La Puissance des ténèbres/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 109-129).


ACTE QUATRIÈME


Soirée d’automne. — Clair de lune. — Intérieur de cour. — Au milieu un vestibule. À droite, l’izba d’hiver et une porte cochère. À gauche, l’izba d’été et une cave. On entend des voix avinées sortant de l’izba. — La voisine sort du vestibule avec la commère d’Anicia.



Scène PREMIÈRE

LA COMMÈRE, LA VOISINE

LA VOISINE

Pourquoi donc Akoulina n’est-elle pas sortie ?

LA COMMÈRE

Pourquoi ? Elle le voudrait qu’elle n’en aurait pas le loisir. Les parents du fiancé sont venus pour faire sa connaissance, mais elle, ma petite mère, elle est étendue dans l’izba d’été et elle ne montre pas même le bout de son nez, ma chère.

la voisine

Pourquoi ça ?

LA COMMÈRE

On lui aura jeté un sort. Elle a des crampes dans le ventre.

LA VOISINE

Est-ce possible ?

LA COMMÈRE

Mais… (Elle lui chuchote dans l’oreille.)

LA VOISINE

Oh ! en voilà un péché ! Mais si les parents du fiancé l’apprennent ?

LA COMMÈRE

Comment l’apprendraient-ils ? Ils sont tous ivres. Et puis, ce qu’ils cherchent surtout, c’est la dot ; ce n’est pas peu de chose qu’on donne à cette fille, ma petite mère : deux pelisses, six robes, un châle français, je ne sais plus combien de pièces de toile et de l’argent et, à ce qu’on dit, deux billets de cent…

LA VOISINE

Dans de pareilles conditions, il n’y a pas grand plaisir à toucher l’argent. Quelle honte, commère ! Chut ! C’est le père du fiancé ! (Elles se taisent et rentrent dans le vestibule.)



Scène II

LE PÈRE DU FIANCÉ. Il sort du vestibule ; il a le hoquet.

LE PÈRE, seul.

Je suis cuit ! Quelle chaleur ! Il faut que je me rafraîchisse un peu ! (Il respire fortement.) Dieu sait ce qu’il y a ! Mais il y a quelque chose qui ne me va pas. Nous verrons ce que dira la vieille.



Scène III

LE PÈRE, MATRIONA

matriona, sortant du vestibule.

Ah ! Moi qui cherchais partout le compère ! Te voilà, mon cher. Eh bien ! Grâce à Dieu, tout va bien. Quand il s’agit de marier un enfant, ce n’est pas le moment de faire du fla fla, et d’ailleurs ce n’est pas dans mon caractère, mais comme vous êtes venus avec de bonnes intentions j’espère qu’avec l’aide de Dieu, vous nous en aurez une reconnaissance éternelle, car la fiancée, vois-tu, est une fille rare. Tu pourrais chercher dans tout l’arrondissement, tu n’en trouverais pas une pareille.

LE PÈRE

Oui, certes, mais il faut tout de même prendre ses précautions pour l’argent.

MATRIONA

Pour l’argent, tu peux être tranquille. Tout ce qui lui revient de ses parents ira avec elle. Par le temps qui court, ce n’est pas peu de chose que trois billets de cinquante.

LE PÈRE

Nous ne disons pas le contraire. Un enfant est un enfant. Arrangez ça pour le mieux.

MATRIONA

Moi, compère, je te dis la vérité vraie. Sans moi, tu n’aurais jamais trouvé une fille pareille. Les Kormiline l’ont déjà demandée en mariage, mais je m’y suis opposée. Pour l’argent, je t’ai dit la vérité. Le défunt (que le bon Dieu le reçoive dans le royaume céleste !) se mourait, et il a ordonné à la veuve de prendre Nikita. Moi, par mon fils, je sais tout. Quant à l’argent, il a ordonné de le remettre à Akoulina. Un autre à sa place en aurait tiré son profit, mais Nikita, lui, rendra tout. Et quelle somme !

LE PÈRE

Le monde prétend qu’on lui en avait laissé davantage. Ton Nikita est un garçon adroit.

MATRIONA

Eh ! mon pigeon blanc, une tranche de pain dans la main du voisin paraît toujours plus grosse. On lui donne ce qu’il y a. Laisse là tes calculs et termine l’affaire. Quelle fille ! Jolie comme un cœur ?

LE PÈRE

Je ne dis pas non, mais nous nous demandons, ma vieille et moi, pourquoi elle n’est pas sortie. Et si elle est infirme ?

MATRIONA

Elle, infirme ? Mais tu n’en trouveras pas une autre comme elle dans tout l’arrondissement. Elle est ferme, dure comme de l’acier ! Tu la connais, voyons ! — Quant au travail, tu peux être tranquille. Elle est un peu sourde, je ne dis pas, mais les meilleures pommes ont un ver. Et si tu veux savoir pourquoi elle n’est pas sortie, c’est qu’on lui a jeté un sort, oui. Je connais même la main qui l’a fait. On savait qu’il y avait des fiançailles et on a jeté le sort. Mais je suis maligne, et je sais un mot pour rompre le charme. Demain, elle sera debout. N’aie donc aucune crainte pour elle.

LE PÈRE

Eh bien alors, c’est entendu.

MATRIONA

Seulement, tu sais, ne va pas te dédire, et ne m’oublie pas.

voix de femme, dans le vestibule.

Il est temps de partir, Ivan.

LE PÈRE

J’y vais ! (Ils sortent.)



Scène IV

ANICIA, ANIOUTKA

anioutka, sortant du vestibule et appelant Anicia du doigt.

Mère !

anicia

Quoi ?

ANIOUTKA

Viens ici, mère, pour qu’on ne nous entende pas. (Elle se dirige vers le hangar.)

anicia

Eh bien ? Où est Akoulina ?

ANIOUTKA

Elle est dans le hangar. Si tu la voyais, c’est terrible. — « Que je meure, qu’elle dit, je n’en peux plus ! Je vais me mettre à crier, qu’elle dit, de toutes mes forces. Que je meure ! »

ANICIA

Elle attendra. Faut d’abord reconduire nos hôtes.

ANIOUTKA

Oh ! maman, comme elle souffre ! Et puis elle est fâchée ! — « Ils perdent leur temps à vouloir me vendre, car, moi, qu’elle dit, je ne veux pas me marier. Je vais mourir ! » Oh ! maman, pourvu qu’elle ne meure pas ! J’en ai si peur.

ANICIA

Ne crains rien, elle ne mourra pas ! Ne va pas la voir, va-t’en ! (Anicia et Anioutka sortent.)



Scène V


MITRITCH, seul. Il entre par la porte cochère et se met à ramasser le foin épars par terre.

Oh ! Dieu ! saint Nicolas le miséricordieux ! Ce qu’ils ont avalé d’eau-de-vie ! Quelle odeur ils ont répandue ! Ça pue jusqu’ici… Mais non… je n’en veux pas d’eau-de-vie ! Je n’en veux pas ! Voyez un peu le foin qu’ils ont éparpillé ! Un peu par ici, un peu par là, finalement cela fait une botte. Quelle odeur ! On dirait que j’ai un verre d’eau-de-vie sous le nez ! Ah ! qu’il aille au diable ! (Il bâille.) Il est temps de se coucher. Je n’ai pas envie de rentrer dans la maison. L’odeur me monte dans le nez toute parfumée, la gueuse ! (On entend le roulement d’une voiture qui s’éloigne.) Les voilà partis ! Oh ! Dieu ! Nicolas le miséricordieux ! Ils cherchent tous à se fourrer dedans les uns les autres ? Des bêtises, tout ça !



Scène VI

MITRITCH, NIKITA

nikita, entrant.

Mitritch, va te coucher, je ramasserai le foin.

MITRITCH

Bien ! Alors, donnes-en aux brebis. Ils sont partis, hein ?

nikita

Oui, mais ça ne va pas et je ne sais que faire.

MITRITCH

En voilà une affaire ! Qu’est-ce que cela fait ? Y a les Enfants-Trouvés ! On peut en perdre autant qu’on veut, ces maisons-là les ramassent toujours. Amène-leur en autant que tu voudras, ils ne te demanderont pas de comptes ; on paye même la mère, si elle veut s’engager comme nourrice. Ah ! c’est bien simple aujourd’hui !

NIKITA

Je t’en prie, Mitritch, s’il arrive quelque chose, ne bavarde pas trop.

MITRITCH

Qu’est-ce que cela me fait ? Fais disparaître les traces comme tu l’entendras. Oh ! comme tu sens l’eau de vie ! Je rentre. (Il s’en va bâillant.) Oh ! Seigneur.



Scène VII


nikita se tait longtemps. Il s’assied sur un traîneau.

En voilà des affaires !



Scène VIII

NIKITA, ANICIA

anicia, entrant.

Nikita, où es-tu donc ?

Nikita

Ici.

Anicia

Que fais-tu assis ? Nous n’avons pas de temps à perdre. Il faut l’emporter tout de suite.

Nikita

Qu’est-ce que nous allons donc faire ?

Anicia

Je viens de le dire. Fais ce que je te commande !

nikita

Il vaudrait mieux le mettre aux Enfants-Trouvés.

anicia

Eh bien, porte-le si tu veux. Tu es fort pour faire des saletés et quand il faut les réparer, il n’y a plus personne.

NIKITA

Que faut-il donc faire ?

ANICIA

Je te l’ai dit. Va dans la cave. Creuse une fosse !

NIKITA

Il n’y aurait pas moyen de s’arranger autrement ?

anicia, le contrefaisant.

Autrement ! Il paraît qu’il n’y a pas moyen autrement. Tu aurais dû y penser plus tôt. Va où on t’envoie !

NIKITA

Ah ! quelle affaire ! quelle affaire !



Scène IX

Les Mêmes, ANIOUTKA

Maman ! La sœur t’appelle. Il paraît qu’elle a un bébé. Que je meure ! je l’ai entendu crier.

ANICIA

Qu’est-ce que tu inventes ? Que la paralysie te casse les os ! Ce sont des petits chats qui miaulent. Rentre et dors ! Autrement tu vas te faire corriger.

ANIOUTKA

Maman chérie, vrai, je te jure !

anicia, levant la main.

Je vais te… que je ne te voie plus ici ! (Anioutka s’enfuit.)

anicia, à Nikita.

Va faire ce qu’on t’a dit, sinon prends garde à toi ! (Elle sort.)



Scène X

NIKITA, seul ; il se tait longtemps.

NIKITA

Oh ! quelle affaire ! Et ces femmes ! Malheur ! — « Tu aurais dû y penser plus tôt, » qu’elle dit. Est-ce que j’avais le temps d’y penser ? L’été passé, cette Anicia s’est mise à tourner autour de moi. Je ne suis pas un moine ! Quand le patron est mort, j’ai racheté ma faute, comme je devais. Je n’y étais pour rien. Est-ce que cela n’arrive pas tous les jours ?… Y a ensuite l’histoire des poudres… est-ce que c’est moi qui l’ai engagée à agir comme elle l’a fait ? Si je l’avais su alors, je l’aurais tuée, la chienne ! Pour sûr, je l’aurais tuée ! Elle m’a rendu complice de toutes ses saletés, la salope ! Ce qu’elle me dégoûte, depuis ce temps-là. Quand la mère m’a raconté ça, je l’ai prise en dégoût, tellement que je ne peux plus la voir. Comment peut-on vivre avec elle ? Alors nos histoires ont commencé. Puis la fille s’est mise à me courir après. Qu’est-ce que cela pouvait me faire ? Si ça n’avait pas été moi, ça aurait été un autre. Et voilà le résultat ! Et ce n’est toujours pas ma faute ! Oh ! ces affaires ! (Il reste un moment pensif.) Et comme elles sont audacieuses, ces femmes ! Qu’est-ce qu’elles n’ont pas imaginé ? Mais je ne m’y prêterai pas !



Scène XI

NIKITA et MATRIONA. Elle sort vivement avec une lanterne et une pelle à la main.

MATRIONA

Te voilà comme une poule sur sa couvée ! Qu’est-ce que ta femme t’a dit ? Prépare ton affaire !

NIKITA

Qu’est-ce que vous allez faire !

MATRIONA

Cela nous regarde… Fais ce qui te concerne.

NIKITA

Ah ! vous m’entortillez !

MATRIONA

Est-ce que tu voudrais reculer ? Dès qu’il faut agir, tu recules !

NIKITA

Mais quelle affaire ! C’est un être humain.

MATRIONA

Un joli être humain ! À peine s’il respire. Et puis, que veux-tu qu’on en fasse ? Essaie de le porter aux Enfants-Trouvés, il mourra tout de même et le monde causera, on criera l’aventure aux quatre coins du village et la fille nous restera sur les bras.

NIKITA

Mais comment le saura-t-on ?

MATRIONA

Ne pas savoir arranger une pareille affaire dans sa propre maison ! Nous ferons tellement qu’il n’en restera pas ça ! Fais seulement ce que je te dis, puisque, nous autres femmes, nous ne pouvons pas le faire toutes seules. Prends la petite pelle, descends et travaille. Je t’éclairerai !

NIKITA

Travailler à quoi ?

matriona, à voix basse.

Creuse une petite fosse. Après, nous te l’apporterons et nous mettrons tout en ordre, là-bas. Tiens, voilà qu’on m’appelle ! Va donc, il faut que j’y coure.

NIKITA

Mais… Est-il mort ?

MATRIONA

Certainement. Mais il faut faire vite. Tout le monde n’est pas encore couché. On pourrait voir, entendre… Ces canailles-là veulent tout savoir. L’ouriadnick a passé ce soir. Alors, voilà ! (Elle lui donne la pelle.) Descends dans la cave… là, au coin, creuse une petite fosse… le sol y est tendre… après, tu l’égaliseras bien. La terre n’ira pas causer… Va, mon chéri, va !

NIKITA

Vous m’entortillez ! Ah ! laissez-moi ! Je vais m’en aller ! Faites toutes seules ce que vous voudrez.



Scène XII

Les Mêmes et ANICIA

anicia, entr’ouvrant la porte.

Eh bien ? L’a-t-il creusée ?

MATRIONA

Pourquoi t’en es-tu allée ? Où l’as-tu fourré ?

ANICIA

Je l’ai couvert d’une grosse toile. On ne l’entendra pas. Eh bien ? A-t-il creusé la fosse ?

MATRIONA

Il ne veut pas.

anicia, bondissant, furieuse.

Il ne veut pas ? Il veut sans doute être mangé par la vermine de la prison ? Je vais aller tout raconter à l’ouriadnick. Ça m’est égal d’en finir une bonne fois, je vais tout raconter !

nikita, ahuri.

Que raconteras-tu ?

ANICIA

Quoi ? Tout ! Qui a pris l’argent ? Toi. (Nikita garde le silence.) Et le poison, qui l’a donné ? C’est moi, mais tu le savais, tu le savais, tu le savais ! Tu étais mon complice.

MATRIONA

Assez donc ! Ne te rebiffe pas, Nikita. Que reste-t-il à faire ? Se donner un peu de peine. Va, mon chéri !

ANICIA

En voilà un homme délicat ! Il ne veut pas ! Tu m’as assez maltraitée, ça suffit ! Tu as été le maître assez longtemps, à mon tour maintenant ! Va, je te dis… Autrement… Tiens, voilà la pelle ! Va !

NIKITA

C’est pas la peine de tant crier ! (Il prend la pelle sans bouger.) Si je ne veux pas, je n’irai pas !

ANICIA

Tu n’iras pas ! (Elle commence à crier.) À moi ! Eh !

matriona, lui fermant la bouche.

Voyons ! Es-tu folle ? Il va y aller. Allons, va, mon petit fils, va, mon chéri !

ANICIA

Sinon, j’appelle au secours !

NIKITA

Assez donc ! Ah ! Quel monde ! Allons, faites vite ! Pour en finir tout de suite. (Il va vers la cave.)

MATRIONA

C’est comme ça, mon cher. Tu as su t’amuser, à toi d’effacer les traces.

anicia, toute émue.

Il s’est assez fichu de moi avec sa catin ! Comme ça, je ne serai pas seule, lui aussi sera un assassin ! Il saura ce que c’est !

MATRIONA

Là ! là ! La voilà qui s’emballe ! Ne te fâche pas, ma fille, tout doux, tout doux ! Faisons pour le mieux. Va trouver Akoulina. Lui, il va se mettre au travail. (Nikita descend dans la cave. Elle le suit avec sa lanterne jusqu’à l’entrée de la cave.)

ANICIA

Et c’est à lui-même que je ferai étrangler son abominable engeance ! (Très émue.) Je suis lasse de faire remuer les os de Piotr dans la tombe ! Qu’il sache aussi ce que c’est ! Je ne me ménagerai pas, je vous promets que je ne me ménagerai pas !

nikita, dans la cave.

Éclaire-moi donc.

matriona l’éclaire et à Anicia.

Il creuse ! Va, apporte-le !

ANICIA

Reste avec lui. Autrement il serait capable de s’en aller, le lâche ! Moi, je vais l’apporter.

MATRIONA

N’oublie pas de le baptiser ! Si non, je m’en occuperai. As-tu une croix ?

ANICIA

J’en trouverai une, je sais comment cela se fait. (Elle s’en va.)



Scène XIII

MATRIONA, seule, et NIKITA, dans la cave.

MATRIONA

Oh ! comme elle s’est emportée ! C’est vrai qu’il y a de quoi se fâcher, mais, avec la grâce de Dieu, nous allons terminer cette affaire et en faire disparaître les traces. Il nous sera facile ensuite de nous débarrasser de la fille. Mon fils pourra vivre tranquille. La maison, Dieu merci, est bien fournie, ils ne m’oublieront pas. Qu’auraient-ils fait sans Matriona ? Ils n’auraient pas su se tirer d’affaire ! (Se penchant vers la cave.) Est-ce prêt, mon fils ?

nikita, sortant la tête de la cave.

Qu’est-ce que vous faites donc ? Apportez-le. Qu’avez-vous à lambiner ? Quand on a commencé, il faut finir.



Scène XIV

Les Mêmes, ANICIA. Matriona va vers le vestibule à la rencontre d’Anicia, qui sort avec l’enfant enveloppé dans des langes.

MATRIONA

L’as-tu baptisé ?

ANICIA

Je crois bien. J’ai eu de la peine à le lui enlever, elle ne voulait pas le lâcher. (Elle tend l’enfant à Nikita.)

nikita, refusant de le prendre.

Descends-le toi-même.

ANICIA

Tiens ! prends, je te dis ! (Elle lui jette l’enfant.)

nikita, saisissant l’enfant.

Il vit ! Mère chérie, il remue ! Il vit ! Que ferai-je de lui ?

anicia lui arrache l’enfant et le jette dans la cave.

Étrangle-le vite, il ne vivra plus ! (Elle pousse Nikita dans la cave.) C’est ton œuvre. Finis-le !

matriona, s’asseyant sur la première marche.

Il a le cœur tendre ! Ça lui est difficile, au pauvret ! Il n’y a rien à faire, c’est sa faute, aussi ! (Anicia se tient debout et regarde dans la cave. Matriona reste assise sur la marche, jette les yeux de temps en temps sur elle et fait ses réflexions.) Ah ! comme il a peur ! Dame ! quoique ce soit dur, il n’y a pas moyen de faire autrement. Et quand on pense qu’il y a des gens qui voudraient tant avoir des enfants ! Et le bon Dieu ne leur en donne pas. Ils n’ont que des enfants mort-nés ! Voilà, par exemple, la femme du pope… D’autres fois, il n’en faut pas, et ils naissent bien vivants. (Elle regarde dans la cave.) Il doit avoir fini. (À Anicia.) Eh bien ?

anicia, regardant dans la cave.

Il l’a mis sous une planche… il s’est assis sur la planche… Je crois qu’il a fini.

MATRIONA

Oh ! oh ! On voudrait bien ne pas pécher, mais comment faire autrement ?

nikita, sortant de la cave, tremblant de tout son corps.

Il vit toujours ! Je ne peux pas… il vit !

ANICIA

S’il vit encore, où vas-tu ? (Elle veut l’arrêter.)

nikita, se jetant sur elle.

Va-t’en ou je te tue ! (Il la saisit par le bras, elle se dégage ; il la poursuit avec la pelle. Matriona se jette au-devant de lui et l’arrête. Anicia se sauve sur le perron. Matriona veut arracher la pelle à Nikita.)

nikita, à sa mère.

Je te tuerai aussi, toi, va-t’en ! (Matriona se sauve sur le perron près d’Anicia. Nikita s’arrête.) Je vous tuerai, je vous tuerai tous !

MATRIONA

C’est la peur qu’il a eue. Ce n’est rien. Ça lui passera.

NIKITA

Qu’ont-elles donc fait ? Qu’ont-elles fait de moi ? Comme il piaulait. Et comme il craquait sous moi ! Qu’ont-elles fait de moi ? Il vit ! Il vit toujours ! (Il prête l’oreille.) Il piaule, v’là qu’il piaule ! (Il court vers la cave.)

matriona, à Anicia.

Il y va… je pense qu’il va l’enterrer. Nikita, tu devrais prendre la lanterne.

nikita, sans répondre et prêtant toujours l’oreille.

On n’entend pas… je l’ai rêvé ! (Il fait quelques pas et s’arrête de nouveau.) Comme ses petits os craquaient ! kr… kr… Qu’ont-elles fait de moi ? (Il prête l’oreille.) Il piaule encore ! Oui, il piaule ! mère ! oh ! mère ! (Il s’avance vers Matriona.)

MATRIONA

Quoi donc, mon petit ?

NIKITA

Mère chérie, je n’en peux plus ! Petite mère chérie, aie pitié de moi !

MATRIONA

Oh ! quelle peur tu as eue, chéri ! Va, va boire un peu de vin pour te remettre !

NIKITA

Oh ! petite mère chérie, c’est maintenant mon tour ! Je suis à bout. Qu’avez-vous fait de moi ? Comme ses petits os craquaient ! Et comme il s’est mis à piauler ! Mère, oh ! mère, qu’avez-vous fait de moi ? (Il s’assied sur le traîneau.)

MATRIONA

Va, chéri, bois un coup ! C’est vrai, dans l’obscurité, on se sent mal à l’aise, mais, attends qu’il fasse clair… un jour passera… puis un autre, et tu n’y penseras plus. Attends un peu, nous marierons la fille et ce sera une affaire finie. Va donc boire un coup, va ! Je vais tout mettre en ordre moi-même dans la cave.

nikita, se secouant.

Reste-t-il du vin ? Je vais tâcher d’oublier en buvant ! (Il sort. Anicia, toujours sur le perron, s’écarte pour le laisser passer, sans mot dire.)



Scène XV

MATRIONA et ANICIA

MATRIONA

Va, va, ma fraise ! Je vais me mettre à la besogne… je vais descendre et l’enterrer. Où a-t-il donc jeté la pelle ? (Elle ramasse la pelle et descend dans la cave où elle disparaît à moitié.) Anicia, viens ici, éclaire-moi !

ANICIA

Et lui donc ?

MATRIONA

Il est trop secoué par la peur… Tu l’as traité trop rudement. Laisse-le, il reviendra à lui, que Dieu le garde ! Je ferai le reste toute seule. Pose ici la lanterne que je voie clair. (Matriona disparaît dans la cave.)

anicia, se tournant vers la porte par où a disparu Nikita.

Tu t’es amusé, eh bien ! c’est fini maintenant ! Tu faisais le crâneur, attends, tu vas savoir ce que c’est ! Tu en rabattras !



Scène XVI

Les Mêmes et NIKITA

nikita, bondissant vers la cave.

Petite mère, eh ! petite mère !

matriona, sortant la tête de la cave.

Quoi, mon petit ?

nikita, prêtant l’oreille.

Ne l’enterre pas ! Il vit ! Ne l’entends-tu pas ? Il vit ! V’là qu’il piaule !… V’là… v’là… clairement !

MATRIONA

Comment pourrait-il piauler, tu l’as aplati comme une galette. Tu as écrasé sa petite tête.

NIKITA

Qu’est-ce donc ? (Il se bouche les oreilles.) Il piaule toujours. J’ai perdu ma vie ! Perdu ! Qu’ont-elles fait de moi ? Où m’enfuir ? (Il se laisse tomber sur la marche de la cave.)


FIN DU QUATRIÈME ACTE