait : « Je ne sais, nous dit-il, si elle prononçait les mots à la suite du lecteur, mais ce que je sais, c’est qu’elle souriait. » Manchon ne veut pas se compromettre, mais si Jeanne eût répété la cédule, un fait aussi important n’aurait pu lui échapper, d’autant plus que cette formule eût été prononcée à haute voix. Quand il ajoute : « Ce que je sais, c’est qu’elle souriait, » il nous apporte le témoignage de Jeanne elle-même. Ce sourire, que tous les témoins ont interprété comme un acte de défi et de dérision, n’est-il pas la négation que Jeanne ait répété la formule ?...

Massieu, qui en a fait la lecture, est très positif : « Érard me remit la cédule pour la lire et je la lus devant Jeanne. » N’est-ce pas la déclaration formelle que la Pucelle ne l’a pas répétée ? (Il l’a lue devant Jeanne), c’est dire que Jeanne n’y a pas participé. Massieu complète sa déposition en ces termes : « Je sais bien que cette cédule contenait huit lignes environ et pas davantage. Je sais, à n’en pas douter, que ce n’est pas celle qui est mentionnée au Procès. Différente de celle qui est au Procès est celle que j’ai lue et que Jeanne a signée. » Là encore, Massieu nous redit que lui seul a lu la cédule ; et puisqu’il nous parle de la signature, qui fut une croix d’après Guillaume Colles, à plus forte raison nous aurait-il déclaré si Jeanne eût répété la formule.

Il fallait reproduire ces dépositions, chacune avec son texte précis, afin qu’on pût en apprécier toute la portée. Or, en présence de ces affirmations, comment M. Valin peut-il prétendre que Jeanne aurait répété la formule ?... Les témoignages ci-dessus établissent une contradiction formelle entre le récit de M. Valin et les déclarations de quatre des témoins sur lesquels il s’appuie.)

Pour soutenir cette même thèse (acte réalisé par le fait de la lecture) le rapport continue en déclarant : « Cette manière de procéder était d’ailleurs conforme aux usages. Le Directorium nous indique que si l’accusé ne sait pas lire couramment, un des clercs présens lira l’abjuration, membre de phrase par membre de phrase, et l’abjurant redira en langue vulgaire ces membres de phrase, l’un après l’autre jusqu’à la fin. » Mais M. Valin oublie de spécifier que le Directorium dit aussi : « L’accusé doit mettre la main sur l’Evangile et puis lire, à haute voix, la formule d’abjuration, ou la répéter phrase par phrase après un notaire. » Toutes ces formalités, indispensables pour témoigner de l’adhésion du coupable, ont été omises par Cauchon.

Jeanne n’a pas répété la formule, elle n’a pas mis la main sur les Evangiles, et de plus la cédule lue par Massieu n’était pas un acte d’abjuration. C’est ainsi que s’explique de la part des Anglais une indignation qui n’aurait aucune raison d’être sans ce manquement à toutes les formalités requises. Cette indignation des Anglais nous est transmise par leurs invectives contre le tribunal, lorsqu’ils s’écriaient que tout n’était fait que per modum derisionis et en disant encore : Quod non erat nisi truffa.

Sur l’estrade même des juges, Cauchon est appelé traître par un docteur anglais. L’évêque de Beauvais jette à terre le sac du procès, et le cardinal de Winchester, en faisant taire son chapelain, nous montre que lui-même prend la responsabilité de toutes les irrégularités commises. Sans mandat, mais pour couvrir Cauchon de son autorité, c’est lui qui accepte que Jeanne soit reçue à pénitence.


Nous allons montrer la même complicité dans un fait qui n’a jamais été mis suffisamment en évidence, complicité qui permit à Cauchon de se jouer des garanties les plus essentielles de la justice. Lorsqu’on voulut prétendre, contre toute vérité, que Jeanne venait de se soumettre, l’évêque de Beauvais achevait de lire la première partie de la sentence, long préambule ou exposé de l’affaire, qui n’avait pas à être modifié quel que fut le jugement.

Le procès-verbal donne ensuite une seconde partie, où Jeanne était supposée avoir reconnu ses erreurs, etc. Or, cette seconde partie n’a pas été lue à Saint-Ouen, Jeanne n’en a jamais eu connaissance.

Courcelles en apporte le témoignage certain : « Ce que j’entendis bien, c’est que quelques-uns des assistans interpellaient l’évêque, lui reprochant de ne pas achever la sentence. » Lors de la réhabilitation, on demande à Courcelles qui a fait la formule d’abjuration écrite au Procès et commençant par ces mots : « Tu Johanna. » Courcelles répond : « Je ne le sais pas, et je ne sais pas qu’on en ait fait lecture à Jeanne et je ne sais pas non plus qu’on lui en ait donné l’explication. »

Quelle est donc cette formule « Tu Johanna » qui n’a pas été lue à Jeanne ? Précisément, la seule partie importante du jugement, celle où on lui déclare qu’elle a abjuré ses erreurs, etc. Nous ne saurions mieux faire que d’en reproduire les termes :

« Toi Jeanne, dite vulgairement la Pucelle, tu as été déférée devant nous, Pierre, par la miséricorde divine évêque de Beauvais, et devant frère Jean Lemaître, vicaire, dans cette ville et dans ce diocèse, du célèbre docteur Jean Graverent inquisiteur, etc.

« Tu as très gravement péché par imposture en feignant des révélations et des apparitions divines, en trompant les autres, etc., etc. Cependant, comme à la suite de nombreux et charitables avertissemens... tu as ouvertement abjuré tes erreurs,... de ta propre bouche, tu as révoqué ces erremens et toute hérésie, nous t’absolvons par ces présentes, etc. »

Quoique formulées en latin, a-t-on craint que Jeanne ne vînt à deviner ou à comprendre la portée de ces imputations, et qu’une énergique protestation de sa part ne renversât tout cet échafaudage de mensonges ? Ou a-t-on supposé que les nombreux Anglais, qui voulaient le bûcher, protesteraient trop violemment contre une abjuration qui n’avait pas eu lieu et ne leur paraissait inventée que pour sauver Jeanne ?

Quel que soit le motif, cette formule « Tu Johanna » n’a pas été lue à Jeanne. Courcelles nous en a apporté le témoignage formel.

Si extraordinaire que cela puisse paraître, on voit donc que ce qui constitue la sentence n’a pas été lu à Saint-Ouen, et on peut dire qu’aucun jugement n’a été prononcé. Le cardinal de Winchester donna l’ordre de recevoir Jeanne à pénitence et, comme conclusion, Cauchon ajouta : « Ramenez-la où vous l’avez prise. »

Le silence qu’avait imposé, au Docteur anglais, le cardinal de Winchester permettait à l’évêque de Beauvais de tout oser. Cauchon pouvait tout arranger selon ses vues. Aussi, la séance est-elle brusquement levée.

Warwick et les chefs militaires voulaient la mort immédiate de la Pucelle. Pour Winchester et les chefs politiques, il fallait auparavant que Jeanne détruisît elle-même son prestige et qu’en reniant sa mission elle reconnût ainsi que Dieu n’était pas intervenu pour sauver le royaume de France.

Afin d’atteindre ce but, la justice n’existe plus, le mensonge est de droit, le faux est licite, la politique seule intervient et domine toutes les consciences !… La mission divine serait reniée.

Ce n’était pas trop de toute l’autorité du cardinal, oncle du roi d’Angleterre, pour imposer à Warwick les retards nécessaires. Afin de le calmer, Cauchon se trouvait amené à prendre un engagement vite réalisé : « Soyez tranquille, mylord, nous saurons bien la reprendre. »

L’intervention du cardinal de Winchester, à Saint-Ouen, nous fait le retrouver dans le même état d’esprit que le jour où il faisait appeler les médecins pour leur dire : « que pour rien au monde, le Roi ne voulait que la Pucelle mourût de mort naturelle ; elle était d’un grand prix pour le Roi, car il l’avait achetée cher ; il voulait qu’elle ne mourût que par voie de justice et dans les flammes[1]. »

Pour comprendre comment les faux ont pu être commis et apprécier les preuves apportées, il faut étudier le drame en présentant les personnages, auteurs ou acteurs.

Dans le procès et la condamnation de Jeanne d’Arc, Henri Beaufort, évêque de Winchester, qu’on appelait le cardinal d’Angleterre, fut le grand coupable. Président du Conseil de Régence du jeune roi Henri VI, il partageait le pouvoir avec son neveu le duc de Bedford. Winchester fut non seulement avec Bedford l’instigateur du Procès, mais encore la tête qui dirigeait, le bras qui n’hésitait pas à intervenir. Entre ses mains, Cauchon et Lemaître étaient des instrumens. « Loup revêtu de la peau de l’agneau, hypocrite en robe écarlate, » comme le qualifie Shakspeare, Winchester, après avoir tout conduit, pleura devant le bûcher, mais, en même temps il faisait jeter les cendres à la Seine ; la politique seule le dirigeait.

Le cardinal d’Angleterre trouvait en l’évêque de Beauvais un homme d’une habileté exceptionnelle, propre à toutes les besognes. Ambitieux et cupide, traître à son pays, détestant Jeanne d’Arc, l’appât du siège métropolitain de Rouen était un motif de plus pour que Cauchon s’associât entièrement aux vues du gouvernement anglais.

Les deux juges étaient donc l’évêque de Beauvais et le vice-inquisiteur Jean Lemaître. A la nouvelle du procès, Jean Lemaître voulut fuir ; menacé de mort, il devint juge malgré lui. Prodige de lâcheté, la crainte lui fit tout accepter et il partagea le crime de Cauchon.

Une soixantaine d’assesseurs entouraient les juges, mais n’avaient que voix consultative. Trois greffiers complétaient le tribunal : Guillaume Manchon, G. Colles dit Bois Guillaume, et Nicolas Taquel, ce dernier amené par Lemaître.

Manchon, prêtre et notaire de la cour épiscopale, était le greffier titulaire. Il eût été le témoin le mieux informé s’il avait voulu parler. Caractère faible et craintif. Manchon eut de tels remords d’une complicité tacite et des compromissions acceptées, qu’il déclara : « qu’après le bûcher jamais ne ploura tant pour chose qui lui advint, et par un mois après ne s’en povait bonnement apaiser. »

Ce ne fut que longtemps après la mort de Jeanne, après plusieurs années, « je ne sais pas quand, » disent les greffiers, que l’on rédigea le procès-verbal des séances. La rédaction en fut faite sur les notes d’audience que Manchon avait prises, et c’est à propos de ces notes que Jeanne disait : « Vous écrivez ce qui est contre moi et non ce qui est pour moi. » Pour cette rédaction, Thomas de Courcelles, « lumière de l’Université de Paris, » le plus habile des assesseurs et l’un des plus compromis, fut adjoint à Manchon ; Courcelles avait demandé que Jeanne fût soumise à la torture !

Ce fut donc sans aucun contrôle, et dans le tête-à-tête de deux complices, qu’ils rédigèrent le procès-verbal d’où était éliminé tout ce qui était trop compromettant, pour introduire, au contraire, ce qui paraissait utile à leur cause. Lorsque vint le procès de révision, quel terrible moment pour les deux rédacteurs, convaincus de s’être prêtés à des faux !... Quicherat qui, cependant, leur est plutôt favorable nous dit à propos de la déposition de Courcelles : « Ce ne sont que réticences, hésitations, omissions ; les circonstances qui devaient faire le tourment de sa mémoire, il ne se les rappelle pas ; d’autres qu’il avait consignées au Procès, il les nie. Toute son étude est de donner à entendre qu’il a pris peu de part au Procès, etc. »

Quant à Manchon, au lieu d’éclaircir, il cherche de parti pris à ce que ses paroles ne puissent compromettre ni lui-même, ni personne. Lorsqu’on lui demande « si les paroles de Jeanne ont été bien reproduites, » il répond « ne pas s’en souvenir, » ou bien il déclare « qu’il ne fit pas attention, et aurait-il remarqué une inexactitude, il n’aurait pas osé en remontrer à de si hauts personnages. » A propos de la sentence, il s’en rapporte au récit des juges, ou bien il dit « qu’il plut aux juges d’ainsi faire et que telle fut leur volonté. »

Pour bien apprécier toute la valeur de ces déclarations, il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des Universitaires, rompus à la controverse. Ils sont prêtres, ils ont prêté serment ; mais leur esprit, nourri de casuistique, leur permet de trouver mille subterfuges. Pouvaient-ils reconnaître l’infamie à laquelle ils avaient participé ? Or, ce que nous dit Quicherat au sujet de Courcelles doit s’appliquer à tous les témoins.

C’est à ces esprits retors que presque tous les historiens se sont uniquement adressés ; ils ont négligé d’étudier Jeanne elle-même, cette âme de droiture et de vérité, et l’ont tenue pour suspecte.

Jeanne, la veille de Saint-Ouen, prédisait tout ce qu’elle ferait : « Si j’étais en jugement, si je voyais le feu allumé, les bourrées flamber, le bourreau prêt à bouter le feu, si j’étais dans le feu, je n’en dirais pas autre chose, et jusqu’à la mort, je soutiendrais ce que j’ai dit au Procès. » Et comme le dit le révérend Wyndham, « jamais prophétie ne fut mieux réalisée. »

A une triple monition de se soumettre, elle a répondu par un triple refus. C’est la mort qu’elle attend, le bûcher !... Et voilà, qu’Erard ne lui demande plus que de quitter l’habit d’homme, lui promet même la liberté ! mais, en même temps, pose cette terrible alternative : « Signe ou tu seras arse ! » A cette menace le calme de Jeanne reste tel que Massieu nous dit : « Je voyais bien qu’elle ne comprenait ni la cédule, ni le péril. » Et Guillaume Colles déclare également : « Je crois que Jeanne ne comprenait nullement [2]. » Certes, Jeanne comprenait la cédule ; mais son âme réfugiée vers Dieu n’entendait pas les voix de la terre. « Quand je suis en peine, nous a-t-elle dit, je me tire à part et prie Dieu. Aussitôt la prière achevée, j’entends une voix qui me dit : « Fille Dé, va, va, va, je serai à ton aide. » C’est cette aide que Jeanne implorait dans l’ardente prière qu’elle nous a apprise : « Mon très doux Dieu, en l’honneur de votre sainte Passion, je vous requiers, si vous me aimez, que vous me révélez ce que je dois répondre à ces gens d’Eglise. » Dans toute l’attitude de Jeanne, dans toutes ses paroles, dans tous ses actes, on trouve une âme où domine la raison, guidée par l’amour de Dieu. Sa mission était-elle finie ?... Devait-elle sacrifier sa vie pour une insignifiante question de costume ? Elle-même nous a dit : « Le vêtement est peu de chose, c’est un point de peu d’importance, » mais elle ajoutait : « Je n’ai pris le vêtement, je n’ai fait quoi que ce soit que par l’ordre de Dieu et des anges, » et encore « je ne le laisserai pas sans l’ordre de Notre-Seigneur, quand on devrait m’en trancher la tête ; mais, si cela plaît à Notre-Seigneur, il sera aussitôt mis bas. »

Dieu veut que la liberté qu’il nous laisse serve, en toute circonstance, à chercher, dans la droiture de notre cœur, quelle peut être sa volonté. Jeanne pose donc des questions, elle met ses conditions, nous dit le docteur La Chambre. La formule est lue par Massieu et Jeanne se décide à mettre une croix, mais non sa signature, acte parfaitement raisonné, acte par lequel, avec sa finesse habituelle, elle répond à la duplicité des juges en la démasquant.

Officiellement et en public, ils veulent une abjuration solennelle à laquelle elle a opposé un triple refus.

Officieusement et en sous-main, les juges renoncent à cette abjuration. La preuve et le gage de cette concession lui sont apportés dans une cédule, où les juges ne demandent plus que l’abandon du costume ; on lui dit vouloir la sauver, lui rendre la liberté...

Pour faire sortir les juges d’une attitude aussi contradictoire, Jeanne est provoquée à recourir à un langage conventionnel dont Cauchon connaît toute la portée. Elle appose simplement une croix ; or, dans le Procès, elle avait déclaré l’employer comme signe de dénégation. La veille, Pierre Maurice dans sa monition l’avait encore rappelé (article VI). La Revue du 1er février 1911 a suffisamment étudié ce point pour que nous n’ayons pas à y revenir.

L’emploi de ce signe, en devenant l’un des douze articles de l’accusation, avait pris une importance qui le rendait en quelque sorte un langage officiel entre la Pucelle et ses juges.

Cauchon le comprend tellement qu’il envoie Calot exiger une signature. Jeanne voit alors qu’on veut se jouer d’elle ; aussi, avec quel sourire de moquerie elle oppose, par un zéro, le plus absolu des « Non ! »

« … Des trêves ainsi faites, je ne suis pas contente et je ne sais si je les tiendrai, » écrivait-elle aux habitans de Reims dans sa lettre du 6 août 1429. Cette trêve qu’aujourd’hui on lui propose, Jeanne n’en veut pas plus pour elle qu’elle n’en avait voulu pour le Roi : « Je ne sais si je la tiendrai. »

La séance est levée sans qu’on ose, comme on l’a déjà vu, lire, dans le jugement, la formule : « Tu Johanna. »

« Or çà, gens d’Église, menez-moi en vos prisons, et que je ne sois plus entre les mains de ces Anglais ! » Cette interpellation, presque hautaine, montre combien Jeanne doute de l’exécution des promesses qu’on venait de lui faire.

Les règlemens canoniques spécifiaient que, le jugement une fois rendu par le tribunal de l’Inquisition, le condamné devait être conduit dans les prisons ecclésiastiques, s’il ne s’agissait pas d’une peine capitale ; mais, au contraire, pour la peine de mort, le coupable devait être remis au bras séculier, et c’était alors le juge civil qui, par un nouveau jugement, en assurait l’exécution. La condamnation de Jeanne à la prison perpétuelle entraînait donc l’obligation de remettre la Pucelle à l’autorité religieuse pour subir sa peine dans les prisons de l’Église.

« Menez-la où vous l’avez prise, » avait été l’ordre de Cauchon ! L’évêque de Beauvais livrait ainsi la Pucelle au bras séculier. Pour quelques auteurs, être livré au bras séculier, signifie être remis au bourreau. Tel doit être, en effet, l’acte final, mais non l’acte immédiat.

On peut affirmer que, le jour de Saint-Ouen, Cauchon n’a jamais pensé à une exécution ; si le bourreau était sur son char, comme le dit Manchon, c’est que ce décor faisait partie de la mise en scène voulue par l’évêque de Beauvais.

Un bûcher qui puisse consumer un corps humain ne s’improvise pas ; il faut non seulement un amas considérable de combustible, mais une construction sur laquelle s’entasseront bois, fagots et résine et où le condamné devra être lié ; or tous ces préparatifs furent faits pour le 30 mai, sur la place du Vieux-Marché ; rien, au contraire, n’avait été préparé le jour de Saint-Ouen.

Jusqu’alors, Jeanne avait été détenue dans les prisons civiles, comme prisonnière de guerre ; désormais, elle s’y trouve par le jugement de l’évêque. Ramenée au château, elle n’y avait pas quitté le costume viril ; aussi, dès l’après-midi, le vice-inquisiteur Lemaitre, accompagné de Thomas de Courcelles, Nicolas Midi, Loyseleur, etc., courut-il à la prison. Cauchon vint les rejoindre ; lui-même en apporte le témoignage.

Pour décider Jeanne, les deux juges venaient donc, en personne, prendre l’engagement : « qu’elle serait entre les mains et dans les prisons de l’Eglise et qu’elle aurait une femme avec elle. » De plus, Jeanne nous dit elle-même, le 28 mai, quelles furent les promesses faites : « A savoir que j’irais à la messe, recevrais mon Sauveur et que l’on me mettrait hors des fers. » En acceptant de quitter momentanément le costume viril, elle avait exigé qu’on le laissât à sa disposition et auprès d’elle. Son témoignage ne permet pas d’en douter lorsqu’elle répond à Cauchon, le 28 mai : « Je l’ai repris parce que l’on n’a pas tenu ce que l’on m’avait promis... » et encore : « Je l’ai pris de ma volonté et sans nulle contrainte. » Cauchon n’avait hésité devant aucune promesse, car il tenait, à tout prix, à l’abandon du costume, abandon qui était, pour le simulacre qu’il cherchait, l’un des artifices les plus nécessaires. Jeanne est cependant laissée entre les mains des soudards. Mais avec ce changement de costume, elle n’est plus pour eux la guerrière, ni la vierge inspirée ; elle devient une malheureuse condamnée qu’on abandonne à leurs outrages. Aussi trois jours ne s’étaient pas écoulés que, se voyant trompée et afin de sauvegarder sa vertu, Jeanne avait repris le costume viril.

La sentence « Tu Johanna, » que, par crainte de protestation, on n’avait pas osé lire à Saint-Ouen, déclarait que Jeanne avait abjuré. C’est le premier faux et le point de départ de tous les autres faux que va commettre Cauchon. — L’abjuration n’ayant jamais existé, Jeanne n’était pas relapse ; or, pour la condamner, il fallait établir la rechute et par conséquent l’abjuration ; aussi est-ce le but de la séance du 28 mai, où, d’accord avec sept affidés, Cauchon va, par une série de mensonges et de faux, chercher à en établir les apparences.

Cauchon et Lemaître qui, pour des séances moins importantes, avaient appelé plus de soixante assesseurs, n’en convoquent que sept pour cet interrogatoire du 28 mai ; et quels assesseurs !... Jacques Lecamus, si dévoué à l’Angleterre que, pour fuir la domination française, il s’était exilé de Reims où il était chanoine ; Nicolas Berlin et Julien Klosquet, si inconnus que sur eux rien ne nous est parvenu ; Haiton, un Anglais secrétaire du Roi ; Nicolas Wenderez, l’un des plus acharnés contre Jeanne, le rédacteur de la sentence ; Thomas de Courcelles, l’homme à la torture ; et enfin, pourrait-on le croire ?... le gardien du cachot, Jean Griz.

Manchon, terrifié, avait refusé de venir et il fallut que ce fût Warwick, lui-même, qui allât le chercher. C’est par le timide Manchon que nous est parvenu le huis-clos de cet interrogatoire, et lorsque, au procès de réhabilitation, on lui demande si les paroles de Jeanne ont été bien reproduites, il répond « ne pas s’en souvenir. » Peut-il avouer plus explicitement que les réponses de Jeanne ont été falsifiées ?... Et pour s’en excuser, que dit-il ? «... Qu’il plut aux juges d’ainsi faire et que telle fut leur volonté. « Il ajoute encore : « qu’il n’aurait pas osé en remontrer à de si hauts personnages. »

Pour ce même interrogatoire, Courcelles, au procès de réhabilitation, se réfugiera dans le silence. Quelle preuve plus absolue que le mensonge seul a régné dans le procès-verbal !...

Calomnie que « Jeanne aurait confessé n’avoir pas bien fait... » Calomnie que « ses Voix lui auraient dit la grande pitié de sa trahison. » Comment aurait-elle pu le dire, puisque nous venons de voir que jamais elle ne fut plus fidèle à ses voix !

Calomnie quand on met dans sa bouche : « Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par peur du feu. » Qu’a-t-elle donc fait ?... Nous avons vu qu’elle a refusé de se soumettre. Tout établit le faux. Il y a contradiction, et de plus impossibilité morale et matérielle. Quant à la peur du feu, il n’y avait pas de bûcher et tous les témoignages attestent, au contraire, que pas un instant elle ne connut la peur ; Massieu, son gardien, et de tous les témoins le plus rapproché d’elle, étonné de son calme, en conclut « qu’elle ne voyait pas le danger. » Son rire, son attitude, ses paroles à Saint-Ouen, tout contredit les réponses qu’on lui prête dans le procès-verbal du 28 mai. Pour donner une certaine apparence à ces faux, Cauchon les met dans la bouche de Jeanne comme des aveux qui lui sont commandés par les Saintes, et ainsi ce serait du Ciel que Jeanne aurait reçu l’ordre de mentir contre elle-même !...

Tous ces mensonges, tous ces faux ne se trouvent-ils pas être commandés pour rendre vraisemblable la cédule fausse, acte d’abjuration de cinq cents mots, que Cauchon avait substitué à la cédule de six lignes, et que le 29 mai, afin de faire condamner Jeanne comme relapse, il présenta aux quarante assesseurs, en même temps qu’il leur rendait compte de l’interrogatoire de la veille. Quelle est l’unique base de tous ces mensonges qui ont trompé l’histoire ?... Un procès-verbal dont les deux auteurs reconnaissent, l’un la falsification, et l’autre avoue les faux, en renonçant à défendre son œuvre, disant qu’il ne se souvient pas. — Au milieu de ces faux. Manchon a cependant pu consigner une protestation indignée de Jeanne qui nous apporte la vérité. Ce cri de son cœur contre l’idée qu’elle aurait pu abjurer, nous montre la fausseté des autres paroles qu’on lui prête : « Si j’eusse dit que Dieu ne m’a pas envoyée, je me damnerais moi-même, car, en toute vérité, c’est Dieu qui m’a envoyée. » Par cette admirable réponse, Jeanne dressait elle-même son bûcher, et lorsqu’elle gravira les marches de ce bûcher, c’est d’elle-même qu’elle y montera, sans aide, sans autre soutien que la vue de son Sauveur sur la croix.

Qui dira jamais les souffrances et l’horreur des deux derniers jours de cette vie si pure ?... Battue, foulée aux pieds (deschoulée, dit-elle), Jeanne, dans les larmes et les sanglots, eut à se défendre contre les plus honteuses violences. La pensée hésiterait même à envisager cet abandon inouï d’une vierge à d’infâmes bourreaux, si ce cri de Jeanne : « Mon corps, pur de toute souillure, va donc être livré aux flammes !... » ne nous montrait que, dans ces heures cruelles, ses Saintes avaient veillé sur elle.


Il reste encore à répondre à une objection de M. Valin : « que neuf témoins oculaires affirment, en des termes non équivoques, mais, au contraire, précis et circonstanciés, que Jeanne a abjuré. » Pour en juger, il faut se reporter au texte de leurs dépositions. Quelques-uns de ces témoins ont employé, en effet, le mot abjuration, mais : « Qu’avait-elle abjuré au juste ?... On ne le savait pas, » comme l’a déjà constaté le rapporteur. Les témoins qui se servent du mot abjuration, ignorent donc à quoi ils l’appliquent, puisque aucun ne peut dire ce que contenait la cédule. Or, comme le reconnaît M. Valin, « la cédule qu’on venait de lire à Jeanne ne heurtait pas sa conscience ; elle ne contenait rien de contraire à ce qu’elle avait toujours soutenu, affirmé, proclamé. Elle n’y reniait ni ses voix, ni sa mission, ni son roi. « Elle n’avait donc pas abjuré ; on appliquait le mot abjuration à un acte qui n’était en rien une abjuration.

Les neuf témoins, dont il est question, sont Pierre Boucher, Mailly, La Chambre, Macy, Nicolas Caval, Nicolas Taquel, G. Manchon, G. Colles et Massieu.

Boucher dit bien : « Que Jeanne se soumettait au jugement de l’Eglise, » mais il ajoute : « Quant à ce que Jeanne entendait par le mot Eglise, je m’en rapporte à ce qu’elle avait alors dans l’esprit (Notre Saint-Père le Pape). » — Voilà qui n’est pas concluant pour prétendre à une abjuration !

Jean de Mailly, évêque de Noyon, déclare : « Que ce n’était qu’une espèce d’abjuration, une dérision, et que Jeanne n’avait fait que se moquer et n’en tenait pas compte. » Dans cette déposition, ne faut-il pas voir le contraire d’une abjuration ?...

La Chambre emploie le mot abjuration, mais il nous dit : « Que Jeanne fit ses conditions et que la formule était de 6 à 7 lignes. » Il s’agit donc bien de la petite cédule qui ne contenait en rien une abjuration.

Aimond de Macy dépose que, pour éviter le péril, elle dit qu’elle était contente de faire tout ce que l’on voudrait ; or, Macy n’était pas sur l’estrade, mais dans la foule, et ce qu’il rapporte n’est pas une parole textuelle de Jeanne. Il s’agit donc d’une impression qui n’a rien de certain, car il ajoute que Jeanne, en se moquant, fit un rond, ce qui est loin de ressembler à une abjuration.

Nicolas Caval était l’ami particulier de Cauchon ; il répond à toutes les questions : « Je ne sais rien. » « Nihil scit. » On voit que le passage cité par M. Valin ne peut être de Nicolas Caval, mais il est de Guillaume du Désert ; or, ce témoin est plus que suspect, il resta dévoué à l’Angleterre même après la prise de Rouen. — D’ailleurs, la seconde partie de sa déposition contredit la première, et il la termine en disant : « Quod erat una derisio. »

Quant aux quatre autres dépositions, celles de Taquel, Manchon, Colles et Massieu, nous les avons déjà étudiées en établissant que Jeanne n’avait pas répété la cédule et que ce qu’ils appellent une abjuration, c’est d’avoir mis une croix. — Sans se prononcer sur le sens qu’aurait eu cette croix, M. Valin s’élève vivement contre le fait que Jeanne aurait appris à signer ; mais, avant d’aborder ce sujet, il faut nous occuper de l’étude qu’il a faite sur le Directorium Inquisitorum de Nicolas Eymeric, traité de droit inquisitorial, très en faveur parmi les canonistes du XVe siècle. Dès à présent, nous pouvons cependant conclure que ces témoignages accumulés permettent de maintenir ce que nous avons déjà dit : que Jeanne, sommée d’abjurer, avait refusé de le faire. Tout concourt à établir ce refus, rien ne vient l’infirmer.


Dans le Directorium Inquisitorum, il est rappelé que les poursuites pour hérésie ont moins pour but d’arriver à une condamnation que de ramener l’accusé à la vérité en lui faisant reconnaître ses erreurs. Quant aux moyens pour obtenir ce résultat, il est recommandé à l’inquisiteur de procéder d’une manière simplifiée et directe, sans vacarme d’avocat ni figure de jugement. Le juge ne relevait que de sa conscience ; une conscience comme celle de Cauchon ne se trouvait gênée par aucun obstacle.

« La logique du procès en cause de foi, dit M. Valin, allait donc merveilleusement servir les intérêts anglais. — Ou bien la Pucelle abjurerait publiquement ses erreurs ; elle reconnaîtrait ainsi qu’elle s’était rendue coupable d’idolâtrie ; elle avouerait qu’elle avait menti lorsqu’elle se déclarait l’envoyée de Dieu, qu’elle avait menti lorsqu’elle racontait ses visions merveilleuses. Elle proclamerait ainsi qu’elle avait usé d’enchantemens et de sortilèges pour combattre les Anglais. Et le roi d’Angleterre pourrait dans toute la chrétienté faire publier l’infamie du prétendu roi de France, qui avait eu recours à une abominable sorcière pour s’emparer d’un royaume qui n’était pas le sien. Ou bien Jeanne persisterait dans ses dires, et alors c’était le bûcher qui l’attendait. De toute manière, le parti anglais ne pourrait retirer, d’un procès savamment dirigé par l’évêque de Beauvais, qu’un résultat des plus profitables à ses intérêts. »

Après un aperçu rapide des différentes phases du Procès, M. Valin en arrive à la journée du 24 mai, en nous disant : « Tout avait été tenté sans succès pour arriver à une rétractation... le matin du 24 mai, Jean Beaupère fit auprès de la Pucelle une dernière tentative... Ayant échoué, on expédia à la Pucelle Nicolas Loyseleur, qui ne fut pas plus heureux : promesses, menaces, tout fut inutile. »

Le rapport nous dit que « Pierre Cauchon avait suivi pas à pas les règles tracées par le Directorium ; » mais si, au lieu de s’en rapporter uniquement au Directorium, M. Valin eût également consulté les travaux du grand inquisiteur Jean Bréhal, il aurait constaté que Cauchon n’avait suivi les règles de droit inquisitorial qu’autant qu’elles lui étaient utiles.

Combien ces règles ont été violées pour la scène de Saint-Ouen, nous l’avons déjà montré dans cette étude ; de plus, une appréciation, que personne ne contestera, nous est apportée par le révérend Wyndham.

La figure de Jeanne d’Arc l’a tellement séduit que, depuis vingt-cinq ans, tous les instans que lui laisse un ministère très occupé ont été consacrés à étudier notre grande héroïne. — Il est Anglais ; le sentiment national ne peut donc influencer son jugement. Il était pasteur anglican et, par sa valeur personnelle comme par la situation de sa famille, tous les honneurs l’attendaient dans la Haute-Eglise ; devenu prêtre catholique, il a été l’un des promoteurs le plus en vue de ce mouvement qui entraîne nombre de ses compatriotes vers la religion catholique. Etant venu du protestantisme, les questions qui concernent l’Inquisition ont été, de sa part, l’objet d’études approfondies ; aussi son opinion, sur la scène de Saint-Ouen, a-t-elle une autorité particulière.


Londres, le 3 octobre 1913.

« Monsieur le Comte,

« Je vous suis très reconnaissant d’avoir bien voulu me communiquer le rapport de M. Valin sur la plaque à Rouen, à propos de la Bienheureuse Jeanne d’Arc.

« C’est une réparation bien due à Jeanne que d’avoir inscrit : « odieuse épreuve dite de l’abjuration. »

« A propos de ce rapport, il y a cependant des réflexions que je me permets de vous exposer,

« Les motifs portés par M. Valin me semblent se réduire à ce syllogisme :

« Toute personne accusée d’hérésie devait ou faire abjuration ou être brûlée ;

« Or, Jeanne ne fut pas brûlée (en suite du 24 mai) ;

« Donc, elle a fait abjuration. »

« M. Valin a cité quelques-unes des formalités d’une abjuration, que Nicolas Eymeric signale dans son Directorium Inquisitorum. Mais a-t-il cité toutes les formalités qui étaient nécessaires pour constituer un vrai et un valide acte d’abjuration ?...

« Tel acte ne se faisait pas au hasard. Outre les formalités citées par M. Valin, l’accusé devait faire l’acte comme acte entièrement libre et fait de sa propre volonté. Dans toutes les églises de la ville ou de la localité, les juges devaient annoncer quelques jours auparavant que telle personne ferait acte d’abjuration à tel endroit et à telle heure. — L’accusé devait mettre la main sur les Evangiles et lire la formule d’abjuration d’une voix haute et intelligible, dans la langue vulgaire, afin que tout le peuple puisse en tenir compte ; ou la répéter phrase par phrase, après un notaire ou un clerc.

« Mais les annonces de quelques jours ne furent pas faites, attendu que les juges décidèrent, le 23 mai, que la séance à Saint-Ouen se ferait le lendemain. — Jeanne n’a pas été libre et elle n’a pas pu agir volontairement ; elle n’a pas eu connaissance, ni avant le 24 mai, ni pendant la séance, ni après la séance, de la cédule qui se trouve dans les actes du Procès et que l’on a prétendu qu’elle a lue à Saint-Ouen. Elle n’a pas mis la main sur les Evangiles.

« Il s’ensuit, d’après mon avis, que les juges n’avaient aucune intention de tenir une assemblée, réglée par les règlemens de l’Inquisition, où se ferait un acte d’abjuration valide selon ces règlemens.

« Agréez, Monsieur le Comte, l’expression de ma plus haute considération.

« FRANCIS H. WYNDHAM. »

L’abjuration ou la mort, telle était bien la conséquence finale d’un procès en cause de foi ; aussi Jeanne mourut-elle dans les flammes ; mais, que l’exécution dût être immédiate, séance tenante, le jour même, voilà où M. Valin fait erreur.

Nous voyons, en effet, que le 19 mai, à la réception des lettres de l’Université de Paris qui condamnaient Jeanne, il fut discuté comment on procéderait au jugement et à l’exécution ; or, sur 48 assesseurs présens, il n’y eut que Nicolas de Vendérès, qui demanda qu’en un même jour eussent lieu la condamnation et l’exécution. Il n’y avait donc aucune obligation de pourvoir immédiatement à l’exécution. Cauchon conclut qu’il procéderait à ce qui restait à faire.

Le rôle si coupable et très prépondérant joué par le cardinal d’Angleterre paraît avoir complètement échappé à M. Valin, à tel point qu’il donne sa présence comme une garantie que les règlemens canoniques ont été respectés par l’évêque de Beauvais. — Or, à Saint-Ouen, Winchester et Cauchon poursuivaient de concert un double but : « simuler une abjuration afin de faire publier dans toute la chrétienté l’infamie du prétendu roi de France qui avait eu recours à une abominable sorcière pour s’emparer d’un royaume qui n’était pas le sien ; » et, en même temps, tous deux préparaient le crime de relapse, pour satisfaire, en brûlant Jeanne d’Arc, la haine des Anglais. Obtenir ce double résultat avait une telle importance politique que Cauchon ne devait s’arrêter devant aucun faux, ni mensonge. Sa perfide habileté s’est appliquée à ce que, par des artifices de procédure, son crime fût couvert d’un masque judiciaire.


En se plaçant toujours au point de vue de l’acte réalisé, la signature de J. d’Arc qui a permis à M. Hanotaux d’écrire : « Elle sait signer, elle ne signe pas, donc elle n’a pas abjuré » provoque, de la part de M. Valin, les observations suivantes : « Malgré tout le poids des autorités dont M. le comte de Maleissye se recommande auprès de vous, il ne m’a pas paru possible, ainsi que vous l’avez pu voir, d’accueillir la thèse qu’il a présentée. C’est qu’en effet, messieurs, les objections se pressent en foule, pour peu qu’on examine d’un peu près les raisons de décider que l’auteur des lettres de J. d’Arc nous apporte a l’appui de sa prétention. »

Examinons donc ces objections « qui se pressent en foule, » mais qui, dans le rapport, se limitent à deux.

M. Valin pense qu’elles suffisent pour réduire à néant toutes les raisons que, dans une lettre entièrement de sa main, le Saint-Père a appelées : « une heureuse découverte, » toutes les preuves qui ont fait écrire à Mgr Touchet : « Vous m’avez conquis, » preuves qui ont convaincu M. Aynard au point de le faire intervenir auprès de M. le maire de Rouen, et qui ont entraîné tant d’autres adhésions.

Que vient leur opposer M. Valin ?... Une théorie juridique, sur laquelle il édifie une supposition !

Comme théorie, il expose le peu de sûreté et les difficultés que présente, en justice, une expertise en écriture, et il suppose une expertise ; d’où, énumération de ce qu’aurait exigé un tribunal.

Si la signature que Cauchon prétendait avoir été mise par Jeanne, au bas de la cédule d’abjuration, pouvait être présentée, une expertise aurait eu sa raison d’être pour établir la fausseté de cette signature en la comparant à la signature des trois lettres de Riom et de Reims ; mais aucune expertise n’est possible, car si Cauchon affirma la signature, il ne la montra jamais, puisqu’elle n’existait pas.

Telle que la question se présente, il s’agit non d’expertise en écriture (calligraphie) mais de critique historique.

Nous sommes en présence d’un fait : Trois signatures existent ; ces signatures sont au bas de trois lettres dictées par Jeanne d’Arc.

Les lettres sont-elles les originaux, et les signatures sont-elles de la Pucelle ? M. Valin n’oserait le nier ; aussi ne pose-t-il pas la question avec cette précision, mais il s’en prend à la démonstration qui a été apportée, et il dit : « Rien qu’en examinant trois signatures de dates différentes, sans un renseignement complémentaire, sans un indice autre que ceux que M. de Maleissye tire de l’examen des lettres (forme des jambages) sur lesquels il puisse étayer ses raisonnemens, il arrive à résoudre affirmativement la question qu’il s’est posée. »

Que supposer d’une telle allégation, si ce n’est qu’après avoir jeté un rapide coup d’œil sur les premières pages où sont présentées les signatures, M. Valin n’a rien lu, rien examiné ? Cette question de la signature a été abordée sous toutes ses faces dans la Revue du 1er février 1911, et lorsqu’il prétend « qu’aucun renseignement, aucun indice n’a été apporté, » serait-ce que M. Léopold Delisle, le plus grand savant que nous ayons eu sur les choses du Moyen âge, ne compte pas pour lui, encore moins M. Vallet de Viriville, etc. Enfin, Quicherat n’aurait plus aucune valeur ni aucune autorité, quand il écrit : « Nul doute pour moi que votre autographe ne soit cet original lui-même ? »

Quicherat affirme que Jeanne d’Arc a signé les lettres. Il l’a dit dans ses livres, il le redit en ces termes : « J’ajoute que la signature est conforme à celle d’une autre lettre (de Jeanne d’Arc) également publiée par moi, que la ville de Riom possède en original, etc. » Cette lettre de Quicherat se trouve, en entier, dans mon étude sur « la prétendue abjuration ; » mais pour M. Valin, il paraît que ce n’est ni un indice, ni un renseignement, pas plus que les preuves apportées par les affirmations de Jeanne d’Arc elle-même.

C’est ainsi que la fin du rapport nous présente, sous forme d’affirmations, de nombreuses erreurs ; mais il ne suffit pas d’un brillant étalage de science juridique pour cacher les lacunes d’une question insuffisamment étudiée. Telle est l’impression de ceux qui depuis de longues années approfondissent le Procès ; et au sujet de M. Valin, elle se trouve résumée par cette réponse du Rd. Wyndham : « On voit qu’il s’agit d’un homme qui, pour la première fois, a compulsé le Procès, et il n’est pas allé jusqu’à Jeanne d’Arc. »

Contre l’authenticité des signatures, M. Valin n’a pu rien présenter et il n’a pas répondu à toutes les preuves apportées ; il veut cependant terminer son rapport par une objection qu’il croit « capitale. » Il énumère toutes les personnes qui sont intervenues au procès de réhabilitation : comme demandeurs, la mère et les frères de Jeanne d’Arc, puis il cite tous les hommes éminens, par leur connaissance des affaires et du droit, qui poursuivirent le Procès, il raconte l’ardeur qu’ils y mirent, et cela amène M. Valin, qui est avoué près la cour de Rouen, à nous dire : « Nos devanciers ont dû agir de la même manière que nous-mêmes le faisons aujourd’hui en pareil cas ; car, malgré le long temps écoulé, il n’y a pas grand’chose de modifié dans les voies de procédure, et rien n’est plus voisin d’une enquête canonique du XVe siècle, qu’une enquête faite devant un juge moderne en exécution du code de procédure civile. » Il conclut que, dans une enquête faite avec autant de soin, « si Jeanne avait su écrire, tout le monde en aurait eu connaissance autour d’elle. »

Or les témoins n’avaient à répondre qu’aux questions qui leur étaient posées ; et pour une révision de procès en cause de foi, seuls étaient envisagés la conduite, les sentimens, la fidélité aux enseignemens de l’Eglise. Il n’y avait donc aucun motif de s’informer si Jeanne savait signer, d’autant plus que le fait en lui-même n’était pas assez extraordinaire, même à cette époque, pour qu’on le citât spécialement. D’ailleurs, si on ne dit pas qu’elle ait su signer, on ne dit pas non plus qu’elle n’ait pu le faire. Conclure à la négative, ne serait-ce pas du parti pris ?... et surtout, lorsque des pièces authentiques existent avec cette signature.

J’en conclurais, au contraire, que si on n’en a pas parlé, c’est précisément parce que le fait n’avait pas à être mis en doute. Tout le prouve, car certaines réponses de Jeanne à ses juges ne peuvent se comprendre et s’expliquer que parce qu’elle sait lire, écrire, signer ; et, pour que ses 60 juges ou assesseurs y aient acquiescé, il fallait que ce fût de notoriété publique.

Dans la propre famille de la Pucelle l’instruction était en honneur. Le frère d’Isabelle Romée était prêtre et nous savons qu’Isabelle, femme très intelligente, ne craignait pas de lointains pèlerinages ; elle est allée au Puy et son surnom de Romée ferait supposer le voyage de Rome. Dans l’habitude de la vie, elle ne pouvait être sans aider son mari dans les fonctions de doyen, c’est-à-dire dans la charge de recueillir les impôts, de vérifier les poids et mesures, etc. Nous trouvons, en 1427, le père de Jeanne d’Arc, chargé comme procureur fondé, de défendre devant Baudricourt les intérêts de Domrémy. Lire, écrire, était donc obligatoire pour Jacques d’Arc ; de même, son fils ainé, Jacquemin, savait signer, puisque, dans un acte de 1427, il cautionnait de ses biens deux fermiers de Vouthon. Doit-on croire que Jeanne, seule dans la famille, fût restée étrangère à toute instruction ? Quelle est, d’ailleurs, la jeune fille de dix-huit ans, fine, adroite, intelligente, qui ne serait pas capable d’apprendre, en quelques mois, à signer couramment ?... Ce n’est que parce que, trop longtemps, on avait négligé d’étudier Jeanne d’Arc, qu’une pareille légende a pu se former. N’est-il pas évident qu’on a pris trop à la lettre les paroles prononcées par Jeanne, à Poitiers : « Vous êtes venu pour m’interroger ; je ne sais ni A ni B, mais je viens de la part du Roi des deux, etc. » Dans son humilité, elle savait que sa science était moins que rien, et comme me l’écrivait avec tant de vérité M. René Bazin : « Oui ! Jeanne avait du génie, et comme elle était très supérieure en tout, elle comprenait que ce qu’elle savait humainement était peu de chose. « Je ne sais ni A ni B. » Sa conversation avec l’infini lui donnait la mesure des pauvres amours-propres. »

Nous voyons donc au sujet de la signature que « l’objection capitale, » tirée du Procès et de l’enquête de réhabilitation, n’a réellement rien de sérieux. Avec des bases aussi peu fondées, comment M. Valin peut-il dire : « Nous avons donc le droit de repousser les conclusions que M. le comte de Maleissye prétend tirer des Lettres de Jeanne d’Arc. La majeure du syllogisme qui nous est présentée par MM. G. Hanotaux et de Maleissye est démontrée fausse. Voyons si la mineure est susceptible de mieux prospérer. » De cette mineure, nous nous occuperons tout à l’heure ; quant à la majeure, peut-on prétendre qu’elle est démontrée fausse, lorsque tout prouve au contraire combien elle est fondée ? Deux autres faits vont encore l’établir d’une manière plus absolue, et l’argument invoqué par M. Valin va se tourner contre lui.

La substitution de cédule est aujourd’hui une fraude universellement reconnue ; mais comme, à l’époque de la révision, les circonstances ne permettaient pas d’en faire la preuve, il fallait, en présence de cette abominable cédule portant une fausse signature, ou garder le silence, ou prétendre que Jeanne ne savait pas signer. Si, à l’enquête, personne n’a soutenu cette dernière hypothèse, c’est qu’il était impossible de déclarer que Jeanne ne savait pas signer.

Le Directorium de Nicolas Eymeric. auquel a eu recours M. Valin, reconnaît que, lorsque l’accusé ne sait pas écrire, la signature n’est pas indispensable pour une abjuration.

Si l’évêque de Beauvais crut cependant ne pouvoir s’en passer, à tel point qu’il est allé jusqu’à présenter une fausse signature, n’est-ce pas la preuve certaine que cette formalité se trouvait être indispensable, tant le fait, que Jeanne savait signer, était universellement reconnu ?

Que dit, en effet, le procès-verbal de la séance du 29 mai ?... Cauchon demande la condamnation de Jeanne comme relapse, il rend compte de l’interrogatoire de la veille et présente la cédule d’abjuration qu’il prétend avoir été signée, par Jeanne, à Saint-Ouen. Or, voici les propres paroles que le procès-verbal met dans la bouche de Cauchon : Atque ipsam schedulam propria manu signavit sub forma quis sequitur.

Si Cauchon ne se contente pas de dire qu’elle signa, mais ajoute « de sa propre main, » quoi de plus affirmatif que Jeanne sut signer et qu’elle en eut l’habitude ?...

L’évêque de Beauvais lut ensuite, en français, la formule de la prétendue abjuration qui se termine par ces mots : « Et en signe de ce, j’ay signé ceste cédule de mon signe » ainsi signé : Jehanne †.

Cette cédule de 500 mots, en menus caractères, substituée à la feuille de 6 lignes de grosse écriture est la preuve du faux commis par Cauchon, puisque Jeanne n’a jamais signé cette cédule ni même celle de six lignes ; mais cette séance nous apporte aussi le témoignage deux fois répété que Jeanne savait écrire.

L’argument que M. Valin croyait irréfutable n’existe donc pas, et c’est, au contraire, dans les actes du Procès que nous trouvons confirmée la majeure du syllogisme de M. Hanotaux : Elle sait signer, elle ne signe pas, donc elle n’a pas abjuré.

Passons à la mineure. (Elle ne signe pas.)

D’après le rapport, la signature ne serait pas ce qu’on appelle, en droit, une formalité substantielle, et cette argutie de procédure fait dire à M. Valin : « Tant qu’on n’aura pas établi ce point, Jeanne n’aura pas signé et voilà tout ! »

Réponse inouïe ! Eriger le principe qu’une signature n’est pas un acte substantiel n’empêchera pas que, dans tous les temps et dans tous les pays, l’absence de signature enlève toute valeur à un acte quelconque ; ne pas signer sera toujours un refus. Quant à être une formalité plus ou moins substantielle, une réponse péremptoire est apportée par le récit de la séance du 29 mai, où nous voyons combien, aux yeux de l’évêque de Beauvais, la signature de Jeanne était indispensable et l’importance que les juges y attachaient.


C’est d’après les méthodes du positivisme que nous sommes allés à la recherche de la réalité dans le procès de Jeanne d’Arc. — En pareille matière, cette méthode s’appelle la critique historique ; avec elle, on ne poursuit la vérité que pour la vérité elle-même, on la cherche par tous les moyens que l’histoire met à notre disposition et qui sont surtout l’analyse des faits et la vérification des documens ; l’examen psychologique des personnages amènera la philosophie à lui venir en aide, et la critique juridique sera un complément nécessaire.

S’il arrive que ce complément prenne un rôle prépondérant et si la critique juridique rejette tout autre concours, on est à la merci des distinctions d’école et de l’habileté des artifices de procédure. Alors l’étude de la forme fait oublier la recherche du vrai. N’est-ce pas le cas dans le rapport que nous étudions ? M. Valin a vu la vérité, il l’a proclamée en dénonçant les faux, mais le culte des formalités judiciaires l’a empêché d’en accepter les conséquences.

Au milieu de ses erreurs, ce rapport, qui est présenté avec beaucoup de talent et une très grande habileté aura, cependant, rendu à la cause de Jeanne d’Arc le grand service de donner un corps à certaines objections, d’où possibilité de les saisir et de montrer combien elles sont peu fondées.

En terminant, M. Valin revient sur toute la procédure canonique ; il cherche de nouveau à diminuer l’importance de ce que Jeanne n’a pas signé, pour y opposer que : « ce qui est substantiel c’est le fait de la lecture, c’est la déclaration publique que l’abjurant doit faire lui-même, etc. »

A chacune des hypothèses, nous avons opposé une réponse qui ne laisse rien subsister de l’objection. Quant au fait de la lecture, pour tout esprit affranchi des subtilités de la procédure, il devient insignifiant, du moment qu’il s’agit d’une cédule qui n’est en rien une abjuration.

M. Valin n’en conclut pas moins « qu’on ne peut pas dire que Jeanne n’a pas réalisé l’acte d’abjuration. » Toute sa thèse repose sur le fait que Jeanne aurait fait cette lecture. Quelle que puisse être la valeur plus ou moins discutable de la théorie, que devient-elle, puisque le fait n’existe pas. Les témoignages que nous avons cités intégralement établissent que la cédule a été lue devant Jeanne (ce qu’elle ne pouvait empêcher), mais qu’elle n’y a en rien participé.

Ce long examen à la poursuite du vrai nous amène à rappeler qu’un fait se décompose en trois élémens : Sa substance, c’est-à-dire le fait pris en lui-même et d’une manière intrinsèque. L’extériorisation ou manifestation du fait, cette extériorisation ne peut être constituée que par l’auteur responsable, d’où nécessité de la rechercher, chez Jeanne, sous toutes les formes qu’elle a pu lui donner. Enfin, les formalités, ou qualités requises par la législation pour qu’un fait se transforme en un acte, ce qui crée la matérialité.

Il y a unanimité pour affirmer que, par la parole, Jeanne s’est, par trois fois, refusée à toute abjuration.

Il y a unanimité pour constater que la cédule, qui lui fut ensuite présentée, ne contenait rien de contraire à ce que Jeanne avait toujours soutenu, affirmé, proclamé. On ne lui demandait de renier ni ses voix, ni sa mission, ni son roi. La même unanimité se retrouve pour reconnaître que la cédule de 500 mots (acte d’abjuration) est une pièce fausse, qui a été substituée à la cédule de 6 lignes en grosse écriture.

De cette constatation unanime, il résulte que la substance même du fait, qui serait une abjuration, n’existe pas et n’a jamais existé. Les actes de Jeanne (extériorisation) viennent témoigner que, par son attitude, ses paroles et tous les moyens dont elle pouvait disposer, elle s’est refusée à toutes les apparences d’une soumission quelconque (quod erat una derisio).

Qui peut d’ailleurs nous renseigner mieux que Jeanne elle-même sur ses propres dispositions ? « Si j’eusse dit (elle ne l’a donc pas dit) que Dieu ne m’a pas envoyée, je me damnerais moi-même, car en toute vérité, c’est Dieu qui m’a envoyée. »

Au sujet des formalités, la législation exige des manières formelles et expresses de procéder qui doivent être, les unes accomplies par l’accusé, les autres, respectées par les juges. Pour Jeanne, du fait qu’il s’agissait de la cédule de six lignes qui ne contenait pas la substance d’une abjuration, les formalités auraient-elles été accomplies qu’elles n’eussent constitué que des artifices de procédure ; mais les formalités qui incombaient à l’accusée ont-elles été remplies ?

Jeanne n’a pas lu la cédule, elle n’a pas mis la main sur les Evangiles, deux conditions substantielles et indispensables. Elle sait signer, et elle a refusé de mettre sa signature. Elle a mis une croix, signe conventionnel, puis un zéro, négation absolue. Aucune des formalités requises de la part de l’abjurante n’a donc été accomplie par elle.

Du côté des juges, nous voyons le mépris et la violation de toute formalité.

La formule Tu Johanna, sentence de condamnation, n’a pas été lue à Jeanne, et elle a été donnée comme prononcée, premier faux.

Le procès-verbal de l’interrogatoire du 28 mai est une série de mensonges et de faux, comme Manchon en a témoigné.

L’acte d’abjuration, inséré au Procès, est, de l’aveu universel, une pièce substituée, — troisième faux ; — et la signature qui s’y trouve est encore un quatrième faux.

L’esprit reste confondu de tant d’audace dans le crime. Si l’évêque de Beauvais et le vice-inquisiteur furent des juges prévaricateurs, le cardinal d’Angleterre n’est pas moins coupable car il fut le véritable instigateur.

Tous ces témoignages étaient des étincelles de vérité éparses de tous côtés. Il a suffi de les réunir en un faisceau pour en faire jaillir une gerbe éclatante de lumière.

Un dernier argument que l’on cherche à déduire du jugement de réhabilitation ne repose que sur un sophisme. Sophisme, il est vrai, très spécieux, puisque M. Valin l’abrite sous les apparences du simple bon sens, en nous disant : « On ne peut annuler ce qui n’a pas été. Lorsqu’on met un acte au néant, il faut de toute évidence que cet acte ait commencé par exister. » En s’appuyant sur cette proposition, c’est vouloir créer une confusion entre deux faits bien distincts : la prétendue abjuration et la sentence rendue par Cauchon. M. Valin fait cette confusion lorsqu’il donne le texte du jugement de réhabilitation pour y prendre uniquement la phrase suivante : « Abjuration arrachée [3] (extorta, extorquée) par la force et la crainte... par la présence du bourreau, par la menace du bûcher... » et il y voit la matérialité de l’abjuration reconnue par la Haute-Cour elle-même : — mais, une phrase isolée, que vaut-elle, lorsqu’on la présente détachée de ce qui la précède et de ce qui la suit ? Il faut la remettre dans son cadre et recourir à son contexte pour connaître sa véritable valeur. Or, il y a deux qualificatifs qui précèdent immédiatement la phrase incriminée et que M. Valin n’a pas reproduits : la Haute-Cour ecclésiastique qualifie l’abjuration de falsa (fausse), prætensa (prétendue, inventée). Une chose fausse, une chose inventée n’existe pas en elle-même. On ne pouvait donc l’annuler, mais la Haute-Cour annulait la sentence qui donnait un corps à cette abjuration fausse et inventée. — Il y avait donc obligation de préciser sur quels élémens était appuyée cette sentence criminelle ; et de cet examen, la Haute-Cour conclut que les faits visés par le procès et la sentence constituent des bases frauduleuses et que si l’abjuration fausse et inventée eût existé, elle se présenterait comme extorquée par la force et la crainte, etc.

C’est tout le Procès, fond et forme, qui est examiné dans ce premier paragraphe du jugement. « Abjuratio extorta » s’applique donc, non à l’acte de Jeanne qui n’a pas existé, mais à ce qui constitue l’acte inventé, tel que le présente le Procès. Dans cet exposé, comme dans tout le jugement, on reconnaît quelle réserve et quelle prudence imposaient les circonstances politiques si difficiles, dont la Haute-Cour avait à tenir compte, chaque mot porte en lui-même une sentence et donne le résumé énergique et précis des enseignemens qu’ont apportés les témoignages ;

« Attendu relativement au fond du dit procès, une abjuration prétendue, fausse, frauduleuse, extorquée par la force et par la crainte, par la présence du bourreau, par la menace, du bûcher. »

Prætensa pose un principe absolu. L’abjuration est prétendue, elle n’existe pas.

Falsa, abjuration fausse, puisque la pièce qui la constitue est la cédule de 500 mots substituée à la cédule de 6 lignes. Les juges de la Haute-Cour ont donc bien vu le faux commis par Cauchon et le mot falsa leur a suffi pour l’indiquer.

Subdola, frauduleuse, cette qualification s’applique à l’interrogatoire du 28 mai, à la déclaration mensongère que Jeanne aurait signé et qu’elle aurait lu la formule. Frauduleuse encore la suppression de la cédule de six lignes et l’omission de la sentence « Tu Johanna, » qui n’a pas été lue à Jeanne.

Extorta (extorquée) caractérise tous les artifices inventés par Cauchon pour créer une apparence d’abjuration.

La confirmation de tout cet exposé va se trouver dans le second paragraphe du jugement qui donne les sanctions édictées par la Haute-Cour. Ces sanctions apportent, avec une précision et une clarté qui ne sauraient être plus grandes, l’indication de ce qui est cassé, de ce qui est annulé, et, au contraire, de ce qui a toujours été nul et inexistant.

« Nous disons, prononçons, décrétons et déclarons que les dits procès et sentence, entachés de dol, de calomnie, de contradictions, renfermant des erreurs manifestes de droit et de fait, ensemble l’abjuration prétendue et l’exécution qui en a été poursuivie, ont été, sont, et seront désormais nuls, inefficaces, sans effets et vains.

« Et en outre et en tant que de besoin est, comme la raison l’ordonne, nous cassons le tout, nous le déclarons nul, inefficace, nous l’annulons et le dépouillons de toute force exécutoire... »

Si l’on recherche à quels actes s’applique ce jugement, nous voyons que :

Le dol, qui est la tromperie jointe à la fraude, vise la substitution de pièces, les faux, etc.

La calomnie caractérise les paroles faussement prêtées à Jeanne.

Les contradictions constatent les témoignages si opposés entre eux, témoignages qui, malgré les artifices de Cauchon, ont montré la vérité.

Les erreurs manifestes de droit sont les règles judiciaires violées avec audace, celles de fait sont le mensonge, la calomnie et les faux présentés avec cynisme.

Avec quel soin également est mis en évidence le correctif de prétendue qui établit comme non-existante l’abjuration inventée par le Procès.

L’analyse du jugement nous montre donc que les juges ont tout vu, tout connu ; on peut dire aussi qu’ils ont tout dit, mais, pour s’en rendre compte, il faut de l’ensemble descendre aux faits particuliers, de la synthèse à l’analyse. Il faut, avec la Haute-Cour, réviser tout le Procès, en étudiant et comparant chaque témoignage, travail qui n’avait pas encore été fait.

Cette étude nous a fait vivre au milieu des témoins et avec les juges. Nous avons assisté aux séances où d’une interrogation naissait l’évidence sur un point important, et pour tous ceux qui auront bien voulu scruter et passer en revue avec nous tous ces témoignages, s’imposera le jugement même qu’a rendu la Haute-Cour : « Abjuration inventée et fausse où tout est frauduleux. »


La condamnation de Jeanne d’Arc pour hérésie était surtout un acte politique ; mais afin d’arriver au résultat que Winchester voulait obtenir, il avait fallu inventer la prétendue abjuration qui donnait à ce crime politique toute son action et lui faisait acquérir toute sa portée. Winchester pouvait-il laisser aux ennemis de l’Angleterre la force morale, la confiance que donnait l’intervention divine ?... Si Jeanne était la victime, c’était la France et son Roi que visait la condamnation.

L’honneur de la France exigeait donc une réparation ; or, cette réparation ne pouvait être donnée que par la plus haute autorité de l’Eglise ; mais avec les passions surexcitées, dans quelle situation extrêmement délicate se trouvait la Papauté pour intervenir entre deux puissances catholiques !

Jeanne en avait appelé au Pape, et dans la crainte qu’un jour ne vint où cet appel serait entendu, les juges avaient sollicité du roi Henri VI des lettres de rémission, qui les garantissaient contre toute poursuite. Ces lettres nous ouvrent un jour singulier sur le Procès. Les juges avaient obéi, mais la passion et la haine ne les aveuglaient pas assez pour que leur crime ne se levât pas devant eux.

Une amnistie n’est sollicitée que par des coupables et ces lettres de garantie apportent l’aveu de la prévarication.

Jeanne avait été brûlée le 30 mai, et, dès le 12 juin, des lettres sont signées par le roi d’Angleterre pour garantir l’évêque de Beauvais, le vice-inquisiteur Jean Lemaître, tous les assesseurs et greffiers. Ces lettres spécifiaient que si le Procès était porté à Rome ou devant un concile, le roi d’Angleterre s’engageait à soutenir leur cause par ses ambassadeurs, etc., et que tous les frais seraient payés par le Roi. Porter le Procès à Rome, c’était obliger l’Angleterre à y intervenir, et la cause prenait ainsi un caractère de politique internationale, caractère qu’il fallait, au contraire, s’efforcer de lui enlever : la Papauté, en effet, ne pouvait déjà voir sans inquiétude se rouvrir des débats où étaient compromis tant de hauts personnages ecclésiastiques. C’était de toutes ces difficultés qu’avait à triompher la Cour de France pour faire admettre à Rome la possibilité d’une révision.

En novembre 1449, Charles VII n’en avait pas moins ordonné, aussitôt après la prise de Rouen, qu’une enquête fût faite sur le Procès de la Pucelle. Il en chargeait Guillaume Bouillé, doyen de la cathédrale de Noyon et ancien recteur de l’Université de Paris. Le rapport de Bouillé (1450) nous montre bien le but poursuivi : « A l’honneur et gloire du Roi des Rois qui protège l’innocent et surtout à l’exaltation du Roi de France, qui jamais, comme en témoigne l’histoire, n’a favorisé les hérétiques et ne leur a prêté une adhésion quelconque, et pour la glorification du dit Roi, j’ai rédigé ce protocole. » On voit donc que c’est le roi de France qui est en cause, et c’est sa glorification que l’on poursuit.

L’enquête se trouvait ouverte à Rouen, mais, en même temps, l’ambassadeur du Roi ne restait pas inactif à Rome, et, en 1451, le pape Nicolas l’envoyait en France, comme légat, le cardinal d’Estouteville.

Pour arriver à la révision, il fallait écarter la politique ; aussi l’homme expérimenté qu’était Bouillé proposa-t-il de faire ouvrir la procédure par une instance venant de la famille de Jeanne d’Arc. L’affaire perdait ainsi son caractère politique pour devenir une affaire privée, avec une apparence purement juridique ; et afin que le Pape pût évoquer la cause, il fallait, de plus, écarter toute poursuite contre les juges.

Toutes les complications ne se trouvaient pas, cependant, être aplanies, car les difficultés politiques que, dans ce procès, Rome rencontrait entre la France et l’Angleterre, Charles VII les retrouvait pour sa politique intérieure.

Après la prise de Rouen, le Roi avait accordé une amnistie générale. Tous ceux qui avaient pris part au Procès de Jeanne d’Arc se trouvaient donc protégés par l’Angleterre et couverts par la parole du roi de France. S’il était impossible d’exercer aucune poursuite contre les juges, il y avait aussi, à côté d’eux, l’Université de Paris, qui avait pris une part active à la condamnation de la Pucelle.

Au moment où la politique de Charles VII tendait au rapprochement de tous les Français, pouvait-il permettre que, à défaut de sanction pénale, fût infligée à certains personnages une flétrissure morale qui rejaillirait sur tout le corps auquel ils appartenaient ? — Cauchon était mort ; Lemaître, qui vivait perdu dans un monastère, ne fut pas retrouvé. On prit soin de ne pas convoquer les assesseurs les plus compromis ; mais il y en avait un, qu’on ne pouvait se dispenser d’appeler, puisque avec Manchon il avait rédigé le procès-verbal. Ce personnage était Thomas de Courcelles ; et de même que l’Université de Paris était appelée la lumière du monde, Thomas de Courcelles était considéré comme la lumière de cette Université.

Si la Haute-Cour entrait dans le détail des faits, si elle précisait quels faux avaient été commis, la substitution de pièces, etc., etc., il fallait indiquer par qui avaient été commis ces crimes. Courcelles en était presque l’auteur, il y avait directement participé, mais il venait devant la Haute-Cour comme témoin et non comme accusé. Il ne fallait pas que le procès de réhabilitation vint réveiller des haines mal éteintes ; aussi, les plus grands ménagemens s’imposaient-ils au Roi vis-à-vis de ce corps si important et si puissant qu’était l’Université. Les étudians et les savans de toute nation accouraient à Paris pour y suivre ses enseignemens, comme à la source de toute science. Bourguignonne et anglaise, l’Université avait, contre son Roi, usurpé un rôle politique, et au Concile de Bâle, ses docteurs s’étaient érigés en juges contre la Papauté. La réforme de 1452 venait de restreindre ses privilèges.

Le Roi, ni le légat qui venait d’accomplir heureusement cette réforme, ne voulaient pas que, pour la défense d’un de ses membres, cette maîtresse de toute science pût chercher à reprendre un rôle politique.

Le texte du jugement, où la phraséologie judiciaire ménage tous les intérêts, nous montre le reflet de cette situation si compliquée. La condamnation des pratiques criminelles y est mise en évidence, tout en épargnant les personnalités qui les ont employées, et, sous la tutelle d’une prudence qu’imposaient les circonstances, la vérité apparaît avec clarté et précision.

Si l’on rend à chacun le mérite qui lui revient, tout indique que le procès en révision fut l’œuvre personnelle du roi Charles VII. L’initiative vint de lui, et, pendant six ans, il apporte à sa réalisation une volonté persévérante qui ne se laisse arrêter ni par les obstacles que lui créait la politique intérieure, ni par les difficultés qu’il rencontrait à Rome. Pour arriver à l’accomplissement de cet acte de justice, le Roi trouva deux hommes, le cardinal d’Estouteville et le grand inquisiteur Jean Bréhal, auxquels, avec lui-même, il faut en faire remonter tout le mérite et tout l’honneur.

Dans l’ardeur, on pourrait dire, la passion que mit à cette œuvre le grand inquisiteur Jean Bréhal, on sent qu’il voulait réparer le crime auquel s’était associé Jean Lemaitre, dominicain comme lui, et vice-inquisiteur. Il apportait à cette cause non seulement sa science profonde de la théologie et du droit, mais, de plus, il s’entoura de l’avis des théologiens les plus éminens de la France et de l’étranger. Bréhal s’appliqua à ce que rien ne restât debout dans le brigandage judiciaire qu’avait été la condamnation de Jeanne d’Arc et la prétendue abjuration de Saint-Ouen.

Si le cardinal d’Estouteville était Français et Normand, il vivait depuis longtemps à Rome où il était évêque d’Ostie, archevêque de Velletri et cardinal depuis 1438. Sa situation était si considérable qu’à l’un des conclaves, il ne lui manqua que trois voix pour arriver au siège suprême. Tel était le personnage que Nicolas V, voulant obtenir l’abolition de la Pragmatique Sanction de Bourges et, en même temps, réorganiser l’Université de Paris, envoyait en France, comme légat, en 1451. Aucun choix ne pouvait être mieux agréé par Charles VII, car une proche parenté unissait le légat à la maison royale ; Marguerite de Harcourt, sa mère, était nièce du roi Charles V,

Homme d’Etat autant qu’homme d’église, le cardinal d’Estouteville, pendant sa mission en France, put apprécier la nécessité de la révision du Procès de Jeanne d’Arc ; aussi, en retournant à Rome, devint-il l’agent dévoué du Roi. Il parvint à triompher de toutes les difficultés, et le 21 juin 1455, le pape Calixte III signa le rescrit qui désignait les commissaires français « chargés de rendre une juste sentence. » Cette haute-cour se composait de Jean Juvénal des Ursins, archevêque de Reims, Guillaume Chartier, évêque de Paris, et Richard Olivier, évêque de Coutances, avec Jean Bréhal, grand inquisiteur de France. Après un an d’enquêtes, mémoires et plaidoiries, le 7 juillet 1456, dans cette même ville de Rouen où Jeanne avait été brûlée, l’archevêque de Reims prononça le jugement qui cassait et annulait, mettait à néant les procès et sentences qui avaient condamné l’envoyée de Dieu, la libératrice de la France.

Les témoins de son enfance, ceux de sa vie guerrière comme de son martyre, tous étaient venus raconter sa vie héroïque et sans tache ; la Pucelle et son Roi étaient lavés de toute hérésie.

Si Charles VII avait voulu que justice fût rendue dans sa foi à celle qui avait relevé son trône, et que fût affirmée la mission divine de Jeanne, il tenait également à ce que cette mission s’arrêtât à Reims. N’avait-il pas, après le sacre, refusé les inspirations de la Pucelle ? Admettre que la mission de celle-ci n’avait pas pris fin avec l’onction royale, aurait été s’infliger un blâme à lui-même, puisque, après Reims, il avait abandonné Jeanne : aussi voulait-il la réhabiliter, mais non la glorifier.

Pour la glorifier, il fallait des temps nouveaux, où l’esprit critique, devenu le seul maitre, obligeât notre raison à s’incliner devant une vie qu’elle ne pouvait expliquer et que, alors, au nom de la science même, notre raison vint admirer en Jeanne d’Arc celle que M. Hanotaux appelle « un exemplaire incomparable de l’humanité. »

C’est à ce sentiment qu’obéissent les Américains en élevant à notre grande héroïne nationale une statue monumentale dans la cité de New York : « Nous voulons glorifier en Jeanne d’Arc, disait le président du Comité, M. Frederick Kunz, la personnalité féminine la plus élevée qui se soit rencontrée dans l’histoire du monde. »

Cette âme si exceptionnelle que le monde admire, cette âme qui avait mis en Dieu tout son amour et toute sa confiance, comment Dieu aurait-il pu permettre qu’au moment suprême, elle connût une défaillance ?... Ce que les données morales ne permettaient pas de croire, les données matérielles nous le montrent comme n’existant pas. En étudiant le Procès dans tous ses replis, les preuves matérielles obligent à affirmer que toujours, égale à elle-même, Jeanne s’est refusée à toute abjuration.


Cte C. DE MALEISSYE.

  1. Déposition du docteur La Chambre.
  2. Déposition de Guillaume Colles :
    « La cédule fut lue en public je ne sais plus par qui, je crois que Jeanne ne la comprenait pas. » C’est encore un témoignage qui vient s’ajouter à tous ceux cités pour établir que Jeanne n’a pas répété la formule.
  3. Traduire « extorta » par « arrachée » est un contresens de mot.