La Propagande démocratique en Pologne

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La Propagande démocratique en Pologne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 90-114).

LA


PROPAGANDE DEMOCRATIQUE


EN POLOGNE.




J’ai dernièrement expliqué l’origine, le caractère et le but de cette conspiration permanente organisée dans l’exil par les démocrates polonais[1] ; j’ai tâché d’éclaircir la mission particulière qu’ils s’étaient attribuée vis-à-vis d’une société si différente de nos sociétés modernes ; j’ai montré comment ils entendaient reconstruire un peuple et ressusciter une patrie en faisant leurs paysans propriétaires pour les faire citoyens. Je n’ai point alors dissimulé les erreurs et les torts qui me semblaient compromettre la noble cause servie par ces ardens soldats. J’ai dit qu’ils avaient été trop cruellement injustes dans leurs inimitiés, j’ai dit qu’ils s’étaient trompés en prenant l’institution républicaine pour la condition exclusive et absolue du progrès national : je le crois encore aujourd’hui ; mais alors aussi je disais que la Pologne n’était pas morte tant qu’il lui restait des fils si admirables ; je disais, je sentais qu’elle vivait toujours par eux d’une vie profonde et féconde : je le crois aujourd’hui plus que jamais.

Aujourd’hui seulement il est à propos de mettre en une lumière plus éclatante cette vie cachée d’où l’avenir va peut-être sortir demain tout en armes. On a vu par quels ressorts et pour quels plans la Société démocratique polonaise s’était peu à peu formée sur la terre étrangère : voyons-la maintenant à l’œuvre sur ce sol sacré de la patrie qu’elle a vraiment reconquis par la grace sanglante du martyre, en attendant qu’elle le possède par le droit triomphant de la victoire. L’émigration à peine assise dans l’exil s’est en effet retournée contre l’impitoyable ennemi qui l’avait bannie ; elle est rentrée, de traverse en traverse, au cœur même du pays qu’on lui fermait ; elle y a repris pied par la propagande : les émigrés sont devenus émissaires. J’ai raconté leurs principes ; je veux à présent raconter leurs actions ; la foi n’est rien si l’on ne la confesse ; ils ont été jusqu’au fond de la Pologne russe, les glorieux confesseurs de la démocratie. Suivons-les donc sur le théâtre trop ignoré de leurs combats et recueillons les traces trois fois saintes qu’ils ont laissées dans leurs rudes sentiers. Il y a là des exemples qu’il faudrait, à l’heure qu’il est, écrire en lettres flamboyantes partout où l’écriture est libre, pour que cette flamme allât au loin réchauffer tous les cœurs éteints, pour qu’elle pût en ce moment même resplendir à Varsovie. Voilà pourquoi je rassemble encore quelques feuillets épars de cette histoire héroïque qui va peut-être un jour trouver son historien.

L’histoire vraie de la Pologne est depuis long-temps toute pleine de tragiques mystères ; elle est ensevelie sous les voûtes épaisses des mines, dans l’ombre des casemates et des basses fosses, dans l’ombre plus secrète encore des ames ulcérées. D’autres peuples sans doute ont été déjà des peuples martyrs, mais du moins ont-ils souffert au grand jour, et, quand ils gravissaient leur Calvaire, ils pouvaient penser que le monde les regardait. Il n’en est point ainsi de la Pologne : sa voie douloureuse est une voie souterraine. Nul ne saura les vertus qu’elle a consumées et comme enfouies dans les ténèbres de la persécution. Tout a passé là ; tout ce que le caractère national avait d’énergie, de souplesse et d’audace, tout a été absorbé par un seul et même effort : lutter, pâtir et mourir en silence ; une lutte de muets étranglés par des muets !

Aussi Mickiewicz, le poète de la Pologne nouvelle, c’est le poète des cachots. Konrad Wallenrode, le plus cher enfant de son génie, le héros des Dziady, c’est un prisonnier sublime, tantôt désespéré jusqu’à blasphémer Dieu, tantôt ravi jusqu’aux extases du mysticisme. Cette œuvre fantastique des Dziady, cette épopée grandiose qui se déroule entre des caporaux, des geôliers et des knouteurs russes, c’est presque partout une peinture de supplices dont la réalité ferait pâlir des toiles espagnoles. L’hospitalité de la France n’a pas même calmé l’imagination malade de l’illustre exilé. Ces sombres rêves de misères et de tourmens n’ont pas cessé de le poursuivre chez nous. Rien n’est triste à lire comme certaines pages de ce livre singulier qu’il donna dans notre langue il y a bientôt trois ans[2]. Je ne parle pas tant des hallucinations de sa métaphysique d’illuminé ; je parle surtout de quelques rares endroits où l’on sent l’instinct de l’artiste et la mélancolie du patriote s’allier si bien ensemble avec une si touchante étrangeté. Ainsi, par exemple, interrogeant la statuaire antique, Mickiewicz redemande à ses monumens les types slaves qu’elle a conservés. Tous ceux qu’il revendique, tous ceux qui lui représentent ses ancêtres, ce sont des types de victimes et de bourreaux. Winckelmann ou Visconti ne trouvera dans le Rémouleur qu’un esclave phrygien aiguisant le couteau avec lequel Apollon va égorger Marsyas : pour Mickiewicz, le Rémouleur est un bourreau slave, un soldat russe. Mesurez seulement l’angle facial de ce crâne déprimé : n’est-ce pas un crâne moscovite ? Étudiez sur ce visage fatigué cette expression originale de sinistre bonhomie et de résignation lugubre : ne reconnaissez-vous pas un impassible exécuteur des vengeances tsariennes ? Et les Prisonniers de la colonne Trajane, est-ce qu’ils ne ressemblent pas à ces convois de Polonais et de Lithuaniens enrôlés par force, que l’on rencontre sur les grands chemins du Nord, les mains liées et la tête basse, marchant en longues files pour aller périr au Caucase ? Et les Caryatides, les hommes-piliers avec leurs fortes épaules et leurs larges nuques, est-ce qu’on n’en aurait pas toujours les modèles dans les mines de Sibérie ? « Je ne pousserai pas plus loin les analogies, s’écrie enfin le poète désolé, il m’en coûterait trop de songer au Gladiateur mourant. »

Oui, l’esclave enrégimenté, l’esclave enchaîné, l’esclave torturé, l’esclave tourmenteur, tels sont encore les horribles tableaux sans cesse exposés aux regards de la Pologne. Elle n’a de choix qu’entre toutes ces formes de l’esclavage, et l’une ou l’autre de ces affreuses destinées attend chacun de ses fils. À contempler de pareilles perspectives, l’humeur primitive de la race s’est bientôt altérée. C’était une race vive et légère, facile au bonheur, amoureuse de mouvement et de gaieté, Slavus saltans. La Pologne a perdu cette insouciante sérénité de l’esprit slave. Le paysan polonais n’a plus lui-même grand goût pour ces joies d’enfant qui viennent encore si souvent alléger le poids du servage au fond des villages russes. La douceur des mœurs patriarcales, les bénédictions de la vie agricole ne sont guère désormais que des souvenirs sans effet, des mots sans empire. On a pour ainsi dire mutilé les ames en leur retranchant la jouissance de la patrie, et par cette plaie toujours béante s’échappent maintenant et s’enfuient tous les sentimens d’autrefois.

Un seul les a remplacés et subsiste à travers toutes les alternatives de l’exaspération et du découragement ; un seul remplit et domine ces cœurs dévastés : c’est le besoin de protester contre la tyrannie qui les écrase, protestation le plus souvent silencieuse et sourde, mais sans repos du moins et sans trêve. « Ni la compassion ni la cruauté, disait Maurice Mochnacki, ne pourront réconcilier le Polonais avec la ruine de sa patrie. Sous une domination compatissante, il se révolte, parce qu’il le peut ; sous une domination cruelle, il se révolte, parce qu’il le doit. » Il est une chanson terrible qui se chante d’un bout à l’autre de la Pologne sur un air traînant et plaintif, comme on les aime dans le pays ; c’est avec cette chanson-là que les mères endorment leurs enfans : c’est la chanson des mères polonaises. — La mère polonaise doit de bonne heure accoutumer son fils à savoir ce que c’est qu’une chaîne, ce que c’est qu’un carcan, pour qu’il ne tremble pas plus tard devant le fer de la hache, pour qu’il regarde sans pâlir la corde qui l’étranglera. La mère polonaise doit donner à son fils une prison pour berceau ; elle doit l’abreuver de sang et de fiel, l’instruire à maudire, l’habituer au mensonge, au parjure et à l’hypocrisie ; car il n’est pas destiné, comme les autres enfans des hommes, à combattre au champ d’honneur pour la liberté, il ne combattra pas à la clarté des cieux. « Celui qui va le provoquer, c’est un lâche espion ; celui qui va lutter contre lui, c’est un juge vendu ; la lice qu’il va baigner de sa sueur sanglante, c’est un cachot souterrain ; l’arbitre qui va prononcer sur son sort, c’est un ennemi qui a soif de vengeance : s’il succombe, il n’aura d’autre monument qu’un gibet, et son nom ne vivra que dans les colloques nocturnes, où ses frères le diront à voix basse. »

Cette litanie sauvage n’est pourtant qu’un fidèle écho des horreurs de la réalité. La poésie n’eût pas trouvé d’inventions aussi lamentables ; l’enfer de Dante ne vaut pas les enfers russes, car il est bien entendu qu’il s’agit ici du régime moscovite : l’Autriche ni la Prusse ne pourraient descendre à tant de barbarie. Cette barbarie néanmoins a manqué son effet : au lieu de briser les ames, elle les a repliées sur elles-mêmes ; elle leur a donné des forces plus qu’humaines pour se raidir contre leurs tourmens, pour sembler insensibles et froides au milieu de leurs plus poignantes angoisses. Et quelles angoisses, grand Dieu ! Comment les rendre ? Comment se figurer, par exemple, ces arrestations mystérieuses qui viennent en pleine nuit surprendre toute une famille ? La maison est envahie, son chef entraîné : « À ne pas vous revoir ! à ne pas vous revoir ! » s’écrie-t-il sur le seuil, et c’est là le dernier adieu qu’il laisse à tous les siens, car plutôt que de se rejoindre en Sibérie, mieux vaut ne se rejoindre jamais. La femme abandonnée reste folle de terreur, l’enfant bégaie en pleurant : — Est-ce que le Moskal est encore là ? Mais, avant de grandir en âge, l’enfant lui-même, tant il est éprouvé, grandit souvent en résignation courageuse. On n’a qu’à lire dans les Dziady l’histoire de ces vingt écoliers de Samogitie qu’on expédie pour les steppes, enchaînés sur les fatales kibitka :

« Le peuple ceignait la prison d’un rempart immobile ; les troupes en armes, les tambours en tête, se tenaient sur deux rangs, comme pour une cérémonie ; au milieu d’elles étaient les kibitka. L’officier de police s’avance à cheval : sa figure était celle d’un grand homme conduisant un grand triomphe, oui, le triomphe du czar du Nord, vainqueur de jeunes enfans ! Au roulement du tambour, on ouvre les portes de l’hôtel-de-ville ; ils sortent. Pauvres enfans ! ils avaient tous, comme des recrues, la tête rasée, les fers aux pieds. Le plus jeune, âgé de dix ans, se plaignait de ne pouvoir soulever ses chaînes, et montrait ses pieds nus et ensanglantés. L’officier de police, homme plein de compassion, examine lui-même les chaînes : « Dix livres, c’est conforme au poids prescrit. » On emmena Jancewski : je l’ai reconnu. Les souffrances l’avaient fait laid, maigre et noir ; mais que de noblesse dans ses traits ! Un an auparavant, c’était un sémillant et gentil petit garçon ; aujourd’hui, il regardait de dessus la kibitka comme le grand empereur du haut de sa roche isolée. Tantôt d’un œil fier, sec, serein, il semblait consoler ses compagnons de captivité ; tantôt il saluait le peuple avec un sourire amer, mais calme ; il semblait vouloir lui dire : Ces fers ne me font pas tant de mal. La kibitka s’élance, il arrache son chapeau de sa tête, se dresse, élève la voix, crie trois fois : La Pologne n’est pas encore morte ! et il disparaît derrière la foule. Mes yeux suivaient toujours cette main tendue vers le ciel, cette tête sans tache qui brillait au loin, annonçant à tous l’innocence de la victime et l’infamie des bourreaux. Cette main ; cette tête sont encore devant mes yeux. Si je les oublie, toi, mon Dieu ! oublie-moi dans ton paradis ! »

Cette force d’ame des enfans, combien de fois ne s’est-elle pas aussi révélée chez les femmes, et par quels traits de douloureuse patience ou de sombre énergie ! Ainsi, la comtesse Émilia Plater, l’héroïne de 1831, ne put se résigner à quitter cette chère patrie qu’elle avait tant aimée. On la disait morte en Angleterre ou en France ; elle vivait encore, il n’y a pas long-temps, au fond d’un domaine de la Pologne russe, cachée sous des habits de paysanne qu’elle porta durant des années, et durant des années réduite aux plus grossiers travaux. Traitée le jour comme une servante par les hôtes qui lui gardaient ce secret périlleux, le soir, quand tout redevenait muet et calme, elle voyait à ses pieds la famille entière lui demander pardon d’un abaissement qui faisait la sûreté commune. Rappellerai-je aussi cette mère aveugle qui passait les plus froides nuits d’hiver collée, si j’ose ainsi parler, aux murs d’une prison, dans l’espoir d’apprendre par quelque indice si la prison lui conservait du moins le fils unique qu’elle lui avait ravi ? Une fois enfin vint un cri qui la rassura, un cri sourd qui perça l’épaisseur des voûtes : son fils vivait encore, puisqu’il criait sous la verge.

« Nos souffrances sont nos exploits, » dit un poète polonais. Le mot est d’une vérité cruelle. Pour ces malheureux qui avaient perdu jusqu’à la chance de se battre, l’orgueil de bien souffrir avait remplacé l’orgueil de vaincre. Lors du procès des Polonais de Posen, les Polonais de « la couronne, » comme se nomment ceux du royaume, témoignaient témoignaient hautement le peu d’estime que leur inspirait l’attitude de leurs compatriotes vis-à-vis de la justice prussienne. Ils s’indignaient lorsqu’ils entendaient les prisonniers de Berlin se plaindre de la longueur des interrogatoires et de l’humidité de leurs cellules. — Chez nous, écrivait-on dans les correspondances de Varsovie, chez nous, le prisonnier est éveillé en sursaut à une heure du matin, interrogé par un gendarme et battu jusqu’au sang à la moindre contradiction. L’on a bien osé comparer la geôle prussienne à la geôle russe ; mais oublie-t-on déjà tout le martyrologe de nos dernières années : Grzegozewski devenu fou dans la citadelle, le sénateur Wieloglowski mort d’épuisement après un mois de prison, la fiancée de Dobrycz sortant du cachot pour aller rendre l’ame dans une maison d’aliénés, Morsztyn se brisant la tête aux murailles et Lewitu se brûlant tout vivant dans son lit pour en finir avec le supplice de leur atroce existence ? Les Polonais « de la couronne » retrouvaient ainsi au fond d’eux-mêmes cette antique jalousie qu’ils avaient jadis nourrie contre la Grande-Pologne, mais c’était maintenant pour lui disputer l’honneur d’avoir éprouvé le pire destin. « Non, vous n’étiez point malheureux, disaient-ils à leurs frères de Posen, vous qui pouviez confesser le nom de la patrie devant un tribunal public, devant une nation toute pleine de sympathie, devant des juges qui n’avaient pas cessé d’être hommes, et cependant le cœur vous a manqué plus d’une fois ! Il valait mieux que vous, notre Antoine Paprocki, lorsque, étendu sur le chevalet pour l’amour de la Pologne, il parlait encore avec le même enthousiasme de la sainteté de ses espérances ; et cela, c’était entre quatre murs, face à face avec un bourreau sans entrailles ! » Comment assez exprimer ce qu’il y a de douloureux dans l’amère rivalité de ces martyrs, qui voudraient tous avoir mérité la palme la plus sanglante ?

Tel est l’état moral au milieu duquel s’est accomplie l’action de la propagande polonaise ; tels sont les caractères qu’elle avait à mettre en jeu. Il a fallu qu’elle se tînt au niveau de cette exaltation générale des esprits, qu’elle la dominât et l’employât au service de ses principes. La tâche n’était pas facile. Pour les démocrates, en effet, il ne s’agissait point d’une conspiration immédiate ; j’ai dit avec quelle rigueur Maurice Mochnacki condamnait toute explosion prématurée : avant de conspirer, il était besoin de former des conspirateurs. La propagande, au lieu d’être un complot en activité, devait être seulement un complot en préparation, une véritable association enseignante, une sorte de Tugendbund dont les affiliés se vouassent à prêcher les doctrines. Renouveler la face de la nation en réconciliant les classes de la société, en répandant à tous les degrés des sentimens plus fraternels, c’était là le problème démocratique, et la solution voulait des années, s’il n’arrivait point à la traverse un de ces grands coups de tonnerre qui tout ensemble illuminent et foudroient. Cette solution ne pouvait manquer de paraître et trop lente et trop pacifique à ces cœurs hardis qui ne croyaient point avoir bien mérité de leur cause, tant qu’ils ne lui avaient pas donné leur sang. Aussi, à Posen, la propagande se changea-t-elle bientôt en conjuration : l’on s’occupa moins d’instruire les paysans que d’acheter des armes et de s’exercer entre gentilshommes aux manœuvres militaires sous prétexte de chasses et de cavalcades. En Russie, d’ailleurs, le fait seul de la propagande constituait un complot vis-à-vis de la police, et là, nécessairement, l’apôtre était un proscrit. Tout échoua donc en 1846, parce que tout éclatait trop tôt. Les paysans trahirent leurs seigneurs, parce que les seigneurs n’avaient point encore assez abaissé les vieilles barrières qui les empêchaient de se rejoindre les uns et les autres au sein d’une patrie commune.

Cette patrie s’enfante, à l’heure qu’il est, dans le même déchirement d’où sortent et la patrie allemande et la patrie italienne. L’universelle commotion de l’Europe va secouer l’intelligence obscurcie du paysan polonais et hâter l’éducation entreprise sans tant d’espoir par les courageux démocrates. Dans un si vaste entraînement, sous l’empire d’une révolution immense comme celle qui s’accomplit autour de nous, on perd trop facilement la trace des efforts individuels : c’est pourtant celle-là que j’aime le mieux à conserver. Si l’on ne s’attachait à faire la part des individus au milieu de ces ébranlemens instinctifs des masses, on serait souvent, en ces momens-là, bien près de penser que le libre arbitre a disparu de l’histoire humaine ; jamais, au contraire, le libre vouloir de l’homme ne s’est produit avec plus d’héroïsme que dans l’œuvre persévérante de la démocratie polonaise.


La propagande n’avait point à se comporter de la même façon sur les différens théâtres qu’elle s’était ouverts ; elle ne trouvait point partout le même sol.

Ce fut, dès l’abord, vers Posen qu’elle dirigea son attention la plus soutenue, et ce fut aussi là qu’elle réussit le mieux. La surveillance prussienne n’était point, à beaucoup près, aussi rigoureuse que celle de l’Autriche ou de la Russie, et, d’autre part, les tentatives de germanisation qui se succédèrent constamment depuis 1815 maintenaient toujours les patriotes en alarme. Ils avaient assez d’inquiétude au sujet de leur nationalité pour ne pas s’endormir sous la domination étrangère, et cette domination était assez commode pour ne pas leur ôter les moyens de lui résister. Posen était le seul morceau de la Pologne où, grâce à la landwehr, il y eût une armée polonaise toute prête et tout équipée. Puis, au milieu des Allemands et des Juifs, il se formait déjà dans Posen un petit noyau de bourgeois polonais qui devaient tôt ou tard servir d’intermédiaire entre le paysan et la noblesse. Enfin, la noblesse elle-même, communiquant sans obstacle avec l’Occident, étudiant aux écoles de l’Allemagne et de la France, était plus mûre qu’en aucun endroit de la Pologne pour l’avènement des idées modernes. Dans la pensée des gentilshommes de cette province, c’était une affaire d’honneur de prendre la tête du mouvement polonais : Posen n’avait pas bougé depuis les guerres de l’empire ; Posen devait cette fois marcher en avant. Pour beaucoup d’entre eux, il y avait là quelque chose de plus encore qu’une question d’orgueil provincial, il y avait le besoin d’une réhabilitation de famille : beaucoup comptaient au nombre de leurs ancêtres quelqu’un de ces confédérés de Targowiça qui livrèrent la Pologne aux Russes en 1792. Les maisons dans lesquelles il y a des « fils de Targowiça » sont restées marquées d’une flétrissure qui leur impose l’expiation comme un devoir : il faut racheter, en se dévouant, la honte du crime paternel. Ceux qui n’auraient pas choisi pour elle-même la cause démocratique l’embrassaient cependant comme une occasion d’infini dévouement.

Cette cause devint ainsi une religion dans Posen, et, comme toute religion, elle eut son fanatisme et son intolérance. Les démocrates rompirent violemment avec les aristocrates, et les deux partis se divisèrent par une scission plus violente que celle qui séparait les Polonais des Allemands. Les liens domestiques, si puissans en Pologne, furent convent ainsi relâchés ou brisés. On proscrivit les armoiries, et l’on faillit une fois brûler solennellement à la porte du bazar de Posen le livre d’or de la noblesse, le Blason de Niesiecki. On rétablit la vieille coutume qui commandait au seigneur d’avoir pour chaque repas un paysan à sa table. Dans le camp des démocrates, on se tutoyait sans distinction de rangs : on s’appelait frère ou citoyen, on signait ses lettres salut et fraternité. Les femmes, dont Dumouriez disait déjà qu’elles étaient « plus hommes que les hommes, » témoignaient d’un même zèle avec la même vivacité ; les mères faisaient épeler le Catéchisme démocratique à leurs petits enfans ; les jeunes filles n’acceptaient pour fiancés que des démocrates. La belle et riche comtesse Malczewsha s’habillait en paysanne.

La Pologne autrichienne se prêta moins facilement à la propagande. « En Gallicie, disait le Pfzonka, il faut avancer à coups de hache comme dans les forêts vierges de l’Amérique. » La Gallicie était, en effet, le sol privilégié des abus héréditaires, et il a tout de bon fallu la hache pour commencer à les extirper, mais ç’a été malheureusement par les mains de ce terrible pionnier qui s’appelait Szela, le paysan bourreau. L’empire de l’Autriche se défendait d’ailleurs de lui-même dans sa province polonaise, non pas à cause du bien qu’il y faisait, mais parce qu’il n’y amenait pas tout le mal qui se faisait ailleurs. Le czar a toujours tâché de russifier la Pologne et d’y mettre le culte grec à la place du culte catholique. Les Prussiens ont voulu germaniser, et la différence de religion n’a jamais cessé de les rendre suspects à leurs sujets de Posen. L’Autriche catholique se trouvait en conformité de croyance avec les populations galliciennes, et, soit indolence, soit politique, elle ne montra jamais l’envie de toucher à leur nationalité. L’aristocratie, toute-puissante en Gallicie par son opulence, s’accommodait assez bien d’un régime qui, sans mettre son orgueil à de trop rudes épreuves, lui conservait les avantages personnels des grandes positions qu’elle occupe. Enfin, les jésuites de Lemberg étaient notoirement dévoués à l’Autriche, et contre-minaient, par leurs secrètes influences, le travail souterrain de la propagande démocratique. La propagande n’avait donc pour l’aider en Gallicie que les petits propriétaires, et cette noblesse de second ordre, depuis long-temps comprimée, soit par le gouvernement, soit par les pany, n’avait plus du tout de ressort politique, plus d’initiative qui lui fût propre. Les démocrates cependant ne désespérèrent pas, et peu à peu le comte François Wiesiolowski et le poète Vincent Pol gagnèrent à leur cause beaucoup de partisans presque tous éprouvés, parce qu’ils s’étaient déjà enrôlés dans les anciennes sociétés de la jeune Pologne, de la jeune Europe, ou de la jeune Sarmatie.

A Posen et dans la Gallicie, l’action de la propagande se manifestait ainsi plus ou moins au grand jour ; la simple prédication des idées qu’elle enseignait n’étant point particulièrement regardée comme un crime, il n’y avait pas de raison pour que les missionnaires fussent obligés de recourir au mystère des affiliations cachées. Les écrits du comité central de Versailles, tous les pamphlets démocratiques étaient publiquement mis en vente à Posen ; on ne les autorisait pas en Gallicie, mais on les laissait circuler sous le manteau, sans se donner la peine de les arrêter. Les livres arrivant aussi facilement, il n’y avait pas besoin d’expédier d’agens sur les lieux. Les émissaires de la Centralisation n’apparaissaient qu’à de rares intervalles dans les pays de la domination autrichienne ou prussienne, et seulement pour jeter en passant des mots d’ordre qu’il n’eût pas été sûr d’imprimer. Les émissaires étaient, au contraire, le livre vivant de la Pologne russe ; ils y séjournaient toujours en grand nombre et long-temps. Le blocus hermétique qui ferme ce malheureux pays, la difficulté des communications qui entrave à l’intérieur le parcours des idées, tous ces obstacles accumulés par le despotisme contre le commerce des esprits ont été hardiment combattus par l’activité sans relâche des émissaires. Ces braves champions furent les seuls médiateurs entre tant d’ames fraternelles retenues par des liens de fer dans l’isolement qui les hébétait.

Pour comprendre le mérite de leur tâche, il faudrait d’abord se figurer cette lourde oppression moscovite qui vient peser sur les plus petits détails de la vie, qui les réglemente, qui les guette, qui scrute jusqu’aux derniers replis des consciences. Dans la Pologne russe, avoir une pensée qui n’ait point, pour ainsi dire, endossé l’uniforme impérial, c’est déjà haute trahison ; en parler à quelqu’un, c’est conspirer ; savoir qu’il existe une émigration polonaise et, bien pis encore, qu’il y a dans cette émigration une société démocratique, c’est un cas très grave, c’est un secret à garder pour soi ; tout au plus osera-t-on le révéler à son meilleur ami sous le sceau de quelque terrible serment. Qu’on imagine aussi combien il est malaisé dans ce pays d’espionnage d’avoir des livres défendus, et ceux-là seulement sont permis qu’on ne tiendrait pas à lire. Il n’est point de possession plus périlleuse ; l’étranger peut à peine en croire ses oreilles, quand il s’entend dire par son hôte, en signe d’une confiance illimitée, qu’il y a dans la maison une Histoire de la révolution de M. Thiers, et qu’on la lit. Les Paroles d’un Croyant, le Livre du Peuple, ont été bien des fois copiés à la main et donnés entre amis comme de précieux cadeaux. Le collaborateur anonyme de la Gazette allemande, dont j’emprunte ici les notes, raconte qu’il était une nuit dans un rendez-vous auquel assistaient un libraire et plusieurs gentilshommes ; à voir les visages effarés, les gestes mystérieux des personnages, à les entendre se jurer un silence éternel, on eût cru qu’il s’agissait d’un véritable complot : on s’entendait tout bonnement pour se procurer les couvres historiques de Schlosser.

Il était donc indispensable, vis-à-vis de la police russe, que la parole parlée remplaçât la parole écrite ; il était d’absolue nécessité que la parole se multipliât pour atteindre partout où le livre n’arriverait pas. Telle est la tâche laborieuse entreprise par les émissaires soit dans la Lithuanie, soit dans le royaume. Allant de domaine en domaine à travers les sentiers perdus des bois, errans et fugitifs sur le sol même de leur patrie, traqués comme des bêtes fauves de retraite en retraite, les émissaires ont bravé tous les dangers pour entretenir au fond des cœurs le souvenir et l’amour de la nationalité. Il y a des pages de roman dans ces existences aventureuses. Il y a des héros de légende dans cette histoire qui se perpétuera surtout par les traditions populaires. Il y a des noms qui sont déjà consacrés. L’audace fabuleuse de Zaleski, les merveilleux déguisemens de Ziencowicz, frappent encore les imaginations. Je dirai tout à l’heure la vie et la mort de Simon Konarski. Le sombre héroïsme avec lequel ces infatigables champions marchaient sans arrêter à leur but, leur muette ponctualité dans le devoir, leur résignation dans la peine, tout a fini par répandre autour de la propagande une sorte de terreur superstitieuse. Il s’est dit que les émissaires étaient justiciables de juges secrets qui punissaient la moindre hésitation d’un coup de poignard, et, de fait, on vit une fois un émissaire en tuer un autre à Cracovie ; seulement la victime n’était qu’un espion russe reconnu sur place par le meurtrier. Le mobile vrai de la discipline qui rattachait tous les agens de la propagande, c’était le dévouement à leur idée, c’était la passion démocratique. L’aristocratie émigrée avait bien aussi ses relations avec la mère patrie ; mais le plus souvent elle ne s’exposait point de sa personne, tandis que les chefs de la démocratie briguaient toujours l’honneur d’aller eux-mêmes combattre aux postes les plus avancés. Aussitôt leur service fini dans le comité, les principaux membres de la Centralisation, Victor Heltmann, Wiesniowski, Alcyato, Mieroslawski, se mettaient, suivant la formule, « à la disposition » du parti, et se disputaient les plus périlleux messages.

Ainsi travaillés par les patriotes, le royaume et la Lithuanie sont restés constamment en fermentation souterraine. Le Lithuanien est opiniâtre et taciturne ; il sait « qu’on a une bouche pour enfermer la langue ; » il garde son secret sans broncher et se relève autant de fois qu’on l’abat sans l’assommer. C’était à bon droit que l’association de Wilna se nommait l’Hydre, et l’on a vu tous les étudians lithuaniens de l’université livonienne de Dorpat jetés ensemble en prison, soumis à trois ans d’interrogatoires et de tortures, sans qu’un seul laissât échapper un mot qui le trahît. Au bout de trois ans, il fallut leur faire grace, faute de preuves, et par grace ils furent envoyés en Sibérie. — Le Polonais du royaume n’a pas sur lui le même empire ; il est plus imprudent, plus exalté ; la fibre révolutionnaire est plus sensible chez lui que partout ailleurs en Pologne, parce qu’aucun endroit de la Pologne n’a plus saigné sous l’oppression. Là, chaque famille compte un banni ; là, l’enfant à peine debout sur ses jambes sait que son père, que son frère ont été victimes du Moskal : il déteste le Moskal de naissance ; il conspire à dix ans. La conspiration est pour ainsi dire dans l’air ; elle enveloppe tout, elle risque tout. Les propagandistes du royaume ont bien osé s’adresser aux officiers russes, comme dans la dernière échauffourée de Posen on tenta d’agir sur les officiers prussiens. Lorsque les troupes russes s’installèrent solennellement dans la citadelle de Varsovie, un général bon courtisan s’écriait : « J’espère qu’on sera maintenant bien tranquille à Varsovie. — Le sera-t-on dans la citadelle ? » répondit un Juif à voix haute. Le pauvre diable paya cher sa malice, mais le mot fit fortune par tout le pays, et le militaire russe fut dès-lors en butte à mille essais d’embauchage.

Le gouvernement moscovite a contrecarré du mieux qu’il a pu cet infatigable prosélytisme. L’inquisition est en permanence dans les provinces polonaises ; « les prisons d’état y ont horreur du vide, » comme disait en plaisantant à sa manière le trop fameux Trubezkoï. Qui saura jamais le compte des misérables ensevelis sous les voûtes de la citadelle de Varsovie ? Encore si tous avaient été surpris la colère dans le cœur et les armes à la main ! mais les inspirations les plus douces du patriotisme le plus pacifique ont été repoussées ou punies par les autorités russes avec la même rigueur que les complots les plus violens. Tourguenieff a grandement raison : « Il est impossible de faire le bien en Russie, le bien le plus simple et le plus pur, sans risquer d’être la victime de son zèle et de nuire à ceux qu’on espère aider. » - Le comte Chreptowicz voulait élever à ses frais des écoles villageoises dans toute l’étendue de ses vastes domaines ; il soumet son plan au prince Dolgorouki : réponse arrive que « le comte sera bientôt mûr pour un voyage en Sibérie. » - La peste des campagnes en Pologne, c’est cette masse de cabaretiers juifs qui, non contens de voler sur l’eau-de-vie qu’ils vendent, encouragent l’ivrognerie par le crédit qu’ils lui font à gros intérêts ; marchands et usuriers, ils grugent le paysan de toutes manières, et, petit à petit, le mettent sur la paille avec une santé détruite, avec une moralité perdue. Ce sont naturellement les meilleurs locataires des seigneurs, auxquels ils paient des fermages considérables et qui prélèvent même un droit sur leur débit. Cependant la grande majorité des propriétaires avait résolu, dans la petite diète de Wilna, de ne plus laisser les auberges aux mains des juifs et d’empêcher qu’on donnât à boire sans argent. Le gouvernement russe déclara qu’il ne souffrirait point qu’on opprimât une partie quelconque de ses sujets, et cette dictature, qui, sous prétexte d’éviter la contrebande, ne s’est point fait scrupule de transplanter par centaines les familles israélites de la frontière en les livrant à toutes les horreurs de la faim, cette dictature paternelle annonça qu’elle tenait la protection spéciale des cabaretiers juifs pour « un devoir sacré. » Le gouvernement s’opposa de même au développement des sociétés de tempérance ; il les défendit avec une hypocrisie aussi révoltante. L’empereur ne voulait point, disait-on, qu’on violentât par des sermens la conscience de son peuple. C’était bien le moins, sans doute, qu’après tant de libertés ravies il lui conservât la liberté de s’abrutir.

La propagande par les idées, ce travail de réformation intellectuelle que voulait Mochnacki, s’est ainsi poursuivie dans la Pologne russe au milieu même des rêves de propagande armée. Des feuilles périodiques se sont fondées pour familiariser un public encore si neuf avec les principes les plus essentiels de la démocratie. Des journaux excellens ont soutenu ces principes dans leurs applications les plus diverses ; ils en ont très habilement poussé la prédication jusqu’aux limites extrêmes dans lesquelles le despotisme pouvait la tolérer. La Semaine littéraire, la Revue savante, la Bibliothèque de Varsovie, la Revue agronomique, sont des recueils précieux pour qui voudra constater les progrès de l’esprit public en Pologne dans ces dernières années. On y trouve à chaque page des preuves incontestables de l’intérêt toujours croissant que la classe supérieure prend à la classe d’en bas. On y voit de tous les côtés les seigneurs eux-mêmes formuler les propositions les plus humaines et les plus sages pour relever la condition des paysans, et, qui mieux est, pour les doter. L’idée fondamentale de la démocratie s’est ainsi glissée jusque sous les ciseaux de la censure russe. A l’étonnement de tout le monde, la Russie laissait passer ces discussions salutaires ; mais, toutes les fois qu’il s’est agi d’en venir à la pratique, aussitôt qu’on demandait la permission de se réunir pour arrêter quelques mesures exécutoires, fût-ce même sous la présidence des employés russes, aussitôt la permission était refusée, la matière à traiter interdite comme séditieuse. Au moindre symptôme de trouble, les premiers sur lesquels on ait toujours mis la main ont été ceux qui s’étaient le plus immiscés dans ces entreprises inoffensives.

La propagande ne trouva pas tant d’obstacles à Posen ni même dans la Gallicie. Là du moins ses idées purent se traduire par des faits. Modérés et radicaux se concertèrent à Posen pour favoriser en commun les plus belles œuvres de bienfaisance et de charité. Le paysan, déjà si avantagé par le régime prussien, fut traité doucement par son seigneur, et le seigneur lui-même se chargea souvent de lui enseigner que tous les hommes naissaient égaux. On alla dans Posen jusqu’à tenter la réalisation de certaines théories économiques des socialistes de l’Occident, et le comte Cieszkowski introduisit en principe, dans la culture de ses domaines, l’admission du travailleur au partage des bénéfices. Le généreux souffle de la pensée démocratique vint aussi vivifier cette aristocratie gallicienne que les démocrates disaient pourtant incurable. La princesse Sapieha et le prince Sanguszko fondèrent, au milieu de ce pays écrasé de misère, des ateliers publics, des institutions de prêt et de crédit. Les états de Gallicie, dans leurs sessions de 1843, de 1844 et de 1845, ne cessèrent de réclamer auprès du gouvernement autrichien pour obtenir une meilleure constitution du système qui régissait chez eux la propriété. Ils avaient créé une commission qui devait étudier le problème. Le gouvernement déclara la commission suspendue jusqu’à nouvel ordre. Avant qu’elle eût commencé sa tâche, les massacreurs de Tarnow avaient eu le temps de simplifier la question.

Ce seraient, en somme et partout, de bien médiocres résultats acquis à la propagande, ce serait une chétive récompense après de bien longs efforts, si la démocratie n’avait rien enfanté de plus pour la Pologne que ces institutions incomplètes, que ces vagues pensées de patriotisme et d’humanité. Le vrai triomphe de la cause démocratique, c’est d’avoir formé des hommes. Les situations politiques, les événemens changent ; les hommes restent. L’énergie qu’ils ont amassée sans pouvoir l’appliquer dignement, parce que l’espace leur manquait, cette énergie concentrée des grands cœurs se déploie avec éclat aussitôt qu’ils ont le champ libre. La démocratie polonaise est maintenant appelée dans l’arène, elle va nous montrer ses soldats ; nous devons avoir bonne espérance, si nous jugeons de ceux qui viendront par ceux qui sont déjà venus, par ceux qui, aujourd’hui morts ou vivans, ont déjà glorifié sa bannière.

Les précurseurs de la révolution polonaise de 1830 étaient des hommes d’épée, Soltyki, Wisocki, Zawista ; c’est du glaive de la parole et de la pensée que se sont armés pendant quinze ans les apôtres de la révolution future. Il faut choisir quelques noms au milieu de cette élite. On peut d’ailleurs représenter assez bien le caractère et les vieux des différentes parties de la Pologne, en esquissant la vie de ceux qui, dans chacune d’elles, ont été les héros du mouvement démocratique. Nous prendrons, par exemple, pour la Lithuanie, l’émissaire Konarski et le chanoine Trynkowski, le poète Pol pour la Gallicie et la Wolhynie, Édouard Dembowski dans le royaume, le docteur Liebelt à Posen.

Le procès de Simon Konarski fut, il y a déjà plus de dix ans, pour toute la Pologne russe, le triste signal d’un surcroît de persécution. Le gouvernement impérial s’était enfin mis sur la trace des associations démocratiques. Le nom de Konarski rappelle ainsi l’une des dates les plus sanglantes dans l’histoire des souffrances de la Pologne, et son martyre, son héroïsme, l’ont rendu lui-même l’objet d’un véritable culte, non-seulement parmi ses compatriotes, mais jusque parmi les Russes. Konarski racontait souvent à ses amis comment le zèle de la propagande était entré si avant dans son ame. Il avait commencé par de terribles découragemens, ne trouvant pas l’ombre d’un sentiment national chez les paysans de Gallicie dont il sondait les dispositions. Peu s’en fallut alors qu’il ne renonçât à son œuvre, et il rebroussait chemin, quand à Koenigsberg il rencontra par hasard l’ancien ministre Schoen, un des plus nobles représentans de la grande époque libérale en Prusse. Schoen s’exprimait avec amertume au sujet de la révolution polonaise de 1831, et parlait de la responsabilité qui pèserait dans l’avenir sur tous les propriétaires de Pologne si leurs paysans n’étaient pas affranchis à l’heure ou les Russes marcheraient en guerre contre le monde civilisé et Il n’y aura jamais de salut pour la Pologne, disait-il, tant que la noblesse n’aura pas compris et réparé le mal qu’elle a fait aux paysans. » Cette parole d’un homme d’état qui avait lui-même travaillé à la régénération d’un peuple releva le courage de Konarski, et jamais plus il ne chancela dans sa voie. La Lithuanie devint le principal théâtre de son activité : jeunes et vieux, serfs et gentilshommes, lui témoignèrent les mêmes sympathies. Les idées de la démocratie se répandirent partout ; on dévora les œuvres des propagandistes, et des presses clandestines, fonctionnant la nuit à Wilna dans les caves des patriotes, reproduisaient hardiment les manifestes de la Centralisation.

Fidèle à sa maxime de ralliement universel, Konarski avait admis dans l’affiliation un marchand de vins juif qui, fort estimé de ses coreligionnaires, passait aussi pour bon Polonais. Ce fut celui-là qui le vendit moyennant 20,000 roubles et des lettres de noblesse. Konarski resta des années en prison, et sa prison fut féconde en tortures de toute sorte. Rien ne put cependant lui arracher une parole : ni la privation du dormir et du manger, ni les verges, ni la corde, ni les tenailles, ni le cheval chaud, ni enfin aucune de ces cruelles inventions qui attestent, sous quelque nom que ce soit, l’industrie raffinée des bourreaux moscovites. Il lassa leur patience et ne nomma pas un complice. « C’est un homme de fer, » criait de rage l’inquisiteur Trubezkoï. Grace aux procédés de la police russe, on arriva pourtant à saisir les ramifications démocratiques. Ces procédés sont très simples : on arrête à la fois tous les parens, toutes les connaissances du prévenu, et on les soumet aux mêmes interrogatoires que le prévenu lui-même ; ce que celui-ci aurait su ne pas dire, d’autres le disent sans le savoir. Les cachots de Wilna ne suffirent plus pour contenir les accusés ; il fallut les enfermer dans les cloîtres ; les vastes bâtimens de l’université furent transformés en prison cellulaire, et bientôt étudians et professeurs y rentrèrent, non plus pour enseigner ou pour apprendre, mais pour souffrir ou pour mourir. L’instruction dura des mois, des années. Entre autres épisodes qu’elle amena, il en est un qui éclaire particulièrement certaines trames mystérieuses toujours conduites dans les profondeurs de l’empire tsarien.

Les complots militaires se sont succédé sans interruption sous les Romanow. Ils ont seulement changé de caractère depuis que la Russie communique plus souvent avec l’Occident. Ce ne sont plus des prétoriens qui se révoltent dans un tumulte brutal, ce sont des cœurs généreux qui, jusque sous l’uniforme moscovite, battent pour la justice et la liberté des nations civilisées. Il s’est ainsi trouvé des officiers russes qui ont tendu la main aux Polonais. Pestel et Bestuchew, les chefs du grand complot qui mina l’empire de 1820 à 1825, se seraient entendus avec le Polonais Kossowski, si leur alliance n’eût été rompue par cette opiniâtre animosité qui ne voulait rien de commun, « même avec les meilleurs d’entre les Russes. » L’esprit de Pestel et de Bestuchew leur a survécu dans l’armée. Un officier chargé de la garde de Konarski, le jeune Korowajew, vint une nuit trouver le martyr attaché au mur de son cachot. Il avait juré, lui et ses camarades, de sauver les prisonniers lithuaniens : maîtres des écuries de la garnison, ils pouvaient livrer les chevaux et monter tout de suite un millier d’hommes, c’était à peu près le nombre des détenus ; on se serait jeté dans les bois du voisinage, et l’on aurait gagné de là le territoire prussien. Konarski n’avait qu’à donner un signe de reconnaissance qui accréditât Korowajew auprès de ses compagnons de captivité. Konarski souleva ses fers pour écrire quelques mots, et le Russe s’en alla dans la prison montrer le billet et donner le mot dans toutes les cellules. Il en était au comte Orzeszko, qui ne comptait point parmi les démocrates et qu’on avait arrêté comme parent d’une personne suspecte. Orzeszko s’empare du billet qu’on lui présente : « On croira donc enfin, s’écrie-t-il, que je suis un fidèle sujet ! » Aucune prière ne put vaincre cette déloyauté. Le Russe Korowajew pleure et supplie au nom de la patrie polonaise ; les heures s’enfuient ; le traître s’obstine. Korowajew, à moitié fou, s’élance hors de la prison sans même penser à son salut, et se laisse prendre au jour sur la grande place de Wilna. Il disparut bientôt, ses complices furent cruellement punis ; mais une admiration presque religieuse pour le martyr polonais s’est perpétuée chez les Russes ; ils disent encore « Muet comme Konarski. »

Cette muette constance, Konarski la garda sur l’échafaud. Le jour de son exécution, l’émissaire Zaleski, celui qui avait partagé tous ses dangers, le brave dont la tête était mise à prix comme la sienne, Zaleski, déguisé en cocher, conduisait la voiture du général qui commandait la barbare solennité. Un geste apprit au héros que son ami était là pour le voir mourir et continuer sa passion. Il s’agenouilla, criant de toute la force qui lui restait : « La Pologne vit encore ! » La nuit qui suivit, les officiers russes allèrent chercher son cadavre et le déposèrent en terre consacrée ; ils prirent les chaînes qu’on ne lui avait ôtées ni pour l’exécuter ni pour l’ensevelir, et de ce fer sanctifié l’on fabriqua des anneaux qu’ils portèrent en mémoire du supplicié.

Trynkowski était au premier rang dans l’affiliation démocratique de Konarski. Chanoine et prédicateur de la cathédrale de Wilna, orateur populaire, écrivain passionné, il exerçait une immense autorité sur les masses. Quand on sut qu’il était en prison, il y avait tous les jours à la cathédrale des centaines de pauvres qui venaient pleurer leur « apôtre. » La perfidie russe inventa pour lui une destinée plus douloureuse que les pires tourmens. Un bruit sinistre fut tout d’un coup répandu, repoussé d’abord avec indignation, accueilli peu à peu avec désespoir. On racontait que Trynkowski avait fait les aveux les plus étranges, qu’il s’était reconnu coupable des plus odieuses et des plus sales actions. L’apôtre divinisé par la foule confessait à ses juges la vie d’un brigand. On aurait voulu douter : les juges montraient à leurs amis les interrogatoires signés de la main du prêtre déshonoré. Son nom était pour toujours avili, et le peuple de Wilna ne le prononçait plus qu’avec des malédictions, lorsque, après une disparition de deux ans, on le vit un jour errer le long des rues. On l’aborde, on lui parle, on lui demande comment il est libre. Le malheureux répond sans comprendre ; il avait perdu la raison ; il était fou depuis le premier jour de son emprisonnement, et c’étaient les divagations d’un fou que la justice russe avait enregistrées comme l’expression spontanée des remords d’un scélérat. La surveillance des geôliers s’était par hasard un seul instant relâchée, et l’insensé apparaissait ainsi à la lumière, comme s’il fût sorti du tombeau pour flétrir à son tour ceux qui l’avaient si lâchement flétri. Trynkowski, réintégré dans son cachot, alla bientôt mourir en Sibérie.

Il était bon que ce fût un prêtre qui travaillât à propager la fraternité des démocrates dans la dévote et mystique Lithuanie. Dans la Gallicie, dans la Volhynie, dans ces provinces « où chaque pierre sait une légende, où chaque brin d’herbe a sa chanson populaire, » la propagande devait être l’office d’un poète, de Vincent Pol. De retour dans sa patrie, après un long exil, Pol s’éloigna d’abord « des enfans pourris des nobles, » et vécut parmi les paysans, qui seuls étaient pour lui « les vrais fils de la Pologne. » Aussitôt cependant que les doctrines démocratiques commencèrent à circuler, il se rapprocha des gentilshommes, les réunit sous son influence et devint l’ame du mouvement. Emporté par l’ardeur de son imagination, il eût voulu tout de suite en venir aux mains ; il faisait ramasser de l’argent et des armes, il demandait des secours aux Hongrois. En même temps ses vers allaient partout provoquer les aspirations les plus violentes vers l’indépendance et l’égalité ; il soulevait à la fois toutes les passions révolutionnaires. La Chanson de notre pays courut sur les lèvres du peuple polonais comme une étincelle électrique qui réveillait en lui le sens endormi de la nationalité. C’est une chanson enthousiaste dans laquelle le poète passe en revue toutes les branches de la famille polonaise, toutes les régions de cette terre sainte, » dépeignant l’une après l’autre les nuances si tranchées qui diversifient le caractère commun. Il faut avoir entendu réciter ces vers-là couplet par couplet dans quelque château solitaire, auprès d’un foyer polonais, au milieu des rires et des pleurs, des malédictions et des embrassemens. Il faut avoir écouté le plus petit enfant de la maison bégayant les derniers mots du poème « Avec ce peuple, Dieu de mes pères, avec ce peuple laisse-moi semer et moissonner, et, si tu ne permets pas qu’avec lui je vive, permets du moins qu’avec lui je combatte, qu’avec lui je meure ! »

L’agitateur du royaume, Édouard Dembowski, est encore un personnage plus original que le précédent. Édouard Dembowski n’a jamais eu qu’une profession, qu’un métier : il était né conspirateur. « Le Polonais du royaume, disait le Russe Nowosilzow, conspire dans le ventre de sa mère. » Il a semblé que Dembowski voulait justifier cette insolente hyperbole. Aristocrate par la race, démocrate par conviction, millionnaire et communiste, patriote et cosmopolite, il fit servir à ses trames toutes les aptitudes qu’il tenait de la nature ou de l’éducation, tout, jusqu’aux idées philosophiques de Feuerbach, dont il était l’adepte, jusqu’à ses amours avec une pauvre fille du peuple, qu’il épousa. Incapable de reculer devant rien, audacieux comme le désespoir, portant légèrement les plus dures épreuves, les plus rudes fatigues, il joua tour à tour, en qualité d’émissaire, les rôles les plus différens avec la même perfection. Sous l’habit grossier du paysan qui fendait du bois dans un coin sauvage des Karpathes, personne n’eût jamais reconnu l’homme du monde qui habitait quelques semaines auparavant les palais de Varsovie. Poursuivi tout à la fois sur le territoire de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, Dembowski a toujours échappé, et l’on ne saurait encore, à l’heure qu’il est, percer le mystère qui recouvre ou sa mort ou sa vie. C’était lui qui publiait la Revue savante, et il dirigeait ainsi par sa plume l’activité littéraire en même temps qu’il donnait le branle aux sociétés secrètes par son activité militante. Il sut glisser dans son recueil toutes les idées de progrès, d’émancipation religieuse, politique et sociale ; il sut les dérober à la censure au moyen de ces artifices de langage contre lesquels la censure ne pourra jamais rien. Il se vantait d’être passé maître dans ce qu’il appelait « l’argot de la liberté. »

Enfin, le plus éminent de tous les démocrates qui correspondaient avec l’émigration du sein de la mère-patrie, c’était le docteur Liebelt, de Posen. On l’a vu dans le procès de Berlin soutenir dignement, à côté de Mieroslawski, l’honneur du nom polonais. Aujourd’hui que les portes de sa prison lui sont ouvertes par une révolution victorieuse, il a devant lui toute une carrière nouvelle. Fils d’un tailleur, humble litterat gagnant son pain à donner des leçons, le docteur Liebelt n’en a pas moins su prendre un empire incontesté dans son pays. La force de son caractère, sa vie sérieuse, la décision de son esprit, l’ont investi de cette grande autorité morale. Élève de Hegel, rompu à tous les problèmes de la philosophie allemande, bon mathématicien, publiciste vigoureux, il poursuivait un même but dans toutes ces applications de sa pensée : il voulait élever le niveau de l’intelligence populaire. L’éclat de son style, la noblesse, la profondeur, l’allure même quelquefois rêveuse de ses idées, à la manière de toutes les natures polonaises, tant de belles qualités assurèrent à ses écrits une vogue nationale. Liebelt a vraiment exercé dans Posen une sorte de dictature que tout le monde acceptait avec déférence ; les magistrats prussiens rendirent hommage à sa vertu lorsqu’il comparut devant eux. A Posen, à Cracovie, à Lemberg, on l’appelle partout « le patriarche, » et ce nom s’accorde bien avec sa douce gravité. Le docteur Liebelt n’a guère que quarante ans.


Voilà les soldats que la cause démocratique a fait lever sur la terre de Pologne, et je me demande, en parcourant ainsi les annales encore si récentes de cette glorieuse milice, en feuilletant ces pages encore humides de son sang ou de ses larmes, je me demande comment tant d’efforts ont si malheureusement échoué dans la campagne de 1846. Cette succession de martyres, cette filiation non interrompue de dévouemens toujours prêts, toutes les vertus de ces généreux patriotes ont abouti à la déconfiture de Posen et aux massacres de Tarnow. A quoi tient cette grande ruine qui est venue couronner des espérances si laborieusement achetées ! C’est aujourd’hui peut-être le moment de le dire très haut : les démocrates, en voulant révolutionner la Pologne au profit des paysans, avaient trop compté sur le paysan lui-même. La propagande, excellente en principe, s’était compromise et perdue par l’application. Mochnacki et ses continuateurs voyaient juste quand ils cherchaient le salut de la patrie dans l’affranchissement définitif de la population rurale là où subsistait le servage ; mais il s’agissait avant tout de ne rien brusquer dans une œuvre si délicate. Il était bien dangereux de semer tout d’abord aux quatre vents cette pensée d’émancipation, si l’on n’avait par avance assez instruit les ames pour qu’en y tombant cette pensée n’y engendrât pas la révolte. À ces ames abruties par l’esclavage, on devait ménager l’idée de liberté comme on ménage le boire aux entrailles desséchées par la soif. Faute de cette indispensable prudence, il est arrivé que les démocrates, au lieu de susciter des catéchumènes, ont, en Gallicie, déchaîné des furieux qui se sont précipités, non pas sur les seuls aristocrates, mais sur la société même. D’autre part, à Posen, les démocrates ont trop oublié que la jouissance des bienfaits d’une civilisation toute moderne avait déjà gagné les campagnes ; que les avantages du régime prussien avaient, chez le paysan, plus ou moins contrebalancé les vagues réminiscences de l’orgueil polonais ; que ces réminiscences se mêlaient d’ailleurs, chez eux, aux pénibles souvenirs de la vieille tyrannie des seigneurs leurs compatriotes, tandis que la domination des étrangers s’était constamment honorée soit par l’octroi, soit par le respect de tous les droits civils. Ni les paysans de Posen, ni les paysans de Gallicie, n’étaient encore préparés comme il eût fallu pour sentir uniquement le besoin d’une Pologne indépendante. Aux uns et aux autres, les démocrates prêchaient tout à la fois la nationalité et l’égalité ; mais ceux de Posen, toujours heureux des concessions prussiennes de 1821, n’élevaient point assez leurs désirs au-dessus de ce bien-être matériel pour soupirer très vivement après la possession d’un drapeau national, et ceux de Gallicie, courbés sous d’abominables misères, ne comprenaient par le mot d’égalité que destruction et bouleversement.

Il est à croire que le spectacle de l’Europe entière aujourd’hui si prodigieusement remuée frappera, secouera ces intelligences obscurcies à travers l’épaisse atmosphère qui les entoure. Il est surtout à souhaiter que les chefs du mouvement démocratique, les maîtres de la situation nouvelle, sachent maintenant profiter de l’expérience qui a coûté si cher en 1846. Je ne crois pas que la rage aveugle du paysan gallicien, que l’indifférence du paysan posnanien, soient des vices irrémédiables ; mais ces vices n’ont pas été redressés, ils ont été fortifiés ou négligés par les prédicateurs de la démocratie. Ce qui a étouffé presque dans son germe l’explosion de 1846, ce n’est pas seulement la promptitude des mesures arrêtées par la Prusse ou la perfidie des piéges tendus par l’Autriche ; ce n’est pas même absolument la précipitation forcée qui a fait tout éclater avant l’heure : c’est le fatal entraînement avec lequel les démocrates, en abordant l’éducation des masses, ou bien les ont poussées sur une route de violences dont on ne pouvait plus les retirer, ou bien se sont eux-mêmes bercés de théories qui leur ôtaient toute prise sur les auxiliaires dont ils ambitionnaient l’adhésion. Je veux dire plus à fond les erreurs qui ont gâté tous les rapports de la propagande démocratique avec les paysans : ces erreurs ont été la cause des malheurs d’hier, elles seraient peut-être l’écueil du grand jour qui se lèvera demain.

Je tiens d’abord à constater qu’il n’est point une seule partie de la Pologne où la fibre nationale ait encore manqué tout-à-fait chez le paysan, une fibre grossière sans doute, mais solide. L’idée de la démocratie, une fois claire dans ces esprits barbares, donnera probablement un élan plus rapide à leur patriotisme ; mais la notion de la patrie, si confuse et si trouble soit-elle, n’a nulle part cessé d’exister. Les journaux prussiens ont soigneusement signalé l’humeur haineuse de certains paysans qui venaient déposer contre leurs propriétaires dans le procès de Berlin ; ils se sont complu à relever les preuves de désaffection qui ressortaient de ces témoignages. Ils auraient dû tout au moins parler aussi du grand nombre de pauvres gens enfermés avec leurs maîtres dans la prison du Moabite ; ils auraient dû mentionner cette pétition que six mille campagnards envoyèrent au roi pour lui demander la liberté du comte Severin Mielzinski, leur seigneur. De même, en Gallicie, toute la campagne ne marcha pas sous les ordres de Szela, et le comte Wiesiolowski avait pu d’abord réunir une assez grosse troupe de paysans. Ceux des environs de Cracovie se rangèrent, au premier appel, sous le drapeau de la révolution ; ceux du royaume se tenaient prêts ; si on leur eût laissé le temps, ils avaient juré de se lever. Quant au paysan lithuanien, il est tout entier dans cette réponse adressée par l’ancien d’un village à un émissaire qui promettait le partage des terres seigneuriales : « La terre n’est pas à nous, elle est la propriété du seigneur ; ce qui est à nous, c’est la bonne langue polonaise, c’est la bonne religion polonaise, et c’est là ce que le Moskal veut nous prendre. Au diable le schisme et balayons le pays ! »

Ce n’étaient pas, sans doute, de pareils sentimens, aussi naïfs, aussi résignés, qui pouvaient hâter beaucoup le progrès de la démocratie en Pologne, et c’était pourtant de ce progrès, c’était d’une réforme sociale dans les conditions de la propriété que dépendait, comme on l’a vu, tout l’avenir de la régénération polonaise. Malheureusement la démocratie a peut-être encore plus souffert des violences dont elle s’est armée pour accélérer sa tâche, qu’elle ne perdait aux retards dont l’ignorance des masses embarrassait l’œuvre d’affranchissement.

Le langage passionné que j’ai déjà reproché au pamphlet de Mieroslawski contre les aristocrates, ces hyperboles menaçantes que tous les manifestes démocratiques dirigeaient contre les pany, produisaient, en tombant au milieu de la foule, de terribles impressions. Il en était comme de ces projectiles incendiaires qu’on lance de très loin sans jamais pouvoir en calculer tout l’effet. La poésie s’empara bientôt de ce thème politique ; elle en a vécu, elle y a puisé ses plus brûlantes inspirations. C’est à la fois la grandeur, le charme et l’inconvénient des esprits orientaux, comme le sont à moitié les esprits polonais, que les idées s’y présentent et s’y fixent beaucoup plus sous leur face poétique que par leur côté positif. Ce fut donc surtout la poésie qui répandit les idées, qui exalta les instincts démocratiques : elle grossit naturellement tout ce qu’elle toucha ; elle parla des paroles qui étaient des poignards. Le combat des dépossédés contre les privilégiés, la haine « de la noblesse asiatique, » la déification permanente des classes opprimées, voilà le sombre fond sur lequel courent les vers de Goscynski, de Krasinski, de Pol et de tant d’autres. Les gentilshommes et les grandes dames ont rivalisé de verve enthousiaste pour immoler l’aristocratie aux pieds de paysans idéalisés. Les poètes n’ont plus eu qu’un seul moyen d’être populaires, ç’a été « d’avoir un cœur pour le peuple, » d’habiller toujours les propriétaires en démons et de faire des anges avec les filles de village. Il se trouve çà et là dans ces compositions patriotiques des cris de douleur ou de colère qui devaient avoir trop d’écho, des prédictions sinistres qui n’étaient que de trop justes pressentimens. Cette littérature pénétra jusqu’aux derniers échelons de la société. L’une de ses œuvres les plus répandues, c’est la complainte d’un paysan qui, du fond de sa hutte ébranlée, dépecée par l’orage, entend les maîtres du château danser aux gais accens de leur musique ; le morceau, d’une simplicité saisissante, finit par ces mots prophétiques : « Sonnez, musiciens, et vous, messeigneurs, dansez ; laissez seulement couler quelques années encore, et le paysan viendra danser avec vous ; la danse sera joyeuse ! » Ces vers étaient d’une femme, Julia Wojkowska. Les châtelaines de Gallicie devaient bientôt voir, et de trop près, cette danse des morts que l’on rêvait dans les chaumières. « Qui sait de quelles mains nous viendra la mort ? » disait Pol au commencement de la Chanson de notre pays, et Pol lui-même a cruellement regretté l’exaltation de sa muse, quand ses chers paysans, qu’elle avait à tout prix soulevés, ont inauguré leur délivrance en mettant à prix la tête du poète, en traquant sa femme dans les bois, en se baignant dans le sang de ses amis.

D’autre part, si la Centralisation démocratique a toujours fait bonne guerre aux tentatives communistes, ces tentatives n’ont cependant pas laissé d’exercer une influence encore assez profonde, et la poésie n’est pas restée non plus étrangère à ce redoutable égarement. Plus voisine de l’Orient, la race slave s’élève plus lentement que les autres familles européennes à la conscience des droits individuels. La tribu a cessé d’être nomade en devenant agricole, mais elle garde au fond de ses souvenirs une certaine tendresse pour cette existence indivise qu’elle promenait peut-être à l’origine dans l’immensité des steppes. Toute la terre du village polonais était même, jusqu’au Xe siècle, une terre communale ; les nobles, les soldats, ne la possédaient pas en propriété, mais en garde. La propriété, l’hérédité, n’occupent ainsi qu’une place assez vague dans les traditions de l’âge patriarcal. Ces traditions ont été ressuscitées par le mysticisme de certains rêveurs ; elles ont percé hardiment dans toutes les œuvres de Mickiewicz ; elles ont saisi petit à petit l’imagination des malheureux, là surtout où les maux étaient extrêmes. Ramenées soudainement au milieu des institutions plus modernes qui ont assis la société polonaise sur le privilège aristocratique, elles ont bientôt troublé toutes les idées de droit et de devoir dans l’esprit du peuple. Avec la confusion naïve que ces pauvres gens ont faite entre le présent et le passé, les spoliations les plus révolutionnaires ont pu prendre parfois je ne sais quel aspect sentimental. — Des hommes du cercle de Bochnia entraient, il y a quelques mois, en habits de fête dans la cour du château de leur village. Le seigneur avait été tué durant les massacres ; la veuve restait seule avec sa fille ; les paysans venaient de la meilleure foi du monde demander la demoiselle en mariage pour le plus beau de leurs garçons ; ils avaient pensé, disait leur ancien, qu’en se mariant ailleurs, la demoiselle porterait les terres en d’autres mains ; ce n’était pas leur idée d’avoir un propriétaire qui ne fût point de chez eux. Ils se sentaient si convaincus de la simplicité de leur proposition, qu’on n’eut pas grand’peine à les tromper ; mais, aussitôt la tromperie reconnue, ils se vengèrent en brûlant la maison. Singulière barbarie qui débute comme une idylle et respire encore un peu l’agreste parfum des mœurs primitives !

Il s’en faut que le primitif subsiste toujours dans Posen avec cette verdeur. Le procès de Berlin a révélé tout un fond de société bien plus rassis qu’on ne l’aurait pu croire, bien plus moderne soit dans le bon, soit dans le mauvais sens du mot. Les démocrates de Posen ont eu le grand tort de ne pas tenir compte du véritable caractère que présente maintenant le pays, et de vouloir trop y travailler comme sur table rase. Le docteur Liebelt a de beaucoup diminué l’utilité de sa propagande en la subordonnant trop exclusivement à l’empire d’une théorie préconçue. Nourri des doctrines allemandes, il fondait sur les caractères particuliers qu’il attribuait à la race slave toute la civilisation qu’il édifiait dans l’avenir pour la Pologne. Il ne voulait point une civilisation germanique, point une civilisation romaine : il voulait un ordre nouveau dans lequel la société fonctionnât sans avoir besoin, pour s’organiser, d’une classe moyenne comme dans le reste de l’Europe. Il empruntait aux socialistes de la France et de l’Allemagne les argumens qu’ils ont rebattus contre la bourgeoisie, pour guerroyer d’avance contre elle dans un pays où elle a tant de mal à paraître et qui a tant souffert pour ne l’avoir pas plus tôt enfantée. Pendant que Stahl défendait l’absolutisme en Prusse, au nom de la différence des races, c’était en l’honneur de cette même distinction, en vertu de cette même fatalité de la chair et du sang, que Liebelt concluait à la démocratie pour la Pologne. Selon lui, le Polonais, homme de la campagne, naissait démocrate, comme le Français ou l’Allemand, homme des villes, naissait bourgeois et bourgeois constitutionnel ; les paysans polonais étaient destinés à devenir d’eux-mêmes le type vivant de la démocratie. Or, qu’arrivait-il justement dans Posen tandis que Liebelt, les yeux trop fermés sur la situation présente, arrangeait l’avenir au gré de ses systèmes ?

Les démocrates repoussaient bien loin l’alliage bourgeois, les institutions de l’Occident, et ces institutions pénétraient chez eux de plus en plus par le canal de la Prusse. Le paysan polonais, qu’ils pensaient garder en réserve comme le représentant futur de l’idée sociale, était lui-même atteint par le flot de la civilisation étrangère ; il était ou porté ou submergé par ce flot puissant ; il se défendait si mal contre ses approches, que sa nationalité même risquait d’y périr. Toutes les théories germaniques du docteur Liebelt n’auraient servi de rien pour empêcher la germanisation de Posen.

Cette œuvre d’assimilation patiente, cette lente conquête de la Pologne par l’Allemagne est maintenant interrompue ; il n’en restera que les bons effets, dont elle aura été l’instrument providentiel : il était temps néanmoins qu’elle s’arrêtât. Le danger ne consistait pas seulement dans la dépossession du paysan polonais remplacé peu à peu par le colon de la Saxe ou du Rhin, il était surtout dans le relâchement presque universel du lien national entre les deux grandes classes de la population. Je crois bien que la justice prussienne n’a rien ménagé pour éclairer beaucoup cette révolution morale à l’occasion du complot de Posen ; mais elle n’a pas du moins inventé les traits caractéristiques qui ont montré là toute l’étendue de l’abîme. A chaque page des procès-verbaux, on voit les maîtres exhorter en vain leurs domestiques ou leurs paysans, mettre dans ces mains infidèles des armes qu’elles laissent tomber, tâcher enfin d’entraîner au combat ces soldats mal affermis en leur montant la tête avec de l’eau-de-vie ou avec des fables. — Vincent Chachulski réveille ses bouviers au milieu de la nuit et leur dit de prendre des haches pour aller au secours d’une écluse qui menace ruine. Sept hommes le suivent à grand’peine, et, le quittant au bout de quelques minutes, vont vite se cacher dans la forêt. — Léopold Mieczkowski donne à son intendant Redmann le commandement de ses fermiers et de ses gens ; il appelle un prêtre pour se confesser ; il fait préparer sept quarts d’eau-de-vie, charger les armes et seller les chevaux ; la seule chose qu’on ait dite à la bande, c’est qu’on s’en allait en guerre. -Chez Jean Lebinski, on battait en grange quand arrive le bruit de l’insurrection ; il rassemble ses batteurs polonais et leur dit « Enfans, comptez que vous avez ici battu votre dernière gerbe ; prenez congé de moi et de vos femmes. Poleski va venir avec mille hommes, vous le suivrez ; voyez à ne pas manquer de haches, de fourches et de bonnes cordes. Vous marcherez vers Bromberg. Jetez-vous sur le militaire : il vous fusillera, vous, pour commencer ; mais bientôt il sera des vôtres, et vous passerez ensuite aux employés. Tuez-en ce qu’il faudra. Je ne vais pas avec vous, je suis trop vieux, mais je vous donne mon cher fils et mes braves chevaux. » L’un des batteurs répond qu’il est sujet du roi, qu’il lui a prêté serment dans la landwehr, et qu’il ne lèvera point la main contre lui. « Mon petit frère, dit le vieux gentilhomme, si tu ne marches pas, on te cassera la tête. » Les pauvres paysans, n’osant ni résister aux insurgés ni les accompagner, s’enfuient dans les bois. On n’aurait qu’à parcourir les annales du procès de Berlin, on multiplierait à l’infini ces bizarres tableaux.

Les modérés de Posen comprenaient bien l’infirmité d’un pareil ordre social, quand ils suppliaient les démocrates de ne pas parler avec une ostentation si provoquante des vingt millions de Polonais qui devaient, à les entendre, se lever au premier appel. Poursuivant sans tant d’impatience l’émancipation à laquelle voulaient voler les radicaux, ils sentaient que le plus énergique mobile de cette émancipation si désirée, ce n’était pas la force inerte du nombre, c’était la claire conscience d’une nationalité commune. Le Cracovien, disaient-ils, aime sa patrie autant qu’homme sur terre ; le Lithuanien prie chaque jour « pour sa divine mère Pologne ; » le Mazovien est persuadé que, « si Dieu avait à refaire le monde, il n’y mettrait que des gens de Mazovie ; » mais partout ailleurs, mais dans la masse entière du peuple polonais, quelle défaillance !

Cette défaillance du sentiment national, les modérés avaient entrepris de la combattre par une propagande toute de conciliation et de paix. Unis de cœur avec les démocrates, ils différaient dans le choix de leurs procédés politiques. Ils n’auraient peut-être pas eu cette brûlante activité qui avait introduit la pensée démocratique en Pologne : ils avaient l’activité sereine et féconde qui fait seule fructifier les pensées dignes de mûrir. Ils approuvaient le généreux dépouillement que les démocrates prêchaient aux propriétaires : ils réservaient dans l’exécution les droits de la prudence. Ils n’auraient pas improvisé chez eux notre nuit du 4 août : ils prétendaient en organiser les improvisations. Pour ranimer la nationalité languissante, ils comptaient par-dessus tout sur le développement progressif de l’instruction et de l’aisance, et, par ce double progrès, ils espéraient susciter tôt ou tard un véritable tiers-état sur le vieux sol féodal. Ç’a été là tout le plan du vertueux Marcinkowski et du comte Mielzynski, le compagnon dévoué de ses travaux. Leurs efforts, si tristement déconcertés par l’explosion de 1846, ne sauraient néanmoins avoir été des efforts stériles. Ce sont eux qui, en peu d’années, ont renouvelé la face du grand-duché, en y fondant des cercles agronomiques, des associations de lecture, des bibliothèques populaires ; ce sont eux qui ont créé les sociétés protectrices pour l’instruction de la jeunesse polonaise, prêtant surtout leur aide à l’instruction professionnelle, soutenant de leur bourse quiconque était négociant ou artisan polonais, ouvrant enfin aux marchands polonais le vaste bazar de Posen. Là devait être une exposition permanente de l’industrie nationale ; on vit là des gentilshommes tenir boutique pour vaincre les préjugés par leur exemple, et montrer au vulgaire que le commerce était dorénavant le meilleur emploi du patriotisme.

Ce patriotisme devenait, il est vrai, bien savant pour la plupart, et l’ardeur des passions qu’il ne satisfaisait pas assez, plus forte que lui, éclata malgré lui. L’intelligence polonaise n’accepte pas encore une notion trop compliquée de l’état ; les cœurs polonais ont besoin de vifs entraînemens qui ne vont pas avec la tactique régulière des politiques réfléchis. L’éducation de l’homme et du citoyen se fait presque toujours en Pologne sous la direction de la femme. « La femme aux long cheveux et à l’esprit court, » disait l’antique poésie populaire des Slaves ; — « la reine de la maison, l’ame des ames, » disent depuis des siècles les poètes polonais. On n’imagine pas, avec nos mœurs de l’Occident, l’autorité que la femme exerce dans le silence et l’isolement de cette vie rustique des châteaux, à l’ombre du foyer de famille, au fond des villages, au milieu des grands bois. Le génie polonais s’est formé sous ce gouvernement domestique ; il y a pris l’ardente sensibilité qui fait son malheur et sa puissance.

Le moment arrive pourtant où cette exaltation va trouver carrière. L’avenir qui s’ouvre aujourd’hui est assez large pour occuper ensemble et la prudence des sages et l’impétuosité des violens. Il y aura beaucoup à fonder et certainement beaucoup à combattre. Ce n’est pas trop de toutes les aptitudes nationales dans la crise suprême qui s’annonce sous de si éclatans auspices. Je souhaite que ces pages donnent ici quelque idée des forces vraies dont la Pologne dispose, des ressources qu’elle peut, qu’elle doit puiser en elle-même. Si seulement elle apprend à les bien conduire, il faudra dès demain répéter, avec plus d’espoir que jamais, le cri prophétique des légions de Dombrowski : « Non, la Pologne n’est pas perdue ! »


ALEXANDRE THOMAS.

  1. Voyez, dans la livraison du 15 février, l’article sur l’Émigration et la Démocratie polonaises. — J’emprunte encore cette fois, sinon dans leur ordre, du moins en substance, les excellentes études fournies à la Gazette allemande de Heidelberg par son correspondant anonyme. J’ai en même temps sous les yeux les actes complets du dernier procès des Polonais devant la haute cour de Berlin.
  2. L’Église officielle et le Messianisme.