La Question du blé et de la viande - L’intervention de l’État et la fixation arbitraire des prix

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La Question du blé et de la viande - L’intervention de l’État et la fixation arbitraire des prix
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 361-389).
LA QUESTION DU BLÉ ET DE LA VIANDE

L’INTERVENTION DE L’ÉTAT
ET
LA FIXATION ARBITRAIRE DES PRIX

Tout le monde comprend ou devine aisément l’importance du problème de l’alimentation en temps de guerre, et nous parlons ici de l’alimentation de la population civile aussi bien que de la nourriture des troupes. Il importe qu’aux souffrances morales, épreuves cruelles si vaillamment supportées, ne viennent pas se joindre les souffrances physiques résultant de la disette. Après un an de guerre, alors que nos campagnes sont en partie privées des bras robustes capables de les cultiver, nos ressources alimentaires restent-elles suffisantes ? C’est le problème que nous posions ici même, il y a plus de six mois, en parlant de la production agricole future, celle de 1915[1]. Jamais nous n’avons douté de l’avenir et manifesté quelque crainte au sujet des récoltes. Notre conclusion était la suivante :

« Nous avons confiance dans l’invincible énergie de la population rurale. D’un bout à l’autre du territoire, on fera des efforts qui ressembleront à des miracles, et, de même que la jeunesse partie à la frontière se sera montrée vaillante, de même la famille, gardienne du foyer, se révélera forte, ingénieuse, obstinée. Notre vieux sol a produit des défenseurs. Sous l’effort redoublé de ceux ou de celles qui restent, il produira encore des moissons. Les désastres à tout le moins seront limités ou conjurés, et ce serait bien mal connaître le courage du paysan français, — comme celui de la paysanne française, — que d’annoncer la disette et de prévoir la stérilité de nos guérets délaissés. »

Etions-nous trop optimistes ? Il nous faudrait le reconnaître si nous devions accueillir sans réserves et sans protestations les inquiétudes qui se manifestent. Un ministre a parlé récemment du déficit probable de notre récolte de froment et de la hausse inévitable du pain. Pour prévenir cette élévation de prix, l’Etat compte faire des achats de blé à l’étranger. Bien mieux, les pouvoirs publics sollicitent du Parlement l’autorisation de réquisitionner les grains partout où ils se trouvent et d’en fixer la valeur au taux qu’ils jugeraient capable de satisfaire les consommateurs sans nuire trop ouvertement aux intérêts du producteur agricole.

On parle de la diminution rapide des effectifs de notre troupeau et l’on songe à confier encore à l’État le soin de limiter ces pertes en opérant à l’étranger d’énormes achats de bétail, de viandes conservées, congelées ou refroidies ! La hausse des prix justifie, dit-on, ces mesures, mais celles-ci, à leur tour, ne peuvent manquer de provoquer un renchérissement que des craintes ouvertement exprimées ont pour effet d’exagérer.

Sans avoir la prétention d’être prophète, il est bien permis de tirer une conclusion des faits soigneusement et impartialement étudiés.

Nous ne croyons pas que les ressources alimentaires de la France soient devenues, ou puissent devenir d’ici peu, insuffisantes ; nous ne croyons pas davantage que des mesures révolutionnaires comme les réquisitions de denrées, et la fixation arbitraire de leur prix, soient nécessaires ou même utiles. C’est cela que nous voudrions dire aujourd’hui en étudiant plus spécialement les deux problèmes qui se rapportent à la production du blé et à celle de la viande.


LA QUESTION DU BLÉ

Nous savons, aussi exactement que possible, quelle a été l’importance de notre moisson en 1914 ; Les chiffres officiels qui s’y rapportent montrent clairement que notre production a été très sensiblement égale à celle des années précédentes. Il en a été de même pour le seigle, autre céréale alimentaire que l’on utilisait encore dans nos, campagnes, il y a moins de cinquante ans, soit pour économiser le froment, soit pour opérer des mélanges qui assurent plus aisément la conservation du pain a l’état frais.

Voici d’ailleurs les quantités relevées dans les documens que publie le ministère de l’Agriculture :


Récoltes en millions de quintaux « « «
1914 1913 1912 1911
Froment 87 86 90 87
Seigle 12 12 12 11

Ainsi, rien, dans ce tableau, ne saurait légitimer des craintes, ou justifier une hausse.

La moisson de 1914 a été normale et moyenne. Il convenait cependant de prévoir des importations rendues nécessaires, — comme de coutume, — par les exigences de la consommation qui dépasse quelque peu la production. Il fallait également tenir compte des pertes éprouvées dans les régions envahies momentanément, et des disponibilités réclamées par le service de l’intendance. Des achats faits à l’étranger étaient non seulement probables mais certains. Par suite, les cours du blé en France devaient être tôt ou tard influencés par la cote des marchés dans les pays capables de nous fournir l’appoint nécessaire à notre consommation. C’est cela qu’on pouvait raisonnablement prévoir et annoncer, il y a six mois, et c’est précisément ce que nous avons dit, ici même, au mois d’octobre dernier.

Les événemens ont justifié nos prévisions. Dès le mois de septembre 1914, le prix du blé avait augmenté de 5 à 6 francs par quintal sur les marchés de New-York et de Buenos-Ayres, par rapport aux cours de juillet. Il en fut de même à Londres ou à Liverpool, et pareille hausse s’est produite réellement en France bien qu’en apparence notre cote n’eût pas subi de changement. La suppression du droit de douane de 7 francs par 100 kilogrammes a simplement compensé l’élévation brusque des cours et le consommateur français a payé son blé ou son pain su même prix. Ce prix était fort modéré. Pour le froment, il n’a guère dépassé 28 francs par quintal depuis le mois d’août jusqu’à la fin de décembre et ce cours restait inférieur à celui que l’on avait constaté en pleine paix, quelques années auparavant, en 1911 et 1912 par exemple.

Nulle inquiétude ne venait troubler les opérations du commerce libre, en dépit des difficultés de transport. Les battages de céréales étaient opérés régulièrement, et nos réserves, nous l’avons prouvé, étaient largement suffisantes.

Brusquement, à partir de janvier 1915, les cours du blé augmentent à l’étranger, à New-York surtout. Ils ont exactement doublé sur cette place si l’on compare la cote de juillet 1914 à celle de février 1915. À Buenos-Ayres la hausse est considérable sans atteindre les mêmes proportions, et aussitôt le marché français subit cette influence en vertu de la loi de solidarité nécessaire dont nous avons toujours observé les effets. Commerçans et cultivateurs n’entendent pas dès lors céder an même prix une marchandise dont le cours s’élève en dehors de nos frontières et dont il faudra bientôt acheter de notables quantités pour compléter la production nationale.

« Ce sont là, nous dira-t-on, des prétentions excessives ou des manœuvres coupables. Le blé produit à bon marché avant la guerre devrait être vendu aux prix ordinaires, et les commerçans qui ont acheté des stocks à 28 francs par quintal ne sauraient avoir le droit de les revendre au cours de 32 francs parce que la cote étrangère a monté dans l’intervalle. Le public ne doit pas être victime de l’avidité du laboureur ou des spéculations du négociant ! »

Ce raisonnement est sans valeur. Une réflexion bien simple nous prouvera que l’agriculteur n’est pas plus coupable que le commerçant. Si l’un et l’autre ne devaient pas profiter d’une hausse, ils ne devraient pas non plus souffrir d’une baisse et vendre bon marché ce qu’ils ont produit avec une forte dépense ou acheté à des cours élevés. A-t-on jamais songé pourtant à indemniser le laboureur qui est victime d’une baisse imprévue de la cote, ou à venir au secours du négociant ruiné par quelque brusque dépression des prix ? Évidemment non ! Il est donc légitime autant que raisonnable de laisser des compensations se produire, et de souffrir aujourd’hui que l’agriculteur et son auxiliaire commercial bénéficient tous deux d’une hausse qu’ils n’ont d’ailleurs ni provoquée ni aggravée-par des manœuvres coupables. Demain une baisse leur infligera des pertes ; le consommateur profitera, sans inquiétude et sans remords, des sacrifices infligés à son vendeur, et la liberté aura servi tous les intérêts en respectant tous les droits.

Mais pourquoi, nous répondra-t-on, le blé augmente-t-il de prix à l’étranger ? Le problème mérite, en effet, toute notre attention. Il convient de le poser et de le résoudre. Qu’on le remarque bien, c’est visiblement le cours du froment sur les marchés des grands pays exportateurs qui nous intéresse aujourd’hui.

Parmi les pays capables de vendre une partie de leur récolte après avoir assuré leur propre consommation, figurent en première ligne, — à cette heure, — le Canada, les États-Unis, l’Argentine, l’Inde, l’Australie. Sur leurs marchés affluent les demandes des pays importateurs qui consomment plus qu’ils ne produisent. Ces demandes sont d’autant plus actives et pressantes que les récoltes ont été plus complètement détruites dans des pays dévastés par la guerre, et que, d’autre part, l’exportation est plus difficile pour certaines nations capables d’ordinaire de céder une part de leur production.

Nous savons tous que la Belgique, le Nord de la France, la Prusse orientale ont perdu une fraction de leurs moissons, foulées, brûlées, gaspillées par l’ennemi. D’un autre côté, la Bulgarie, la Roumanie et surtout la Russie ne peuvent pas exporter aisément. La fermeture des Dardanelles nous prive de 20 ou 25 millions d’hectolitres de blé qui pourraient approvisionner les marchés de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, de la Suisse, etc., etc. Comme le disait très justement M. Asquith, en traitant cette question devant la Chambre des Communes, la hausse résulte à la fois de l’augmentation de la demande et de la diminution de l’offre.

Des faits spéciaux expliquent en outre l’élévation des prix du froment pendant les premiers mois de 1915. On s’imagine parfois que la récolte du blé a lieu, dans le monde entier, au même moment. C’est une erreur grossière. Il ne se passe pas-, pour ainsi dire, de jour sans que l’on moissonne quelque part. Seulement les grosses moissons, celles qui comptent au point de vue commercial, celles des pays exportateurs notamment, n’ont lieu qu’à des époques spéciales. C’est en janvier, par exemple, que l’on fait la récolte en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, dans le Chili, dans la République Argentine ; c’est en février et mars que les Indes britanniques et la Haute-Egypte coupent les blés.

Supposez que les évaluations faites ou les réalités constatées permettent de prévoir ou de préciser, soit un déficit, soit une augmentation de la production de ces pays qui sont tous exportateurs. Immédiatement ces renseignemens exercent une influence sur la cote du blé dans le monde entier. La consommation, en effet, a des exigences régulières ; il faut qu’elle soit assurée — période par période — dans les pays importateurs notamment. Dès lors, l’annonce d’une mauvaise récolte dans les Indes ou en Australie déjoue les prévisions ordinaires, réduit les disponibilités connues ou escomptées, et provoque la hausse, de même qu’une bonne récolte annoncée, à pareille époque, eût déterminé un fléchissement des cours.

Sans doute, il y a compensation le plus souvent entre les réductions et les augmentations de la production du blé à la surface du globe ; le total de cette production reste à peu près constant, mais, à chaque époque spéciale correspondant à une grosse moisson, les marchés sont impressionnés par les bonnes ou mauvaises nouvelles.

Que s’est-il passé précisément depuis le mois de janvier 1915 ? M. Asquith l’a dit récemment. On a constaté, affirme-t-il, un déficit de la récolte indienne et australienne en même temps qu’un retard de la moisson d’Argentine. Or, ces trois récoltes ont lieu durant les premiers mois de chaque année, de janvier à mars ! La brusque montée des cours, soit à l’étranger, soit en France, se trouve donc expliquée.

Un autre fait explique et justifie la hausse sur les marchés européens : il s’agit de l’augmentation excessive des frais de transport par mer. Le fret de New-York ou de Buenos-Ayres à Liverpool a quintuplé. Il a même passé de 9 à 46 francs et de 12 à 91 francs par tonne, entre les mois de juillet 1914 et de février 1915[2] ! Il est clair que le prix de revient des fromens étrangers dans les ports d’Europe se trouve relevé, et, d’autre part, les détenteurs de blés indigènes, — commerçans ou cultivateurs, — bénéficient d’une hausse, puisque l’acheteur ne peut pas trouver à l’étranger des fromens moins chers que les grains indigènes. Les assurances maritimes dont le coût s’est élevé viennent grossir le total des frais d’expédition, et enfin l’encombrement des ports où la main-d’œuvre fait défaut impose aux armateurs des retards onéreux.

Ces faits sont regrettables assurément ; les sacrifices imposés au consommateur ont augmenté et vont peut-être augmenter encore pendant quelques semaines ; mais, en vérité, il est impossible d’oublier quelle est la gravité du conflit dont le monde entier subit les conséquences. Ainsi l’immobilisation des deux flottes commerciales de l’Allemagne et de l’Autriche a réduit de 14 pour 100 le tonnage des navires marchands ; les transports de guerre nécessitent l’emploi du cinquième de la marine de commerce en Angleterre.

Il serait assurément bien étrange qu’un pareil bouleversement des conditions ordinaires de transport restât sans effet sur les prix. Mais, qu’on le remarque bien, en ce qui concerne spécialement le blé, il n’est pas permis de parler de disette. La récolte totale de l’année 1914-1915 est aujourd’hui connue ; le Bulletin de l’Institut international d’Agriculture à Rome a publié les évaluations faites, et voici les chiffres que nous pouvons accepter sans crainte sérieuse d’erreur :


Récoltes du blé dans le monde en millions de quintaux


1914-15 1 003
1913-14 1 092
1912-13 1 025
1911-12 946
1910-11 933

Il est clair que les quantités récoltées pendant l’année agricole 1914-1915 sont presque égales ou même supérieures à celles des quatre années précédentes. Certains stocks, assurément, ne sont pas disponibles immédiatement ; c’est le cas des blés russes immobilisés dans les ports de la Mer-Noire. Les arrivages sont plus difficiles et plus lents ; les transports sont plus coûteux, le prix des assurances est plus élevé, bref, tout concourt à l’élévation des prix sans que les disponibilités aient été cependant réduites au point de nous obliger à rationner le consommateur comme en Allemagne et en Autriche.

« C’est là, nous dira-t-on, une très mince consolation pour tous ceux dont les ressources médiocres sont épuisées rapidement quand les prix s’élèvent. Peu leur importe que les récoltes aient été belles, s’ils ne peuvent pas acheter du pain. Devront-ils mourir de faim sur un tas de blé ? » Ce sont là des exagérations et par conséquent des erreurs. Les cours pratiqués en France pendant les cinq premiers mois de guerre ont été bien inférieurs à ceux que l’on peut relever, il y a une quarantaine d’années, entre 1871 et 1880. Au milieu de janvier 1915, les prix varient entre 28 et 29 francs par quintal sur le marché de Paris, alors qu’ils ont dépassé 30 francs, — en moyenne, — de 1871 à 1880. C’est en février dernier que la cote de la Bourse de commerce à Paris enregistre le cours de 32 francs. Ce prix n’est guère dépassé en mars, et il ne s’élève à 34 ou 35 francs qu’à la fin d’avril, alors que les fromens étrangers valaient, dans nos ports, plus de 38 francs.

Le cours maximum de 36 francs pour les blés français n’a été coté qu’en mai dernier. Or, au même moment, les blés américains valaient 40 francs.

Sans doute, la hausse a été considérable de janvier à mai ; elle atteint 8 francs par quintal et plus de 30 pour 100 ; mais le chiffre absolu de 36 francs, exceptionnellement et momentanément atteint, n’est ni un prix de famine ni un cours de disette. Sous le second Empire, on a payé le blé près de 35 francs par quintal, en 1867 et 1868. Les années 1873 et 1874 ont été marquées par une hausse qui a porté la cote du froment indigène au-dessus de 32 et de 33 francs. Encore faut-il noter que ce sont là des moyennes. Il est certain que le maximum de 36 francs a été atteint et dépassé durant plusieurs semaines à cette époque et en pleine paix.

La brusque montée des cours, il y a un mois ou deux, coïncide d’ailleurs avec la période critique de l’année, celle qui est généralement marquée par un relèvement de la cote sur le marché français ou étranger. Pour prouver qu’il s’agit d’un fait normal et d’une variation habituelle, nous n’aurions qu’à déterminer la moyenne des prix pendant chaque mois de l’année et durant une période de vingt ou vingt-cinq ans. Ce calcul montrerait clairement que les mois d’avril et de mai sont précisément marqués par une hausse en France aussi bien qu’aux Etats-Unis.

Ce mouvement a eu plus d’ampleur en 1915, et il est aisé de comprendre pourquoi. Les événemens politiques ont une gravité qu’il est tout d’abord superflu de signaler. En outre, le loyer des capitaux s’est élevé brusquement, et, précisément, la hausse normale des blés en avril et mai est justifiée par l’intérêt des capitaux que le froment représente, capitaux immobilisés depuis la récolte, risqués, et devant recevoir une rémunération après six mois d’attente !

Quelles seront, demain, les variations nouvelles de la cote, et peut-on redouter vraiment une hausse qui imposerait des sacrifices accablans aux consommateurs pauvres ?

A cet égard, les nouvelles sont fort rassurantes et ne justifient nullement des mesures révolutionnaires comme celles dont nous allons bientôt parler. Les prix baissent aux Etats-Unis. La récolte de 1915 sera probablement plus belle encore que celle de 1914, déjà excellente. Les Américains du Nord sont trop avisés pour ne pas avoir compris qu’il fallait augmenter rapidement les surfaces cultivées en blé et profiter ainsi des hauts prix. Pour les seuls fromens d’hiver, nous savons que la superficie emblavée a augmenté de 11 pour 100. Au Canada, elle s’est accrue de 9 pour 100. Aux Indes, elle a augmenté d’un cinquième. En France même, malgré les difficultés énormes que présentaient la préparation du sol et les semailles à l’automne dernier, nous savons que la surface ensemencée dans les départemens non envahis n’a pas été réduite de plus de 5 à 6 pour 100. Les pronostics relatifs à la récolte étant excellens, il est fort possible que la moisson de 1915 soit aussi bonne et aussi abondante que celle de 1914. Nous avons donc les plus sérieuses raisons de croire que le cours des blés va diminuer en France au lieu de s’élever encore…

Et cependant, une note officieuse du gouvernement annonçait, en mai dernier, qu’il avait pris la résolution de réquisitionner les blés, d’en monopoliser le commerce et de fixer à 32 francs par quintal le prix versé uniformément aux détenteurs quels qu’ils fussent, négocians ou cultivateurs. Quels motifs ont pu dicter aux pouvoirs publics une résolution aussi grave et aussi révolutionnaire ? Quelles seront, d’autre part, les conséquences de ces mesures ? C’est ce que nous allons nous demander.


LE MONOPOLE D’ÉTAT DU COMMERCE DES BLÉS ET LA FIXATION ARBITRAIRE DES PRIX

L’État se propose de monopoliser le commerce des blés, dans un double but : il prétend déjouer les manœuvres de la spéculation et assurer ainsi à la population le bénéfice du bon marché résultant d’une taxation arbitraire des prix.

A la vérité, nous ne sommes nullement surpris d’entendre parler une fois de plus de la spéculation.

On s’est servi autrefois, il y a quinze ou vingt ans, de cet argument pour expliquer la baisse « désastreuse » des prix et pour exiger la suppression des marchés à terme dans les Bourses de commerce. Le législateur, à cette époque, en pleine crise agricole, prétendait relever les prix et défendre les intérêts du producteur rural. Le spéculateur et l’accapareur de 1895 et 1897 provoquaient, disait-on, « l’avilissement » des cours et ruinaient l’agriculture !

Les vertus de la spéculation sont merveilleuses, en vérité, et son pouvoir n’a pas de bornes, puisqu’elle est capable de provoquer le renchérissement après avoir autrefois « décrété » la baisse.

Un de nos confrères, M. Sagnier, fait remarquer à ce propos, dans le Journal d’agriculture pratique, qu’il est bien difficile d’admettre la possibilité d’accaparemens, puisque l’état de guerre donne au gouvernement la faculté de réquisition à l’égard de ceux qui voudraient s’y livrer.

« Cette épée de Damoclès, ajoute-t-il, suffirait pour arrêter des tentatives de ce genre, s’il venait à s’en produire. » C’est l’évidence même, mais toutes- les fois que l’on a voulu flatter les préjugés ou les passions de la foule, on a parlé des agioteurs, des accapareurs, ou des spéculateurs.

Lorsque la Convention nationale discutait les projets de décrets relatifs au « maximum » des grains et à la taxation arbitraire du blé en particulier, on parlait aussi des dangers de la spéculation.

« Mettre en question si l’on établira un « maximum, » disait Thirion, c’est mettre en question si l’on mettra un frein à l’avarice et à la cupidité des riches accapareurs. Il faut que nous leur disions aujourd’hui : « Quoi que vous fassiez, vous ne vendrez pas plus cher. » — Si cette mesure portait atteinte au commerce, elle ne détruirait que le commerce de gros, et ce ne serait pas un grand mal. Le commerce des grains a toujours été nuisible à la société. »

Quelques hommes, cependant, eurent le courage de protester au nom de la raison et de l’intérêt public. Il est bon, croyons-nous, de citer des paroles qui, à cette heure-là, témoignaient d’un superbe mépris de la persécution ou de la mort.

C’est le 30 avril 1793 que Ducos osait dire : « Le tumulte scandaleux qui m’a troublé dans le cours de mon opinion tient aux idées erronées, aux préjugés invétérés du plus grand nombre des citoyens sur la matière des subsistances, préjugés qui, pour le dire en passant, leur ont été inspirés par le despotisme quand il donnait autrefois le pain bon marché au peuple pour avoir à son tour bon marché de son silence et de sa soumission. Oui, citoyens, il n’est pas inutile de vous le faire remarquer ici, la doctrine que je prêche fut de tout temps celle des amis éclairés de la liberté, et celle que je combats, tout ce système d’entraves, de gênes, de taxations, de recensemens, de visites domiciliaires, d’amendes, de fers, est renouvelé des intendans, des parlemens, des Conseils d’Etat et de tous les agens et sous-agens de l’ancien régime… »

Voilà ce que pensait un conventionnel de la valeur politique du système de taxations d’office, et il ajoutait avec raison en parlant de ses conséquences :

« Le cultivateur peut dire à son tour : « Taxez à une proportion raisonnable tous les comestibles, tous les objets principaux d’industrie, toutes les avances et tous les travaux, ou ne taxez pas le produit de mon travail. » Il faut donc tout taxer si vous voulez taxer le prix du grain ; c’est le seul moyen d’établir une proportion entre le prix des choses et les salaires, mais comme cette proportion s’établira bien mieux par la force des choses que par vos calculs, comme les échanges sociaux sont toujours justes quand ils sont libres, parce qu’ils sont l’ouvrage des intérêts respectifs et le résultat de leurs conventions, tandis que ce qui est forcé est souvent injuste parce que le législateur ne sait pas tout, comme l’intérêt privé qui n’oublie rien, il en résulte qu’il vaut mieux ne pas établir de taxe…

« L’intérêt privé est toujours plus habile que les lois prohibitives ne furent rigoureuses. L’ordre de porter les grains aux halles ne sera qu’un avis de les cacher plus soigneusement, Recourez aux confiscations, aux visites domiciliaires ; recommencez le code des gabelles. Vous serez odieux et mieux trompés, voilà tout…

« On me fait observer qu’il s’agit ici d’une mesure révolutionnaire, d’une taxe momentanée, et je réponds que j’adopte les mesures révolutionnaires qui font vivre, mais non pas celles qui font mourir de faim ! »

Un homme se leva peu de temps après pour réfuter ces argumens si probans et si solides. A défaut de raisons, il invoqua les intérêts du peuple sacrifiés, soi-disant, à l’avidité des spéculateurs.

« Il faut, dit-il, que la Convention prononce aujourd’hui (3 septembre 1793) entre les intérêts des accapareurs et ceux du peuple ; il se ferait justice lui-même, il tomberait sur les aristocrates et leur arracherait de vive force ce que la loi aurait dû lui accorder. (On applaudit.) — Prononcez aujourd’hui, demain nous exécuterons. »

Cet orateur s’appelait Danton, et le jour où il parlait ainsi, la Convention décrétait qu’il y aurait un maximum pour le prix des grains, maximum uniforme dans toute la République !

L’audace et l’arbitraire ne sauraient prévaloir contre les lois économiques.

Les prévisions de Ducos se trouvèrent toutes justifiées. Arbitrairement taxés au-dessous des cours qui résultaient de la concurrence et de la situation générale, les grains furent cachés ou vendus en secret au-dessus du maximum. Une disette factice devint la conséquence détestable d’un système oppressif, qui avait la prétention de faire régner l’abondance en ruinant à la fois la production et le commerce.

Et ce ne sont pas les contre-révolutionnaires ou les membres de la secte des économistes qui ont dénoncé les dangers du maximum, et condamné résolument l’intervention de l’Etat et de ses agens.

Le 6 nivôse an III, le conventionnel Bérard s’écriait : « Qui est-ce qui a tué le commerce, anéanti l’agriculture ? — Le maximum ! (Applaudissemens.) — Qui est-ce qui eût osé approvisionner la France de denrées de première nécessité quand, sous peine d’être poursuivi, on était obligé de les donner pour moins cher qu’elles ne coûtaient ? Quand on les enlevait aux agriculteurs à force armée ? — Ceux qui avaient établi ce système affreux et dévastateur savaient bien pourtant que la fortune publique ne se compose que des fortunes particulières…

« La libre circulation des grains est aussi nécessaire que celle de toutes les autres denrées. Quoi ! l’agriculteur vendrait son blé à un prix fixe et achèterait tout ce dont il a besoin à des prix libres ! Cela serait injuste. » (Applaudissemens.)

Le même jour, la Convention abolissait les lois du maximum. L’Assemblée révolutionnaire fit plus et fit mieux, s’il est possible ; elle avoua ses fautes et voulut les reconnaître publiquement.

Trois conventionnels furent chargés de rédiger une proclamation au peuple français « pour lui développer les avantages de la suppression de la loi du maximum. » — Dans la séance du 9 nivôse an III, Johannot donna lecture de ce document.

« Français, dit-il, la raison, l’équité, l’intérêt de la République réprouvaient depuis longtemps la loi du maximum… Les esprits les moins éclairés savent aujourd’hui que cette loi anéantissait de jour en jour le commerce et l’agriculture… C’est donc cette loi si désastreuse qui nous a conduits à l’épuisement.

« C’est à l’industrie dégagée d’entraves, c’est au commerce régénéré à multiplier nos richesses et nos moyens d’échange. — Les approvisionnemens de la République sont confiés à la liberté, seule base du commerce et de l’agriculture. »

Est-il donc nécessaire que, le 9 nivôse de cette année, le Parlement français, plus rapidement éclairé que la Convention nationale, fasse le même aveu, et proclame, avec la même loyauté, les avantages de la liberté ?

En attendant, il est aisé de prévoir les dangers de la taxation arbitraire du froment dans notre pays. Ce système comporte des applications et il exige des sanctions. Examinons ces deux points.

Sous peine d’être à la fois inopérante et injuste, la taxation doit être appliquée partout et à tous. Quatre millions d’exploitations rurales doivent être visitées pour opérer le recensement des grains qui peuvent s’y trouver encore, ou que l’on y trouvera demain après la moisson. La taxation, il est vrai, sera faite indirectement si les meuniers sont étroitement surveillés, et pour y parvenir, pour interdire l’achat du blé à un prix supérieur au maximum, il suffira de taxer la farine. On voit dès lors que le « maximum » appliqué aux grains doit être encore imposé aux farines. Dans ce cas, quel sera l’écart toléré entre le prix de la matière première et celui du produit fabriqué ? L’Etat devra taxer le profit du meunier après avoir limité celui du laboureur. Mais ce profit dépend de la perfection de l’outillage, du prix des charbons, et du cours des résidus industriels, c’est-à-dire du son et des issues. La concurrence, la liberté commerciale, l’initiative et l’habileté des minotiers règlent d’ordinaire ces questions aussi variées que délicates. Elles seront désormais tranchées par un agent de l’Etat, par un préfet, par un expert, et, en fin de compte, par un ministre. Que d’erreurs à redouter, quelles lenteurs et quelles incertitudes toutes les fois qu’il s’agira d’une résolution à prendre ou d’une injustice trop criante à réparer !

Ce n’est pas tout. Qu’on le remarque bien, le prix des blés ou des farines sera uniforme sur tout le territoire. Or les différences constatées d’ordinaire sur les marchés intérieurs indiquent et précisent les besoins ; elles marquent les directions que doivent prendre soit les grains soit les farines pour satisfaire aux exigences de la consommation. Le commerce constate ces écarts et en profite ; il achète là où les marchandises sont bon marché pour les revendre là où elles sont chères parce qu’elles deviennent plus rares.

L’uniformité des prix arbitraires réduit à zéro toutes les différences de cote ; elle supprime toutes les indications qui décelaient les besoins et en marquaient l’intensité. Bien mieux, le commerce, qui trouve sa rémunération dans une différence de cours, est désormais paralysé. Les négocians devront cesser leurs opérations ou devenir les courtiers de l’Administration, alors que les minotiers, abdiquant toute initiative, seront devenus des fonctionnaires techniques ! Courtiers et fonctionnaires exigeront une rémunération qu’ils auront méritée, mais, à cette occasion, il faudra encore taxer arbitrairement, apprécier les mérites… ou accorder des faveurs.

Au point de vue financier, le monopole des blés comporte des avances énormes dont l’Etat seul devra désormais prendre la responsabilité. Aucun commerçant, aucun meunier ne consentira à risquer ses capitaux ou même à les prêter, puisqu’il lui sera interdit de les administrer librement et d’en tirer un profit légitime.

Quelle sera, enfin, la situation de l’agriculteur ?

On veut aujourd’hui et l’on peut, il est vrai, taxer ses grains au-dessous du prix normal, c’est-à-dire au-dessous du cours fixé par la concurrence.

L’Etat procède ainsi à une expropriation spéciale correspondant, en fait, à une confiscation.

Mais croit-on que demain, à l’automne prochain, le cultivateur accepte un pareil traitement ? Au lieu de semer du blé taxé, il attendra le printemps pour semer de l’avoine ou du seigle dont le cours n’aura pas été arbitrairement réduit. Les réquisitions futures cesseront d’être exercées faute de blé à saisir et c’est bien la disette réelle que l’imprévoyance de l’Etat aura provoquée sous prétexte d’abaisser les prix et de secourir le pauvre en limitant la valeur du pain…

Si nous nous sommes expliqué clairement, nos lecteurs comprendront sans peine qu’un pareil système doit rencontrer partout des résistances.

Pour en triompher, des sanctions sont nécessaires et il faudra les prévoir. C’est l’amende, la confiscation, l’emprisonnement que le législateur sera contraint de viser dans des textes spéciaux dont la Convention a vainement multiplié le nombre. Quel résultat peut-on attendre de cette législation ? Un conventionnel l’a dit sincèrement, fortement ; son langage un peu emphatique était de mode à cette époque, mais nous retrouvons dans son discours des argumens solides et les aveux imposés par les résultats d’une déplorable expérience.

« Oui, disait Beffroy, le 3 nivôse an III, des hommes sans principe comme sans expérience, frappés de l’effet sans en apercevoir la cause, arrachèrent à la Convention Nationale le décret fatal par lequel le prix des objets de consommation fut taxé. Cette loi, aussi immorale qu’absurde et destructive, contrariant tous les intérêts, coupa tous les liens de la société, brisa les ressorts de l’agriculture, du commerce, de l’industrie. La reproduction n’eut plus lieu ; le négociant trouva les ports fermés, ses provisions se resserrèrent.

« Le défaut de reproduction, l’inertie forcée du commerce, les excès commis de toute part contre les cultivateurs, le joug d’un code bien plus homicide que pénal, rendaient impossible l’approvisionnement. On aurait pu remettre encore toutes choses en état si on se fût moins occupé du bénéfice de quelques commerçans intelligens, qui eussent évité des frais énormes à la République en la servant bien. Mais la manie des régies presque toujours onéreuses fut substituée aux règles de la sagesse… »

Est-il donc nécessaire de négliger les leçons de l’expérience et de ne pas suivre « les règles de la sagesse ? »


LA QUESTION DE LA VIANDE

La cherté du blé n’est qu’un des problèmes qui s’imposent aujourd’hui à l’attention des pouvoirs publics. L’élévation du prix de la viande provoque, dit-on, des inquiétudes aussi graves. Elle peut, elle doit même nécessairement réduire la consommation des familles pauvres, en exagérant les sacrifices imposés à leur modeste budget. Il y a plus. Cette hausse de la viande est, paraît-il, une conséquence de la réduction trop rapide des effectifs de notre troupeau national. Les pertes vont devenir bientôt irréparables si l’on n’y prend garde. Il est possible de développer rapidement la culture du blé et d’assurer notre approvisionnement en moins d’une année. Neuf mois à peine s’écoulent entre la période des semailles d’automne et celle de la moisson ; mais il en est tout autrement pour les animaux dont la croissance est lente. Quatre ou cinq années sont nécessaires pour produire un bœuf adulte ; on doit compter trois ou quatre ans pour les moutons, et près d’un an pour les porcs.

La reconstitution de notre troupeau sera donc une œuvre de longue haleine. Si nous abattons chaque mois plus d’animaux que le troupeau ne fournit de bêtes de boucherie parvenues à l’âge de leur entier développement, nous dépeuplons nos étables, nos bergeries, nos porcheries. Le poids des jeunes animaux étant plus faible, il faudra en sacrifier un nombre de plus en plus grand pour satisfaire aux exigences de la consommation, et bientôt les pertes subies seront irréparables.

Ces observations générales sont à coup sûr fort judicieuses. Avant de les accueillir sans réserves, et surtout avant de pousser un cri d’alarme qui doit retentir fort loin, il convient pourtant de se demander si nos pertes sont aussi grandes, aussi effrayantes qu’on le dit ; il est, enfin, nécessaire de savoir à quelles mesures on peut avoir recours pour parer aux conséquences de la réduction trop rapide de notre troupeau national.


Ce troupeau a-t-il été réellement décimé par les réquisitions militaires et par la consommation civile ? C’est la hausse extraordinaire des prix qui le prouve surabondamment, nous répondra-t-on.

L’argumentation n’est pas décisive, car nous avons vu tout à l’heure que le prix du blé augmentait depuis quatre ou cinq mois sans que notre approvisionnement fût le moins du monde insuffisant. Il faut tenir compte des conditions générales des marchés, du prix fixé pour les réquisitions militaires, et de l’accroissement incontesté de la consommation totale par suite de la distribution de larges rations aux troupes sur le pied de guerre.

Ces rations varient de 500 grammes par tête pour les hommes qui sont sur le front à 400 grammes pour les soldats laissés dans les dépôts. Elles sont supérieures, — on l’affirme et nous l’admettons, — aux poids qu’auraient consommés nos soldats s’ils étaient restés dans les campagnes ou dans les villes comme à l’ordinaire. En un mot, bien qu’il y ait eu un déplacement et non pas exclusivement une augmentation des quantités de viande absorbées, l’accroissement e t certain. Dans un rapport récemment publié à l’Officiel et qui vise la question des viandes, M. Maurice Quentin évalue à un minimum de 170 000 tonnes par an le poids indispensable qui s’ajouterait aujourd’hui à la consommation ordinaire du fait de la distribution aux troupes d’une ration très élevée. Admettons-le encore.

Cette dépense additionnelle ne porte que sur une seule catégorie de viande, celle des bœufs, vaches, taureaux. Voilà ce qu’il faut bien noter, et les variations des prix paraissent le prouver clairement. On a constaté en effet, depuis le mois de janvier 1915, une hausse très forte, — de 25 pour 100 à 30 pour 100, — qui intéresse exclusivement la viande de bovidés. Pour le mouton et le porc, cette hausse est insignifiante ou médiocre. Si nous relevons les cours cotés à la Villette pour la viande nette de première qualité, à un an d’intervalle, nous voyons que dans la première semaine de juin, on a payé :

1 fr. 88, en 1914, pour le bœuf, contre 2 fr. 50 en 1915 ;
3 fr. 20, en 1914, pour le mouton, contre 2 fr. 80 en 1915 ;
1 fr. 90, en 1914, pour le porc, contre 2 fr. 08 en 1915.

À la date précise dont nous parlons, il y avait donc lieu de noter une hausse notable pour le bœuf ; une baisse pour le mouton, et une hausse légère pour le porc.

Il faut donc faire une distinction. Au lieu de parler, — en général, — de la destruction de notre troupeau, contentons-nous de dire que nos effectifs de bovidés ont certainement diminué.

Ces pertes ne sont pas faites pour nous surprendre. L’état de guerre et l’entretien de plus de trois millions d’hommes sous les armes comportent des sacrifices de ce genre. Tout le monde le sait, ou tout le monde le devine. Mais faut-il s’alarmer et admettre que nous allons manquer de viande ou abattre notre dernier bouvillon ? Évidemment, non. Voici précisément quelques réflexions très modérées et très sages qu’inspire à M. Maurice Quentin l’étude des disponibilités de notre cheptel national :

« Il importe, dit-il dans le rapport déjà cité, de chiffrer les ressources que peut offrir le cheptel français, tel qu’il existe actuellement, tel qu’il est à supposer qu’il se maintiendra pendant les mois à venir.

« Pour préciser l’importance des besoins et notamment pour faire aux exigences de la défense nationale la part qui leur revient dans les élémens de ce calcul, nous avons déjà procédé à la comparaison des existences du troupeau bovin à la fin de 1913 et à la fin de 1914. Déjà, nous savions celui-ci appauvri en ces cinq mois de crise à peu près autant qu’en dix mois de période normale, et nous retenions une diminution atteignant dans l’ensemble 11 pour 100, qui ira se perpétuant de mois en mois, tant que l’on n’aura pas procédé à la reconstitution des animaux sacrifiés en excédent.

« Il ne faudrait pas s’exagérer les difficultés de l’heure présente. Nous sommes encore à la tête d’un troupeau de plus de 13 millions de bovins. Si la nécessité en apparaissait, nous aurions largement de quoi suffire à l’alimentation de la troupe en y puisant exclusivement… »

Voilà qui est clair. M. Quentin est plutôt pessimiste, puisqu’il conclut en affirmant la nécessité, ou du moins l’utilité, de larges achats de viandes à l’étranger. Nous voyons cependant qu’il n’est nullement effrayé par « les difficultés de l’heure présente. » Ces difficultés sont cependant réelles. Nous le reconnaissons parfaitement. L’accroissement extraordinaire de la consommation militaire nous force à abattre un nombre de bovins supérieur à la dime annuelle que nous prélevons habituellement sur notre troupeau, et l’élévation du prix de la viande de bœuf doit être partiellement attribuée, depuis quelques mois, à cette circonstance.

Remarquons bien toutefois que nos effectifs sont reconstitués par la croissance normale des jeunes animaux, et que, d’autre part, nous n’avons rien à redouter, — jusqu’ici, — en ce qui concerne la réduction du nombre des moutons ou des porcs. La guerre entraîne des sacrifices ; nous vivons sur notre capital d’animaux bovins et non pas seulement sur ce que l’on pourrait appeler les revenus réguliers de ce cheptel. Mais, en vérité, peut-on raisonnablement exiger que la crise effroyable déchaînée par la mobilisation n’ait pas une répercussion sur la situation de notre troupeau, qu’elle ne provoque pas un renchérissement de la viande, et n’impose pas à la population civile une réduction de sa consommation habituelle ? Une pareille prétention est évidemment insoutenable.

« La viande, dira-t-on, est un aliment devenu indispensable et la hausse de son prix est un péril ; elle constitue une épreuve redoutable infligée notamment à la classe ouvrière ! »

Cette hausse, due en grande partie à la guerre, est, en effet, une épreuve, mais on la subit dans un pays très riche et admirablement approvisionné comme l’Angleterre, aussi bien qu’en France. Le Comité de la fédération nationale du commerce de la viande dans la Grande-Bretagne vient de conseiller au public anglais de restreindre autant que possible la consommation de la viande, pour prévenir et limiter, s’il se peut, une élévation excessive des prix. Il faudra en faire autant dans notre pays. Remarquons bien d’ailleurs que cette réduction nous imposera simplement le retour aux pratiques considérées comme normales il y a quarante ou cinquante ans. Voici quelle a été la progression de la production totale de la viande en France de 1862 à 1909 :


tonnes
1862 1 161
1892 1 570
1897 1 920
1909 2 311

Ces poids correspondaient à une consommation par tête qui n’avait pas cessé de grandir jusqu’ici :

kilog. Par tête
En 1862 25
En 1892 41
En 1897 50
En 1909 57

Si l’on admet que la moyenne s’abaisse bientôt à 41 kilos, en diminuant de 15 kilos ou de 28 pour 100, proportion énorme, la population civile se trouvera, au point de vue alimentaire, dans la même situation qu’en 1892. Si cette perspective est fâcheuse, on ne saurait dire qu’elle est effrayante. Il existe à cet égard de regrettables erreurs qui consistent à supposer qu’une grande quantité de viande est indispensable au maintien de la santé et à la conservation de la force. En parlant des préjugés sur l’alimentation normale, le professeur A. Gautier, — que cite M. Quentin dans son rapport, — a eu raison sans doute de dire :

« Il ne faut pas exclure en principe la viande de l’alimentation ; c’est un aliment facile à digérer qui tonifie les muscles et le cœur et qui excite et soutient la volonté. »

Mais M. Gautier, dans la même étude sur l’alimentation rationnelle de l’homme[3], faisait aussi cette remarque et proposait cette conclusion : « Il faut reconnaître qu’on peut s’abstenir entièrement de viande sans compromettre sa santé et ses forces, et l’on aurait tort de penser que le végétarisme, cher à Pythagore, mette l’homme en état d’infériorité physique. En Angleterre, ce sont les cyclistes végétariens qui tiennent le record de la vitesse. M. le professeur Lefèvre avec un régime presque végétarien (sucre, fruits, pain, fromage) a pu faire, plusieurs jours de suite et sans surmenage, des courses de montagne correspondant à 700 000 kilogrammètres par jour, soit près du double du travail d’un bon ouvrier.

« La vérité est entre les deux régimes… »

Voilà qui est très précis et très sage et la population civile dispose encore d’une quantité de viande supérieure à celle qu’elle pouvait consommer il y a trente ans ; les moutons, les porcs, les animaux de basse-cour sont nombreux, et enfin les alimens végétaux ne font pas défaut. D’autre part, les salaires se sont notablement élevés depuis 1880 ou 1890, et, par suite, en dépit de la hausse des prix, le pouvoir d’achat des classes laborieuses a augmenté.

Cela veut-il dire qu’il ne faut faire aucun effort pour mettre de la viande à la disposition des consommateurs et pour limiter les pertes de notre troupeau ? Assurément non, et parmi les remèdes proposés pour parer à la crise actuelle, il en est un dont nous devons parler avec soin.


LES VIANDES IMPORTÉES ET L’INTERVENTION DE L’ÉTAT

L’achat de bétail ou de viandes à l’étranger est évidemment la solution des deux problèmes posés : celui de l’approvisionnement de la population, et celui de la reconstitution du cheptel national. En Angleterre l’importation des viandes congelées, refroidies, salées ou conservées en boîtes, est un fait bien connu, et l’organisation du transport aussi bien que du commerce de la viande étrangère est assurée depuis plus de vingt ans. En 1914, nos voisins ont acheté 694 000 tonnes de bœufs et de moutons réfrigérés ou congelés qui viennent d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de l’Amérique du Sud (Argentine, Uruguay, Venezuela), des États-Unis, du Canada, etc., etc. Cette énorme importation est admirablement organisée, et non pas improvisée, grâce à l’aménagement d’une véritable flotte de steamers pourvus de chambres à air froid, grâce aussi à la construction de nombreux entrepôts frigorifiques dans les ports ou dans les centres principaux de consommation. On a renoncé presque complètement, chez nos voisins, à l’introduction du bétail étranger vivant. Les pertes de poids sont en effet, notables à la suite d’un voyage par terre sur les lieux de production, et d’une traversée qui éprouve cruellement le bétail sur pied. D’autre part, les frais de transport sont bien plus élevés quand on importe des animaux vivans, puisque le rendement en viande nette d’une bête de boucherie dépasse rarement 50 pour 100 de son poids vif. Voilà pourquoi il convient d’accueillir avec les plus expresses réserves un projet que la Chambre vient de voter et qui permettrait à l’État d’acheter 100 000 bœufs sur pied.

Comme on le voit, les Anglais avaient depuis longtemps résolu le problème que nous posons aujourd’hui dans notre pays, et, pour satisfaire aux demandes de la clientèle britannique, des usines spéciales ont été créées dans les pays de production. Elles ont pour objet d’abattre et de préparer les animaux, puis de refroidir les quartiers de viande qu’ils fournissent. Enfin, l’élevage lui-même a pris un essor extraordinaire pour profiter des débouchés lucratifs qui lui étaient désormais ouverts.

Qu’avions-nous fait en France durant la même période ? Nous nous étions contentés de tolérer l’introduction du bétail sur pied venant d’Algérie et de Tunisie. Nul effort sérieux n’avait permis d’utiliser les ressources que nous offrait l’élevage important auquel se livrent nos sujets coloniaux de l’Afrique occidentale ou de Madagascar.

Quant à l’importation des conserves ou des viandes frigorifiées venant des pays neufs, de l’Australie et de l’Amérique du Sud en particulier, nous l’avions soigneusement écartée en les taxant a la frontière ou en imposant aux expéditeurs, — pour des raisons d’hygiène assez discutables, — des formalités équivalant à des prohibitions ! Notre marine marchande n’était pas outillée, — faute de débouchés et de cliens, — pour transporter des viandes congelées ou refroidies, et nulle organisation industrielle à l’intérieur du pays ne permettait d’assurer, dans des entrepôts frigorifiques, la conservation des viandes importées. Sans nul doute le protectionnisme intransigeant qui a dicté ses lois au pays depuis 1890 est surtout responsable de cet état de choses dont nous constatons aujourd’hui tous les dangers. Disons-le cependant très loyalement, l’abondance de notre production et les progrès rapides, — presque inespérés, — de notre élevage rendaient moins utile qu’en Angleterre l’organisation des achats de viandes étrangères. Nos voisins sont incapables d’élever assez de bétail pour assurer l’alimentation d’une population qui est devenue trop nombreuse par rapport à la superficie du territoire cultivé et cultivable. Chez nous au contraire, les ressources fourragères ont pu devenir si considérables que l’accroissement de notre cheptel, en nombre et surtout en poids, a dépassé les prévisions les plus optimistes. Au même moment, comme on le sait, le prix du bétail et de la viande diminuait au lieu de s’élever. La crise agricole produite par la baisse générale des produits ruraux provoquait les plaintes des producteurs en assurant aux consommateurs les avantages d’une réduction de leurs prix d’achat. Tout a conspiré ainsi pour amener un retard dans l’organisation industrielle et commerciale des importations de viandes étrangères.

Rien n’est fait aujourd’hui, nous ne sommes pas prêts, en dépit des efforts depuis longtemps déployés pour multiplier les applications du froid industriel.

Nous allons voir ce que le gouvernement propose au Parlement et quels sont les traits caractéristiques de ce projet. En attendant, il faut agir d’une autre manière et se procurer de la viande. A l’Académie nationale d’Agriculture, M. Moussu vient de faire une proposition intéressante après avoir exposé la situation :

« Nous avons, dit-il, des besoins immédiats très grands et l’on fait des promesses pour l’avenir !

« S’il y avait eu une direction méthodique, sage et prévoyante, à la tête des services du ravitaillement, si nous avions eu des approvisionnemens en quantité suffisante là où l’on pouvait les accumuler sans danger, il eût été possible d’éviter la crise actuelle…

« Nous n’avons pas de viandes en quantités suffisantes et de longtemps encore nous n’en aurons que trop peu sous forme de bétail étranger ou de viande congelée. Puisque nous avons des ressources à Madagascar et dans l’Ouest africain, pourquoi ne pas importer de là, tout de suite, des viandes salées qui ne demandent, elles, pour leur préparation et leur transport, ni installations industrielles importantes au point de départ (abattoirs, et frigorifiques), ni aménagement spécial des bateaux ? Je veux bien admettre que les viandes de bœuf salées seront moins appréciées que des viandes fraîches ou frigorifiées ; mais ces qualités secondaires devraient être très bon marché, étant donné le prix du bétail dans les pays de production.

« Si les services chargés du ravitaillement le voulaient, la salaison des viandes aux pays d’origine pourrait être entreprise tout de suite, et, dans quelques semaines, nous pourrions avoir les premiers envois, en attendant mieux… »

Etant donnée la compétence de l’auteur, qui est professeur à l’École vétérinaire d’Alfort, ce projet mérite une attention spéciale. Dans son rapport récemment publié, M. M. Quentin a d’ailleurs signalé la possibilité d’avoir recours aux importations de viandes salées, fumées ou séchées. Le salage de la viande, lorsqu’il est fait avec soin, ne donne aucun mécompte. C’est une des opérations les plus simples et les moins coûteuses. L’Administration de la Guerre a, depuis une douzaine d’années, fait procéder à des expériences de demi-salage de viande de bœuf, et ces essais ont donné, paraît-il, les meilleurs résultats. Nous ne voyons pas pourquoi des achats de ce genre ne seraient pas confiés au commerce, qui organiserait immédiatement des ateliers de salage sous la surveillance et le contrôle sanitaire des agens de l’Etat. Les troupes placées dans les dépôts, les établissemens publics, et enfin la population civile auraient à leur disposition un aliment sain à des prix abordables.

À ce propos, il conviendrait de prendre rapidement des résolutions et d’agir.


Le gouvernement a cependant d’autres vues et a conçu un projet plus vaste en adoptant d’ailleurs les conclusions d’une commission spéciale, celle des viandes frigorifiées. Il s’agirait d’organiser hâtivement, — et de toutes pièces, — les transports maritimes aussi bien que de créer les installations spéciales qui permettraient d’importer des viandes congelées. Ce projet a certes le mérite de résoudre enfin un problème posé, en France, depuis vingt ans et de réaliser un progrès certain en fournissant à tous, — soldats et civils, — d’excellentes viandes moins chères que les viandes indigènes. Du même coup, on réduirait les abatages de nos animaux et l’on protégerait ainsi le troupeau national. Les partisans de ce vaste et coûteux projet résument leurs argumens en disant :

« Notre cheptel, déjà sérieusement réduit par des prélève-mens excessifs, ne peut faire face à des excédens de consommation qui ne sont que partiellement compensés par les importations actuelles du ministère de la Guerre en viandes frigorifiées.

« Or, il est à prévoir que l’achat des viandes congelées deviendra de plus en plus onéreux et difficile dans les mois qui vont suivre.

« Le ministre de la Guerre possède actuellement des contrats en cours d’exécution pour une quantité totale de 240 000 tonnes livrables d’ici la fin de février 1916. Cette quantité est insuffisante au regard du déficit constaté. Or, il lui est fait des offres pour 120 000 tonnes environ de viandes frigorifiées de l’étranger ou des colonies ; mais les Compagnies de navigation françaises qui devraient transformer les installations de leurs bateaux pour effectuer les transports et organiser de nouveaux courans commerciaux en vue d’abaisser le taux des frets, ne consentent pas à s’engager si les marchés à conclure par elles avec le ministère de la Guerre n’ont pas une durée minimum de cinq années. Les viandes qui proviendraient de l’Uruguay, de l’Argentine, du Venezuela, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de nos colonies voyageraient ainsi sous pavillon français. Elles pourraient être rétrocédées par le ministère de la Guêtre et servir partiellement à l’alimentation civile.

« Le cheptel français exige une période de plusieurs années pour revenir à ses effectifs d’avant la guerre. Or, sa conservation comme son développement figurent parmi les conditions essentielles de la prospérité agricole. L’achat de viandes frigorifiées, qui, d’ailleurs, ne doit pas empêcher l’importation prévue de bétail sur pied, est destiné à réaliser cet objectif… »

Ce projet, rapidement discuté devant la Chambre des députés, à la suite du dépôt d’un rapport sommaire, a été adopté séance tenante, le 20 mai dernier. Il comporte malheureusement des objections de principe et des difficultés de réalisation d’une extrême gravité.

L’idée de confier à l’Etat le soin d’alimenter la population civile pendant cinq ans peut et doit être combattue, non pas au nom d’une doctrine abstraite et d’un « principe » économique, mais au nom de l’expérience, dont personne n’a le droit de méconnaître les enseignemens. L’Etat achète et vend mal ; ses agens ne sont pas des commerçans, et ils s’exposent, soit aux déconvenues les plus fâcheuses, soit aux calomnies les plus abjectes…

Le projet soumis au Parlement comporte, en outre, des achats à un prix déterminé d’avance, alors que le prix de vente reste effectivement inconnu. Nous ne pouvons pas savoir dès à présent ce que sera le prix de la viande fraîche ou frigorifiée pendant la série d’années 1916-1920.

L’hypothèse d’une hausse nouvelle ou de la persistance des prix actuels est toute gratuite bien qu’elle soit admissible et vraisemblable. L’Etat est donc exposé à acheter relativement cher et à revendre bon marché pour écouler un stock de viandes achetées à prix ferme. Nous ne savons pas non plus quel accueil la population civile réservera aux viandes frigorifiées. L’éducation du public est encore à faire. S’il n’accepte pas ces viandes, — après la guerre, — s’il leur préfère des viandes fraîches même à un prix plus élevé, — ce qui est parfaitement possible, — si enfin le parti protectionniste réclame et obtient l’application de l’ancien tarif douanier, les pertes infligées au Trésor pourraient être immenses puisque l’opération totale entraînerait, paraît-il, une dépense de 900 millions de francs environ !

Ce n’est pas tout. L’introduction des viandes frigorifiées, — et, plus exactement congelées, — suppose la création d’entrepôts frigorifiques placés : 1° dans les ports de débarquement, 2° dans les centres de consommation. Ces installations ne sauraient être achevées avant un certain délai et le concours financier de l’Etat devient indispensable, car le succès de ces entreprises reste subordonné, dans l’avenir, au maintien des opérations commerciales et, par suite, au bon vouloir des consommateurs ; il dépend de l’intervention législative elle-même qui peut se produire, soit pour rétablir des taxes douanières, soit pour interdire des approvisionnemens que le public agricole dénoncerait comme une tentative d’accaparement et de spéculation. Cette crainte et cette hypothèse sont spécialement visées dans le rapport que vient de rédiger M. Massé au nom de la Commission officielle des viandes frigorifiées. Comment, dans de pareilles conditions, verrait-on se constituer des sociétés pour fournir immédiatement des fonds ?

Les particuliers ne seront pas plus téméraires et l’Etat seul reste donc chargé à la fois des avances et des installations. Or, il ne peut céder une partie de ses achats à la population civile qu’en multipliant les entrepôts et en acceptant la responsabilité des transports, — par wagons spécialement aménagés, — jusqu’aux marchés principaux de l’intérieur. L’Etat devient ainsi l’organisateur, le bailleur de fonds, le négociant et peut-être même le courtier d’une entreprise nouvelle dont les difficultés techniques et les comptes financiers échappent à toute évaluation précise !

On reste à la fois surpris et effrayé quand on songe que l’administration et ses agens, si mal préparés à cette tâche, se disposent à joindre les opérations sur les viandes aux opérations sur les blés ! Cet effroi et cette surprise ne sont pas moindres quand on constate que la réalisation du projet officiel suppose invinciblement les longs délais que nécessiteront des aménagemens de navires, des constructions d’entrepôts et de machines a produire le froid, des transformations de wagons, et des cessions de marchandises dans des conditions impossibles à prévoir.

Ne serait-il pas plus sage de borner le rôle de l’Etat à l’introduction des viandes congelées que les troupes doivent recevoir, ne serait-il pas plus prudent et moins coûteux de subventionner des entreprises privées qui se chargeraient du commerce de ces viandes à la condition qu’on leur garantit d’une façon formelle la liberté et la sécurité de leurs opérations ?

En attendant, l’importation libre du bétail et de la viande conservée, — sous toutes les formes possibles, — doit être permise, facilitée et encouragée. La hausse même des prix rend cette opération commerciale plus facile puisqu’elle assure, à ceux qui en prendraient la charge, des profits plus étendus.


CONCLUSION

C’est un devoir, à nos yeux, d’affirmer, en terminant, notre confiance dans l’avenir et de ne pas douter, un seul instant, soit de l’extraordinaire puissance de notre production agricole, soit de l’invincible vaillance de ceux qui la réalisent dans toutes les régions de notre territoire.

Le blé ne nous manquera pas ; la récolte future sera bonne, à moins que des circonstances atmosphériques imprévues ne viennent la réduire ou la compromettre, et il en sera de même, à coup sûr, pour les autres céréales, dont l’utilité n’est pas moins grande à tous les points de vue.

Sans doute, une hausse de prix s’est produite. Elle est la conséquence d’une crise politique sans précédens et de circonstances spéciales que nous avons indiquées, bien plus que de l’insuffisance réelle de notre production. C’est cela qu’il faut bien comprendre, sans éprouver des craintes, sans jeter l’alarme au lieu d’attendre, d’observer et de s’informer. Déjà les nouvelles les plus rassurantes nous parviennent du dehors. Le producteur étranger a trop bien compris l’utilité et l’opportunité de son intervention pour ne pas avoir redoublé de prévoyance et d’efforts en vue de multiplier ses offres et d’assurer, au besoin, notre approvisionnement. Les disponibilités annoncées sur les marchés du monde limiteront la hausse, qui était inévitable.

Il importe, en revanche, que des mesures imprudentes et arbitraires ne découragent pas l’agriculteur, le commerçant et l’industriel. L’État ne dispose pas souverainement des prix ; il les subit sans les régler, puisqu’il est incapable d’abolir les causes qui les élèvent ou les abaissent. On l’a dit avec raison : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient. » En taxant le blé après l’avoir réquisitionné, en taxant la farine, en substituant à la prévoyance avertie de milliers de commerçans et d’industriels la bonne volonté insuffisante ou l’arbitraire déplorable de ses agens, l’État provoque une crise et crée un danger. Il va peut-être jeter partout l’alarme, au lieu de rassurer les esprits et de ramener la confiance que personne n’aurait dû perdre.

Nous savons, par expérience, quel est le résultat des interventions révolutionnaires de l’Etat dans le domaine économique. Les déplorables effets des lois de « maximum » ne sont-ils pas connus, et n’est-ce pas la Convention elle-même qui a pris soin d’en apprécier le mérite, en les détestant publiquement et en confessant ses erreurs ?

C’est dans le même esprit et avec le même calme qu’il faut envisager la question de la viande et observer l’élévation de son prix. Il est clair que notre consommation dépasse la moyenne et que nous avons réduit les effectifs de notre troupeau, les effectifs de nos bêtes à cornes presque exclusivement. Quel esprit droit pourrait s’étonner de ce fait et admettre que notre mobilisation ne doit pas comporter des pertes extraordinaires ? La population civile souffrira de la hausse du prix de la viande ou devra réduire sa consommation. La guerre comporte des sacrifices et des souffrances. Nul n’y contredit. On peut et l’on doit chercher cependant à limiter les uns et à calmer les autres. Si la puissance financière de la France autorise de pareilles avances, il convient assurément d’acheter au dehors les viandes ou le bétail dont nous avons besoin. Rien de mieux.

Ce qui nous paraît dangereux, à ce propos, ce sont les formes de l’intervention de l’Etat, et, on peut le dire sans exagération comme sans parti pris de « théoricien, » c’est l’arbitraire imprudent de cette intervention qui se propose de créer de toutes pièces une industrie et un commerce de viandes, pour une longue période de cinq années, en acceptant des responsabilités financières dont il n’est même pas capable de préciser l’étendue.

C’est d’une autre façon que la puissance publique doit comprendre son action. Elle doit surtout aider les activités libres et leur garantir cette liberté, tout en se réservant le rôle principal ou unique quand il s’agit de la défense nationale, c’est-à-dire de l’alimentation des troupes.

On ne remplace jamais les collaborateurs que le commerce et l’industrie offrent par milliers, quand il y a lieu de pourvoir aux besoins de la consommation civile.

Au milieu d’une pareille crise, l’État, qui se confond, en fait, avec ses agens, ne saurait assumer toutes les tâches. Limiter son action, c’est le seul moyen de la rendre utile et efficace.


D. ZOLLA.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1914.
  2. Voir le Bulletin de l’Institut international d’Agriculture (prix des frets maritimes), mars 1915.
  3. Bulletin de la Société scientifique d’hygiène alimentaire et d’alimentation rationnelle de l’homme. Août 1913. Paris, Maason.