La Question de Macédoine/03

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La Question de Macédoine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 345-384).
LA
QUESTION DE MACÉDOINE

III[1]
RÉPERCUSSIONS ET SOLUTIONS


I

A Uskub, Hilmi Pacha m’avait vivement engagé à visiter la prison toute neuve qu’il a fait construire, J’avais déjà assisté à l’inauguration d’un théâtre, élégamment élevé au bord du Vardar ; à la distribution solennelle des prix de l’école primaire supérieure et de l’école des Arts et Métiers, j’avais écouté réciter, en bon français, un compliment où il était question de « l’amour de S. M. I. le Sultan pour ses sujets et pour l’instruction. » La visite d’une prison modèle ne pouvait manquer, dans la pensée de l’Inspecteur général, d’achever de me donner une impression de progrès et de sécurité. Je m’y rendis en compagnie de l’aimable consul de France, M. Krajewski. De fait, la prison nouvelle est aérée, spacieuse, presque gaie ; au milieu d’une grande cour rectangulaire, une fontaine avec de l’eau courante ; dans un coin, le bain turc à la disposition des prisonniers ; les chambrées ressemblent à celles de nos casernes ; elles sont bien tenues, très propres grâce aux nattes où l’on ne marche que pieds nus, selon la coutume d’Orient. L’Etat ne donne aux prisonniers qu’une « boule » de pain mal cuit, mais ils ont le droit d’acheter des vivres et ils disposent d’une cuisine où ils peuvent faire cuire ce qu’ils veulent ; avec quelques sous, le régime est passable, et tous reçoivent un peu d’argent, soit de leurs familles, soit des Comités, ou bien ils en gagnent en exerçant un métier. Il est permis de lire, de travailler, de fumer, de jouer aux cartes. Ce serait parfait, si ce n’était la prison, et la pire de toutes, celle que ne justifie pas l’unanime réprobation qui s’attache au crime.

Ils sont là 848, presque tous condamnés pour faits de propagande ou d’affiliation aux bandes. A l’infirmerie, en voici un tout jeune, le visage très pâle, estropié pour le reste de ses jours : c’est un Bulgare ; dans un engagement récent, il a reçu neuf balles et, comme le consul l’interroge dans sa langue, il sourit, il est fier, il a fait son devoir. A côté de lui c’est un Turc : dans une discussion, pour une botte de foin, il a tué un Bulgare ; lui-même a été blessé, deux autres tués. Nous passons dans la chambrée des condamnés à mort, l’une des plus pleines ; mais, en Macédoine, depuis l’ère des réformes, on n’exécute plus, et ce n’est que pour les grands crimes que l’on envoie au Fezzan ; les condamnés politiques sont généralement déportés à Rhodes ou à Tripoli de Damas. On nous montre un vieux paysan bulgare ; il a près de quatre-vingt-dix ans, ce qui ne l’a pas empêché, l’année dernière, de participer, avec trois autres, à un crime atroce ; ils ont demandé au maréchal ferrant d’un village voisin de venir dans leur hameau, sous prétexte de travail ; le maréchal empêché envoya son fils et son ouvrier que le vieux et ses complices coupèrent en morceaux. « Pourquoi as-tu fait cela ? — Pour voler. » Impossible d’en tirer autre chose que cette réponse et un sourire énigmatique et satisfait. « Ordre clos Comités, nous dit le directeur ; s’il l’avouait, lui n’a plus rien à perdre puisqu’il est sûr de finir ses jours ici, mais la vengeance du Comité atteindrait sa famille, ses troupeaux, sa maison ; il aime mieux passer pour voleur. » En voici d’autres, en foule, condamnés pour délit de propagande ; il en est, sans doute aussi, parmi eux, qui ont tué, mais c’est les armes à la main, pour obéir à une consigne qu’ils regardent comme légitime, comme sacrée ; presque tous sont très jeunes, et, si nous ne savions que c’est ici une geôle, nous pourrions nous croire dans quelque pension d’étudiants. Sur les physionomies n’apparaissent aucun de ces stigmates de la misère morale, du vice, de la dégénérescence et du crime dont la vue rend si pitoyable la visite d’une de nos prisons ; les visages sont ouverts, énergiques, les regards fiers. Voici de jeunes Grecs, avec la fustanelle nationale ; ils sont arrivés tout récemment de Monastir où ils s’étaient battus, dans la prison, avec des musulmans ; il y avait eu des morts. Leur allure dégagée, légère, leur gaieté, leur loquacité, l’animation de leurs figures, font un curieux contraste avec leurs voisins, des Bulgares aux longs cheveux très bruns, à la barbe noire et hirsute, à la bouche taciturne, aux grands yeux sombres voilés de mélancolie, avec ce regard à la fois sauvage et mystique si caractéristique de certains Slaves. Presque tous ont des livres et travaillent avec acharnement : ils poursuivent leurs rêves et leurs espérances ; leur temps de prison est pour eux une préparation. Je vois entre les mains d’un Grec une grammaire franco-italienne ; des Bulgares apprennent l’anglais, le français. Beaucoup sont des professeurs, des instituteurs, des étudians, des prêtres. Nous causons avec les professeurs de l’école de Koumanovo, arrêtés en bloc lors de l’affaire Kouchef et condamnés pour affiliation au Comité : on a saisi des lettres adressées par eux au Comité de Sofia ; ils y demandaient de l’argent pour la propagande ; ils relataient que telle sentence du Comité avait été exécutée, que telle autre le serait. La plupart de ces hommes appartiennent aux classes les plus instruites, les plus intelligentes, c’est l’élite d’un pays et d’un peuple : dans leurs familles, à l’école, ils ont appris l’histoire des héros d’autrefois, de ceux qui combattirent et moururent pour la foi et l’indépendance ; eux aussi, ils ont voulu suivre ces nobles exemples ; ils ont communiqué, par l’enseignement, leur ardeur patriotique ; ils ont préparé, autant qu’il était en eux, la liberté de leur pays ; ils ont employé des moyens révolutionnaires, parfois même atroces, mais quel peuple cite-t-on qui se soit affranchi par la douceur et la patience ? Il y a eu, dans tous les pays, des hommes semblables à ceux-ci que la reconnaissance des nations honore comme des, héros, comme des martyrs. Qui sait si là, devant nous, dans ce lot de prisonniers, n’est pas l’homme qui délivrera sa patrie et dont la statue se dressera sur les places publiques ? L’image de l’un d’eux me hante, un grand Bulgare au large front bombé de penseur, aux prunelles fauves qui luisent sous des sourcils très épais ; ses cheveux noirs sont rejetés en arrière en mèches rebelles, tordues comme des cordes ; sa barbe brune cache le pli volontaire et méprisant de la bouche. Comme nous entrons, il se retourne, fièrement campé, les deux poings sur les hanches, et, immobile, il nous regarde bien en face, sans ostentation, sans faiblesse, comme un homme sûr de son droit et de sa conscience : les résolutions les plus sublimes, comme aussi les plus sauvages, peuvent germer dans une pareille tête.

Tandis que nous nous éloignions, félicitant le directeur de la bonne tenue de sa maison, et que la porte s’ouvrait par où nous allions rentrer dans le monde de la liberté, j’ai éprouvé là une angoisse, une émotion poignantes ; il me semblait que tous ces yeux jeunes, vivans, que toutes ces physionomies martiales et fières s’attachaient à nous, avec une expression d’envie et de reproche, et suivaient, du regard et de la pensée, ce consul et ce voyageur, venus d’un pays libre d’Occident, représentans d’une grande nation chrétienne et libératrice. Je croyais entendre l’appel de tous ces enfermés, leur cri de détresse me poursuivait : et c’est là que j’ai vraiment pris contact avec la question macédonienne, que je l’ai sentie dans sa réalité, dans sa cruauté. Depuis, j’ai dû l’envisager sous d’autres aspects, réfléchir, peser ; mais l’impression première est restée : jamais je n’oublierai ces longs regards de tristesse indicible et d’énergie indomptable.

Hilmi Pacha avait bien raison : le traitement que subissent les condamnés, dans la prison d’Uskub, n’est pas rigoureux[2] ; il y entre autant d’humanité qu’on en peut mettre dans une prison, et il n’est pas douteux que le gouvernement turc, en se défendant, ne soit dans son droit ; mais ce qui est douloureux, c’est que toute cette jeunesse, toute cette élite, soit là, en prison, au lieu d’être à ses écoles, à ses églises, à ses charrues, et qu’elle y soit à cause de sa foi patriotique, pour une idée.

Tel est le malentendu, — irréductible tant que subsistera la présence inacceptée des Turcs, — qui pèse sur la question de Macédoine ; pour apprécier l’œuvre des réformes, c’est ce qu’il ne faut jamais perdre de vue. Ce n’est point par goût du pittoresque que j’ai cru pouvoir rapporter ici ces impressions, c’est parce qu’elles sont vraiment de nature à expliquer les opinions contradictoires que l’on entend émettre sur l’œuvre réformatrice des puissances. Si l’on songe à tous ces hommes qui emplissent les prisons, à tous ceux qui sont morts, qui ont émigré, qui pâtissent dans leurs personnes, dans leurs biens, dans leur vie morale, comment ne serait-on pas tenté de conclure que les réformes n’ont qu’un intérêt très secondaire, en tout cas que leurs résultats sont à trop lointaine échéance, quand, derrière les statu quo et les « intégrités » des diplomates, il y a des hommes, et qui souffrent ? Il est tout naturel que ce point de vue soit celui des populations chrétiennes de Macédoine et des États balkaniques si directement engagés, non seulement par leurs intérêts matériels, mais aussi, pour ainsi dire, par leurs affections de famille, dans les affaires macédoniennes. Traçant un tableau très noir de la situation en Macédoine, M. Boppe, chargé d’affaires de France à Constantinople, terminait, le 10 août 1905, une lettre à M. Rouvier en disant : « On peut penser que, dans cette lamentable situation, les Macédoniens se préoccupent bien peu des réformes annoncées par les Puissances[3]. » C’est là une situation qui, si triste qu’elle soit, est inhérente à la constitution actuelle de la Macédoine, et l’on est fondé à soutenir que jamais les réformes ne feront qu’améliorer une situation qui restera toujours difficile, toujours génératrice d’incidens douloureux, tant que subsisteront les conditions qui la créent, c’est-à-dire tant que le Turc dominera des populations chrétiennes, ou du moins tant qu’il restera le « Turc » avec tout ce que l’histoire et des siècles de guerre et d’oppression ont mis de haine dans ce mot. Les réformes pourront apporter à la Macédoine des améliorations de surface, elles n’atteindront pas la racine même du mal. Ainsi raisonnent tous ceux, écrivains, hommes d’État ou diplomates, qui se mollirent sévères pour l’œuvre des réformes et incrédules sur ses avantages.

Tout autre est le point de vue de l’Europe, et, tant que les puissances reconnaîtront l’intégrité de l’Empire ottoman pour l’un des fondemens de l’équilibre européen, il faut convenir qu’elle ne saurait adopter que celui-là. Les Bulgares souhaitent pour la Macédoine un gouvernement particulier et des privilèges spéciaux qui lui assurent au moins une demi-indépendance, tandis que l’Autriche-Hongrie et la Russie, comme « puissances les plus directement intéressées, » soutenues, jusqu’à présent, malgré certaines divergences, par les autres grandes nations, recherchent l’affermissement de l’autorité du Sultan en Macédoine en exerçant un contrôle sur l’administration turque, en surveillant le choix des fonctionnaires et en assurant leur moralité par le paiement régulier de leurs appointemens. C’est le but que se proposent d’atteindre les « agens civils » et les « conseillers financiers ; » ce sont les formules qui reparaissent dans toutes les négociations avec la Porte. Nous avons pu voir, dans certains cas, d’autres tendances se faire jour ; mais, jusqu’ici, toutes les grandes puissances ont continué à soutenir ostensiblement l’œuvre entreprise par les cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg. Si l’on se place à ce point de vue, on doit reconnaître que les réformes, entravées par l’action des bandes, paralysées par l’inertie des fonctionnaires turcs, ont cependant donné des résultats. Essayons de les apprécier.


II

L’inspecteur général et sa chancellerie ; les agens civils austro-hongrois et russe, avec leurs secrétaires et leurs drogmans ; cinq conseillers financiers allemand, anglais, italien, français et turc ; des fonctionnaires de la Banque ottomane ; un général italien et une soixantaine d’officiers européens chargés de la réorganisation de la gendarmerie : c’est déjà toute une petite armée, chargée d’appliquer, en Macédoine, le programme de Mürzsteg. A l’exception des officiers, répartis dans les sandjaks, tout ce personnel gravite à Salonique autour d’Hilmi Pacha et se mobilise avec lui quand il se rend à Monastir ou à Uskub, apportant un peu de vie et d’animation dans la tristesse îles villes macédoniennes. Depuis plus d’un an la commission financière est constituée ; depuis plus de trois ans les agens civils et les officiers sont à leur poste. Qu’ont-ils fait ? Où en est l’application du programme de Milrzsteg ?

Si l’on interroge Hilmi Pacha, il répond que, sauf l’article qui prévoit une délimitation nouvelle de la Macédoine, et dont on a reconnu l’exécution difficile et dangereuse, tout a été réalisé, ou est en voie de réalisation ; la conclusion, qui s’ensuit naturellement, c’est que, avant deux ans, à l’expiration du mandat des agens, des conseillers et des officiers, il ne restera qu’à remercier tout ce personnel européen de ses bons services et à s’en remettre du gouvernement des trois vilayets aux fonctionnaires de Sa Majesté Impériale. Si l’on demande leur avis aux conseillers financiers, il ne faut pas les presser beaucoup pour qu’ils répondent qu’avant leur arrivée, le bilan de l’activité des agens civils était à peu près nul. De leur côté, les agens civils laissent entendre que la création de la Commission financière n’était pas indispensable et qu’ils en pouvaient eux-mêmes, aussi bien, remplir les fonctions. Le général Degiorgis est un optimiste : sa situation éminente en Macédoine, sa parfaite entente avec Hilmi Pacha, le portent à envisager le présent sans tristesse et l’avenir avec confiance. Les officiers des diverses nationalités, en contact permanent avec les populations, souvent appelés à constater les attentats ou les abus, aux prises, dans les petites villes, avec l’inertie séculaire des administrations turques, se montrent moins satisfaits du résultat des réformes et plus sceptiques sur leur avenir. Parmi ces jugemens contradictoires, comment discerner la vérité ? Cependant, un certain nombre de faits positifs sont d’ores et déjà acquis. La réorganisation de la Macédoine, après plusieurs siècles de régime turc, ne saurait être l’œuvre d’un jour ; or, il n’y que trois ans qu’ont été institués les premiers organes de contrôle, et il n’y a qu’un an que la Commission financière fonctionne.

Il serait injuste de dire que l’activité des agens civils, durant ces trois années, n’a pas donné de résultats ; mais il faut, pour apprécier leur œuvre, se placer à leur point de vue. Leur rôle a été volontairement effacé ; leurs instructions leur permettaient, non pas de se substituer aux fonctionnaires ottomans ; mais seulement de les appuyer en les éclairant. Ils ont reçu et examiné des milliers de plaintes, fait réparer quelques injustices, redresser quelques abus, obtenu le changement de quelques fonctionnaires ; ils ont secondé Hilmi Pacha dans sa tâche difficile, ils lui ont signalé des réformes à accomplir ; sous leur inspiration a été expérimenté, dans quelques localités, un régime nouveau pour l’assiette et la perception des dîmes et leur remplacement par une redevance fixe en argent ; les résultats ont été très encourageans, mais il faudra du temps pour généraliser la réforme. La Commission financière, après de longs débats pour fixer son propre règlement, s’est mise à la besogne : mais, sons l’accord apparent des conseillers financiers, des agens civils et de l’Inspecteur général, se cachent des rivalités latentes, des dissidences secrètes ; l’entente n’est obtenue qu’au prix de pourparlers et de concessions réciproques ; chaque séance est précédée d’une négociation diplomatique souvent délicate. Les conseillers se sont trouvés en présence de toute la machine compliquée et vieillie de l’administration turque, qu’ils ont dû, pour ainsi dire, démonter pièce à pièce, pour en comprendre le fonctionnement. Ils ont commencé par débroussailler le budget de chacun des trois vilayets. Sur un total de 2 680 000 livres turques (61 640 000 francs), la Commission se trouvait en présence, pour 1906, d’un budget militaire de 1 480 080 livres turques, qu’elle n’avait pas à examiner, et de garanties d’intérêts ou d’arrérages d’emprunts pour 354 000 livres turques ; il ne lui restait donc à examiner que le budget des administrations civiles, soit 845 000 livres turques. Les recettes totales s’élevant à 1 856 000 livres turques laissaient un découvert de 822 000 livres turques qui devait être comblé par des versemens du trésor impérial. En face d’un tel déficit, que l’augmentation de 3 p. 100 des droits de douane, enfin accordée par l’Europe, n’arrivera peut-être pas à combler entièrement, il eût été téméraire de se livrer à des expériences financières et sociales qui auraient pu gêner la rentrée des impôts. La Commission a dû se contenter, pour cette première année, de préparer une amélioration du personnel de l’administration des finances, en prévoyant l’augmentation du nombre des fonctionnaires de certains services et en relevant les traitemens notoirement insuffisans. Elle a été efficacement servie dans son travail de surveillance et d’étude par l’inspecteur nommé par elle dans chaque vilayet, conformément au projet présenté par les ambassadeurs à la Sublime Porte ; deux de ces inspecteurs sont Ottomans et l’autre chrétien ; se sentant appuyés et soutenus, ils ont fait leur devoir avec un égal zèle ; quelques abus ou injustices, signalés par eux, ont été immédiatement réformés ; beaucoup d’améliorations ont été étudiées et préparées pour l’avenir. Malheureusement les graves difficultés financières, au milieu desquelles la Commission s’est péniblement débattue, ont paralysé sa bonne volonté réformatrice.

Quand les grandes puissances obtinrent du gouvernement turc qu’il accepterait les services d’officiers européens en Macédoine, on crut volontiers en Europe qu’ils seraient chargés d’empêcher les massacres et d’imposer la paix ; qu’ils joueraient, en somme, un rôle analogue à celui que leurs camarades ont si heureusement rempli en Crète. Telles n’étaient pas cependant leurs fonctions : le gouvernement turc les appelait pour leur demander aide et conseils techniques pour la réorganisation de la gendarmerie ; et à cela s’est, en effet, bornée l’activité du général Degiorgis. L’entreprise était d’ailleurs aussi nécessaire que malaisée : mal payés, mal instruits, indisciplinés, les zaptiés turcs avaient l’habitude de se payer sur le paysan chrétien, si bien que les gendarmes n’étaient ni les moins dangereux, ni les moins féroces des brigands. À ce point de vue, les réformes ont donné un résultat indéniable : deux écoles d’instruction pour les gendarmes ont été créées à Uskub et à Monastir, une troisième, la principale, pour les chefs de poste, à Salonique, sous la direction du major allemand von Allen. Successivement, par fournées, les nouveaux gendarmes, engagés volontaires ou choisis parmi les soldats en activité de service, viennent passer trois mois dans les écoles, si bien qu’aujourd’hui le plus grand nombre y ont fait un stage ; ils y reçoivent une instruction spéciale technique ; ils y apprennent un règlement copié sur celui de la gendarmerie française. Grâce aux efforts des agens civils, des conseillers financiers, et de l’Inspecteur général, les gendarmes ont touché plus régulièrement leur solde, en sorte qu’ils ont été moins tentés de se payer sur l’habitant. Au lieu de les laisser groupés dans les villes, on les a répartis, par petits postes, dans tout le pays, principalement dans les régions visitées par les bandes. Malheureusement la plupart ne savent ni lire ni écrire ; on s’est efforcé de mettre, dans chaque karakol, au moins un gendarme qui ne fût pas complètement illettré et qui pût au besoin rédiger un rapport ou lire un ordre : on n’y a pas toujours réussi. Il a été impossible, peut-être n’est-il pas désirable de réaliser l’article du programme de Mürzsteg qui spécifiait que 20 pour 100 au moins des gendarmes seraient des chrétiens ; les gendarmes chrétiens sont mal vus de la population tant musulmane que chrétienne et les candidats sont peu nombreux. Le recrutement, même parmi les musulmans, est irrégulier, et, à plusieurs reprises, les officiers européens ont dû se plaindre de l’inertie, peut-être même de la mauvaise volonté du gouvernement turc à trouver les recrues nécessaires. Quoi qu’il en soit, les zaptiés d’aujourd’hui, habillés d’uniformes neufs, payés plus régulièrement, surveillés par les officiers européens, instruits dans les écoles, ne méritent plus qu’exceptionnellement de partager la réputation légendaire qu’Edmond About avait faite aux gendarmes grecs ; et l’on est obligé de constater comme un grand progrès, — tant il est vrai que tout est relatif ! — qu’ils ne pillent plus que rarement eux-mêmes ; l’on cite même des occasions où on les a vus s’opposer aux violences des soldats. Mais la gendarmerie, depuis qu’on la paie, coûte très cher. Il y a en Macédoine, au moins sur le papier, 7 000 gendarmes répartis en trois régimens (un par vilayet, un bataillon par sandjak, une ou deux compagnies par caza) ; ils ont coûté, en 1905, 238 000 livres turques.

Nous avons expliqué ici, en citant une lettre de M. Constans, comment les officiers, délégués par les grandes puissances, ne sont, chacun dans leur zone, subordonnés à l’autorité du général Degiorgis Pacha que dans les limites de leur activité technique pour la réorganisation de la gendarmerie, et comment ils ont, en outre, une mission politique de surveillance et de contrôle pour laquelle ils ne relèvent que de leurs ambassades à Constantinople ; ce droit d’intervention et d’enquête, qu’ils exerçaient déjà en fait, leur a été officiellement reconnu au cours de la récente négociation relative à l’augmentation de 3 pour 100 des droits de douane. Nous croyons pouvoir dire, sans chauvinisme, que la délégation française, dirigée par le colonel Vérand, est parmi celles qui ont le mieux réussi. Il est dans la nature du Français, partout où il se trouve, d’aimer à être aimé ; ce sentiment, qui est parfaitement étranger, par exemple, à l’Anglais, nous est instinctif : nos officiers, répartis dans les principaux centres du sandjak de Sérès, ont pris à cœur leur œuvre pacificatrice et humaine, et ils ont bientôt gagné la confiance des populations tranquilles. On s’est habitué à les considérer comme le refuge de toutes les misères, l’asile de tous les persécutés. La nature, 1J l’influence que la France exerce en Orient, le rôle désintéressé qu’elle y a si souvent joué, mettaient nos officiers à l’abri des défiances qui devaient forcément, même sans qu’ils fissent rien pour les justifier, peser sur ceux qui représentent des puissances plus voisines de l’Empire ottoman et qui peuvent y avoir des ambitions territoriales. Les officiers européens n’ont pas d’autorité directe ; mais leur seule présence, dans un pays si troublé, a naturellement exercé une heureuse influence et est apparue aux populations comme une sauvegarde. Aussi leur rôle s’est-il peu à peu étendu bien au-delà de leurs attributions ; mais, en même temps, ont grandi les préventions que leur venue inspirait à l’administration ottomane. Malheureusement leurs droits sont tellement restreints que, même en étendant dans la pratique la limite de leurs prérogatives et le domaine de leur activité, ils ne peuvent ni commander à la gendarmerie, ni prendre des mesures pour prévenir ou réprimer les attentats. Ils n’obtiennent pas toujours une coopération sans réserves de la part des autorités turques ; leurs moindres démarches sont surveillées et ce n’est que par ruse ou grâce à leur ascendant personnel qu’ils parviennent, lorsqu’ils vont faire des enquêtes sur les lieux des attentats, à interroger les paysans hors de la présence des gendarmes ou des soldats devant lesquels personne ne se risque à parler. Cette défiance s’est manifestée si ostensiblement, que, dans certains districts, les officiers européens ont pu se demander si la bonne volonté dont les autorités avaient fait montre durant les deux premières années de l’application du programme de Mürzsteg, n’était pas inspirée surtout par l’espoir que, si la pacification paraissait en bonne voie, les officiers seraient rappelés à l’expiration du premier terme de leur engagement.

Bien loin de s’étonner que les officiers européens n’aient pas obtenu des résultats plus décisifs, il faudrait plutôt admirer qu’ils aient réussi, avec les faibles moyens et les pouvoirs insuffisans dont ils disposent, à exercer autour d’eux une influence réellement bienfaisante ; et il conviendrait d’en conclure, semble-t-il, qu’avec des pouvoirs plus étendus ils pourraient devenir les meilleurs agens de pacification et de réorganisation. Leur action n’a même pas été étendue à tous les sandjaks : la Vieille-Serbie, où les assassinats de chrétiens serbes par des Albanais sont quotidiens, a été exclue de la zone des réformes ; sur la frontière grecque, dans le sandjak de Selfidjé, dans les régions par où les bandes grecques pénètrent sur le territoire turc, on n’a envoyé, pendant quelques mois seulement, qu’un seul officier belge. En résumé, l’organisation actuelle du contrôle européen, par les officiers de gendarmerie n’est qu’un embryon ; mais les résultats obtenus suffisent à montrer la voie où il conviendra de s’engager le jour où l’on sera vraiment résolu à obtenir la pacification.

On peut donc soutenir que le programme de Mürzsteg est en voie d’exécution, mais non pas, comme les Turcs essayent de le faire croire, qu’il est entièrement réalisé. Plusieurs articles, ceux notamment qui prévoyaient des indemnités aux chrétiens lésés par la répression des troubles, n’ont pas même reçu un commencement d’exécution. Les officiers européens, les agens civils, les conseillers financiers n’ont pu qu’ébaucher leur œuvre, paralysés qu’ils étaient par des difficultés financières et par des instructions trop étroites. L’article IV, qui prévoit qu’il faudra « demander la réorganisation des institutions administratives et judiciaires dans lesquelles il serait désirable d’ouvrir l’accès aux chrétiens indigènes et de favoriser le développement des autonomies locales » est, jusqu’ici, resté lettre morte. En résumé l’œuvre des réformes n’a pas été inefficace, mais elle est incomplète, insuffisante, et l’on n’est, jusqu’à présent, ni en droit de dire qu’elle ait obtenu un plein succès, ni non plus qu’elle ait fait faillite. L’expérience continue.


III

Est-ce la réorganisation de la gendarmerie qui a rassuré les populations et entravé l’action des bandes ? Il est difficile de le dire parce que d’autres influences ont agi dans le même sens. Les Comités bulgares ont, eux-mêmes, donné pour mot d’ordre général, depuis 1904, de s’abstenir de toute violence ; si les bandes grecques et serbes n’avaient profité de cette abstention pour tenir la campagne, la pacification aurait fait plus de progrès. On affirme, en Macédoine, que l’énergie de la répression, l’action des bandes grecques et serbes, la présence des officiers étrangers, la lassitude des habitans ont enrayé les succès de « l’Organisation intérieure, » et même lui ont fait perdre du terrain. Il est certain que la plupart des chefs de bandes ont été tués ou pris. Pour ne parler que du vilayet de Kossovo, Damé Martinoff a été arrêté à Uskub[4] ; Bobeff, voïvode de la bande de Koumanovo, a été tué en mars 1906 ; le voïvode de Köprilu, Constantinoff, ancien officier bulgare, a été tué en juillet dans une rencontre avec une bande serbe, en même temps que deux autres chefs. Vassili, voïvode de la bande qui tenait la campagne entre le Vardar et la frontière bulgare, a été blessé par les Turcs. Christo Boulgariata, voïvode de Kotchana, a péri dans un combat. Enfin, le 23 décembre, le plus populaire et le plus énergique des chefs, Damian Groueff, l’un des fondateurs de l’« Organisation intérieure, » dont il présidait le comité central, a été tué dans une rencontre avec les soldats turcs près du village de Roussine (caza d’Osmanié). Sa mort a été un coup sensible pour les Bulgares. Dans le sandjak de Kossovo, les bandes de Kratovo et d’Egripalanka restent seules intactes : les comités n’arrivent plus à trouver des remplaçans pour les chefs disparus. Dans les autres parties de la Macédoine, l’organisation bulgare a également beaucoup souffert. Les Turcs ont trouvé sur des morts ou des prisonniers des listes des principaux propagandistes de la cause bulgare et ils en ont profité pour organiser contre eux une véritable terreur policière et judiciaire. Dans le Nord, les bandes serbes ont redoublé d’activité, et il paraît certain que, notamment dans la région d’Uskub, elles ont ramené au patriarchisme serbe un certain nombre de villages exarchistes. Les paysans s’affranchissent de la domination des comités : tel village, qui naguère ne voulait à aucun prix loger un poste de gendarmes, aujourd’hui le demande. Dans les vilayets de Monastir et de Salonique, ce sont les bandes grecques qui ont, en ces derniers mois, accompli les plus sinistres exploits ; elles ont pénétré jusque dans la région de Sérès et de Drama, attaquant les villages sans défense et se livrant à d’affreux massacres. On peut affirmer, sans injustice, que les autorités ottomanes ferment volontiers les yeux sur le passage des bandes grecques tandis qu’elles poursuivent sans merci les Comitadjis bulgares. C’est la méthode des Turcs de soutenir les minorités ; ils sont bien disposés pour la propagande grecque dans les parties de la Macédoine où il n’y a pas de Grecs ; là où ils sont nombreux, les Turcs favorisent les Valaques ; ils protègent les Serbes dans les pays bulgares, mais au-delà du Char, en Vieille-Serbie, ils les laissent massacrer par les Albanais. Le gouvernement ne redoute ni les Serbes, ni surtout les Grecs dont il a eu si facilement raison en 1897 ; mais il craint les Bulgares qui ont une excellente et nombreuse armée et à qui vont, quoi qu’on en puisse dire, les sympathies de la plus grande partie de la population chrétienne de Macédoine. Il est tout naturel qu’ils cherchent avant tout à détruire l’ « Organisation » bulgare qui tient tout le pays et qui seule est en mesure d’y provoquer une insurrection. Comment croire que les Turcs, qui ont pu enrayer la formidable insurrection de 1903 et qui ont en Macédoine des forces militaires considérables, ne réussiraient pas, s’ils le voulaient énergiquement, à atteindre les bandes grecques et à les détruire ?

Il est parfois dangereux d’être habile ! Les Turcs auraient tout bénéfice à jouer un pareil jeu s’ils ne se trouvaient en présence de l’Europe, pour qui la prolongation des troubles et les plaintes des populations sont un motif de réclamer des réformes nouvelles et de substituer peu à peu son action à celle de la Porte. La pacification désarmerait les puissances, elle leur ôterait leur meilleur argument pour imposer le maintien des agens civils, des conseillers financiers et des officiers européens. La continuation des massacres oblige, au contraire, à se demander si ce sont les autorités turques qui n’apportent pas à l’œuvre de la pacification toute la bonne volonté souhaitable, ou si leur bonne volonté est inefficace parce qu’elles manquent de moyens pour assurer l’exécution de leurs instructions : l’une ou l’autre hypothèse serait également fâcheuse pour le régime ottoman et paraîtrait donner raison à ceux qui pensent qu’aucune réforme n’est praticable en Turquie.

La prolongation de l’insécurité et des massacres est d’autant plus déplorable que les populations ne demandent qu’à vivre en paix et à travailler, et que les étrangers attendent le moment de faire des affaires et du commerce en Macédoine. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur quelques chiffres statistiques.

Le tonnage total du trafic du port de Salonique était, en l’an 1316 de l’hégire (1900), de 691 480 tonnes : il a été en 1321 (1905) de 938 573 tonnes. Le trafic total de Salonique valait :


Exportations Importations
En 1316 (1900) 1 007 832 livres turques 2 452 180 livres turques
En 1321 (1905) 1737 394 — 3 528 951 —

Le rendement des douanes de Salonique passait dans le même temps de 197 827 livres turques à 279 507.

Dans le même intervalle, sur tous les chemins de fer, l’accroissement du trafic a été constant :


Voyageurs Tonnes Liv. turques
Chemins de fer orientaux 1316 (1900) 166 934 146 845 132 771
(Ligne de Salonique-Mitrovitza et frontière serbe 1321 (1905) 222 156 237 553 186 372
Ligne 1316 190 763 88 333 75 568
de Salonique-Jonction 1321 210 182 96 366 86 907
Ligne 1316 112 309 63 162 66 356
de Salonique-Monastir 1321 161 383 83 619 90 917

Enfin la rentrée des impôts, l’année dernière, a accusé une plus-value de 15 pour 100 ; le rendement des impôts indirects, perçus par le service de la Dette publique, est passé de 218 410 livres turques, pour l’exercice 1310, à 239 037 pour 1320 et à 280 990 pour 1321. (L’impôt du timbre s’est ajouté cette année-là aux revenus perçus par la Dette.)

Cet essor, encore timide, suffit cependant à indiquer ce que pourrait devenir la prospérité du pays si elle n’était paralysée par les violences des uns et l’inertie des autres.

Nous trouverons une autre preuve, et plus convaincante encore, du désir des paysans macédoniens d’échapper aussi bien au terrorisme des bandes qu’à l’oppression turque, dans le très curieux développement qu’a pris en ces dernières années l’émigration vers l’Amérique. Les Macédoniens n’y vont pas chercher une nouvelle patrie, mais, au contraire, les moyens de vivre en paix sur leur vieux sol natal. Le phénomène, encore peu connu, vaut la peine d’être étudié.

Depuis longtemps des Macédoniens allaient chaque hiver travailler à Constantinople ou dans les villes de la Méditerranée orientale ; mais c’est seulement en 1901 que quelques paysans du village de Buf (caza de Florina, vilayet de Monastir) eurent l’idée d’aller chercher fortune en Amérique. Le succès répondit à leurs espérances ; ils appelèrent leurs parens, leurs amis ; de proche en proche la fièvre d’émigration gagna, stimulée par les agens des Compagnies de navigation. Aujourd’hui, presque tous les villages des cazas de Florina et de Kastoria ont quelques-uns de leurs habitans au-delà de l’Atlantique : en 1900, 3 000 sont partis par la Compagnie française transatlantique et 2 000 par les autres Compagnies. La très grande majorité vont aux Etats-Unis, presque tous à Granite-City, près de Saint-Louis (Illinois). 250 ont poussé jusqu’à San-Francisco où les attiraient des salaires magnifiques. L’année dernière, pour la première fois, un quart environ des émigrans, presque tous originaires des environs de Kesna, ont tenté la fortune à Buenos-Ayres ; trente hommes d’un village des environs de Mon asti r sont à Antofagasta (Chili).

Granite-City est la ville d’élection de ces robustes Macédoniens ; ils y sont près de 23 000, très recherchés pour le travail des mines et des usines ; très sobres, contens d’un morceau de pain et d’un piment rouge, quand il faut à l’Anglo-Saxon de la viande deux fois par jour, ils travaillent douze et quatorze heures par jour pour un salaire très inférieur aux prix courans. Mais, pour ces hommes qui, chez eux, gagnaient péniblement trois ou quatre piastres (environ un franc), que le Turc, l’Albanais ou le Comitadji venait souvent leur ravir, les salaires d’Amérique sont la fortune ; les moins habiles gagnent dix francs par jour ; un quart se font jusqu’à vingt francs. Ils vivent groupés en communautés, dans trois immenses hôtels ; quelques négresses ou Chinoises font la cuisine pour tous ; aussi tout leur argent est-il économisé ; trois banques sont occupées à l’envoyer par chèques aux banques de Salonique. Les hommes partent seuls pour l’Amérique, laissant au pays femmes, vieillards et enfans ; tous reviennent après trois ans environ, rapportant une dizaine, quelquefois une vingtaine de mille francs d’économies. Cette année, pour la première fois, le nombre des revenans a été sensiblement égal à celui des partans. Sur la terre étrangère, ils restent étroitement groupés entre eux ; ils s’américanisent très peu et, de retour au pays, redevenus paysans macédoniens, ils réalisent l’ambition de leur vie : acheter un tchiflik et devenir propriétaires. Il en est résulté, dans les cazas de Florina et de Kastoria, une hausse extraordinaire du prix de la terre. Le bey turc, inquiet du lendemain, effrayé des troubles et des réformes, vend avec plaisir son domaine quand il en trouve un bon prix. Dans les villes, à Monastir notamment, le prix des maisons, des boutiques, augmente dans des proportions inouïes. On citait à Florina, à l’automne dernier, une bicoque qui venait d’être vendue 12 000 francs à un « américain ; » on montrait, à Monastir, des boutiques louées jusqu’à 30 livres turques par an. Le prix des vivres hausse, et, par suite, la culture devient plus rémunératrice : il y a donc intérêt à bien cultiver et l’on commence à remplacer l’antique araire en bois, dont on se servait au temps d’Alexandre le Grand, par des charrues en fer ; on achète des instrumens agricoles. Les hommes valides étant partis pour les Amériques, ce sont les vieillards, les femmes et les enfans qui cultivent ; la main-d’œuvre agricole est devenue si rare que les salaires se sont élevés de trois piastres par jour à dix et à vingt piastres. Partis outre-mer ou occupés aux travaux des champs devenus plus rémunérateurs, les hommes ne font plus partie des bandes et la pacification du pays y gagne. A la veillée, dans les chaumières, et dans les villes, les jours de marché, tous ces Macédoniens parlent moins d’insurrection ou de réformes : si on les écoutait, on entendrait revenir dans leurs propos des mots qui sonnent étrangement sur celle vieille terre : Amérique, Granite-City, San-Francisco, Buenos-Ayres !

Le plus curieux, dans ce phénomène de l’émigration, c’est qu’il ne fait pas de mécontens, au moins en Macédoine ; chacun prend sa part de ce pactole américain qui coule dans les pauvres campagnes du pays de Monastir. Les Comitadjis eux-mêmes y trouvent leur compte ; ils n’autorisent l’émigration qu’en prélevant une taxe de vingt francs par tête à la campagne et de dix francs à Monastir. Le gouvernement, de son côté, voit avec plaisir un mouvement qui apporte de l’argent dans le pays, facilite la rentrée des impôts et satisfait tout le monde. Jusqu’à présent l’influence bienfaisante du mouvement ne s’est fait sentir que dans deux ou trois cazas. Quelques villages du vilayet de Salonique ont commencé à suivre l’impulsion, mais le vilayet de Kossovo reste encore immobile ; d’ailleurs, ce que quatre ou cinq mille émigrans peuvent faire facilement deviendrait plus difficile, impossible peut-être, à vingt, trente et quarante mille. Ce n’est pas que le travail manquerait en Amérique : la bonne main-d’œuvre à bon marché y fait prime ; les Macédoniens sont attirés vers l’Ouest ; plus ils s’éloignent, plus les salaires sont alléchans. Ce n’est pas non plus que les moyens de transport feraient défaut, car les compagnies de navigation se disputent les émigrans ; mais un gouvernement routinier ne s’effrayerait-il pas d’un pareil exode ? Peut-être cependant y a-t-il là pour l’avenir un élément de solution du problème macédonien dont il faut tenir le plus grand compte. Nous avons dit que la question macédonienne est d’abord et surtout une question sociale : ce que les réformes n’ont pas fait pour la résoudre, les émigrans, par le jeu naturel des faits économiques, sont en train de le réaliser. L’émigration, avec esprit de retour, aboutit en définitive à l’expropriation, avec une bonne indemnité, du paysan turc. Et s’il est vrai de dire, avec Taine, que toute révolution aboutit à une translation de propriété, nous aurions sous les yeux une révolution qui, après avoir échoué par la violence, serait en train de réussir par un simple phénomène d’enrichissement. Le fait vaudrait, en vérité, la peine d’être noté.

Nous avons eu l’occasion de voir, dans les gares, entre Vodena et Florina, des troupes de ces Macédoniens attendant le train qui devait les emmener : c’étaient de beaux gaillards solides et musclés, l’air un peu sombre, tristes sans doute de l’appréhension d’un tel voyage. Les femmes et les enfans les accompagnaient à l’embarcadère : beaucoup de petites filles, blondes, avec les cheveux nattés et de beaux yeux bleus, ressemblaient à des enfans russes. De fuit, plus des trois quarts de ces émigrans sont des Slaves bulgarisans. Trente agences d’émigration et de transport se disputent cette bonne aubaine ; mais l’agence française de la Compagnie transatlantique l’emporte de beaucoup ; les émigrans, arrivés en Amérique, écrivent à ceux qui restent pour leur recommander de ne prendre que la Compagnie française qui les traite mieux et les exploite moins ; les concurrens ont essayé, sans succès, de tous les moyens ; quelques-uns, de dépit, ont été jusqu’à s’aboucher avec les Comitadjis pour obtenir d’eux qu’ils interdisent de s’adresser à l’agence française ! Toutes ces agences ne s’occupent pas seulement d’organiser les transports, elles prêtent aux émigrans l’argent nécessaire pour qu’ils puissent entrer aux États-Unis ; on sait, en effet, que les immigrans doivent posséder cent francs d’argent et signer une longue et minutieuse déclaration dont l’exactitude est soigneusement contrôlée. Ces cent francs, c’est le bureau d’émigration qui les leur prête à intérêts plus ou moins gros, mais toujours très élevés, à cause des risques : de 40 à 140 p. 100. Presque toujours la somme est remboursée par les familles, et il est rare que les agences subissent des pertes. Même les paysans aisés, même ceux qui, revenus d’Amérique avec des économies, veulent y retourner, empruntent l’argent nécessaire plutôt que d’entamer leur petit trésor ; ils remboursent ensuite sur leurs salaires. Le départ a lieu tous les vendredis ; le jeudi soir de la semaine suivante, les émigrans arrivent à Paris, via Vienne, et ils quittent le Havre le vendredi. Et ces pauvres gens, qui n’avaient jamais vu que leur village des environs de Florina ou de Kastoria, jamais connu que le régime turc, voguent vers la libre Amérique, Si peu qu’ils s’y américanisent, ils en reviennent pourtant avec des idées nouvelles : les générations qui auront connu la vie et les lois des États-Unis et qui en auront rapporté l’aisance, ne pourront plus supporter ni l’oppression turque, ni la tyrannie des Comités, et il y aura vraiment quelque chose de changé en Macédoine.

Reprenons, avant de finir sur ce sujet, et si l’on nous pardonne cette digression, les différentes phases de ce phénomène économique : l’émigration des Macédoniens. Le fait initial, c’est la concurrence que se font entre elles les grandes compagnies de navigation et le besoin qu’elles ont de faire des affaires ; leurs agens, cherchant partout des émigrans, trouvent les paysans macédoniens. Ils partent ; et leur lointain labeur provoque dans leur pays toute une révolution sociale, produisant la hausse des salaires et du prix des terres, expropriant une race au profit d’une autre, plus efficace en ses effets que l’effort de tous les agens de contrôle imposés par l’Europe à la Macédoine. Et là-bas, aux États-Unis, l’arrivée de ces robustes et sobres travailleurs entraîne d’autres conséquences ; elle tend à faire baisser le taux de la main-d’œuvre ; elle rend la vie plus difficile à l’ouvrier anglo-saxon ou allemand : les Bulgares de Macédoine sont un des élémens de cet afflux nouveau de populations orientales, slaves, méditerranéennes, qui peu à peu supplante, aux États-Unis, la vieille race américanisée venue de l’Europe occidentale. Tant sont aujourd’hui complexes les phénomènes économiques, tant sont multiples et inattendues leurs répercussions à travers le monde !


IV

Il nous paraît, en résumé, injuste de dire que l’œuvre des réformes a été stérile. Quand on la considère en elle-même, on est fondé à la juger très importante ; c’est quand on la compare à celle qui reste à accomplir et aux besoins immédiats des populations, qu’on a le droit de l’estimer insuffisante. L’émigration n’apporte encore qu’une solution partielle, locale, incomplète, mais elle a, sur l’œuvre des réformateurs, l’avantage d’atteindre le mal dans ses vraies sources. La question macédonienne est à la fois une question sociale et une question nationale ; pour la résoudre, il faudrait toucher au régime de la propriété et au régime de la souveraineté, c’est-à-dire au tuf même de l’organisation turque en Macédoine. Les mandataires de l’Europe n’ont pas encore montré de telles audaces ; quand ils aborderont ces problèmes vitaux, ne peut-on pas craindre qu’ils ne se trouvent en présence d’une incompatibilité irréductible entre le maintien du régime turc et leurs conceptions occidentales ? L’administration ottomane est comme ces vieilles maisons mal construites : dès qu’on vient à remuer une poutre, il faut tout refaire, parfois après avoir tout jeté bas. Il fallait de toute nécessité commencer par le commencement, donner à la Macédoine un budget et des ressources, condition nécessaire de toute espèce de réforme. Ce résultat, malgré bien des lacunes, est à peu près atteint ; mais n’est-ce pas maintenant que les grandes difficultés vont surgir et qu’il va falloir vraiment se demander quel doit être l’avenir de la Macédoine et quelle solution il convient de préparer ?

En attendant, le sang coule toujours et les massacres continuent. L’ « Organisation » bulgare en Macédoine semble avoir perdu du terrain. ; l’on se vante, à Salonique, d’en connaître tous les fils et l’on ne croit pas à la possibilité d’un nouveau soulèvement ; mais à Sofia, l’opinion est différente. Les chefs des organisations macédoniennes ne contestent pas le recul de l’exarchisme, mais ils l’attribuent uniquement à la pression et aux violences des bandes grecques et sorbes ; quant à eux, s’ils n’agissent pas, ce n’est point qu’ils soient désorganisés ou découragés, c’est qu’ils ont donné pour mot d’ordre de laisser le champ libre à l’Europe et aux réformes ; ils veulent qu’il soit démontré, par une expérience concluante, que tant que le régime turc actuel subsistera, aucune réforme profonde et durable ne saurait être réalisée. Mais, à les entendre, leur organisation est complète et reste très forte. Ce que ces hommes m’ont dit, je ne saurais le répéter ici ; il me suffira de dire que, pour cette année, les mots d’ordre sont pacifiques : pas d’obstacles à l’œuvre des réformes, travail et amélioration de la condition économique et sociale des paysans macédoniens. Mais si les bandes grecques et les bandes serbes se livraient, comme l’année dernière, à des massacres systématiques, si les Turcs continuaient à ne les poursuivre que mollement, tandis qu’ils traquent sans merci les Bulgares, le moment viendrait peut-être où ceux-ci se croiraient obligés de répondre à la violence par la violence, et l’on verrait alors que l’ « Organisation » n’est ni détruite, ni découragée. La Macédoine reste donc, aujourd’hui comme hier, un danger pour la paix de l’Europe, un foyer d’où l’on peut toujours craindre de voir se propager l’incendie ; aujourd’hui comme hier la même question se pose. Où est la solution ?

Examinons d’abord, pour les écarter plus vite, deux hypothèses.

La première est celle d’un retour au pur régime turc. Les agens civils, les officiers européens, les conseillers financiers ne sont, on le sait, engagés que pour un temps très court, deux ans ; une première fois, lors de la manifestation navale de Mételin, l’Europe a obtenu la prolongation de leur mandat pour une égale durée. Ce délai passé, quitteront-ils la Macédoine ? Évidemment non. Leur entreprise est une œuvre de longue haleine qui n’est qu’à son début. Actuellement, si les officiers de gendarmerie européenne, si les organes divers du contrôle européen venaient à abandonner le pays, ce serait le signal d’un épouvantable massacre ; la tuerie ne serait pas moins affreuse si les Turcs et les agens européens venaient à quitter en même temps la Macédoine : les chrétiens s’extermineraient entre eux jusqu’à épuisement complet. Dans l’état actuel de la Macédoine, il est impossible d’admettre de pareilles hypothèses. Ces termes de deux ans ne sont que des expédiens diplomatiques destinés à sauvegarder en principe l’intégrité de la souveraineté du Sultan : il s’agit évidemment d’en gage mens renouvelables, et il est à espérer que le gouvernement turc le comprendra sans qu’il soit besoin qu’une escadre internationale reparaisse dans la mer Egée. En demandant pour sept ans le consentement des puissances à l’augmentation des droits de douane, il s’est implicitement engagé à maintenir, au moins pendant cette durée, le personnel des réformes. L’Europe, quand elle a entrepris la politique des réformes, s’est obligée elle-même à la mener à bien ; elle s’est reconnue responsable vis-à-vis des populations macédoniennes et elle ne peut se dispenser d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle ait organisé en Macédoine un régime où toutes Les populations trouvent des conditions acceptables de vie et de travail. Elle n’a plus le droit d’abandonner son entreprise ou d’y échouer, parce que sa tentative même a donné aux populations une conscience plus aiguë de leur misère et de leurs aspirations, Mais quand le régime turc sera-t-il si bien amendé et la Macédoine si bien pacifiée qu’elle pourra être abandonnée à elle-même ? Il est encore impossible de le prévoir.

Reste une autre hypothèse : celle d’une solution violente, d’une guerre qui chasserait les Turcs de Macédoine, peut-être d’Europe, ou qui, au contraire, leur rendrait le prestige de la victoire et les encouragerait à persister dans leurs anciens erremens. D’où pourrait venir, à l’heure actuelle, une intervention militaire ? Pas d’une grande puissance européenne. La politique austro-hongroise et la politique russe, dans les Balkans, sont conservatrices, elles se réclament du principe de l’intégrité de l’Empire ottoman. Quiconque d’ailleurs voudrait s’en prendre au Sultan trouverait sans doute en face de lui la force allemande. Il paraît donc possible d’écarter pour le moment toute crainte d’une guerre comparable à celle de 1878. Restent les États de la péninsule. Un seul d’entre eux, la Bulgarie, peut être regardé, grâce aux grands progrès militaires qu’il a réalisés et à sa forte organisation, comme en état de tenir tête à la Turquie. Certains Bulgares regrettent que leur pays n’ait pas, en 1903, au moment de la grande insurrection, tenté la fortune ; ils disent volontiers, non sans présomption peut-être, que s’ils étaient assurés de la neutralité de l’Europe et de colle de la Roumanie et de la Serbie, ils ne devraient pas hésiter à tout risquer pour délivrer leurs frères de Macédoine. Mais le gouvernement a fait trop de sacrifices à la paix pour en perdre maintenant le bénéfice ; à moins que les violences des bandes grecques ou les représailles turques n’exaspèrent irrésistiblement l’opinion publique dans la Principauté, il n’y a pas lieu de croire à un danger très prochain de guerre. La Bulgarie est heureusement gouvernée par un prince d’une haute sagesse politique, ami de la paix, conscient des brillantes destinées que l’avenir réserve à son pays, s’il sait être prudent et laisser le temps travailler en sa faveur ; le prince Ferdinand est aussi peu enclin que possible à risquer sur un coup de dé le sort de son pays et de sa dynastie. La guerre ne pourrait donc résulter que d’un excès de détresse des populations bulgares de Macédoine amené soit par l’avortement des réformes, soit par la continuation des tristes exploits des bandes grecques.

On serait peut-être en droit de redouter l’entrée en campagne des États balkaniques et une guerre générale en Orient si certaines complications venaient à se produire : si, par exemple, les troubles et les guerres qui menacent, en ce moment, de soustraire toute l’Arabie à l’autorité du Sultan venaient à se généraliser, à s’étendre à la Syrie et à la Mésopotamie. Il pourrait arriver alors que les peuples chrétiens de l’Empire croient le moment favorable pour secouer le joug des Turcs : la solution, attendue depuis des siècles, viendrait, par un détour imprévu, d’Asie[5]. Les chances de guerre deviendraient aussi plus nombreuses si les trois principaux États balkaniques du Nord, Roumanie, Bulgarie, Serbie, parvenaient à conclure une alliance étroite et marchaient ensemble contre les Turcs ; encore faudrait-il qu’ils trouvassent assez d’appuis parmi les grandes puissances pour n’avoir pas à redouter, s’ils étaient victorieux, la mésaventure qui advint aux Russes au Congrès de Berlin, ou, s’ils étaient vaincus, la destruction complète. En dehors de ces hypothèses, dont la réalisation est ou peu vraisemblable ou très éloignée, il n’est pas à prévoir, et encore moins à souhaiter, que la solution des questions macédoniennes et balkaniques puisse, un jour prochain, résulter d’un coup de force.

Que se passera-t-il donc ? L’évolution commencée ira se développant ; les agens civils et les conseillers financiers continueront leurs services dont l’importance ne saurait manquer de grandir : tenant les finances, ils ont en main toute l’administration, ils disposent du plus puissant des instrumens de réforme et de progrès. Il serait à désirer que l’on pût trouver le moyen, sans froisser la Russie ni l’Autriche-Hongrie, d’unifier les fonctions de ces deux catégories d’agens et de faire disparaître toute rivalité et toute inégalité entre eux : l’unité de l’action européenne y gagnerait. On en viendra probablement à reconnaître la nécessité de nouveaux organes de contrôle : comme il y a des conseillers financiers, on parle actuellement de créer des conseillers judiciaires. Ils seraient chargés d’inspecter le service de la justice, d’assurer l’entrée dans les tribunaux d’un nombre de chrétiens proportionnel à la population chrétienne dans chaque circonscription ; ils auraient un certain droit de surveillance et d’intervention dans les procès ayant un caractère politique, de manière à inspirer confiance aux habitans. Cette réforme a été demandée depuis longtemps : elle est déclarée nécessaire dans le « programme Steeg, » dans les lettres de lord Lansdowne ; elle est prévue dans le programme de Mürzsteg. Déjà le gouvernement turc annonce qu’il va procéder lui-même à une réorganisation judiciaire : c’est la parade connue quand on prévoit, à Constantinople, une démarche des ambassadeurs ; c’est un signe que l’Europe s’apprête à formuler ses nouveaux desiderata : il est à souhaiter qu’elle le fasse vite et que le Sultan, instruit par le passé, n’oppose pas de résistance et ne recoure pas aux moyens dilatoires : c’est un jeu qui, à la longue, risquerait de n’être pas sans péril pour lui.

Le contrôle européen en Macédoine se développera donc vraisemblablement par multiplication des organes. Mais il est indispensable aussi qu’il se transforme par extension des pouvoirs et des prérogatives reconnues aux divers agens des réformes. Ici la question devient plus délicate, car c’est le principe même de la souveraineté qui est en jeu. Il conviendra de faire toutes les réserves nécessaires pour sauvegarder, au moins théoriquement, les droits du Sultan ; mais le gouvernement turc comprendra lui-même qu’en pratique le seul moyen de sauver sa domination en Macédoine, c’est d’introduire des modifications profondes dans le régime actuel. Il deviendra donc nécessaire que les agens européens aient non seulement un droit de surveillance et de contrôle, mais des pouvoirs d’exécution et de commandement. Il suffit pour cela d’élargir un peu les textes en vigueur. Il y a, par exemple, des officiers européens de gendarmerie ; pourquoi ne pas leur donner le droit de commander, tout au moins de requérir, les gendarmes turcs ? Ils pourraient ainsi organiser la poursuite des bandes et prévenir leur formation. Ce droit, le général Degiorgis, dans son discours d’arrivée, le déclarait déjà nécessaire. Il serait utile aussi d’appeler des sous-officiers et peut-être des soldats européens ; c’est évidemment ce qu’il faudra faire le jour où l’on sera décidé à obtenir la pacification de la Macédoine.

Tant que les agens et les officiers européens n’auront pas eux-mêmes la direction des réformes, les populations seront en défiance. Elles savent trop, par expérience, que les fonctionnaires ottomans trouvent moyen de tourner les meilleures lois en les appliquant sans esprit de justice, sans impartialité, car jamais le Turc n’admettra en pratique l’égalité des races et des religions. M. Steeg, alors consul à Salonique, écrivait le 15 décembre 1902 : « Aussi longtemps que durera la domination ottomane, si parfaite, si paternelle que puisse devenir sa manière d’administrer, on ne pourra jamais espérer que les populations chrétiennes s’en déclarent pleinement satisfaites ; chacune d’elles aspire, en effet, à échapper définitivement à l’autorité turque, soit par l’annexion à celle des nations aujourd’hui indépendantes à laquelle elle se rattache par les liens du sang et de la langue, soit au moyen d’une autonomie locale qui lui donnerait la prépondérance. » Le seul moyen, pour le Sultan, de conserver son autorité sur ces populations, c’est précisément de leur accorder assez de libertés pour qu’elles puissent s’en contenter, assez de garanties pour qu’elles puissent avoir confiance dans les hommes chargés de les administrer.

Lorsqu’on aura ainsi créé les divers organes d’une administration autonome et que chacun sera placé sous la haute surveillance d’Européens, il se pourrait qu’il parût opportun de couronner l’édifice en choisissant un chrétien pour gouverner ces populations en majorité chrétiennes. Ce gouverneur ne devrait être pris ni parmi les peuples des Balkans ou de l’Empire ottoman, ni chez les grandes puissances : le Sultan pourrait le choisir, sur la présentation ou avec l’assentiment des ambassadeurs, dans un pays neutre ou faible. Les districts albanais, actuellement compris dans les trois vilayets, pourraient en être distraits pour former, avec le reste de l’Albanie, un autre gouvernement. Le gouverneur de la Macédoine aurait avec lui, du moins pendant les premières années, une gendarmerie encadrée par des officiers, des sous-officiers et des soldats européens ; il aurait des fonctionnaires chargés de réorganiser toutes les branches de l’administration. Il faudrait, naturellement, que les puissances qui assumeraient collectivement la responsabilité de régir la Macédoine et de la pacifier, consentissent à lui faire l’avance de l’argent nécessaire à une telle réorganisation. Le Sultan resterait le souverain du pays ; des garnisons turques, en nombre, suffisant, pourvoiraient aux nécessités de la défense de l’Empire. On aboutirait ainsi à un régime qui se rapprocherait de celui qui a été organisé pour le Liban à la suite de l’expédition française de 1860, par le protocole du 9 juin 1861. Le gouverneur pourrait être assisté d’un conseil de délégués de chacune des nationalités ; une large décentralisation administrative assurerait à chaque fraction du pays une autonomie suffisante pour permettre à chaque village de choisir librement l’église et l’école qui répondraient le mieux au vœu des habitans ; toutes les minorités obtiendraient des garanties pour la liberté du culte, de la langue et de l’enseignement. C’est alors seulement que les populations prendraient confiance en leurs gouvernails, se mettraient au travail, créeraient d’elles-mêmes l’ordre et la prospérité, qui, depuis si longtemps, sont inconnus à ce malheureux pays. Un tel régime, pourvu qu’il sauvegardât le droit de souveraineté du Sultan, ne ferait que réaliser les promesses faites à maintes reprises, par l’Europe et par les Sultans eux-mêmes, aux chrétiens de Macédoine.

Le sacrifice, pour le gouvernement turc, serait d’ailleurs moins important qu’on ne pourrait le croire. Loin de retirer des bénéfices de ses provinces macédoniennes, le Sultan est obligé de dépenser pour elles des sommes considérables qui grèvent lourdement ses finances. Même quand sera appliqué le droit de douane supplémentaire de 3 pour 100, le budget des trois vilayets sera encore loin d’être en équilibre. Actuellement il est dû à l’armée deux mois et demi de solde, aux fonctionnaires trois mois de traitement. L’arriéré est de 360 000 livres turques, soit près de 8 millions et demi de francs que la Commission financière a énergiquement refusé de reporter sur le budget de l’année courante. Le dernier exercice financier, malgré les efforts d’Hilmi Pacha et des conseillers financiers, a été en déficit de 300 000 livres turques. Comment la Sublime-Porte fera-t-elle face à un tel arriéré, même à supposer qu’elle puisse, quand le nouveau droit fonctionnera, subvenir aux dépenses courantes ? Les provinces d’Anatolie, les plus fidèles, se lassent de payer des impôts qui ne profitent qu’à celles de Roumélie ; des incidens comme l’émeute de Trébizonde, à l’automne 1906, sont significatifs à cet égard. Si, au contraire, un régime nouveau s’établissait en Macédoine, les puissances seraient dans l’obligation morale de faire elles-mêmes un emprunt pour solder l’arriéré et suffire au présent. Un vieil officier turc, qui me parlait de cette situation, ajoutait : « Il vaut mieux que nous abandonnions aux chrétiens ces pays où ils sont trop nombreux ; nous devrions même nous retirer en Anatolie, laissant l’Europe qui n’est pas notre patrie ; nous nous réformerions selon nos propres lois et nos propres traditions, nous reviendrions à notre foi antique ; nous nous lancerions de nouveau à la conquête, et cette fois nous irions jusqu’à Vienne ! » Le mot est caractéristique, et, dans sa première partie au moins, il reflète l’opinion d’un grand nombre de Turcs. Peut-être serait-il donc moins difficile qu’on ne le pense d’amener la Sublime-Porte à certaines concessions décisives ; il serait de son intérêt bien entendu de les faire. Il faut, en tout cas, qu’elle se persuade que, si l’œuvre des réformes vient à échouer et si les troubles continuent à désoler la Macédoine, les pires éventualités seront à redouter. Mais pour que la Porte en demeurât convaincue et qu’elle agît on conséquence, il faudrait d’abord qu’il y eût, parmi les puissances, une sincère unanimité de volonté et une efficace unité d’action.


V

La question macédonienne est européenne, mais avant tout elle est balkanique ; elle intéresse d’abord les États de la péninsule. Au temps du Congrès de Berlin, les convenances des petites puissances pesaient bien peu dans les décisions des plus grandes ; mais la part qu’elles prennent à la politique générale grandit à mesure qu’elles s’émancipent et se fortifient. On sent approcher le moment où le soin de régler les questions balkaniques n’appartiendra plus qu’aux peuples des Balkans. Ce jour serait peut-être arrivé déjà si une entente pouvait s’établir entre ces jeunes nations encore présomptueuses et turbulentes. S’il y avait accord entre elles sur la solution à donner à la question macédonienne, cet accord ne tarderait pas à entraîner celui des grandes puissances dont les ambitions particulières ne réussissent à se faire jour qu’à la faveur des divisions des petits États. C’est pourquoi certains gouvernemens ne se font pas faute de travailler à perpétuer et à envenimer cette mésintelligence. Au lieu d’avoir maintenant à relater un effort unanime de toutes les races et de tous les peuples de la péninsule pour arriver, d’un même élan, à délivrer de la domination turque leurs frères de Macédoine, c’est la triste histoire de leurs discordes qu’il nous faut esquisser. Elle fait partie intégrante de la question macédonienne, puisque c’est à propos de la Macédoine et à cause d’elle que, depuis 1905, deux conflits diplomatiques violens ont mis en présence la Roumanie et la Grèce d’une part, la Grèce et la Bulgarie de l’autre. Et sans doute on aurait vu la guerre sortir de cet antagonisme, si le territoire turc et les détroits neutres ne s’interposaient entre les adversaires.

Les raisons du conflit gréco-roumain ressortent de ce que nous avons dit, dans la première de ces études, sur la question des Koutzo-Valaques. La constitution d’une nationalité roumaine en Macédoine atteignait les Grecs dans leurs intérêts les plus chers ; elle menaçait de leur enlever la meilleure partie des élémens qui représentent, en Macédoine, l’hellénisme. Quand l’iradé impérial du 23 mai 1905 eut donné une existence légale à la nationalité roumaine en Turquie, le royaume de Grèce et le patriarcat unirent leurs efforts pour combattre le roumanisme : le patriarche Joachim III mit les armes spirituelles au service de l’hellénisme, tandis que les bandes se chargeaient d’exercer les sévérités du bras séculier. Les bandes grecques, venues pour la plupart du royaume, commandées par des officiers de l’armée régulière, encouragées par les consuls, — ces faits, à peine contestés par les Grecs, sont prouvés par de nombreux témoignages, — tout en travaillant à conquérir du terrain sur les Bulgares, ne négligent pas d’user d’intimidation, de violences et de meurtres pour empocher le mouvement roumain de s’étendre. Plusieurs proclamations de chefs d’antartes grecs, officiers de l’armée hellénique en congé, ont été publiées : elles menacent de mort les « frères helléno-valaques » qui persisteraient à se dire Roumains et à vouloir prier Dieu en langue roumaine.

Les Roumains de Turquie, molestés et persécutés, crièrent leur détresse à ceux du royaume. Un échange de notes diplomatiques commença, où le gouvernement de Bucarest rendait celui d’Athènes responsable des crimes des bandes grecques ; il l’accusait, non seulement de ne les avoir pas empêchées de passer la frontière, mais encore d’avoir connu et facilité leur formation sur le territoire même du royaume. Le patriarcat qui, par le Takrir du 16 juin (vieux style) 1889, avait admis l’office en langue roumaine, revenait sur cette concession et se montrait absolument réfractaire à toute tolérance ; le gouvernement roumain, alléguant l’étroite dépendance du patriarche vis-à-vis des riches banquiers phanariotes et du gouvernement royal, se jugeait en droit de rendre ce dernier responsable du revirement du pouvoir spirituel et des mesures prises contre les prêtres roumanisans. Les Grecs, naturellement, déclinaient toute responsabilité ; ils affirmaient ignorer l’existence, à Athènes, de comités panhelléniques qui auraient encouragé les bandes à molester les roumanisans ; quant à ces bandes elles-mêmes, ils niaient avoir sur elles une autorité quelconque, ils les proclamaient macédoniennes et autonomes ; ils alléguaient enfin l’indépendance absolue du patriarcat. Etrange négociation où toute la discussion route sur des incidens qui se passent sur le territoire d’une tierce puissance et où chaque partie dissimule ses véritables griefs !

N’obtenant rien par la voie diplomatique, les Roumains cherchèrent des otages et s’en prirent aux Grecs qui sont nombreux dans certaines villes de Roumanie et qui exercent un commerce florissant. Chaque attentat, en Macédoine, fut immédiatement suivi d’arrêtés d’expulsion pris contre des sujets grecs. Des foules furieuses parcoururent les rues de Bucarest en protestant contre les massacres de Macédoine et en criant vengeance ; dans un de ces meetings, des Roumains lacérèrent et traînèrent dans la boue quelques lambeaux d’étoile représentant un drapeau hellénique. Cet incident décida une rupture que, depuis longtemps, en Grèce comme en Roumanie, la colère publique réclamait à grands cris. Le gouvernement du roi Carol chercha à atteindre son adversaire dans ses intérêts en dénonçant son traité de commerce. Les Grecs de Roumanie ruinés, molestés de toutes les façons, se mirent à émigrer, abandonnant leurs affaires. La Roumanie qui, au temps des hospodars, était gouvernée par des Grecs des grandes familles phanariotes, qui admirait et aimait la civilisation hellénique, est maintenant devenue ardemment antihellène.

Quant à la Grèce, elle a perdu une clientèle commerciale précieuse sans rien gagner en Macédoine ; elle se fait illusion si elle croit arrêter par des violences un mouvement national ; même s’il était factice, comme elle le soutient, c’est précisément en le persécutant qu’elle finirait par lui donner une réalité. M. Théotokis, dans son discours du 20 décembre 1900, a pris une attitude d’intransigeance et de fière résistance aux conseils de modération et de paix que les ministres des Affaires étrangères des grandes puissances lui avaient amicalement donnés. « Le gouvernement hellénique, a-t-il dit non sans quelque raideur, n’a fait aucune démarche et n’a pris aucune initiative en vue d’une entente avec la Roumanie ; » et il a ajouté qu’il refusait d’intervenir dans ce qui se passe « en territoire étranger sous la juridiction du patriarcat œcuménique qui est complètement autonome. » Il a reconnu cependant que « le gouvernement pouvait user de son autorité pour atténuer l’action des bandes, mais seulement à cette condition que le ralentissement de la défense ne serait pas suivi d’un développement de l’activité des ennemis de l’hellénisme. » Si, à leur tour, les Bulgares, les Serbes et les Roumains tenaient de semblables raisonnemens, le temps des massacres ne serait pas près de finir en Macédoine. La Grèce serait mieux inspirée, semble-t-il, de mesurer ses ambitions à ses forces, de renoncer à ses prétentions sur un pays où la domination turque n’est pas menacée et où d’ailleurs les Grecs, quoi qu’ils en disent, n’ont pas la majorité ; ils obtiendraient un meilleur succès en travaillant à restaurer l’hégémonie morale que la civilisation hellénique a eue en Orient et que les imprudences du gouvernement d’Athènes lui ont fait perdre.

La Grèce, qui n’a pas repris ses relations avec la Roumanie, a eu en même temps de graves difficultés avec la Bulgarie, et c’est encore à cause de la Macédoine. L’action des bandes grecques, le recul de l’exarchisme et l’afflux des fugitifs dans la Principauté ont provoqué dans toute la Bulgarie une irritation violente. En Roumélie, où habitent près de quatre-vingt mille Grecs, surtout aux environs de Varna et de Philippopoli, le mécontentement populaire devenait, l’été dernier, d’autant plus menaçant que les Grecs semblaient se plaire à l’exaspérer. Le journal du patriarcat œcuménique se répandait en propos agressifs contre le prince et le gouvernement bulgare, tandis que les Grecs établis dans la Principauté tenaient des meetings où ils affirmaient leurs sentimens antibulgares. La publication, par les journaux d’Athènes, d’une liste de Grecs condamnés à Salonique comme ayant fait partie des bandes, et dont plusieurs étaient mentionnés comme venus de Roumélie, mit le comble à l’irritation des Bulgares en leur donnant à croire que, sur leur territoire même, s’opérait le recrutement des bandes destinées à exterminer leurs frères de Macédoine. Les troubles commencèrent à Varna où la population prétendit empêcher le débarquement d’un évêque grec envoyé par le patriarcat pour occuper le siège de Varna. Ce mouvement continua à Anchialo ; les Grecs qui occupaient le monastère tirèrent sur les Bulgares qui manifestaient bruyamment leur hostilité à l’évêque patriarchiste ; une bataille s’ensuivit où onze Grecs et huit Bulgares périrent. L’évêque, retrouvé le lendemain dans une maison à demi incendiée, fut arrêté sous l’inculpation d’avoir excité les Grecs à tirer sur les manifestans ; on ne tarda pas à le remettre en liberté. Le 7 août, les troubles commencèrent à Philippopoli ; une troupe de Bulgares se porta sur les écoles grecques qu’elle saccagea, détruisit les magasins grecs et, envahissant l’évêché grec, y installa de force l’évêque exarchiste ; un avocat grec, ayant tiré un coup de revolver et tué un Bulgare, fut lynché par la foule : on trouva chez lui, dit-on, des listes de souscriptions destinées à soutenir les bandes de Macédoine. Le lendemain, à Stanimaka, au sud de Philippopoli, il y eut des magasins pillés, des écoles saccagées, mais pas de mort d’homme. A Sofia, un meeting monstre réclama des mesures énergiques contre les Grecs. Nulle part les autorités n’intervinrent : le prince Ferdinand et M. Pelkof, ministre de l’Intérieur, étaient à ce moment à Marienbad ; les autorités locales n’agirent pas ou agirent trop tard, et leur action fut impuissante à arrêter les troubles, tant l’explosion du sentiment national et populaire avait été spontanée et violente. Dès l’arrivée du prince et du président du Conseil, des mesures sévères et efficaces furent prises pour empêcher le retour d’incidens aussi regrettables. Les troubles ont cessé, mais le gouvernement de Sofia a cru devoir prendre des précautions pour arrêter la propagande antibulgare en Roumélie : les écoles grecques ont été fermées en vertu d’une vieille loi de 1891, qui n’avait jamais été appliquée, comme contraire aux articles 4 et 5 du traité de Berlin qui accorde aux minorités grecques et turques, en Bulgarie, des garanties pour la sauvegarde de leur langue et de leur religion. Il a été décidé que les évêques patriarchistes ne seraient, à l’avenir, reconnus par le gouvernement que s’ils étaient sujets bulgares : on sait qu’il y a, dans la Principauté, quatre sièges épiscopaux grecs. Mais rien n’a pu calmer le ressentiment populaire : boycottés, molestés, ruinés, les négocians grecs quittent la Bulgarie et affluent à Athènes ; malgré les exhortations de leurs consuls et les efforts du gouvernement de Sofia, l’exode continue ; au mois de mai dernier le nombre des fugitifs était évalué à quinze mille et le gouvernement d’Athènes avait dû contracter un emprunt pour leur acheter des terres et les établir en Thessalie. Quelques-uns ne s’arrêtent qu’aux États-Unis. Les Grecs invoquent le traité de Berlin : mais il a été si souvent violé qu’il n’intimide plus personne, et d’ailleurs l’attitude peu conciliante du gouvernement d’Athènes, ses encouragemens avoués aux bandes qui, depuis deux ans, exercent en Macédoine les pires ravages et commettent de cruels massacres, ont mal disposé les puissances à intervenir en sa faveur. On doit reconnaître qu’excepté durant les premiers jours des troubles, les autorités bulgares ont fait tous leurs efforts pour maintenir l’ordre ; mais la haine échappe à toute coercition : en Bulgarie, les Grecs, aujourd’hui, payent l’oppression que leurs ancêtres liront si longtemps peser sur l’église et sur l’école bulgare, de même qu’en Roumanie ils recueillent la rançon des abus dont les Phanariotes profitèrent jadis dans les Principautés.

Voilà donc plusieurs États balkaniques, Grèce d’une part, Roumanie et Bulgarie de l’autre, qui paraissent aussi éloignés que possible d’un rapprochement et d’une entente pour la solution des questions macédoniennes. Jamais les rivalités n’ont été plus vives, les antipathies plus violentes. Au contraire, par une conséquence naturelle, les relations actuelles de la Bulgarie avec la Roumanie sont des meilleures et des plus cordiales. « Nous apprécions à sa haute valeur, a dit M. Stancioff, dans son premier discours au Sobranié, le 15 novembre 1906, un voisinage de sincère amitié avec la Roumanie et nous prendrons à tâche de lui conserver ce caractère. » L’amitié de la Roumanie est, en effet, d’une très grande importance pour la politique bulgare : l’armée roumaine est, avec l’armée bulgare, la plus forte de la péninsule, et les troupes réunies des deux États seraient en mesure de tenir tête même à une grande puissance ; en cas de conflit avec les Turcs, l’appui, ou tout au moins la neutralité assurée de la Roumanie, serait, pour la Bulgarie, d’une importance capitale. Une alliance étroite entre la Roumanie et la Bulgarie exercerait une pesée décisive dans les affaires balkaniques. Si elle devait se conclure un jour, ce ne serait sans doute pas sans l’agrément des puissances de la Triple Alliance.

À cette entente, si la Serbie se joignait, une telle combinaison serait de taille à imposer ses volontés en Orient. On a pu croire un moment, l’année dernière, quand elles parurent d’accord pour réaliser entre elles une union douanière, que l’alliance des deux « nations sœurs » était un fait accompli. Nous avons expliqué ici[6] comment les malentendus ont reparu, entretenus et envenimés par des intrigues étrangères ; il nous suffira de rappeler aujourd’hui que la cause profonde du malentendu, entre Serbes et Bulgares, est toujours la question de Macédoine. A Sofia, on ne pardonne pas la violence et les succès des bandes serbes, tandis qu’à Belgrade on s’alarme des prétentions exclusives que l’on prête aux Bulgares sur la Macédoine. De part et d’autre, on se dispute avec acharnement la peau d’un ours bien vivant, bien pourvu de grilles et de crocs. Uskub surtout excite les jalousies : plutôt que de voir Uskub tomber entre les mains de leurs rivaux, Serbes et Bulgares préfèrent cent fois y voir demeurer les Turcs ! Qu’ils prennent garde qu’un beau jour quelque troisième larron ne vienne les mettre d’accord… Mais c’est en vain que tous les amis des Bulgares et des Serbes leur représentent la vanité de leurs querelles et la nécessité d’une entente cordiale fondée sur des sacrifices réciproques dans l’intérêt de ceux qu’ils appellent leurs frères de Macédoine : les ressentimens ont été, jusqu’ici, les plus forts La politique d’autonomie de la Macédoine, sous la souveraineté du Sultan et le contrôle des grandes puissances, serait de nature à amener une réconciliation durable des deux nations : et ce ne serait pas l’un des moindres avantages d’un tel programme.

En tout cas, on peut affirmer que la Confédération balkanique, qu’ont entrevue et proposée certains publicistes[7], n’est pas à la veille de devenir une réalité. Si anciennes sont, dans la péninsule, les haines historiques, si tenaces les rancunes, si vives les jalousies, si intraitables les vanités, que l’on peut affirmer que, d’ici un longtemps du moins, si une pareille confédération générale devait se former, ce serait par la force, autour d’un État victorieux et de la Macédoine affranchie. Moins invraisemblable cependant serait une confédération restreinte où n’entreraient que les États danubiens : Roumanie, Bulgarie, Serbie, Monténégro, et qui resterait purement défensive. L’obstacle à toutes ces combinaisons, l’objet de toutes ces querelles, c’est, toujours et partout, cette Macédoine où les Turcs sont solidement établis et d’où le programme des grandes puissances n’est pas de les chasser, mais, au contraire, de les fortifier en les réformant.


VI

Tant que les petits Etals balkaniques n’auront pas compris l’avantage qu’il y aurait pour eux à faire, à un grand intérêt général, le sacrifice de leurs querelles particulières, c’est des grandes puissances que dépendra, en définitive, l’avenir de la Macédoine. Leur attitude en Orient est déterminée par les conditions générales de leur vie nationale. Les affaires balkaniques subissent le contre-coup des grandes évolutions de la politique européenne et celles-ci, à leur tour, sont souvent influencées par les événemens du Levant. Il est donc impossible de conclure ces Études autrement que par quelques observations sur la politique générale des grandes puissances en fonction de la question d’Orient, dont la question de Macédoine n’est que l’un des aspects actuels.

La doctrine d’intégrité de l’Empire ottoman et de souveraineté du Sultan, que Beaconsfield lit accepter à Bismarck et triompher au Congrès de Berlin, l’Allemagne aujourd’hui l’a faite sienne : elle a assumé le rôle de protectrice et de tutrice de la Turquie ; elle représente, en Orient et dans le monde, la politique conservatrice. Ses intérêts économiques, dans tout l’Empire ottoman, mais plus particulièrement en Asie, se sont rapidement développés grâce aux bonnes relations personnelles de l’Empereur et du Sultan, à l’activité et à la méthode des négocians allemands. L’Allemagne espère faire durer l’Empire turc, le galvaniser, pour se substituer peu à peu à lui, construire ses chemins de fer, exécuter ses travaux publics, drainer son commerce, fournir à ses besoins. Ce n’est point notre sujet aujourd’hui d’étudier l’activité économique allemande, de rechercher les raisons et les limites de ses succès ; il suffit de les constater pour y trouver l’explication de l’attitude du gouvernement de Berlin dans les affaires de Macédoine. Il y apparaît toujours dominé par le souci de sauvegarder, dans leur plénitude, tous les droits du Sultan et l’intégrité de ses Etats, mais préoccupé aussi de maintenir le plus possible sa politique en harmonie avec le concert européen ; il y exerce son ascendant dans le sens d’une politique de réformes très discrètes et très respectueuses de l’autorité établie : aussi son influence, considérable à Constantinople, est-elle très atténuée en Macédoine. A Salonique, le commerce de l’Allemagne est peu développé ; l’autorité de ses représentans, dans les conseils des réformes, ne l’emporte pas sur celle de leurs collègues ; les populations qui soutirent savent qu’elles ne doivent pas attendre d’elle leur délivrance. Aussi bien ses intérêts sont-ils surtout à Constantinople et en Asie. De la politique d’intégrité, elle espère non seulement tirer des bénéfices matériels sur le terrain économique, mais recueillir aussi ces avantages diplomatiques qui ont toujours été inhérens à la politique d’intégrité et qui permettent, à celui qui s’en fait le champion, de poursuivre, sous le couvert des droits de la Turquie, en Égypte par exemple, certaines revendications que rien n’est encore venu prescrire. Au service d’une politique germanique, l’Allemagne espère ainsi pouvoir disposer de la force turque et de l’influence musulmane.

Tandis que la politique allemande développait les prémisses posées au Congrès de Berlin par Bismarck, la Grande-Bretagne, nous l’avons montré, au nom des mêmes intérêts autrement entendus, se faisait le champion des libertés nationales et adoptait une politique d’intervention, on peut presque dire une politique de dislocation de l’Empire ottoman[8]. Le revirement a d’ailleurs été indépendant des changemens de ministère. Les ministères libéraux se sont montrés, peut-être, partisans plus convaincus et plus zélés de la nouvelle méthode, mais les uns comme les autres, depuis la crise de 1885, l’ont pratiquée ; nous avons vu lord Salisbury s’y plier aussi bien que lord Rosebery ou sir Edouard Grey. L’opinion que l’Angleterre a commis une faute en ne permettant pas de se constituer à la Grande-Bulgarie qui aurait formé une barrière aux ambitions de la Russie comme à celles de l’Allemagne, est aujourd’hui admise par tous les partis. Un délégué de ce Balkan Comittee, que présidait, jusqu’au jour de sa nomination comme ambassadeur à Washington, l’éminent historien James Bryce, parcourait la Macédoine, l’été dernier, et ne cachait pas qu’à son avis le temps était venu de jeter bas la statue de Beaconsfield. La formule de Gladstone, « la Macédoine aux Macédoniens, » est devenue le programme de la politique anglaise. D’ailleurs, entre les deux politiques, la différence est surtout dans les moyens : le but reste le même. Que l’Empire ottoman soit fort, ou qu’il disparaisse : un État faible occupant les rives de la mer Egée, les détroits, les bords du golfe Persique, la Syrie, Tripoli, et gardant un droit de suzeraineté sur l’Egypte, peut, un jour ou l’autre, gêner la politique britannique. Nous avons vu l’action de l’Angleterre dans tes affaires de Macédoine : elle n’est que l’un des aspects d’une politique générale dont les principales raisons d’être sont en Asie et en Afrique[9]. Avec les États balkaniques, avec la Roumanie, avec la Bulgarie surtout, les relations de l’Angleterre sont très amicales ; elle a repris ses relations diplomatiques, l’année dernière, avec la Serbie qu’elle a soutenue dans sa résistance à l’Autriche-Hongrie. Dans toute la péninsule des Balkans, sa politique s’applique à soustraire les petits Etals, et la Macédoine elle-même, à l’influence de Berlin.

Longtemps, dans les Balkans, la Russie a tenu le premier rôle : elle représentait la politique d’affranchissement des nationalités chrétiennes. Ses déboires au Congrès de Berlin n’amoindrirent pas le prestige que lui valaient, parmi les populations balkaniques, ses victoires de 1878 : elle restait la grande puissance slave vers qui se tournaient toutes les espérances. Mais ses démêlés avec la Bulgarie et la Roumanie commencèrent à l’incliner vers une politique conservatrice qui la conduisit au pacte de 1897 par lequel elle se mettait de son plein gré sur le même pied et au même niveau que l’Autriche-Hongrie. À cette association, ce n’est pas la Russie qui a le plus gagné ; occupée en Extrême-Orient, troublée à l’intérieur, elle a abdiqué pour un temps le rang hors de pair qu’elle possédait dans les Balkans ; elle n’est plus que l’une des « deux puissances les plus directement intéressées. » On constate aisément que, dans certaines villes, les consuls d’Autriche-Hongrie ont hérité de l’ascendant qui était naguère le privilège des représentons de la Russie. Une politique de statu quo et de résistance aux vœux des populations slaves ne semble pas devoir être longtemps compatible avec les traditions et les intérêts de l’Empire des Tsars. Aussi l’avons-nous vu peu à peu entraîner son partenaire austro-hongrois à accepter les réformes plus complètes et l’intervention plus efficace proposées par l’Angleterre et la France. Personne n’ignore qu’une entente générale est à l’étude entre Londres et Pétersbourg : si elle est finalement conclue, il est probable qu’elle aura des conséquences dans les Balkans ; il se pourrait que la Russie fût amenée, non pas à rompre le pacte de 1897, mais à prendre, dans l’association, un rôle d’initiative, d’action et de direction. Si au contraire les circonstances l’obligent à garder en Orient une attitude d’expectative, il se pourrait qu’elle se trouvât entraînée vers une union plus étroite et plus générale avec l’Autriche-Hongrie et, par suite, avec l’Allemagne : elle inclinerait alors à revenir à cette entente avec les puissances de l’Europe centrale qui, chaque fois qu’elle a été réalisée, au XVIIIe et au XIXe siècle, a été, d’abord et surtout, fondée sur un accord des intéressés dans la question d’Orient.

La politique austro-hongroise redoute la formation, dans la péninsule des Balkans, d’un État assez fort pour s’interposer, comme un écran, entre l’Empire des Habsbourg et la mer Egée. C’est à elle qu’a profité la destruction de la Grande-Bulgarie de San-Stefano ; elle ne veut pas la voir renaître : aussi la trouverait-on opposée à toute annexion de la Macédoine à l’une quelconque des puissances balkaniques, et surtout à la Bulgarie. Elle serait même contraire à une autonomie de la Macédoine sous la suzeraineté de la Turquie ; elle craindrait que la nationalité bulgare ne s’y affirmât avec trop de vitalité. Le maintien, entre la Bosnie et Salonique, d’une Turquie faible, lentement réformée sous l’influence prédominante de conseillers austro-hongrois, c’est la solution qui convient le mieux à la politique de l’Autriche. Ce n’est pas qu’il y ait lieu de redouter, de sa part, un projet d’annexion ; nous ne croyons guère, quant à nous, à une descente des baïonnettes austro-hongroises vers Salonique ; c’est par une tactique habile d’influence et d’intervention pacifique que le cabinet de Vienne cherche à implanter son hégémonie dans la péninsule. D’ailleurs, sa politique balkanique est en voie d’évolution : le remplacement du comte Goluchowski par le baron d’Ærenthal paraît bien être le signe d’une modification sinon peut-être dans les desseins, du moins dans les méthodes du Ballplatz. Entre Vienne et Sofia les relations sont excellentes ; entre Vienne et Belgrade la réconciliation s’annonce proche, et la récente visite de M. Pachitch au baron d’Ærenthal en est le signe précurseur. Il semble aussi que, de plus en plus, il faudra distinguer entre la politique de Vienne et celle de Budapest : la tendance actuelle des Hongrois à un rapprochement avec le groupe des Slaves du Sud peut devenir la cause déterminante d’une orientation nouvelle de la politique balkanique des Habsbourg. En tout cas, il serait très inexact de se représenter, comme on le fait parfois, la politique de Vienne comme un reflet de celle de Berlin.

Parmi les puissances qui pourraient bénéficier d’une dislocation, générale ou partielle, de l’Empire ottoman, il faut nommer l’Italie ; et c’est l’une des raisons de sa bonne entente avec l’Angleterre et de ses fréquens démêlés avec son alliée autrichienne. Tout l’effort de sa politique, elle le porte dans la Méditerranée orientale ; elle prend ses mesures pour y succéder, l’occasion se présentant, à la Turquie en Tripolitaine, à la France dans le Protectorat de la catholicité latine. Elle aimerait à s’établir sur les côtes albanaises pour faire de l’Adriatique une mer italienne : c’est une tradition qu’elle a héritée de Venise. En Albanie, elle travaille à nouer des intelligences. La maison de Savoie est unie par des alliances de famille aux dynasties régnantes de Serbie et de Monténégro ; avec la Roumanie elle aime à rappeler la commune origine latine ; enfin, dernièrement, le roi Victor-Emmanuel a reçu, à Athènes, « un joyeux accueil. » Le chemin de fer projeté qui, de San Giovanni di Medua (près d’Antivari), s’enfoncerait vers la Save et le Danube, mettrait Cettigne, Belgrade, et même Bucarest à une distance relativement courte des côtes d’Italie. Il y a eu jadis un empire latin de Constantinople : l’Italie ne rêve pas de le reconstituer, mais elle suit de très près tout ce qui se passe dans l’Orient ottoman ; s’il arrivait qu’un jour la Macédoine affranchie choisît pour la gouverner un prince italien, n’y aurait-il pas des chances pour qu’il devînt du même coup le chef, le président d’une Confédération balkanique ? Cette solution de la question d’Orient est très nettement prônée dans le livre d’ « un Latin » que nous avons déjà cité. L’Italie prépare les voies à l’avenir ; elle multiplie les écoles qu’elle confie toutes à ses congrégations religieuses ; elle choisit, pour l’envoyer à Constantinople, un ambassadeur qui se fait remarquer par l’ostentation de sa ferveur catholique, et elle profite de la rupture entre la France et le Saint-Siège pour esquisser, avec le Vatican, certaines combinaisons avantageuses. En attendant les occasions d’entrer en scène, l’Italie persiste, a déclaré le 15 mai M. Tittoni, dans sa « politique éminemment désintéressée et pacifique, fondée sur l’intégrité de l’Empire ottoman et sur l’accord complet avec l’Autriche-Hongrie et la Russie et avec toutes les autres puissances signataires du traité de Berlin, » et elle appuie, en Macédoine, de toute son influence, le développement des réformes.

La France, en Macédoine, est restée fidèle à ses traditions, à son alliance, à ses amitiés. Nous l’avons vue attentive à ne pas contrarier la politique des deux « puissances de l’entente » dont l’une est son alliée et, en même temps, prompte à saisir l’occasion de travailler, avec l’Angleterre, à assurer aux populations, par des réformes plus efficaces, une condition plus acceptable. M. Constans, avec beaucoup d’à-propos et de bonheur, s’est employé à concilier, sur le terrain pratique des solutions, les intérêts de la Russie et ceux de la Grande-Bretagne. La tradition française, en Orient, a toujours été le maintien de nos bonnes relations avec le Sultan et de l’intégrité de ses États, en y ajoutant, comme une conséquence nécessaire et comme un correctif indispensable, la protection des chrétiens. Nous sommes donc fidèles à notre histoire et à nos intérêts en pratiquant une politique de réformes qui puisse donner satisfaction à toutes les populations balkaniques ; mais nous ne saurions sans dommage nous laisser entraîner à une politique qui conduirait à la dislocation de l’Empire ottoman. Les énormes capitaux français engagés en Turquie, les situations considérables qu’occupent nos nationaux dans tout le Levant, nous font une loi de sauvegarder l’intégrité de l’Empire ottoman, tout en nous efforçant d’en améliorer le gouvernement. Grâce surtout à l’activité des religieuses et des religieux français, notre langue est parlée dans tout l’Orient ; elle est la langue de la civilisation et elle reste, malgré tout, celle des affaires. Enfin, ce que les imprudences de notre politique intérieure ne nous ont pas fait perdre de notre Protectorat catholique reste un héritage précieux qu’il importe de conserver. Aider à jeter bas une maison où nous avons de si gros intérêts, où nous faisons tant d’affaires, et dont les habitans se plaisent à parler notre langue et à adopter notre civilisation, serait évidemment une faute politique. Certes, nous avons les plus vives sympathies pour tous les petits États de la péninsule ; nous nous réjouissons de leurs progrès et nous y aidons chaque fois que nous en avons le pouvoir ; mais il faut bien dire que si l’un ou l’autre d’entre eux venait à supplanter le Turc à Constantinople, nos intérêts en seraient gravement atteints, car cette nouvelle grande puissance orientale aurait naturellement le souci très légitime de réserver à ses nationaux les affaires et les offices pour lesquels la nonchalance de l’Osmanli fait volontiers appel aux étrangers. Nous pouvons donc donner notre concours, en Macédoine, à une politique de réformes pratiques, efficaces, allant même jusqu’à une émancipation de fait sous la suzeraineté du Sultan, mais nous ne pouvons pas prêter les mains à une politique qui aboutirait à un partage de l’Empire ottoman. cette ligne de conduite, nous pouvons, dans le Levant, continuer à la suivre, comme nous l’avons déjà fait jusqu’ici, en choisissant un rôle de conciliation et d’apaisement ; la haute situation morale dont les Français jouissent encore en Orient nous y prépare, et les tendances intérieures de notre République nous y engagent. Et qui sait si, un jour, les accords que nous aurions préparés en Orient, les réconciliations que nous y aurions ébauchées, ne pourraient pas étendre leur action bienfaisante jusqu’en Occident ?

L’Orient reste le théâtre classique où les grands intérêts européens s’entre-choquent ou se combinent. Les petites puissances balkaniques et les populations chrétiennes de Turquie sont parfois les victimes de ces conflits ou de ces conjonctions ; mais il ne faut pas oublier que les premières ne seraient sans doute pas indépendantes, et que les secondes n’auraient jamais obtenu aucun droit, si les unes et les autres n’en avaient pas été aussi, finalement, les bénéficiaires. La Macédoine suivra la même évolution après avoir passé par les mêmes péripéties ; son histoire sera un nouveau chapitre de l’affranchissement des nationalités dans l’Empire ottoman ; elle parviendra à une autonomie, plus ou moins complète, mais elle la paiera peut-être encore de beaucoup de souffrances. Il y a un proverbe turc qui dit : « Le diable se mêle toujours aux affaires pressées : » il convient de le rappeler, en guise de conclusion dernière, à la fin de ces pages consacrées à la question de Macédoine.


RENE PINON.

  1. Voyez la Revue des 15 mai et 1er juin.
  2. Il ne faudrait pas d’ailleurs juger par celle-là de toutes les prisons de Turquie. Les agens civils ont dû insister pour faire démolir et remplacer des geôles où les prisonniers étaient entassés de telle manière qu’ils ne pouvaient pas se coucher ; beaucoup laissent encore singulièrement à désirer.
  3. Livre Jaune de 1903-1905, n° 150.
  4. Sa présence ayant été signalée dans une maison d’Uskub, la police assiégea la maison et lui, réfugié dans la cave, demanda à se rendre au consul de France et à un officier autrichien ; en l’absence du consul, son drogman s’y rendit ; quand il fut là, ainsi que l’officier autrichien, Martinoff alluma une bombe qui heureusement ne fit aucun mal ; il fut arrêté.
  5. Voyez notre article du 1er juillet 1906, Le Conflit anglo-turc.
  6. Voyez notre article du 1er février : Le Conflit austro-serbe, p. 666.
  7. Une Confédération orientale comme solution de la question d’Orient, par un Latin (Paris, Plon, 1905, in-12). — Le pseudonyme « un Latin » radie une personnalité roumaine.
  8. Voyez notre article du 15 septembre 1906 : L’Évolution de la Question d’Orient depuis le Congrès de Berlin.
  9. Voyez notre article du 1er juillet 1906 : Le Conflit anglo-turc.