La Princesse de Babylone/Chapitre XXI

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La Princesse de Babylone
La Princesse de BabyloneGarniertome 21 (p. 423-427).
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CHAPITRE XXI.

AMAZON VOLE AU DELÀ DES PYRÉNÉES. IL RENCONTRE LE PHÉNIX, QUI LUI RACONTE LE MALHEUR DE FORMOSANTE. AMAZAN LA DÉLIVRE DU DANGER D’ÊTRE BRÛLÉE, ET ANÉANTIT LES BRÛLEURS. IL SE RÉCONCILIE AVEC FORMOSANTE.


Ses guides n’eurent pas de peine à suivre la route de la princesse ; on ne parlait que d’elle et de son gros oiseau. Tous les habitants étaient encore dans l’enthousiasme de l’admiration. Les peuples de la Dalmatie et de la Marche d’Ancône éprouvèrent depuis une surprise moins délicieuse quand ils virent une maison voler dans les airs ; les bords de la Loire, de la Dordogne, de la Garonne, de la Gironde, retentissaient encore d’acclamations.

Quand Amazan fut au pied des Pyrénées, les magistrats et les druides du pays lui firent danser malgré lui un tambourin ; mais sitôt qu’il eut franchi les Pyrénées, il ne vit plus de gaieté et de joie. S’il entendit quelques chansons de loin à loin, elles étaient toutes sur un ton triste : les habitants marchaient gravement avec des grains enfilés et un poignard à leur ceinture. La nation, vêtue de noir, semblait être en deuil. Si les domestiques d’Amazan interrogeaient les passants, ceux-ci répondaient par signes ; si on entrait dans une hôtellerie, le maître de la maison enseignait aux gens en trois paroles qu’il n’y avait rien dans la maison, et qu’on pouvait envoyer chercher à quelques milles les choses dont on avait un besoin pressant.

Quand on demandait à ces silenciaires s’ils avaient vu passer la belle princesse de Babylone, ils répondaient avec moins de brièveté : « Nous l’avons vue, elle n’est pas si belle : il n’y a de beau que les teints basanés ; elle étale une gorge d’albâtre qui est la chose du monde la plus dégoûtante, et qu’on ne connaît presque point dans nos climats. »

Amazan avançait vers la province arrosée du Bétis. Il ne s’était pas écoulé plus de douze mille années depuis que ce pays avait été découvert par les Tyriens, vers le même temps qu’ils firent la découverte de la grande île Atlantique, submergé quelques siècles après. Les Tyriens cultivèrent la Bétique, que les naturels du pays laissaient en friche, prétendant qu’ils ne devaient se mêler de rien, et que c’était aux Gaulois leurs voisins à venir cultiver leurs terres. Les Tyriens avaient amené avec eux des Palestins[1], qui, dès ce temps-là, couraient dans tous les climats, pour peu qu’il y eût de l’argent à gagner. Ces Palestins, en prêtant sur gages à cinquante pour cent, avaient attiré à eux presque toutes les richesses du pays. Cela fit croire aux peuples de la Bétique que les Palestins étaient sorciers ; et tous ceux qui étaient accusés de magie étaient brûlés sans miséricorde par une compagnie de druides qu’on appelait les rechercheurs, ou les anthropokaies[2]. Ces prêtres les revêtaient d’abord d’un habit de masque, s’emparaient de leurs biens, et récitaient dévotement les propres prières des Palestins tandis qu’on les cuisait à petit feu por l’amor de Dios.

La princesse de Babylone avait mis pied à terre dans la ville qu’on appela depuis Sevilla. Son dessein était de s’embarquer sur le Bétis pour retourner par Tyr à Babylone revoir le roi Bélus son père, et oublier, si elle pouvait, son infidèle amant, ou bien le demander en mariage. Elle fit venir chez elle deux Palestins qui faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois vaisseaux. Le phénix fit avec eux tous les arrangements nécessaires, et convint du prix après avoir un peu disputé.

L’hôtesse était fort dévote, et son mari, non moins dévot, était familier, c’est-à-dire espion des druides rechercheurs anthropokaies ; il ne manqua pas de les avertir qu’il avait dans sa maison une sorcière et deux Palestins qui faisaient un pacte avec le diable, déguisé en gros oiseau doré. Les rechercheurs, apprenant que la dame avait une prodigieuse quantité de diamants, la jugèrent incontinent sorcière ; ils attendirent la nuit pour enfermer les deux cents cavaliers et les licornes, qui dormaient dans de vastes écuries, car les rechercheurs sont poltrons.

Après avoir bien barricadé les portes, ils se saisirent de la princesse et d’Irla ; mais ils ne purent prendre le phénix, qui s’envola à tire d’ailes : il se doutait bien qu’il trouverait Amazan sur le chemin des Gaules à Sevilla.

Il le rencontra sur la frontière de la Bétique, et lui apprit le désastre de la princesse. Amazan ne put parler : il était trop saisi, trop en fureur. Il s’arme d’une cuirasse d’acier damasquinée d’or, d’une lance de douze pieds, de deux javelots, et d’une épée tranchante appelée la fulminante, qui pouvait fendre d’un seul coup des arbres, des rochers et des druides ; il couvre sa belle tête d’un casque d’or ombragé de plumes de héron et d’autruche. C’était l’ancienne armure de Magog, dont sa sœur Aldée lui avait fait présent dans son voyage en Scythie ; le peu de suivants qui l’accompagnaient montent comme lui chacun sur sa licorne.

Amazan, en embrassant son cher phénix, ne lui dit que ces tristes paroles : « Je suis coupable ; si je n’avais pas couché avec une fille d’affaire dans la ville des oisifs, la belle princesse de Babylone ne serait pas dans cet état épouvantable ; courons aux anthropokaies. »

Il entre bientôt dans Sevilla : quinze cents alguazils gardaient les portes de l’enclos où les deux cents Gangarides et leurs licornes étaient renfermés sans avoir à manger ; tout était préparé pour le sacrifice qu’on allait faire de la princesse de Babylone, de sa femme de chambre Irla, et des deux riches Palestins. Le grand anthropokaie, entouré de ses petits anthropokaies, était déjà sur son tribunal sacré ; une foule de Sévillois portant des grains enfilés à leurs ceintures joignaient les deux mains sans dire un mot, et l’on amenait la belle princesse, Irla, et les deux Palestins, les mains liées derrière le dos et vêtus d’un habit de masque.

Le phénix entre par une lucarne dans la prison où les Gangarides commençaient déjà à enfoncer les portes. L’invincible Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armés, tous sur leurs licornes ; Amazan se met à leur tête. Il n’eut pas de peine à renverser les alguazils, les familiers, les prêtres anthropokaies ; chaque licorne en perçait des douzaines à la fois. La fulminante d’Amazan coupait en deux tous ceux qu’il rencontrait ; le peuple fuyait en manteau noir et en fraise sale, toujours tenant à la main ses grains bénits por l’amor de Dios.

Amazan saisit de sa main le grand rechercheur sur son tribunal, et le jette sur le bûcher qui était préparé à quarante pas ; il y jeta aussi les autres petits rechercheurs l’un après l’autre. Il se prosterne ensuite aux pieds de Formosante. « Ah ! que vous êtes aimable, dit-elle, et que je vous adorerais si vous ne m’aviez pas fait une infidélité avec une fille d’affaire ! »

Tandis qu’Amazan faisait sa paix avec la princesse, tandis que ses Gangarides entassaient dans le bûcher les corps de tous les anthropokaies, et que les flammes s’élevaient jusqu’aux nues, Amazan vit de loin comme une armée qui venait à lui. Un vieux monarque, la couronne en tête, s’avançait sur un char traîné par huit mules attelées avec des cordes : cent autres chars suivaient. Ils étaient accompagnés de graves personnages en manteau noir et en fraise, montés sur de très-beaux chevaux ; une multitude de gens à pied suivait en cheveux gras et en silence.

D’abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et s’avança, la lance en arrêt. Dès que le roi[3] l’aperçut, il ôta sa couronne, descendit de son char, embrassa l’étrier d’Amazan, et lui dit : « Homme envoyé de Dieu, vous êtes le vengeur du genre humain, le libérateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres sacrés dont vous avez purgé la terre étaient mes maîtres au nom du vieux des sept montagnes ; j’étais forcé de souffrir leur puissance criminelle. Mon peuple m’aurait abandonné si j’avais voulu seulement modérer leurs abominables atrocités. D’aujourd’hui je respire, je règne, et je vous le dois. »

Ensuite il baisa respectueusement la main de Formosante, et la supplia de vouloir bien monter avec Amazan, Irla, et le phénix, dans son carrosse à huit mules. Les deux Palestins, banquiers de la cour, encore prosternés à terre de frayeur et de reconnaissance, se relevèrent, et la troupe des licornes suivit le roi de la Bétique dans son palais.

Comme la dignité du roi d’un peuple grave exigeait que ses mules allassent au petit pas, Amazan et Formosante eurent le temps de lui conter leurs aventures. Il entretint aussi le phénix ; il l’admira et le baisa cent fois. Il comprit combien les peuples d’Occident, qui mangeaient les animaux, et qui n’entendaient plus leur langage, étaient ignorants, brutaux et barbares ; que les seuls Gangarides avaient conservé la nature et la dignité primitive de l’homme ; mais il convenait surtout que les plus barbares des mortels étaient ces rechercheurs anthropokaies, dont Amazan venait de purger le monde. Il ne cessait de le bénir et de le remercier. La belle Formosante oubliait déjà l’aventure de la fille d’affaire, et n’avait l’âme remplie que de la valeur du héros qui lui avait sauvé la vie. Amazan, instruit de l’innocence du baiser donné au roi d’Égypte, et de la résurrection du phénix, goûtait une joie pure, et était enivré du plus violent amour.


  1. Palestins désigne les Juifs originaires de la Palestine ou Judée.
  2. Le mot anthropokaies est irrégulièrement formé. Il faudrait anthropokaustes, qui signifie brûleurs d’hommes, et non rechercheurs, comme le donne à penser Voltaire, qui probablement n’aura pas osé traduire le mot. (B.) — Cette faute a été relevée par Larcher dans son Supplément à la Philosophie de l’histoire, page 292 de la seconde édition.
  3. Charles III. Son ministre d’Aranda venait de rogner jusqu’au vif, comme dit Voltaire, les griffes de l’Inquisition. (G. A.)