La Puissance coloniale de l’Angleterre

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La Puissance coloniale de l’Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 683-694).
LA
PUISSANCE COLONIALE
DE L’ANGLETERRE

L’extension progressive et continue de la puissance coloniale de l’Angleterre est un des grands spectacles qu’offre l’histoire. Pour accomplir ce grand ouvrage, il a fallu que l’infatigable complaisance de la fortune vînt en aide à la tenace obstination d’un peuple. Les commencemens ont été fort petits et semblaient annoncer moins un dessein préconçu que les incertitudes d’une volonté qui se cherchait. On ne savait pas trop ce qu’on faisait, et les premiers succès ont étendus à la faveur des circonstances plus qu’au talent ou à la vertu. En politique comme en littérature, les œuvres les plus admirables sont les plus involontaires, celles où l’intention paraît le moins. Pour préparer Homère, il a fallu toute une génération d’aèdes, de compositeurs de ballades, la plupart fort médiocres, sans autre règle que leur instinct, incapables de gouverner leur talent et qui chantaient comme chantent les oiseaux, sans pouvoir ajouter une note à l’air que leur enseignait la nature. Ensuite est venu le génie, et ces ballades ont produit l’Iliade. Pour créer l’empire colonial dont la Grande-Bretagne est si justement fière, il a fallu une longue préparation, un ensemble de circonstances fortuites et d’essais incohérens. Les intérêts particuliers ont servi au bien commun; tout s’est arrangé par une sorte de fatalité. Les Anglais ont été mis au monde pour dominer sur les mers comme les abeilles pour faire du miel ; ils se sont abandonnés à leur destinée dès qu’ils l’ont connue.

Quand les ambitions et les entreprises d’un peuple sont conformes à son génie naturel, ses passions, ses vices, ses fautes, tout concourt au succès. Si les derniers Stuarts avaient été plus sages, plus tolérans, une foule de leurs sujets n’aurait pas traversé l’océan pour aller chercher un lieu de repos et de liberté où leur conscience put respirer à l’aise. Si tel gouverneur anglais avait eu un peu plus de scrupules ou un peu moins de goût pour la rapine, des procès de murs mitoyens, que des arbitres eussent réglés en deux heures, n’auraient pas produit des guerres de conquête. Si le gouvernement britannique n’avait pas été entraîné par l’inquiétude de son humeur ou par ses animosités jalouses contre d’autres puissances à prendre parti dans des disputes de marchands où son intérêt n’était point engagé, vingt états n’eussent pas été bouleversés. Les déraisons de la haine venant en aide à la cupidité, des querelles de comptoirs ont enfanté des révolutions, et le grand empire de l’Inde est né dans l’ombre d’une arrière-boutique.

L’Angleterre, dans les dernières années de la reine Elisabeth, ne possédait aucun territoire hors d’Europe. Elle avait vu avorter ses premiers projets d’établissemens lointains ; elle était encore u la vieille île solitaire, le nid d’un cygne dans un grand étang. » Sous les deux premiers Stuarts, elle colonise la Virginie, la Nouvelle-Angleterre, le Maryland. Durant tout le XVIIe siècle, ta marine s’accroît, se perfectionne sans cesse, et les Hollandais ne peuvent balancer longtemps ses menaçans progrès. Cromwell avait pris la Jamaïque à l’Espagne, le Portugal laisse Bombay à Charles II, la Hollande lui cède New-York. Au siècle suivant, à travers les vicissitudes d’une nouvelle guerre de cent ans, cette hautaine dominatrice des mers nous dépouille pièce par pièce de notre empire colonial. Que ne possède-t-elle pas aujourd’hui ? À l’immense Canada, à quelques-unes des Antilles, à toutes ses dépendances de l’Afrique du Sud, elle a ajouté l’Australie, et à ces groupes d’états, qui lui sont unis par les liens d’une commune origine, par la religion, par le caractère comme par le sang, elle joint une souveraineté sans contrôle sur plus de 200 millions d’Hindous.

En matière de colonies plus qu’en toute autre chose, il est moins difficile de créer que de conserver. Pour s’emparer de vastes territoires, il a suffi à tel conquérant d’avoir beaucoup d’audace, aidée de quelque bonheur. Mais pour garder ses conquêtes, il faut joindre à l’intrépidité dans les desseins l’esprit de suite, la politique, l’art du gouvernement. Après les grandes découvertes des Christophe Colomb et des Vasco de Gama, toutes les nations européennes qui avaient une porte et une fenêtre ouvertes sur l’Océan ont conçu la pensée de s’approprier quelques-unes de ces terres nouvelles dont venait de s’enrichir le globe ; elles se sont toutes ruées sur leur proie, et le Portugal, l’Espagne, la France, la Hollande, aussi bien que l’Angleterre, se sont formé un empire aux extrémités du monde. Mais ces puissances n’en conservent plus que des débris, l’Angleterre a fait main basse sur leurs dépouilles, elle a gagné tout ce qu’elles ont perdu. Les Anglais en concluent qu’ils ont seuls le génie colonisateur. Ce qu’il faut leur accorder, c’est qu’instruits par de dures expériences, ils ont abandonné les premiers le vieux système colonial, qui considérait une colonie comme une ferme dont on percevait la rente, avec la seule préoccupation d’en augmenter continuellement le rapport par des lois fiscales fort oppressives. On oubliait que les exigences tyranniques d’un propriétaire qui veut à toute force accroître son revenu réduisent le fermier au désespoir. Quand ce fermier est un peuple et qu’on lui donne trop de dégoûts, il lui arrive quelquefois de déclarer que la ferme est à lui, et il reçoit à coups de fusil les huissiers qu’on lui envoie pour le saisir.

Ce qui est plus admirable que l’immense étendue des possessions anglaises, c’est la facilité relative avec laquelle le Royaume-Uni les retient dans son obéissance, en variant, selon les pays, ses principes, ses méthodes, ses pratiques de gouvernement. Dans ses véritables colonies, qui sont comme un prolongement de la Grande-Bretagne par-delà l’océan, il a établi le self-government; il les autorise à s’administrer elles-mêmes, il leur octroie les douceurs et les agitations du régime parlementaire, qui de toutes les habitudes de l’Anglais, où que le transportent les hasards de sa destinée, est celle qui lui tient le plus au cœur; il aurait plus de peine à s’en passer que de son roast-beef et de sa théière.

Mais l’Inde n’est pas une colonie ; comment l’Angleterre aurait-elle pu penser à coloniser ce pays de vieille civilisation, où la population est fort dense et dont le climat est meurtrier pour les enfans qui ont les cheveux blonds et les joues roses? L’Inde est une conquête et pourtant n’est pas un pays tributaire. Il suffit à la Grande-Bretagne que les Hindous ne lui coûtent rien, qu’ils se chargent de défrayer eux-mêmes le gouvernement militaire qu’elle leur impose, son armée de 200,000 hommes, dont 65,000 seulement sont Anglais. Voilà une forme de gouvernement bien différente de celle qu’on trouve à Melbourne, à Québec et au Cap : « Dans nos colonies, a dit un écrivain anglais, tout est neuf, tout date d’hier ou d’avant-hier. Elles sont habitées par une race progressiste et placée dans les circonstances les plus favorables à tous les genres de progrès. Elles n’ont pas de passé, et elles voient s’ouvrir devant elles un avenir sans limites. Gouvernement, institutions, tout leur vient d’Angleterre et on y voit fleurir la liberté l’industrie, l’esprit d’invention. L’Inde, au contraire, est comme accablée par le fardeau de son passé et semble n’avoir pas d’avenir. On y trouve à l’état de pétrifications les plus vieilles croyances, les plus vieilles coutumes, le fatalisme, la polygamie, les antiques sacerdoces. le despotisme des âges primitifs. Dans un tel pays, aucune forme de gouvernement constitutionnel n’est possible; il faut une dictature pour le maintenir dans l’ordre et pour protéger sa frontière du nord contre le dangereux voisinage de la vaste steppe asiatique, avec ses Osbegs et ses Turcomans. C’est ainsi que la même nation qui étend une de ses mains vers l’avenir du globe et joue le rôle de médiateur entre l’Europe et le nouveau monde, étend son autre main vers le passé le plus reculé de l’espèce humaine, gouverne l’Asie comme il convient à l’Asie d’i lie gouvernée et continue les traditions du Grand-Mogol, dont elle est devenue l’héritière. »

Il est fort naturel qu’en songeant à ce vaste empire colonial qui porte aux quatre coins du monde la gloire de leur nom, les Anglais éprouvent des tressaillemens, des émotions d’orgueil, qu’ils le comparent avec complaisance à l’empire romain et que cette comparaison les remplisse d’admiration pour eux-mêmes, Il y a chez eux une école d’impérialistes à outrance et à plumet, qu’on a appelée the bombastic school. Ces impérialismes se plaisent à considérer la Grande-Bretagne comme une Venise colossale à qui l’océan sert de rues. Ils sont fiers d’avoir une souveraine plus grande, plus glorieuse que le roi Salomon, qui recrutait dans tous les pays ses esclaves de corvée et auquel les vaisseaux de Tarsis apportaient de l’or, de l’argent, de l’ivoire, des singes et des paons. Ils promènent leur imagination dans cet ensemble de territoires sur lesquels le léopard a posé sa griffe, et ils aiment à penser que le soleil ne s’y couche pas, qu’à chaque heure du jour, il y a un point du globe où une trompette anglaise sonne la diane. Ils sont fermement persuadés que, sous peine de déchoir, l’Angleterre se doit à elle-même d’agrandir encore ses possessions, qu’il y va de sa dignité, que ce n’est pas assez de garder, qu’il faut prendre et qu’elle ne prendra jamais trop, que ses poches sont assez grandes pour y loger l’univers à l’aise. Ils sont également persuadés qu’elle fait beaucoup d’honneur aux peuples qu’elle consent à s’annexer, que, pour quiconque n’a pas eu l’avantage de naître dans l’île prédestinée, c’est une gloire au moins d’être gouverné par des Anglais. Ces impérialistes de l’école bombastique se regardent naïvement comme une race supérieure, et il entre beaucoup de mépris dans leur philanthropie. « Commence par te laver les mains, disait l’un d’eux à un petit décrotteur italien, qui lui offrait gracieusement ses services; les bottes que tu vas cirer sont des bottes anglaises..

Mais l’Angleterre est un pays de libre discussion, où toutes les opinions ont cours, où toutes les hérésies trouvent des partisans. Les conclusions de l’école bombastique sont combattues énergiquement par une école de pessimistes qui font bon marché de la grandeur coloniale du Royaume-Uni. Ces critiques chagrins sont pour la plupart ou des positivistes, enclins à penser que toute nation doit s’occuper avant tout de son propre bonheur et laisser aux habitans des archipels du Pacifique le soin de jouir de la vie comme ils l’entendent, ou des utilitaires, qui ont une aversion instinctive pour les aventures romantiques et qui en toute rencontre se demandent : « À quoi bon ? » ou des démocrates disposés à croire que, dût-elle y perdre l’empire des Indes, l’Angleterre ferait une bonne affaire en se débarrassant de sa chambre des lords.

Quel que soit leur programme politique, ces pessimistes s’accordent à considérer les colonies comme une charge, comme une gloire fort onéreuse. Ils jugent que les possessions lointaines sont une grande source de difficultés et de déconvenues, qu’en se répandant sur le monde, l’Angleterre s’est créé mille embarras, qu’en reculant indéfiniment ses frontières, elle a multiplié comme à plaisir ses endroits vulnérables, qu’avoir des fermes dans tous les coins de l’univers, c’est avoir partout des inquiétudes. « Nous avons, disent-ils, le bonheur et le privilège d’être des insulaires, et le fossé d’eau salée qui clôt de toutes parts notre maison nous mettait hors d’insulte. Nous pourrions vivre dans une douce sécurité si la fureur d’acquérir le bien d’autrui ne nous avait poussés dans les aventures. Nous voilà désormais à la merci des accidens et des alertes. Nous sommes obligés de nous occuper anxieusement chaque jour de ce qui se passe en Turquie, de ce que disent les Égyptiens, de ce que pensent les Persans, de ce que méditent les Afghans ou les Transoxiens. Qui nous condamne à cette inquiète vigilance ? C’est l’Inde, que nous avons le malheur de posséder et dont nous sommes tenus de surveiller les routes. À quoi sert d’avoir un grand jardin quand on ne cultive dans ses plates-bandes que des chagrins et des malheurs ? » Ces pessimistes estiment d’ailleurs, avec Turgot, que les colonies sont comme des fruits qui se détachent de la branche dès qu’ils sont mûrs, que tôt ou tard l’Angleterre perdra les siennes, et ils lui conseilleraient volontiers de devancer les temps, de renoncer volontairement aux biens qui doivent la quitter un jour, de livrer elle-même à la fortune ce que la fortune se dispose à lui prendre. Il est certain que ne rien posséder est le meilleur moyen de n’avoir rien à craindre des voleurs ; mais jusqu’ici il ne s’est trouvé aucun millionnaire qui eût l’air d’être sensible à cette considération. Il est dur d’être volé, il l’est encore plus de n’être pas volable.

Il a paru récemment en Angleterre un livre sur la question coloniale, dont l’auteur n’appartient ni à l’école des impérialistes à outrance ni à celle des pessimistes. M. Seeley, professeur d’histoire moderne, a réuni dans ce livre deux séries de leçons qu’il avait faites à l’université de Cambridge et qui avaient été fort remarquées[1]. M. Seeley mérite qu’on l’écoute, car il sait beaucoup et il voit de haut. Il a sa façon particulière de comprendre son métier d’historien ; il est arrivé à se convaincre que le fond de l’histoire est la politique. C’est une de ces découvertes qu’il faut refaire de temps à autre, au grand déplaisir des petits chroniqueurs, des amateurs de chinoiseries, des soi-disant peintres de mœurs, qui attachent plus d’importance à une anecdote qu’à un événement. M. Seeley n’admet pas que l’histoire soit destinée à amuser notre imagination et nos petites curiosités, ni qu’il convienne de l’égayer, de la rendre agréable par des artifices et des ornemens postiches; il répond tout net à ceux qui la trouvent ennuyeuse : « Tant pis pour vous, c’est votre faute, tâchez d’être moins sots ou moins frivoles. « Il pousse la sévérité jusqu’à prétendre que les débats parlementaires, les tournois d’éloquence, les intrigues des cours, la biographie des grands hommes ne sont pas l’objet le plus digne d’occuper un historien, qu’il doit porter surtout son attention sur les lois qui président à la formation des états, à leurs influences réciproques, à leur prospérité comme à leur décadence, et qu’il importe davantage de savoir comment l’Angleterre est devenue l’Angleterre que d’enrichir de nouveaux détails le tragique récit des aventures du prétendant Charles-Edouard ou de découvrir quel fut le véritable auteur des Lettres de Junius.

Si M. Seeley a peu de goût pour les chroniqueurs qui tâchent d’amuser leur monde, il n’en a pas davantage pour les historiens qui visent à l’édification. Il ne croit pas que dans ce monde le vice soit toujours puni, la vertu toujours récompensée. Il accorde que la grandeur coloniale de l’Angleterre a été acquise en partie par des moyens peu justifiables, que ceux qui ont travaillé à la fonder n’étaient point des héros sans reproche ni des chevaliers sans fraude, qu’ils ont souillé leur gloire par leurs violences et leur rapacité, qu’ils se sont montrés peu scrupuleux dans leurs négociations avec leurs ennemis ou leurs alliés, que les meilleurs d’entre eux rappellent Abraham et Énée, qui n’avaient qu’un médiocre respect pour les droits de leur prochain. Mais il estime, comme Voltaire, « que la métaphysique et la justice se mêlent peu des querelles des hommes et que les premiers principes n’entrent point dans les affaires du monde. « Il déclare que le bon droit n’est pas toujours une garantie de prospérité, que les pratiques un peu louches ont souvent produit d’excellens résultats, que le Dieu qui nous est révélé dans l’histoire n’est pas un moraliste, et M. Seeley ne se pique pas d’être plus moral que la destinée.

Ce philosophe a l’esprit fort mesuré, et les exagérations des impérialistes à plumet répugnent à son bon sens. Selon lui, si étonnante que paraisse la puissance coloniale de la Grande-Bretagne, il n’y a rien de miraculeux dans cette affaire. Elle a su guetter les occasions, mettre à profit les circonstances et trouver son bonheur dans le malheur des autres. Elle n’a joué qu’un rôle secondaire dans l’âge héroïque des découvertes maritimes; elle n’a pas déployé l’audacieux génie des Portugais, elle n’a produit ni un Vasco de Gama ni un Magellan. Dans le temps où Jacques Ier octroyait des privilèges aux colons de la Virginie et de la Nouvelle-Angleterre, nous fondions plus au nord nos deux établissemens de l’Acadie et du Canada. Plus tard, sous Charles II, quand William Penn créait la Pensylvanie, le Français La Salle, par une des prouesses les plus mémorables qu’ait enregistrées l’histoire des grandes explorations, reconnaissait toute la contrée qui s’étend des grands lacs aux sources du Mississipi ; il descendait ce fleuve jusqu’au golfe du Mexique et jetait les fondemens de notre colonie de la Louisiane. Comme le remarque M. Seeley, si la France a vu se déchirer son empire colonial, cela tient moins aux défaillances de son génie et de son caractère qu’à sa situation de puissance occidentale, qui l’obligea toujours de subordonner l’intérêt de ses possessions d’outre-mer aux nécessités de sa défense ou de sa politique européenne. Ce n’est pas sa faute si les destinées n’ont pas voulu qu’elle fût une île.

En ce qui concerne l’Inde, M. Seeley représente à l’école bombastique que la conquête en a été plus facile qu’il ne semble. L’Inde n’est pas un peuple, l’Inde n’est qu’une expression géographique, une agglomération de pays, de races et de royaumes. Pendant sept siècles avant l’arrivée des Anglais, elle avait été la proie des envahisseurs, et une succession de despotes étrangers lui avait appris à obéir. Baber, le chef de la dynastie mogole, n’était qu’un petit aventurier, qui, dépossédé de son royaume tartare par une invasion d’Osbegs, s’empara d’un autre petit royaume dans l’Afghanistan. Soixante-dix ans plus tard, l’empire qu’il avait fondé s’étendait sur la moitié de l’Inde. Après la chute du Grand-Mogol, l’immense péninsule se trouvait plongée dans un état de confusion et d’anarchie qui rendait aisées toutes les entreprises, favorisait toutes les audaces. Pour la subjuguer, il suffisait de découvrir que les armées recrutées par ses princes ne pouvaient tenir contre la discipline européenne, et que, d’autre part, il était très facile à un général européen d’enseigner cette discipline aux soldats indigènes et de les prendre à son service. Ces deux découvertes avaient été faites par Dupleix; les Anglais n’ont été que ses disciples. Sans contredit, les quatre grands gouverneurs qui ont donné l’Inde à l’Angleterre, lord Clive, Warren Hastings, lord Wellesley et lord Dalhousie, ont montré dans leur administration comme dans leurs conquêtes des talens peu communs. Mais il ne faut pas trop s’étonner que cent mille Anglais retiennent sous leur domination deux cent millions d’hommes profondément divisés par leurs jalousies de caste, par leurs haines religieuses, et qui ne connaissent d’autre sentiment national qu’un patriotisme de village. « Les nations, nous dit M. Seeley, ont les articulations un peu raides, elles apprennent difficilement une nouvelle espèce du mouvement, elles se contentent volontiers de faire ce que leurs pères faisaient. La population de l’Inde était accoutumée à obéir en silence à tout gouvernement qui était en possession du pouvoir, quoique ce gouvernement fût étranger, comme le nôtre, et même quoiqu’il fût oppressif et féroce, comme le nôtre ne l’est pas. »

Mais si les hyperboles et les rodomontades des impérialistes sont mal accueillies de M. Seeley, il est encore plus opposé aux conclusions des pessimistes. Il ne s’extasie pas devant la grandeur de l’empire britannique; il paraît même douter que les grandes nations soient aussi heureuses que les petites, il incline à penser que les sages ont des plaisirs que ne connaissent pas les propriétaires. Il n’en conseille pas moins à son pays de conserver précieusement tout ce qu’il a pris et gagné dans le grand combat pour la vie, et sa philosophie produit en lui le même effet que chez d’autres la chaleur de l’enthousiasme. Il objecte aux pessimistes qu’en renonçant volontairement à ses conquêtes, l’Angleterre renierait tout son passé ; que les colonies n’ont pas été pour elle, comme pour certaines puissances, un de ces articles de luxe qu’on tâche de se procurer après qu’on a pourvu au nécessaire, qu’elle les a toujours considérées comme l’intérêt suprême auquel elle subordonnait tous les autres, qu’elle a fait guerre sur guerre à la seule fin de s’étendre en Amérique, en Asie et en Afrique; que, depuis trois siècles, l’agrandissement de son empire colonial a été la loi souveraine de sa politique, l’axe autour duquel a tourné toute son histoire. Le marquis de Saint-Séverin déclarait au congrès d’Aix-la-Chapelle que le roi Louis XV son maître voulait faire la paix non en marchand, mais en roi. L’Angleterre, pendant plus de deux siècles, n’a fait que des guerres de marchand, et Dieu nous garde de le lui reprocher ! Ce sont de triâtes guerres que celles qui ne rapportent rien. Mais, quelles que fussent ses combinaisons, qu’elle s’alliât à la France, à la Prusse, à l’Autriche, ou qu’elle soulevât toute l’Europe contre Napoléon Ier, il y avait toujours dans les brumes de l’horizon, dans quelque océan, au bout du monde, une métairie ou un comptoir qu’elle convoitait. Plus d’une fois elle aurait pu dire, comme ce négociant hollandais qui n’était pas toujours très délicat dans les opérations de son négoce : « Si on pouvait par mer faire un commerce avec l’enfer, je hasarderais d’y aller brûler mes voiles. » L’Angleterre a toujours été le bon marchand dans tous les pactes qu’elle a pu conclure avec l’enfer, elle n’y a jamais brûlé que les voiles des autres.

M. Seeley allègue aussi que lorsqu’une nation a entrepris de porter sur les rivages les plus lointains les croyances, les mœurs, les inventions de l’Europe, lorsqu’elle s’est imposé le devoir de civiliser les barbares et d’arracher à leur torpeur séculaire des sociétés décrépites, elle ne saurait, sans déshonneur, faillir à sa mission et à ses engagemens. A la vérité, il n’insiste pas beaucoup sur ce point. Il n’est pas absolument convaincu qu’on rende les hommes plus sages ou plus heureux en leur donnant des besoins nouveaux et des idées qu’ils ne comprennent qu’à moitié. Il semble préférer l’églantier sauvage aux rosiers mal greffés. « Notre civilisation occidentale, nous dit-il, n’est peut-être pas le glorieux chef-d’œuvre que nous aimons à nous représenter. » Quand on lui vante les bienfaits de l’éducation anglaise dans l’Inde, il réserve son jugement. Il répond en philosophe académique : « J’espère qu’il en est ainsi, j’aime à le croire : I hope so; I trust so. » Il craint qu’on ne supprime le froment avec l’ivraie, les bonnes institutions avec les mauvaises, qu’il n’y ait une corruption secrète attachée à certains progrès. On a détruit dans l’Inde le brigandage et les brigands, on y a établi l’ordre et la paix, l’immensa majestas pacis romanœ. Ceci est certain, le reste est douteux.

Mais, quels que soient ses doutes et ses réserves, M. Seeley estime que les sociétés, comme les individus, ne peuvent se dérober à leur destinée, qu’un peuple qui a du talent pour la colonisation est condamné à coloniser toujours. Il admet bien que les vocations nationales ne sont pas toujours l’ouvrage de la pure raison, qu’un instinct aveugle, un entraînement fatal y ont souvent plus de part que la réflexion. Peut-être l’Angleterre eût-elle bien fait de résister aux séductions du Nouveau-Monde et de demeurer, comme au temps de Shakspeare, « un nid de cygne dans un grand étang. » Peut-être se fût-elle bien trouvée d’avoir perdu, comme la France, son empire colonial. Quoi qu’il en soit, un péché qui a duré trois siècles n’est pas une de ces méprises qu’on répare en un jour. Un homme qui s’est fait avocat et qui découvre à cinquante ans qu’il était né pour la médecine s’avise trop tard de son erreur; elle est sans remède. Le mieux qu’il puisse faire est de continuer à plaider; peu importe qu’il plaide avec dégoût, pourvu qu’il plaide avec talent, et quand on a du talent, il n’y a pas de sincérité dans les dégoûts. « Il faut en prendre notre parti, dit M. Seeley à ses compatriotes, et, bon gré mal gré, nous accommoder de notre sort. Cessons de dire que l’Angleterre est une île située sur la côte nord-ouest de l’Europe, qu’elle a une surface de 120,000 milles carrés et trente millions d’habitans. Cessons de penser que nos émigrans qui passent les mers quittent l’Angleterre ou sont perdus pour elle. Cessons de croire que nos vraies affaires sont celles qui se traitent dans le parlement qui réside à Westminster, que les autres ne nous concernent point. Accoutumons-nous à embrasser d’un seul regard notre immense empire, à le considérer comme le véritable Royaume-Uni. » Le véritable Anglais selon le cœur de M. Seeley est une sorte de chauvin cosmopolite, dont les pensées habitent cinq continens, sans parler des îles, et dont le moi remplit l’univers. D’un pôle à l’autre, il est présent et chez lui dans tous les climats, sous toutes les latitudes. Qu’il vive à Londres ou à Sheffield, sur les bords de la Severn ou de l’Ouse, il sent passer sur son front les vents alizés et les moussons de la mer des Indes; il y respire des joies et des chagrins qui lui arrivent d’Afrique ou d’Asie. Il a dans les quatre parties du globe des affaires de famille; chaque matin, il se jette sur son journal pour lui demander des nouvelles de ses frères du Cap et de son cousin le Canada, et il dit à la vieille Angleterre : « Tu n’es pas ma patrie, il y a des Anglais partout, et le monde est mon village. »

Nous doutons que les argumens fatalistes de M. Seeley fassent une grande impression sur la majorité des Anglais. Dire à un peuple que ses ancêtres ont commis une lourde faute, il y a trois siècles, et que son devoir est d’en supporter les conséquences avec une résignation enjouée est un raisonnement aussi dur que celui des prédicateurs qui croient au péché originel, et qui nous engagent à accepter de bonne grâce notre damnation éternelle pour une faute que nous avons commise quand nous n’étions pas nés. En matière de politique coloniale ou autre, nos voisins n’ont jamais accepté les décrets de la Providence que sous bénéfice d’inventaire et, pour eux, la question se réduit à ces termes : « Si nous venions à perdre nos colonies, la prospérité de notre commerce en souffrirait-elle ? » Or la majorité de la nation est intimement persuadée que la prospérité de son commerce est intéressée dans la conservation des colonies, et nous pouvons être certains que le parlement qui réside à Westminster ne s’avisera jamais de restituer l’Inde aux Hindous ni d’abandonner l’Australie à qui voudra la prendre.

Au surplus, ce n’est pas un instinct aveugle qui poussa l’Angleterre à courir les mers; le penchant qui l’entraînait avait l’autorité d’un oracle. C’est une question agitée par les naturalistes de savoir si l’organe produit la fonction ou si la fonction développe l’organe, si l’oiseau vole parce qu’il a des ailes, ou s’il a des ailes parce qu’il vole. Le fait est que l’oiseau nous semble ne pour voler et que l’Angleterre a navigué du jour où elle a été vraiment l’Angleterre. Son destin n’a eu qu’à lui faire un signe, elle s’est élancée vers lui à travers le monde. Jamais vocation ne fut écrite au ciel en caractères plus lisibles. Des insulaires très actifs, très ambitieux, qui doivent renoncer à s’agrandir aux dépens de voisins qu’ils n’ont pas, en viennent bien vite à regarder la mer comme une grande route qui mène partout. Ils acquièrent par degrés toutes les qualités du marin, parce qu’ils ne peuvent s’en passer et que les hommes, comme on l’a dit, réussissent surtout dans les choses qui leur sont nécessaires. Si leur île a été tellement favorisée de la nature qu’elle possède en abondance et le fer et le charbon, ils ne se contentent pas, comme les Hollandais, d’être les facteurs, les courtiers de l’Océan, ils deviennent peu à peu aussi industrieux que marins. A mesure que leur population s’accroît et que leur industrie se développe, leur pays suffit moins à les nourrir et en même temps leurs manufactures, leurs usines fabriquent beaucoup plus qu’ils ne peuvent consommer. Ils avaient commencé par n’avoir besoin de personne, ils ont désormais besoin de tout le monde. L’univers est à la fois leur fournisseur et leur client; ils lui demandent leur subsistance et la lui paient en marchandises. A leur prodigieuse activité ils ajoutent le génie commercial, qui consiste à ne pas attendre la commande, à l’aller chercher jusqu’au bout de la terre, dût-il en coûter gros, car le vrai commerçant, qui joint à la hardiesse de l’esprit la sûreté du calcul, ne se refuse jamais aux dépenses utiles, qu’il envisage comme des avances faites à la fortune, et la fortune récompense toujours les bonnes grâces qu’on a pour elle.

On ne saurait trop admirer l’art avec lequel l’Angleterre fait tout servir à son commerce. Ses missionnaires se répandent, s’insinuent dans les régions les plus fermées, non-seulement pour y annoncer un Dieu crucifié, mais pour ouvrir de nouveaux débouchés aux marchandises de leur pays. Ils sont à la fois d’austères moralistes, des prédicateurs pleins d’onction et d’excellens commis-voyageurs. Comme on l’a vu à Madagascar, ils s’appliquent à persuader aux indigènes qu’ils convertissent qu’un homme vêtu d’étoffes anglaises a plus de chances qu’un autre d’entrer dans le royaume des cieux. Une pensée commerciale se mêle à toutes les entreprises philanthropiques de l’Angleterre. En changeant d’idées et d’opinions, un peuple modifie ses mœurs, ses habitudes; on l’initie à des besoins qu’il ne connaissait pas, et l’Anglais est là pour les satisfaire. On s’était proposé longtemps de laisser l’Inde telle qu’elle était, de l’abandonner à Brahma et à Mahomet; on la regardait « comme un paradis inviolé, où ne devait pénétrer aucun missionnaire. » On a depuis changé de système, et on s’en est bien trouvé. Vers 1811, s’il en faut croire Mac-Culloch, le commerce de l’Angleterre avec l’Inde n’était guère plus important que celui qu’elle avait avec Jersey. En 1881, l’Inde a importé pour plus de 700 millions de francs de marchandises anglaises. C’est l’argument décisif, invincible, le rocher contre lequel viennent se briser tous les raisonnemens des pessimistes. S’ils répondaient que les colonies ne sont pas nécessaires, que les comptoirs suffisent, on pourrait leur prouver, l’histoire à la main, que pour faire l’éducation d’un pays, il faut s’en rendre le maître, que tous les comptoirs prospères tendent à devenir conquérans, et que d’ailleurs, ils ont besoin comme les colonies d’être protégés contre toute insulte, qu’ils imposent des charges sans offrir les mêmes avantages.

On peut affirmer hardiment, sans être un grand prophète, que l’Angleterre ne lâchera aucune de ses colonies et qu’elle continuera de se plaindre bruyamment des soucis qu’elles lui donnent. L’Anglais aime à se plaindre de sa félicité, à gémir de son opulence, sous le poids de laquelle il succombe; il se considère volontiers comme le martyr de son bonheur. Il éprouve quelquefois de grandes fatigues de tête en faisant le compte de sa fortune, et il est tenté de regarder sa migraine comme un méchant tour que lui joue la malice de ses ennemis et de dire à la Providence : « Voilà ce que je souffre pour ton service ! » Nous ne voulons pas prétendre que toutes ses inquiétudes soient vaines, que personne ne convoite son bien, qu’il n’ait pas à se défendre contre les larrons. Mais nous croyons qu’il est souvent lui-même son plus grand ennemi par l’intempérance de ses désirs, par sa fâcheuse habitude de s’accorder tous les privilèges et de tout refuser à ses voisins. Nous savons par une récente expérience combien il est ombrageux, à quel point les succès des autres le contristent, lui causent des accès d’humeur noire. Ne semblait-il pas que nous lui prenions le Tonkin? Il n’est pourtant pas seul dans le monde, et aucun décret divin ne lui a réservé la souveraineté absolue des mers, le monopole du commerce.

Il est également certain que les mesures de précaution que les Anglais jugent nécessaires pour s’assurer la paisible possession de leur empire de l’Inde sont fort gênantes, que les autres nations ont le droit d’y trouver à redire. D’année en année on a vu croître leurs exigences. Jadis, ils se contentaient de déclarer qu’ils ne souffriraient jamais que l’Egypte tombât aux mains d’une puissance étrangère, et ce principe était admissible. Aujourd’hui, il leur faut l’Egypte, ils veulent la prendre et la garder, et ils reprochent à leur gouvernement de trop ménager les convenances, les susceptibilités du reste de l’Europe. Ils ressemblent à un propriétaire qui posséderait une riche métairie fort éloignée de son château, et qui prétendrait réserver pour lui seul l’usage des grands chemins qui y conduisent. Les grands chemins sont à tout le monde, et ce sont les prétentions exagérées qui mettent en danger les métairies.

Les Anglais nous prodiguent les bons conseils, ils nous engagent à cultiver les vertus domestiques et tranquilles, ils nous enseignent que les gens de bien répugnent aux aventures et ont toujours aimé à rester chez eux. Il nous est permis à notre tour de leur représenter les avantages de la modération, qui est la plus utile des vertus. L’accord de la France et de l’Angleterre est une garantie de sécurité pour les deux pays; un conflit sérieux entre elles serait de toutes les guerres étrangères celle qui ressemblerait le plus à une lutte intestine. Mais pour faire les bonnes amitiés, il faut que chacun y mette du sien. Nous apportons la cordialité, que les Anglais tâchent d’être raisonnables, et nous ferons bon ménage. Tout le monde s’en trouvera bien, excepté ceux qui ont intérêt à nous brouiller.


G. VALBERT.

  1. The Expansion of England, two courses of lectures, by J.-R. Seeley. Londres, Macmillan and C°.