La Pucelle de Chapelain et la Pucelle de Voltaire/02

La bibliothèque libre.



LA
PUCELLE DE CHAPELAIN
ET
LA PUCELLE DE VOLTAIRE.

II.
VOLTAIRE.

Chapelain croit à la vocation de Jeanne d’Arc, et c’est la foi qu’il a dans cette libératrice de la France qui l’a inspiré. À voir les beaux vers qu’a su trouver, sur Jeanne d’Arc, ce poète tant bafoué, il est évident que la foi a passé par là. Il n’y a qu’elle qui ait pu élever à cette hauteur d’inspiration la faiblesse naturelle du poète. Dans Voltaire, c’est l’effet opposé. Le poète est grand, mais son incrédulité l’abaisse ; elle corrompt son génie : à voir dans la Pucelle de Voltaire tant de vers languissans, que le poète a en vain essayé de réchauffer par la débauche, et qui sont cyniques et obscènes sans être énergiques, il est évident aussi que l’impiété a passé par là, et la pire des impiétés, parce qu’elle n’a pas même cette apparence de grandeur que l’orgueil semble donner à qui ose nier Dieu. Nier Dieu, cela peut paraître hardi ; mais nier la grandeur d’une pauvre servante qui se dévoue à la délivrance de son pays ; qui, lorsque la noblesse, le clergé, le roi lui-même, semblent avoir désespéré de la patrie, n’en désespère pas, elle qui a si peu de part à la grandeur de cette patrie, et à qui il semble qu’il importe peu, dans son auberge de village, que ce soit l’Anglais ou le Français qui règne à Paris ; nier le merveilleux témoignage rendu par la vie et la mort de Jeanne d’Arc, que ce n’est pas un vain mot et une vaine fantaisie que l’amour de la patrie, puisque les plus petits et les plus obscurs le ressentent, et qu’il y a dans l’idée des malheurs de la patrie quelque chose qui vient aggraver la misère ordinaire de leurs conditions ; nier Jeanne d’Arc enfin, qu’y a-t-il là de grand et de hardi ? Qu’y a-t-il qui soit digne d’un poète ?

Mais, nous-mêmes, que pensons-nous de Jeanne d’Arc ? Que pensons-nous de ce personnage merveilleux jeté tout à coup au milieu de notre histoire ? Est-ce un hasard ? Est-ce un miracle ?

Je ne crois pas au hasard dans l’histoire ; je croirais plus volontiers encore au miracle. Le hasard est un mot que l’ignorance emploie pour expliquer ce qu’elle ne comprend pas. Mais plus la science avance, plus la part du hasard diminue. Un mot sur l’état des esprits en France au commencement du XVe siècle montrera, je l’espère, que Jeanne d’Arc n’est point un brillant et inexplicable hasard. De 1425 à 1429, au milieu des guerres et des malheurs du temps, et à l’aide même de ces malheurs qui ont toujours quelque chose de salutaire, parce qu’ils rappellent les peuples comme les individus à la connaissance de leurs devoirs, se répandait peu à peu, en France, une fermentation patriotique et religieuse qui devait avoir ses effets. C’est tantôt un carme qui parcourt les villes de la France, assemblant le peuple autour d’un échafaud dressé en face de l’église, et là tenant des discours pour la réformation des mœurs et la délivrance de la patrie. Frère Connecte, c’est son nom, n’est pas le seul qui entreprenne ainsi la régénération du peuple par la régénération des mœurs. Un autre moine, un cordelier, frère Richard, à Paris, devant les églises, adresse au peuple de longs et pieux discours. Il montait en chaire, dit Monstrelet, à cinq heures du matin et n’en descendait qu’à onze heures. Dans ces longs sermons, il prêchait au peuple la réforme des peuples et la délivrance du pays, il expliquait l’Apocalypse ; et ce qui prouve que ces sermons n’étaient pas seulement des dissertations religieuses, c’est que les Anglais, qui étaient maîtres de Paris, au dixième sermon, forcèrent le prédicateur de s’exiler.

Il courait une prophétie de l’enchanteur Merlin, annonçant que la France, perdue par une femme, serait sauvée par une femme ; et il paraissait bien, en effet, que la reine Isabelle avait jeté le royaume à sa perte en le livrant aux Anglais ; mais qui viendrait le délivrer[1] ? Déjà une femme, Marie d’Avignon, était venue, l’année qui précéda la mission de la Pucelle, trouver le roi, lui disant qu’elle avait vu des armes, mais que Dieu l’avait avertie que ces armes n’étaient pas pour elle, mais pour une autre femme. Une autre inspirée, Catherine de la Rochelle, vint aussi trouver le roi et prêcher le peuple. Catherine de la Rochelle n’avait pas pour mission d’aller à la guerre, mais d’exhorter le peuple à apporter son argent au roi, afin de contribuer ainsi à la délivrance du pays.

Je pourrais citer encore, çà et là, d’autres traits qui montrent comment l’enthousiasme patriotique et religieux se répandait d’un bout de la France à l’autre. C’est cet enthousiasme qui a inspiré Jeanne d’Arc. Elle a exprimé et accompli la pensée du peuple indigné de sa longue oppression. Jeanne d’Arc, dont je ne veux pas contester les saintes inspirations ; Jeanne d’Arc, dont je ne veux pas nier la foi ardente et simple ; Jeanne d’Arc était en quelque sorte inévitable à cette époque. S’il n’y avait pas eu une Jeanne d’Arc à Domrémy, il y en aurait eu une autre quelque part, et le sol de France, fertilisé par la colère contre les Anglais, devait enfanter sa libératrice.

Ainsi, rien dans l’histoire qui soit accidentel, rien qui soit un hasard et un prodige. Que cela cependant ne diminue pas l’admiration que nous devons avoir pour cette merveille de notre histoire. Quand un grand évènement sort tout armé, pour ainsi dire, de la conscience des peuples, pour n’être pas merveilleux comme l’entend le vulgaire, l’évènement pourtant est merveilleux, comme l’entend la philosophie. Il n’a plus la taille d’un être humain, mais il a la taille d’un grand peuple qui revendique son indépendance. Je ne sais pas de plus merveilleuse grandeur.

Telle est l’idée que nous devons avoir de Jeanne d’Arc ; telle est, du moins, l’idée que je m’en forme après la lecture des mémoires du temps. Ce n’est pas de cette manière que Voltaire entend le personnage de Jeanne d’Arc, même quand il n’est pas poète burlesque, même quand il se pique d’être historien et philosophe. Voici comment, dans le Dictionnaire philosophique, il explique la mission de Jeanne d’Arc :

« Les curieux peuvent observer que Jeanne avait été long-temps dirigée, avec quelques autres dévotes de la populace, par un fripon, nommé Richard. » (Ce fripon, c’était ce moine, ennemi des Anglais, qui prêchait au peuple la réforme des mœurs et l’indépendance nationale.) Un fripon nommé Richard, qui faisait des miracles et apprenait à ces filles à en faire… Les faiseuses de miracles, compagnes de Jeanne, et soumises à frère Richard, se nommaient Pierronne et Catherine… »

Quel est ce personnage de Pierronne ? Pendant le procès de la Pucelle, au moment où elle allait être brûlée à Rouen, une femme, Pierrette la Bretonne, prêcha à Paris que Jeanne venait véritablement de Dieu. Pierrette la Bretonne fut brûlée aussi par les Anglais. La cause de l’indépendance nationale était devenue une religion ; elle avait ses saintes, ses martyrs et ses persécuteurs.

Où Voltaire, qui connaissait tout, mais d’une manière confuse, où Voltaire avait-il trouvé cette histoire du frère Richard dirigeant ces trois femmes inspirées Jeanne d’Arc, Catherine de La Rochelle et Pierrette la Bretonne ? Voltaire aurait été fort embarrassé, si on lui avait demandé où il avait puisé ces prétendus renseignemens historiques. Le voici.

Après le supplice de Jeanne d’Arc, comme toute la France se récriait indignée contre la cruauté des Anglais, le roi d’Angleterre adressa une lettre circulaire aux évêques, ordonnant que dans toutes les villes on fît des prédications pour enseigner au peuple le crime et le juste châtiment de Jeanne d’Arc. À Paris, un frère dominicain, un inquisiteur de la foi, fit un sermon sur ce texte officiel, et c’est dans ce sermon que se trouve l’invention du frère Richard dirigeant les trois femmes inspirées, qui voulaient la délivrance de la France. Ainsi, voilà Voltaire d’accord avec un dominicain et un inquisiteur de la foi, pour calomnier lâchement une sainte et noble fille, coupable du crime d’avoir délivré la France du joug de l’étranger.

Quelle fut l’intention de Voltaire en faisant son poème de la Pucelle ? Ici je fais une distinction. Je distingue ce que j’appelle son intention et ce que j’appelle son instinct.

C’est dans une lettre adressée, en 1734, à M. de Formont, qu’il parle pour la première fois de son poème de la Pucelle : « À l’égard du nom de poème épique que vous donnez à ces fantaisies, qui m’ont occupé dans ma solitude, c’est leur faire beaucoup trop d’honneur.

Cui sit mens grandior atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem
.

C’est plutôt dans le goût de l’Arioste que dans celui du Tasse que j’ai travaillé. J’ai voulu voir ce que produirait mon imagination, lorsque je lui donnerais un essor libre et que la crainte du petit esprit de critique qui règne en France ne me retiendrait pas. Je suis honteux d’avoir tant avancé un ouvrage si frivole, et qui n’est point fait pour voir le jour (ce qui ne l’empêcha pas, en 1754, d’en donner lui-même une édition). Mais, après tout, on peut encore plus mal employer son temps. Je veux que cet ouvrage serve quelquefois à divertir mes amis… »

Voilà donc, si nous voulons l’en croire, quelle est son intention, c’est de faire un ouvrage où il donnera carrière à son imagination, afin d’amuser ses amis en petit comité. Peut-être aussi le renom grotesque qu’avait conservé la Pucelle de Chapelain, inspira à Voltaire cette fantaisie, et il ne se crut point coupable de changer en poème burlesque un poème qui passait pour ridicule. Son intention fut peut-être moins criminelle qu’on pourrait le croire. Reste maintenant son instinct, et le caractère de son esprit ; c’est ici que nous sommes forcé de condamner sévèrement le poète.

L’instinct de Voltaire et la vocation de toute sa vie, ce fut de détruire ce qui existait. Voltaire est le plus grand destructeur de l’ancien régime, et il a certes même détruit plus qu’il ne voulait : non qu’il n’y eût beaucoup à détruire ; mais, dans la destruction, tout a-t-il été juste ? N’y a-t-il pas des innocens qui ont péri dans ce massacre de tous les principes et de tous les sentimens de l’ancien régime ? D’ailleurs, ne demandez point à Voltaire l’impartialité qui distingue le bien du mal. Implacable adversaire du passé, il n’a ni le temps ni la volonté de le juger : il le combat, il le détruit ; voilà son idée dominante, voilà son œuvre. Il nous est facile, à nous qui venons après la lutte, il nous est facile d’être impartiaux ; mais, dans la mêlée, l’impartialité nuit : elle ôte l’ardeur et la force. Voltaire n’est point impartial. Depuis quelques années, nous nous sommes repris d’un grand goût pour le moyen-âge ; nous admirons volontiers la ferveur de sa piété. Aux yeux de Voltaire, cette piété n’est qu’une superstition grossière. Il n’y a, dans le moyen-âge, en fait de religion, que des sots dupés par des fripons. Nous aimons les dévouemens chevaleresques du moyen-âge et les aventures héroïques de ses paladins : il n’y a là, aux yeux de Voltaire, qu’une fureur de bataille et l’héritage des mœurs grossières des barbares des Ve et VIe siècles. Des moines avides et débauchés, des querelles théologiques, des guerriers batailleurs à toute outrance, des guerres sans cause raisonnable, et entre autres les croisades ; voilà, selon Voltaire, le spectacle qu’offre le moyen-âge.

Comme dans la Pucelle il s’était promis, à en croire sa lettre à M. de Formont, de donner carrière à son imagination, c’est là surtout qu’il s’est livré sans réserve à l’attrait de son esprit et à son goût de dénigrement contre le passé. C’est là qu’il a pris plaisir à démolir pierre à pierre l’ordre social du moyen-âge ; c’est là qu’il a attaqué sans pitié, l’un après l’autre, les principes et les sentimens que respectait le moyen-âge ; heureux si, dans cette démolition des principes de l’ancien ordre social, il n’avait pas rencontré et renversé quelques-uns des principes nécessaires au salut de la société. La société humaine a des formes périssables et passagères qu’on peut livrer sans regret à la critique des philosophes et à la ferveur destructrice des novateurs ; mais, sous ces formes destinées au changement, il y a des principes éternels qui sont le fondement de la société et qui font sa vie. Dans son impétuosité, Voltaire attaque en même temps les maximes passagères d’une époque et les maximes éternelles de l’ordre social. L’esprit, et ce que j’appellerais la philosophie de la Pucelle, ne ruine pas seulement le moyen-âge ; il ruine la société elle-même et la rend impossible.

Voyons comment Voltaire, dans la Pucelle, détruit tour à tour les principes du moyen-âge, et les principes de l’ordre social, ce qui est pire.

Le principe politique du moyen-âge, c’est la féodalité ; et le nom poétique de la féodalité, c’est la chevalerie. La chevalerie est l’idéal de la féodalité ; c’est la féodalité élevée à son type de perfection, et par conséquent la féodalité telle que les romans seuls la connaissent. Jusqu’à Voltaire, la chevalerie était chère aux poètes ; l’Arioste l’avait respectée, il l’avait rendue plus fabuleuse et plus amusante que jamais ; mais il n’avait pas osé la rendre ridicule ; et dans Voltaire lui-même, vous savez quel éclat les souvenirs de la chevalerie donnent à Zaïre et à Tancrède. Eh bien ! comment, dans la Pucelle, Voltaire traite-t-il la chevalerie ? À chaque instant il arrive à ses chevaliers quelque mésaventure grotesque. Tout ce qui, dans les chevaliers, avait jusque-là inspiré l’intérêt, qui même, dans les romans de Scudéry et de la Calprenède, plaisait encore à Mme de Sévigné, les grands coups de lance et les beaux coups d’épée, tout cela est bafoué, ridiculisé, caricaturé à plaisir dans la Pucelle. Voyez le combat de la Trémouille et de Christophe d’Arondel :

Voilà déjà nos braves paladins

Dans un champ-clos, près d’en venir aux mains,
Tous deux charmés, dans leurs nobles querelles,
De soutenir leur patrie et leurs belles…
En tierce, en quarte, ils joignent leurs épées,
L’une par l’autre à tout moment frappées…
Ils s’acharnaient à cette noble escrime,
Voulant mourir, pour jouir de l’estime
De leur maîtresse, et pour bien décider
Quelle beauté doit à l’autre céder,
Lorsqu’un bandit des états du saint-père
Avec sa troupe entra dans ces cantons.

Le bandit enlève les maîtresses et le bagage des chevaliers.

Les champions tenaient toujours en l’air,
À poing fermé, leurs brandissantes lames,
Et ferraillaient pour l’honneur de ces dames.
……… « Oh ! oh ! dit le Breton,
« Dieu me pardonne, on nous a pris nos belles.
« Nous nous donnons cent coups d’estramaçon
« Très sottement ; courons vite après elles ;
« Reprenons-les, et nous nous rebattrons
« Pour leurs beaux yeux, quand nous les trouverons.
L’autre en convient ; et, différant la fête,
En bons amis ils se mettent en quête
De leur maîtresse. À peine ils font cent pas,
Que l’un s’écrie : « Ah ! la cuisse ! ah ! le bras ! »
L’autre criait : « La poitrine et la tête ! »


Que dites-vous de cette aventure chevaleresque, de ces plaintes, de ces cris qui sentent le malade d’hôpital, et qu’en eût pensé l’Arioste lui-même ?

C’était la première fois que la poésie traitait les chevaliers de cette façon ; mais c’est qu’avec Voltaire la poésie s’était mise au service de l’esprit philosophique. Or, entre l’esprit philosophique et la chevalerie, il y avait long-temps déjà que la querelle avait éclaté. Le patriarche de l’esprit philosophique en Europe, Érasme, avait commencé la guerre. Dès le XVIe siècle, dès que les esprits voulurent réformer ou détruire l’ordre social du moyen-âge, ils sentirent qu’il fallait attaquer la chevalerie, la féodalité, le métier des armes ; car les deux principes du pouvoir au moyen-âge étaient l’épée et la terre, c’est-à-dire la propriété acquise et conservée par la force du glaive. Ainsi je trouve dans Érasme un dialogue fort piquant entre un chartreux et un homme d’armes. Dans ce dialogue, on débat les avantages de la discipline ecclésiastique et de la discipline militaire, et Érasme donne la supériorité au chartreux sur l’homme d’armes : le chartreux est l’homme spirituel et de bonne compagnie ; le gendarme, j’allais presque dire le chevalier, n’est qu’un officier de fortune, ignorant, grossier et brutal.

Dans la Pucelle, le patriotisme est-il mieux traité que la chevalerie ? Non.

Il y a dans ce poème une prédilection pour les Anglais qui me choque, non que je veuille qu’on prône en toute occasion la valeur de nos guerriers et la beauté de nos dames ; je renvoie ces fadeurs aux vaudevilles. Cependant je n’aime pas non plus qu’on fasse toujours si bon marché de la France. S’agit-il de beauté dans la Pucelle, ce sont les Anglaises qui sont les belles. S’agit-il de bravoure, ce sont les Anglais qui sont les braves. Si Voltaire sacrifie lestement sa patrie à l’Angleterre, c’est que Voltaire voyait chez les Anglais du XVe siècle les Anglais du XVIIIe siècle ; c’est que, pendant son exil, il avait été reçu et fêté à Londres ; c’est qu’il avait pu y penser librement et y écrire contre la religion. C’est là qu’il avait fait son éducation irréligieuse ; de là sa reconnaissance qui, remontant du XVIIIe au XVe siècle, donne aux Anglais le beau rôle, le rôle des guerriers victorieux et des amans préférés ; il leur donne aussi, voulant tout-à-fait les traiter en amis, un petit grain d’irréligion et d’impiété, afin que rien ne manque à leur perfection.

Voilà déjà la chevalerie et le patriotisme immolés dans la Pucelle. Il est un autre principe, un autre sentiment encore plus cher au moyen-âge, et qui devait encore moins trouver grace devant Voltaire ; c’est la religion. Le poème tout entier est dirigé contre la religion, et je n’en suis point étonné. Comment, en effet, avec les idées de Voltaire et sa haine contre la religion, comment supporter le personnage d’une sainte fille inspirée par Dieu pour la délivrance de sa patrie ? Cette union de la foi et de l’amour de la patrie avait de quoi séduire les ames. Il fallait donc à tout prix faire de Jeanne d’Arc une grossière héroïne, une paysanne fanatique et crédule ; il fallait à tout prix enlaidir cette pure et noble figure de Jeanne d’Arc sauvant la France au nom de Dieu ! De là cette perpétuelle dérision et des saints et du paradis et de l’enfer ; de là cette triviale caricature du merveilleux chrétien. Peut-être aussi bien Voltaire avait-il de la rancune contre le merveilleux chrétien. Dans la Henriade, il avait essayé du merveilleux chrétien qui l’avait fort mal inspiré. Rien n’est si froid que le merveilleux de son poème sérieux ; il le sentait sans doute, et voilà pourquoi il a cherché à prendre sa revanche dans la Pucelle. N’ayant guère réussi quand il avait voulu traiter sérieusement le merveilleux chrétien, il a pensé qu’il serait plus heureux quand il s’en moquerait. Mais ce moqueur par excellence n’a pas mieux réussi à travestir le merveilleux chrétien dans la Pucelle qu’à le chanter dans la Henriade ; et soit qu’il y ait une sorte d’antipathie naturelle entre le génie de Voltaire et le merveilleux, soit que la moquerie devienne promptement insipide et fade, quand elle attaque les idées qui échappent à ses atteintes par leur élévation même, Voltaire n’a pas été plus heureux dans son enfer de la Pucelle que dans son enfer de la Henriade. Son enfer sérieux ne fait pas trembler, et son enfer grotesque ne fait pas rire.

Dans l’enfer de la Henriade, il avait mis dans la bouche de Henri IV quelques réflexions philosophiques, et encore Henri IV n’était-il qu’un philosophe timide. Il doutait, mais d’une façon réservée, et en homme qui ne veut pas se brouiller avec les censeurs, il doutait de la damnation éternelle des païens et des idolâtres.

Quelle est, disait Henri, s’interrogeant lui-même,
Quelle est de Dieu sur eux la justice suprême ?
Ce Dieu les punit-il d’avoir fermé leurs yeux
Aux clartés que lui-même il plaça si loin d’eux ?
Pourrait-il les juger, tel qu’un injuste maître,
Sur la loi des chrétiens qu’ils n’avaient pu connaître ?

Toute cette philosophie n’anime et n’échauffe guère le poème de la Henriade. Peut-être est-ce parce qu’elle est trop discrète et trop réservée : voyons donc dans la Pucelle, où il se donne carrière, voyons comment il entend l’enfer. L’enfer de la Pucelle est quelque peu contradictoire. Il y met d’abord les sages de l’antiquité, mais c’est un trait de moquerie contre les docteurs chrétiens qui ont cru devoir damner l’antiquité :

Vous y grillez, sage et docte Platon,
Divin Homère, éloquent Cicéron,
Et vous, Socrate, enfant de la sagesse,
Martyr de Dieu dans la profane Grèce,
Juste Aristide et vertueux Solon,
Tous malheureux, morts sans confession.

Puis il trouve plaisant de mettre aussi dans cet enfer

Un pape,
Un cardinal et quatorze chanoines,
Trois intendans, deux conseillers, vingt moines,

Clovis, Constantin-le-Grand, saint Dominique, et de faire du martyrologe la liste de ses damnés. Ah ! je me souviens qu’au Campo Santo de Pise, les peintres des XIIIe et XIVe siècles ont mis aussi des papes, des cardinaux et des moines dans l’enfer qu’ils ont peint sur les murailles de cet admirable cimetière. Mais quelle différence ! Quand les peintres du XIIIe siècle jetaient hardiment dans les flammes éternelles des papes, des cardinaux et des moines, ils croyaient à l’enfer ; ils croyaient à ces flammes éternelles où ils précipitaient leurs ennemis. Ce n’était pas un vain trait d’ironie ; c’était une protestation solennelle contre des pontifes prévaricateurs ; c’était un appel à la vengeance de Dieu. Opprimés par la tyrannie, faibles et n’ayant pour armes que leurs pinceaux et leur colère, ils dénonçaient leurs tyrans au monde et à Dieu, et ils invoquaient la justice de cet enfer même que prêchaient leurs oppresseurs. J’aime alors et je comprends ce que veulent dire ces moines et ces cardinaux jetés en enfer ; mais Voltaire, que veut-il ? L’enfer n’est pour lui qu’un mot. Qu’est-ce donc que ses damnés ? Est-ce une punition qu’il veut infliger ? Singulier juge, qui ne croit pas à la loi qu’il applique ! Censeur étrange, qui rit de la sentence même qu’il prononce !

Ainsi voilà déjà trois sentimens sacrifiés : le sentiment chevaleresque, le sentiment patriotique, le sentiment religieux. Eh bien ! je consens pour un instant à ne pas les regretter. Qu’ils périssent, si cela est possible, qu’ils périssent avec l’ancien ordre social qu’ils ont longtemps protégé et honoré : mais il est d’autres sentimens qui appartiennent à tous les temps et à tous les pays, qui se rattachent aux plus nobles comme aux plus simples devoirs de l’humanité, qui font enfin qu’on est fils, époux et père, et qu’il y a une société et une famille régulière, et non une brutale promiscuité. Disons, je le veux bien, disons adieu à l’ancien ordre social ; sacrifions la féodalité et ne la regrettons même pas sous son nom de chevalerie ; oublions aussi, quoique le sacrifice soit plus pénible, oublions la gloire de l’ancienne France, et mettons les Anglais au-dessus des Français ; immolons même au ridicule le sentiment religieux ! mais les sentimens qui maintiennent et sauvent la famille, ce qui fait, je ne dis pas le gentilhomme, le guerrier ou le moine, mais l’honnête homme, mais l’homme simple et droit qui ne veut avoir à baisser les yeux devant personne, comment ces saints et respectables sentimens sont-ils traités dans la Pucelle ? Qu’est-ce que ces amours sans cesse promenés de l’un à l’autre ? Qu’est-ce que cette prostitution universelle et ce pêle-mêle. du libertinage ? De tous les vices de la débauche, y en a-t-il un qui ne soit pas chanté, préconisé, donné en exemple dans la Pucelle ? Il y en a un seul, je me trompe, et c’est l’adultère ; mais c’est qu’il est impossible, car personne ne s’y marie !

Et lorsque le poète est sous le joug de cet esprit de débauche et de brutalité, lorsqu’il est inspiré par je ne sais quel souffle qui semble lui venir de l’enfer, non de cet enfer terrible et vengeur qui faisait trembler les ames du moyen-âge devant l’horreur des peines et la difficulté d’être innocent, mais d’un enfer cynique et honteux, tel que le compose l’assemblage des vices qui croupissent au sein des vieilles sociétés, lorsqu’il est livré à cette ivresse du mal, quelles étranges fantaisies, grand Dieu ! quels honteux égaremens ! Que dirai-je ? Il y a des différences qui séparent l’homme de la brute, il y a des signes que Dieu a donnés à l’homme pour le distinguer du bétail, des signes qui font sa dignité : Voltaire abat ces impérissables barrières mises entre l’homme et l’animal ; il mêle, il confond, il dégrade l’humanité, mais alors aussi (Dieu est juste !) il perd son génie en punition de sa brutalité.

Je sais que l’antiquité a aussi métamorphosé l’homme ; mais quelle grace dans ces antiques fictions ? Comme la poésie s’emploie à les embellir au lieu de les dégrader ! Quel art pour éviter l’image, non de la volupté, mais de l’indécence ! Sous le taureau qui entraîne Europe, je reconnais le dieu tout-puissant qui, d’un signe de sa tête, fait trembler les cieux ; je le reconnais dans cet air de beauté et de jeunesse, dans ce port gracieux et doux, dans ce poitrail caressé sans terreur par Europe, dans ces cornes entrelacées de guirlandes de fleurs.

Modo pectora præbet
Virgineâ plaudenda manu, modo cornua sertis
Impedienda novis
.


Alors mon imagination se laisse aller aux attraits de la fiction, comme Europe elle-même au charme inconnu qui l’attire.

Ausa est quoque regia virgo
Nescia quem premeret tergo considere tauri
.

Que me parlez-vous encore des égaremens de la Vénus antique ? La poésie a tout couvert de son voile enchanté. Hélas ! après ces brillans et gracieux souvenirs, puis-je encore parler des métamorphoses des héros de Voltaire ? Quel grotesque effronté ! quel honteux cynisme ! Il a, comme Ovide, un hermaphrodite ; mais, tour à tour homme et femme, son hermaphrodite est, sous sa double forme, l’image de la laideur. Qu’est devenue cette charmante fiction d’Ovide où l’élégance supplée à la pureté ; où la grace remplace la décence ! Où sont ces baisers de sœur que la Salmacis d’Ovide demande au jeune hermaphrodite ?

Poscenti nymphæ, sine fine sororia saltem
Oscula, jamque manus ad eburnea colla ferenti
.

Et prenez-y garde ! Ce n’est pas même au nom de la morale que je condamne ces honteuses inventions. Voltaire veut être poète libertin : qu’il le soit ; mais pour l’honneur des soupers du Temple dont il a été long-temps le commensal, pour l’honneur de Chaulieu dont il s’est dit l’élève dans sa jeunesse, qu’il garde au moins quelque élégance dans la débauche, quelque bon goût dans le libertinage. Permettons le vice ; mais arrière l’ordure et la saleté !

Fatal ascendant de l’esprit de dénigrement et d’ironie ! La peinture de la volupté même en souffre, Voltaire ne sait plus la décrire ; il la dégrade, il la profane ; elle devient triviale et laide. Son imagination gâtée et pervertie salit et défigure tous les personnages qu’elle touche ; le vice même y perd. Que sera-ce de la vertu ? Que sera-ce de ces personnages nobles, gracieux et purs, que l’histoire lui a donnés ? Que deviennent-ils entre ses mains ? Hélas ! à peine touchés par la baguette de cet enchanteur impur, ils se rapetissent, ils s’abaissent. Image pour ainsi dire de l’enfer de Milton, où les anges déchus, dès qu’ils entrent dans le fatal pandemonium, se rapetissent et se métamorphosent, tout à l’heure encore anges de lumière, et gardant toute leur grace et leur beauté, maintenant reptiles impurs qui rampent sur le sol. Voilà ce que deviennent, dans le poème de Voltaire, les plus purs et les plus gracieux personnages de notre histoire. Il prend notre Jeanne d’Arc, que Villon, cet enfant des ruisseaux de Paris, a chantée avec respect, lui qui a respecté si peu de choses, et à qui il a donné la beauté pour la récompenser de sa vertu :

Et Jeanne la belle Lorraine,
Qu’Anglais brûlèrent à Rouen ;


il prend Jeanne d’Arc, et il écrase à plaisir, sous le masque d’une grossière paysanne, la sainte et noble figure de notre héroïne ; il prend Agnès Sorel dont François Ier a chanté la beauté et le courage, Agnès Sorel qui tient place dans le roman de notre délivrance, et il en fait je ne sais quelle prostituée qui passe de mains en mains. Dunois est un chevalier malencontreux, la Trémouille une dupe qui court sottement après Dorothée, Charles VII un prince dépouillé de son trône et trahi par sa maîtresse. C’est ici vraiment l’île impure de Circé, et quiconque entre dans ce cercle d’odieux enchantemens, perd sa forme et sa beauté.

In villos abeunt vestes, in crura lacerti.

Ce poème est une caricature de l’humanité, une longue dérision de l’homme. Je voudrais pouvoir dire qu’un pareil ouvrage est un accident et un hasard dans notre littérature, que c’est une mauvaise pensée qui a traversé l’esprit de Voltaire, mais que la nature et le caractère de l’esprit français n’y sont pour rien. Malheureusement, je suis forcé de reconnaître que cette épopée honteuse est, jusqu’à un certain point, la fille de l’esprit français, fille dégradée et dégénérée, hâtons-nous de le dire, créée dans un jour de débauche, mais qui montre, par le genre même de ses excès et de ses égaremens, ce que peut devenir cet esprit de doute, de scepticisme et d’indépendance qui fait l’esprit français ; esprit admirable, tant qu’il est contenu par la règle, tant qu’il reconnaît un frein, et d’autant plus puissant alors qu’il se modère, et que sa force éclate dans sa soumission même. Mais, quand il a brisé les rênes salutaires qui le retenaient, quand il se livre à toutes ses fantaisies, quand il s’abandonne à toute la témérité de ses pensées, alors il aboutit à l’anéantissement de tous les sentimens moraux et religieux, à la destruction de tout ce qui est beauté, grace, décence, bon goût ; il aboutit à la Pucelle.


Saint-Marc Girardin.
  1. Histoire des ducs de Bourgogne, t. V