La Princesse de Babylone/Chapitre XIX

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La Princesse de Babylone
La Princesse de BabyloneGarniertome 21 (p. 417-421).
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CHAPITRE XIX.

AMAZAN ARRIVE À LA CAPITALE DES GAULES. TABLEAU DE CE QU’IL Y REMARQUE. SA FIDÉLITÉ FAIT NAUFRAGE DEVANT UNE FILLE D’AFFAIRE, DANS LES BRAS DE LAQUELLE IL EST SURPRIS PAR FORMOSANTE.


De province en province, ayant toujours repoussé les agaceries de toute espèce, toujours fidèle à la princesse de Babylone, toujours en colère contre le roi d’Égypte, ce modèle de constance parvint à la capitale nouvelle des Gaules. Cette ville avait passé, comme tant d’autres, par tous les degrés de la barbarie, de l’ignorance, de la sottise et de la misère. Son premier nom[1] avait été la boue et la crotte ; ensuite elle avait pris celui d’Isis, du culte d’Isis parvenu jusque chez elle. Son premier sénat avait été une compagnie de bateliers. Elle avait été longtemps esclave des héros déprédateurs des sept montagnes ; et, après quelques siècles, d’autres héros brigands, venus de la rive ultérieure du Rhin, s’étaient emparés de son petit terrain.

Le temps, qui change tout, en avait fait une ville dont la moitié était très-noble et très-agréable, l’autre un peu grossière et ridicule : c’était l’emblème de ses habitants. Il y avait dans son enceinte environ cent mille personnes au moins qui n’avaient rien à faire qu’à jouer et à se divertir. Ce peuple d’oisifs jugeait des arts que les autres cultivaient. Ils ne savaient rien de ce qui se passait à la cour ; quoiqu’elle ne fût qu’à quatre petits milles d’eux, il semblait qu’elle en fût à six cents milles au moins. La douceur de la société, la gaieté, la frivolité, étaient leur importante et leur unique affaire : on les gouvernait comme des enfants à qui l’on prodigue des jouets pour les empêcher de crier. Si on leur parlait des horreurs qui avaient, deux siècles auparavant, désolé leur patrie, et des temps épouvantables où la moitié de la nation avait massacré l’autre pour des sophismes, ils disaient qu’en effet cela n’était pas bien, et puis ils se mettaient à rire et à chanter des vaudevilles.

Plus les oisifs étaient polis, plaisants et aimables, plus on observait un triste contraste entre eux et des compagnies d’occupés.

Il était, parmi ces occupés, ou qui prétendaient l’être, une troupe de sombres fanatiques, moitié absurdes, moitié fripons, dont le seul aspect contristait la terre, et qui l’auraient bouleversée, s’ils l’avaient pu, pour se donner un peu de crédit ; mais la nation des oisifs, en dansant et en chantant, les faisait rentrer dans leurs cavernes, comme les oiseaux obligent les chats-huants à se replonger dans les trous des masures.

D’autres occupés, en plus petit nombre, étaient les conservateurs d’anciens usages barbares contre lesquels la nature effrayée réclamait à haute voix ; ils ne consultaient que leurs registres rongés des vers. S’ils y voyaient une coutume insensée et horrible, ils la regardaient comme une loi sacrée. C’est par cette lâche habitude de n’oser penser par eux-mêmes, et de puiser leurs idées dans les débris des temps où l’on ne pensait pas, que, dans la ville des plaisirs, il était encore des mœurs atroces. C’est par cette raison qu’il n’y avait nulle proportion entre les délits et les peines. On faisait quelquefois souffrir mille morts à un innocent pour lui faire avouer un crime qu’il n’avait pas commis.

On punissait une étourderie de jeune homme comme on aurait puni un empoisonnement ou un parricide. Les oisifs en poussaient des cris perçants, et le lendemain ils n’y pensaient plus, et ne parlaient que de modes nouvelles.

Ce peuple avait vu s’écouler un siècle entier pendant lequel les beaux-arts s’élevèrent à un degré de perfection qu’on n’aurait jamais osé espérer ; les étrangers venaient alors, comme à Babylone, admirer les grands monuments d’architecture, les prodiges des jardins, les sublimes efforts de la sculpture et de la peinture. Ils étaient enchantés d’une musique qui allait à l’âme sans étonner les oreilles.

La vraie poésie, c’est-à-dire celle qui est naturelle et harmonieuse, celle qui parle au cœur autant qu’à l’esprit, ne fut connue de la nation que dans cet heureux siècle. De nouveaux genres d’éloquence déployèrent des beautés sublimes. Les théâtres surtout retentirent de chefs-d’œuvre dont aucun peuple n’approcha jamais. Enfin le bon goût se répandit dans toutes les professions, au point qu’il y eut de bons écrivains même chez les druides.

Tant de lauriers, qui avaient levé leurs têtes jusqu’aux nues, se séchèrent bientôt dans une terre épuisée. Il n’en resta qu’un très-petit nombre dont les feuilles étaient d’un vert pâle et mourant. La décadence fut produite par la facilité de faire et par la paresse de bien faire, par la satiété du beau et par le goût du bizarre. La vanité protégea des artistes qui ramenaient les temps de la barbarie ; et cette même vanité, en persécutant les talents véritables, les força de quitter leur patrie ; les frelons firent disparaître les abeilles.

Presque plus de véritables arts, presque plus de génie ; le mérite consistait à raisonner à tort et à travers sur le mérite du siècle passé : le barbouilleur des murs d’un cabaret critiquait savamment les tableaux des grands peintres ; les barbouilleurs de papier défiguraient les ouvrages des grands écrivains. L’ignorance et le mauvais goût avaient d’autres barbouilleurs à leurs gages. On répétait les mêmes choses dans cent volumes sous des titres différents. Tout était ou dictionnaire ou brochure. Un gazetier druide[2] écrivait deux fois par semaine les annales obscures de quelques énergumènes ignorés de la nation, et de prodiges célestes opérés dans des galetas par de petits gueux et de petites gueuses ; d’autres ex-druides, vêtus de noir, prêts de mourir de colère et de faim, se plaignaient dans cent écrits qu’on ne leur permît plus de tromper les hommes, et qu’on laissât ce droit à des boucs vêtus de gris. Quelques archi-druides imprimaient des libelles diffamatoires.

Amazan ne savait rien de tout cela ; et, quand il l’aurait su, il ne s’en serait guère embarrassé, n’ayant la tête remplie que de la princesse de Babylone, du roi de l’Égypte, et de son serment inviolable de mépriser toutes les coquetteries des dames, dans quelque pays que le chagrin conduisît ses pas.

Toute la populace légère, ignorante, et toujours poussant à l’excès cette curiosité naturelle au genre humain, s’empressa longtemps autour de ses licornes ; les femmes, plus sensées, forcèrent les portes de son hôtel pour contempler sa personne.

Il témoigna d’abord à son hôte quelque désir d’aller à la cour ; mais des oisifs de bonne compagnie, qui se trouvèrent là par hasard, lui dirent que ce n’était plus la mode, que les temps étaient bien changés, et qu’il n’y avait plus de plaisir qu’à la ville. Il fut invité le soir même à souper par une dame[3] dont l’esprit et les talents étaient connus hors de sa patrie, et qui avait voyagé dans quelques pays[4] où Amazan avait passé. Il goûta fort cette dame et la société rassemblée chez elle. La liberté y était décente, la gaieté n’y était point bruyante, la science n’y avait rien de rebutant, et l’esprit rien d’apprêté. Il vit que le nom de bonne compagnie n’est pas un vain nom, quoiqu’il soit souvent usurpé. Le lendemain il dîna dans une société non moins aimable, mais beaucoup plus voluptueuse. Plus il fut satisfait des convives, plus on fut content de lui. Il sentait son âme s’amollir et se dissoudre comme les aromates de son pays se fondent doucement à un feu modéré, et s’exhalent en parfums délicieux.

Après le dîner, on le mena à un spectacle enchanteur, condamné par les druides parce qu’il leur enlevait les auditeurs dont ils étaient les plus jaloux. Ce spectacle était un composé de vers agréables, de chants délicieux, de danses qui exprimaient les mouvements de l’âme, et de perspectives qui charmaient les yeux en les trompant. Ce genre de plaisir, qui rassemblait tant de genres, n’était connu que sous un nom étranger : il s’appelait opéra, ce qui signifiait autrefois dans la langue des sept montagnes, travail, soin, occupation, industrie, entreprise, besogne, affaire. Cette affaire l’enchanta. Une fille surtout le charma par sa voix mélodieuse et par les grâces qui l’accompagnaient : cette fille d’affaire, après le spectacle, lui fut présentée par ses nouveaux amis. Il lui fit présent d’une poignée de diamants. Elle en fut si reconnaissante qu’elle ne put le quitter du reste du jour. Il soupa avec elle, et, pendant le repas, il oublia sa sobriété ; et, après le repas, il oublia son serment d’être toujours insensible à la beauté, et inexorable aux tendres coquetteries. Quel exemple de la faiblesse humaine !

La belle princesse de Babylone arrivait alors avec le phénix, sa femme de chambre Irla, et ses deux cents cavaliers gangarides montés sur leurs licornes. Il fallut attendre assez longtemps pour qu’on ouvrît les portes. Elle demanda d’abord si le plus beau des hommes, le plus courageux, le plus spirituel et le plus fidèle, était encore dans cette ville. Les magistrats virent bien qu’elle voulait parler d’Amazan. Elle se fit conduire à son hôtel ; elle entra, le cœur palpitant d’amour : toute son âme était pénétrée de l’inexprimable joie de revoir enfin dans son amant le modèle de la constance. Rien ne put l’empêcher d’entrer dans sa chambre ; les rideaux étaient ouverts : elle vit le bel Amazan dormant entre les bras d’une jolie brune. Ils avaient tous deux un très-grand besoin de repos.


  1. Lutetia, dérivé de lutum, qui signifie boue.
  2. On appelait Gazette ecclésiastique, le journal intitulé Nouvelles ecclésiastiques, ou Mémoires pour servir à l’histoire de la constitution Unigenitus, et qui parut dans le format in-4o, de 1713 à 1803. (B.)
  3. Mme  Goffrin, dont la maison était le lieu de rendez-vous des philosophes.
  4. En Pologne, où elle était allée voir le roi Stanislas Poniatowski.