La Question romaine (Edmond About)/13

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Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 130-137).
XIII
RIGUEURS POLITIQUES

Il est convenu que les papes ont toujours été d’une indulgence et d’une bonté séniles. Je ne m’inscris pas en faux contre les témoignages de M. de Brosses et de M. de Tournon, qui veulent que ce gouvernement soit le plus doux de l’Europe, en même temps que le plus mauvais et le plus absolu.

Cependant Sixte-Quint, grand pape, fut encore un plus grand bourreau. Cet homme de Dieu fit pendre un Pepoli de Bologne qui lui avait donné un coup de pied au lieu d’un morceau de pain, du temps qu’il était moine et mendiant.

Cependant Grégoire XVI, notre contemporain, accorda une dispense d’âge à un mineur pour qu’il pût légalement porter sa tête au bourreau.

Cependant le supplice du chevalet a été remis en vigueur, il y a quatre ans, par le doux cardinal Antonelli.

Cependant l’État pontificat est le seul de l’Europe où l’on ait conservé l’usage barbare de mettre à prix la tête des hommes.

N’importe ! Comme après tout l’État pontifical est celui où les crimes les plus impudents, les assassinats les plus publics ont le plus de chance de rester impunis, je conviens avec M. de Brosses et M. de Tournon qu’il est le plus doux de l’Europe.

Ce que je veux étudier avec vous, c’est l’application de cette douceur aux matières politiques.

Il y a neuf ans que Pie IX est rentré dans sa capitale comme un père dans sa maison, après avoir fait enfoncer la porte. Ni le saint-père, ni ses compagnons d’exil n’étaient animés d’une bien vive reconnaissance pour les chefs de la révolution qui les avait chassés. Avant d’être prêtre, on a été homme pendant quelques années, et il en reste toujours quelque chose.

C’est pourquoi, en proclamant l’amnistie qui avait été conseillée par la France et promise par le pape, on a exclu de cette mesure générale 283 individus[1]. Il est à regretter pour ces 283 personnes que l’Évangile soit vieux et le pardon des injures passé de mode.

La clémence du pape a gracié 59 de ces exilés dans un espace de neuf ans. Mais était-ce bien leur faire grâce que de les rappeler provisoirement, les uns pour un an, les autres pour six mois ? Un homme placé sous la surveillance de la police est-il gracié pour tout de bon ? Un malheureux à qui l’on interdit l’exercice de son ancien métier, en lui laissant la liberté de mourir de faim dans sa patrie, ne doit-il pas souvent regretter l’exil ?

On m’a présenté un des 59 privilégiés de la clémence pontificale. C’est un avocat, il l’était du moins jusqu’au jour où il a obtenu sa grâce. Il me conta le rôle assez inoffensif qu’il avait joué en 1848, les espérances qu’il avait fondées sur l’amnistie, le désespoir qui l’avait saisi lorsqu’il se vit exclu ; sa vie en exil, les ressources qu’il s’était créées en donnant des leçons d’italien comme l’illustre Manin, et tant d’autres. « J’aurais pu vivre heureux, me dit-il, mais un beau jour le mal du pays m’a serré le cœur, j’ai senti qu’il fallait revoir l’Italie ou mourir. Ma famille a fait des démarches, nous connaissons le protégé d’un cardinal. La police a dicté ses conditions, j’ai tout accepté en fermant les yeux. On m’aurait dit : « Coupez-vous le bras droit et vous rentrerez ; » je me serais coupé le bras droit. Le pape a signé ma grâce et publié mon nom dans les journaux, afin que personne ne fût ignorant de ses bontés. Mais le barreau m’est interdit et je ne peux pas gagner ma vie en enseignant l’italien dans un pays où tout le monde le sait. »

Comme il achevait ces mots, les cloches du voisinage sonnèrent l’Ave Maria. Il pâlit, prit son chapeau et s’échappa de la chambre en disant : « Malheureux ! j’ai oublié l’heure. Si la police arrive avant moi, je suis perdu »

Ses amis me donnèrent le secret de sa terreur subite. Le pauvre homme est soumis au precetto c’est-à-dire à un certain règlement imposé par la police.

Il faut qu’il soit rentré tous les soirs au coucher du soleil, et qu’il reste enfermé jusqu’au jour ; la police peut forcer son domicile à toute heure de la nuit pour constater sa présence. Sous aucun prétexte il ne peut sortir de la ville, même en plein midi ; la moindre infraction au règlement l’expose à la prison ou à un nouvel exil.

L’État pontifical est peuplé de gens soumis au precetto. Les uns sont des malfaiteurs qu’on surveille à domicile faute de place dans les prisons : les autres sont des suspects. Le total de ces malheureux n’est point publié dans les statistiques, mais je sais de source officielle que l’on en compte 200 à Viterbe : c’est une ville de 14 000 âmes.

L’insuffisance des prisons explique bien des choses, et notamment la liberté de parole qui règne dans tout le pays. Si le gouvernement se mettait en tête d’arrêter ceux qui le maudissent tout haut, il n’aurait ni assez de gendarmes, ni assez de geôliers, ni surtout un assez grand nombre de ces maisons de paix dont « la protection et la salubrité prolongent la vie de leurs habitants[2]. »

On permet donc aux citoyens de parler à leur aise, pourvu toutefois qu’ils ne gesticulent pas. Mais aucune parole ne se perd, dans un État surveillé par des prêtres. Le gouvernement a la liste exacte de ceux qui lui souhaitent du mal. Il se venge quand il peut, mais il ne court pas après la vengeance. Il guette les occasions ; patient, parce qu’il se croit éternel.

Si le téméraire qui a parlé occupe un modeste emploi, une commission épurative le casse aux gages sans faire de bruit, et le dépose délicatement sur le pavé.

S’il est indépendant par sa fortune, on attend qu’il ait besoin de quelque chose, par exemple d’un passe-port. Un de mes bons amis de Rome sollicite depuis neuf ans la permission de voyager. Il est riche, il est actif ; son industrie est une de celles qui profitent le plus à l’État. Un voyage à l’étranger compléterait son instruction et avancerait ses affaires. Depuis neuf ans il demande audience au chef de la section des passe-ports, et personne ne lui a encore répondu.

On a répondu à plusieurs autres, qui demandaient l’autorisation de voyager en Piémont : « Allez-y, mais ne revenez plus. » On ne les a pas exilés : à quoi bon étaler des rigueurs inutiles ? mais, en échange du passe-port qu’on leur délivrait, ils ont dû signer une déclaration d’exil volontaire. Les Grecs disaient : « Ne va pas à Corinthe qui veut. » Les Romains ont modifié le proverbe : « Ne va pas qui veut à Turin. »

Un autre de mes amis, le comte X…, poursuivait un procès depuis plusieurs années devant l’infaillible tribunal de la Sainte-Rote. Son affaire n’était pas mauvaise, car il l’avait perdue et gagnée alternativement sept ou huit fois devant les mêmes juges. Elle est devenue détestable le jour où le comte est devenu mon ami.

Lorsque les mécontents ne s’en tiennent pas aux paroles, et que leur manière de voir se traduit en actions, plaignez-les.

Un accusé politique, traduit devant la Sacrée-Consulte (car tout est saint et sacré même la justice et l’injustice), se laisse défendre par un avocat qu’il n’a pas choisi, contre des témoins dont il ne sait pas le nom.

Il est rare que dans la capitale, sous les yeux de l’armée française, la rigueur des condamnations soit poussée à l’extrême. On se contente de supprimer les gens à la douce, en les enfermant pour leur vie dans une forteresse. Les prisons d’État sont de deux qualités : saines ou malsaines. Dans les établissements de la seconde catégorie, la réclusion perpétuelle ne dure pas longtemps.

La forteresse de Pagliano est une des plus saines. Elle renfermait 250 détenus, tous politiques, lorsque j’y suis allé en promeneur. Les gens du pays me contèrent qu’en 1856, ces malheureux avaient entrepris de s’évader. On en tua cinq ou six à coups de fusil sur les toits, comme des moineaux. Les autres ne seraient passibles que de huit années de galères pour crime d’évasion, si on les jugeait d’après la loi commune. Mais on a exhumé une vieille ordonnance du cardinal Lante, qui permettra, s’il plaît à Dieu, d’en guillotiner quelques-uns.

Mais c’est surtout au delà des Apennins que la douceur du gouvernement se montre implacable. Les Français n’y sont pas ; c’est l’armée autrichienne qui fait la police de la réaction pour le compte du pape. Là, sous le régime de la loi martiale, un accusé sans défense est jugé par les officiers et exécuté par les soldats. La mauvaise humeur de quelques Allemands en uniforme frappe ou tue. Un jeune homme allume un feu de Bengale : vingt ans de galères. Une femme empêche un fumeur d’allumer son cigare : vingt coups de fouet. En sept ans, Ancône a vu 60 exécutions capitales, et Bologne 180. Le sang coule, et le prince s’en lave les mains : ce n’est pas lui qui a signé la condamnation. Les Autrichiens lui apportent de temps en temps un homme fusillé, comme un garde-chasse apporte au propriétaire un renard tué dans ses bois.

Dira-t-on que le gouvernement des prêtres n’est pas responsable des crimes commis pour son service ? Nous avons connu, nous aussi, le fléau de l’occupation étrangère. Des soldats qui ne parlaient pas notre langue ont campé dans nos départements. Le roi qu’on nous avait imposé n’était ni un grand homme, ni un homme énergique, ni même un excellent homme ; et il avait laissé quelque chose de sa dignité dans les fourgons de l’ennemi. Mais il est certain qu’en 1817, Louis XVIII aurait mieux aimé descendre du trône, que de laisser aux Russes et aux Prussiens le droit de fusiller légalement ses sujets.

M. de Rayneval assure que « le saint-père n’a jamais manqué d’adoucir la rigueur des sentences. » Je me demande quel adoucissement il a pu mettre à ces fusillades autrichiennes. A-t-il recommandé que les balles fussent enveloppées de coton ?


  1. Les Victoires de l’Église, par le prêtre Margotti, 1857.
  2. Proemio della statistica pubblicata nel 1857, dall’eminentissimo cardinale Milesi.