La Quêteuse de frissons/Chapitre IV

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 94p. 13-18).

CHAPITRE iv

D’une curieuse manière de vendre l’alcool
à New-York


Et, des deux côtés, recommença la poursuite, lâche du côté de John, serrée de la part de Geneviève qui, vrai­ment, quoiqu’elle l’eut trompé, adorait son mari.

Elle l’adorait peut-être parce qu’elle l’avait doré de sa dot et du produit de la vente de la bijouterie paternelle. Car il est souvent remarquable que l’amour des femmes, si profond soit-il, comprend une certaine part d’intérêt.

Or Teddy était bon barman. Il tournait, avec aisance, les lois de la prohibition américaine, servait à ses clients

des alcools à brûler parfumés invraisemblablement, et à des prix honorables.

C’est lui qui avait inventé ce système de donner à chaque client, avec sa consommation d’alcool défendu, une lampe et une casserole emplie d’eau avec un café­-filtre. Vous comprenez ?

Il venait de servir ainsi, certain soir, à un client, un flacon d’alcool, un réchaud genre Pigeon, avec une casse­role d’eau et un unitasse garni de café en poudre, le tout moyennant cinquante cents (un demi dollar).

Le client buvait, dans le verre à café, l’alcool servi. Arrive un agent secret :

— Sir, dit-il à Teddy, vous êtes pris.

— Comment, pris ?

— Mais oui ! Vous servez de l’alcool.

— Monsieur, vous faites erreur. J’ai acheté cet alcool régulièremnt. Voici ma facture.

— Mais c’est de l’alcool dénaturé !

— Oui, monsieur, c’est de l’alcool dénaturé que je donne au client pour qu’il fasse chauffer l’eau de la casse­role que voici à la températun voulue par son goût, de façon à préparer un café-filtre qui lui plaise complète­ment. Est-ce mon droit ?

— Sans doute ! Mais votre alcool sent l’absinthe et votre client le boit.

— Monsieur, je ne puis empêcher mes client de boire l’alcool au lieu de le verser dans la lampe. D’autre part, aucune loi ne m’interdit de vendre de l’essence d’absinthe sans alcool. Le client m’en demande parce que l’odeur de l’alcool dénaturé lui fait trouver son café mauvais. Je lui en sers. Ce serait dénaturé de la part d’un commer­çant de ne pas le faire !

» Monsieur, si vous me poursuivez dans de telles condi­tions, je suis certain que vous ne trouverez aucun texte pour me faire condamner. »

L’agent n’avait qu’à s’incliner. Ce qu’il fit.

On comprend que, avec un patron aussi habile, le bar du Chat-Percé prospérait et que les lumières en éblouis­saient la 69e Avenue, près du gratte-ciel de New-Fourey.

C’était donc la fortune en perspective pour Teddy et pour Geneviève, de toute façon une vieillesse dorée aux environs de Frisco (San Francisco) ou peut-être dans « cette chère vieille France ».

Et l’on comprend pourquoi la jeune femme voulait au plus tôt ramener son mari. L’intérêt s’alliait à l’amour. Et cela fort agréablement.

Geneviève, au bout de huit jours de recherches sans autre résultat que les deux rencontres dont je vous ai fait part, s’en fut à la préfecture de police, pensant qu’on lui donnerait d’utiles conseils et peut-être un appui… gracieux. Elle trouvait, en effet que les frais de ce voyage commençaient à monter singulièrement, et elle eût pré­féré voir… monter Teddy devant ses charmes, monter la garde, s’entend, la garde qui ne se rend pas si facilement que sir John, lequel ne reste au poste, vous le savez, qu’un quart de minute à la fois.

Devant la carte ainsi rédigée :

Geneviève All’ Keudor

  69e Avenue          New-York.

l’attaché au Cabinet de M. Chiappe sourit légèrement et pensa : « Voici une Américaine bien conformée qui ne doit pas manquer de petites amies. »

Il reçut facilement. Et il fut tout surpris de se trouver en face d’une fort jolie Française de mise très élégante.

Il écouta le récit qu’on voulut bien lui faire et promit galamment de mettre ses meilleurs limiers à la poursuite du fugitif. Et celà gracieusement.

Notre attaché était un fort joli garçon. Je ne veux vous le dépeindre, car vous le reconnaîtriez. Il ne méprisait pas les aventures rapides et agréables.

C’est pourquoi vous auriez pu le voir bientôt, assis en face du fauteuil de Geneviève, lui prenant les mains et la plaignant de tout son cœur.

La gracieuse visiteuse, qui baissait les yeux, ne fut pas sans bientôt remarquer qu’elle produisait sur son sympathique interlocuteur une émotion certainement sincère car elle était visible et produisait une agitation des plus troublantes.

Or, depuis quinze jours que John lui avait montré sa maladresse, mistress All’ Keudor était privée de ces douces caresses, de ces pénétrants embrassements qui donnent tant de charme à la vie d’une jeune femme. Elle quêtait de longs frisons nouveaux.

Elle sentit tout à coup qu’un voile descendait sur ses jolis yeux bleus et, quand le bel attaché lui mit sur la main un baiser qui voulait être consolant, elle trembla toute, comme si elle eût été assise sur un fauteuil électrique… à basse tension. C’était la tension de l’autre fauteuil qui était manifestement élevée.

Un tel tremblement appelait un secours d’urgence. On le donna sous forme d’nn baiser sur les lèvres, bien appuyé, bien prolongé, bien profond.

Mais le remède fit empirer le mal, tout en mettant le mâle, médecin occasionnel, tout à fait hors de lui.

Pourquoi y a-t-il des divans dans les cabinets des jeunes attachés ? C’est souvent pour permettre un légitime repos, c’est aussi pour faciliter les soins dont peuvent avoir besoin les belles visiteuses.

Oui ! Si ces divans sont parfois inutiles, celui-là ne le fut pas ce jour. Geneviève y trouva tout ce dont elle avait besoin pour être guérie de son brusque malaise.

Et ce ne fut pas un traitement de quinze secondes, je vous prie de le croire. Tous les travaux préliminaires à

Pourquoi y a-t-il des divans dans les cabinets des jeunes attachés (page 16).
Pourquoi y a-t-il des divans dans les cabinets des jeunes attachés (page 16).
Pourquoi y a-t-il des divans dans les cabinets des jeunes attachés (page 16).

une bonne administration de la panacée indispensable furent méticuleusement accomplis et le… médicament, si j’ose dire, fut savamment administré.

En se relevant, tout à fait à son aise, maintenant, Geneviève pouvait à juste titre se prétendre l’une des meilleures administrées de notre bonne Préfecture.

Teddy, te voilà cocu une fois de plus ! Et c’est bien fait… c’est mieux fait que la première fois.

— Alors je compte sur vous, monsieur ?

— Comme je vous l’ai dit… et prouvé, chère madame. Aurai-je bientôt le plaisir de vous revoir ?

— Oui, je viendrai aux nouvelles.

— Aux nouvelles… étreintes, j’ose l’espérer, chère madame. Tout le plaisir sera pour moi.

— Non, cher monsieur ! dit-elle en rougissant.

Quel dommage que cet attaché le soit aussi par une alliance et n’aie pas de bar à gérer. On eût peut-être laissé ce coureur de Teddy. Mais non ! On l’aime encore, malgré tout. Ne fut-il pas le premier ?

Et, en descendant l’escalier d’honneur, oui, parfaite­ment ! on songe au Chat-Percé.