La Question romaine (Eugène Forcade)/01

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LA
QUESTION ROMAINE

PREMIERE PARTIE.

I.

Nous espérons que personne ne sera surpris de notre aveu si nous disons que ce n’est point sans une sorte de tremblement que nous approchons d’une question aussi grande que la question romaine. Toutes les révolutions sont une cause d’angoisse pour ceux qui sont appelés à s’y associer par un acte de leur pensée. Il y a quelque chose de douloureux et de redoutable à vouloir arracher leur secret à ces sphinx que les vicissitudes humaines font sans cesse renaître. Combien le doute, l’hésitation, les scrupules, ne sont-ils point plus naturels au milieu d’une révolution qui, bien que suivant notre conviction profonde elle ne doive que modifier la forme temporelle de la papauté, s’attaque pourtant à une des formes les plus anciennes, les plus achevées du christianisme, et renverse l’œuvre des siècles en portant l’alarme dans les consciences !

Il faut surmonter sans doute cette timidité, qu’on pourrait dire religieuse : il faut la vaincre dans l’intérêt des consciences troublées par la nouveauté et par la grandeur du problème. Ce problème, les événemens l’ont mis à l’étude et en pressent la solution en dépit des volontés humaines. Croirait-on qu’il fût habile, sage, honnête même, oserais-je dire, de laisser écouler le torrent des faits en s’entêtant dans une immobilité fataliste ? De quoi ont servi les protestations chagrines à ceux qui depuis trois années se sont mis à la queue des événemens ? Les esprits éclairés qui croient défendre les vrais intérêts du catholicisme en donnant la réplique aux faits par ces éloquentes, mais impuissantes protestations, pensent-ils qu’ils n’eussent pas mieux agi, si, plus alertes, ils eussent devancé les événemens pour les regarder en face, en saisir le caractère, en déterminer les conséquences ? Ce n’est en effet qu’à cette condition que l’on peut avoir quelque influence sur la direction des affaires humaines. Le moment est venu de renoncer, pour la question romaine, à une aveugle et stérile tactique qui consiste à attendre que le fait soit accompli pour le maudire en le subissant. La continuation de l’occupation de Rome par nos troupes laisse encore un court intervalle à l’emploi des moyens moraux par lesquels peut se préparer la solution équitable de la question. C’est ce répit que, pour notre compte, nous allons essayer de mettre à profit. Nous le ferons en nous aidant des idées qu’a bien voulu nous communiquer un Romain des plus distingués, qui a longtemps réfléchi sur ces graves matières. Notre correspondant a eu l’honneur de faire partager ses opinions à M. de Cavour ; il les a même essayées sur l’esprit des membres les plus éclairés et les plus pieux de la cour de Rome, et il voudrait qu’elles fussent exposées en France, où tant de choses ont été dites sur la question romaine, « une question, nous écrit-il, qui, après tout, me concerne un peu plus que ceux qui s’en sont occupés chez vous. »

Les Romains sont à coup sur plus intéressés que nous à la solution de la question romaine ; cette solution est pourtant entre les mains de la France. En attribuant à la France une si grande influence sur le maintien ou la cessation du pouvoir temporel de la papauté, nous n’entendons point faire allusion à la forme matérielle et brutale de cette influence, à celle qui s’exerce par la présence de notre drapeau à Rome, ou qui pourrait se manifester par la retraite de nos troupes, à celle en un mot qui dépend des résolutions du gouvernement français. Nous voulons parler uniquement de notre influence morale. C’est dans l’opinion publique de la France, nous irons plus loin, c’est dans l’opinion des catholiques français qu’il importe que la question du pouvoir temporel de la papauté soit résolue. L’opinion des catholiques français a certainement été sans efficacité pour prévenir ou arrêter le mouvement national italien, qui n’a plus aujourd’hui à réclamer que la sécularisation de Rome ; mais cette opinion a jusqu’à présent pesé d’un grand poids dans les conseils de la cour romaine. Elle a encouragé le gouvernement pontifical dans sa funeste politique de résistance, elle n’a que trop malheureusement contribué à le détourner de toute pensée de transaction avec le gouvernement nouveau de l’Italie. C’est à cette opinion que nous voulons loyalement nous adresser.

Nous nous souvenons des paroles que Bossuet écrivait au cardinal d’Estrées au temps des disputes de 1682 : « Les tendres oreilles de Rome veulent être ménagées. » Alors pourtant Rome était encore puissante. Malgré le conflit qu’elle engageait avec Louis XIV dans le domaine du temporel, elle pouvait espérer de voir le protestantisme expulsé de France : elle allait assister à la révocation de l’édit de Nantes ; elle avait quelque raison de croire qu’un souverain catholique étoufferait bientôt le protestantisme au cœur de l’Angleterre. Si à cette époque la bienséance et la politique conseillaient pourtant les ménagemens envers la cour romaine, les circonstances actuelles, nous le savons et nous le sentons, circonstances si fâcheuses pour l’antique papauté temporelle, commandent des attentions plus respectueuses, des précautions plus tendres encore, dans le langage que l’on se croit autorisé à lui tenir. Il n’est qu’équitable, suivant nous, d’étendre ces ménagemens aux catholiques français, qui ont si vivement épousé la cause du pouvoir temporel. Nous le pouvons d’autant mieux, qu’il nous est facile de nous rendre compte des sentimens, des intérêts, des griefs particuliers qui ont agi sur les catholiques français, et les ont en quelque sorte conduits au point de vue d’où ils envisagent maintenant la question romaine.

Il est bon en toute controverse, et dans celle-ci plus qu’en aucune autre, d’entrer dans les raisons de ses adversaires. Les opinions en politique sont toujours complexes ; plusieurs causes d’inégale importance concourent à les former : les circonstances diverses en varient le caractère ; les accidens leur impriment des impulsions qui souvent ne correspondent point aux intérêts sur lesquels elles sont fondées ; les passions naturellement excitées s’y mêlent à la raison et lui viennent faire violence. Les esprits de bonne foi ne peuvent ni s’indigner ni s’étonner à la vue de l’alliage qui s’introduit ainsi dans les opinions. C’est par l’analyse de cette diversité d’élémens qui agissent sur la formation et la conduite des opinions qu’on s’explique un des phénomènes les plus singuliers et pourtant les plus fréquens de l’histoire : je veux dire la contradiction qui se manifeste si souvent entre les résultats que les opinions actives produisent et les fins qu’elles s’étaient proposées. La position de l’église et des catholiques de France dans la question romaine doit être ainsi expliquée. »

Tout le monde sait que, depuis la révolution française, l’ultramontanisme a gagné chez nous à peu près l’universalité du clergé et des laïques qui dans nos luttes politiques se sont efforcés de représenter et de défendre les intérêts de l’église. L’ultramontanisme du clergé et du parti catholique français a souvent excité la surprise des clergés étrangers et même des églises italiennes. Cet entraînement ultramontain de la France a eu pourtant une raison dont on ne saurait méconnaître la légitimité. C’est pour défendre la liberté du spirituel contre les empiétemens du pouvoir temporel que l’église de France est devenue ultramontaine. Avant 1789, l’église avait en France dans sa constitution des garanties d’indépendance envers le pouvoir qui lui font aujourd’hui défaut : les immunités dont elle jouissait vis-à-vis du pouvoir lui permettaient de garder vis-à-vis de Rome cette attitude indépendante et respectueuse que l’on définissait par le nom de gallicanisme. La révolution et surtout les gouvernemens qui en sont sortis ont profondément altéré cette situation. L’église a cessé d’avoir les conditions matérielles de l’indépendance ; elle a même perdu quelques-unes des conditions morales de sa liberté, en se trouvant annexée à la centralisation administrative exagérée qu’ont organisée la république et l’empire. Par une réaction naturelle, l’église de France, jalouse de son indépendance, en a cherché la revendication en s’unissant de plus en plus à une centralisation d’une autre nature, qui absorbe dans l’autorité de la cour de Rome l’ancienne autonomie des églises particulières : elle s’est faite ultramontaine. L’excès a appelé l’excès ; mais si l’on veut être juste, si l’on veut sincèrement se rendre compte du mouvement qui a fini par s’emparer du clergé et des apologistes laïques du catholicisme en France, il faut en voir où nous les signalons la cause et l’origine. L’ultramontanisme français a eu pour cause véritable le souci de l’indépendance de l’église : en exaltant à outrance l’autorité de Rome, en exagérant toutes les prétentions de la papauté, l’ultramontanisme au fond poursuivait à sa manière, suivant le tour de la circonstance et l’impulsion du moment, l’accomplissement de la convention sur laquelle repose le christianisme, convention qui sépare le spirituel du temporel et réclame l’indépendance de l’église, convention divine et sainte suivant les uns, mais auguste pour tous, car elle a introduit dans la civilisation moderne un souffle impérissable de liberté.

Nous nous exposons à être accusé de soutenir un paradoxe en attribuant au désir généreux d’assurer l’indépendance du spirituel les progrès que l’ultramontanisme a faits dans ce siècle au sein du clergé français. Nous avons pourtant le sentiment que nous sommes dans l’exacte vérité. On ne perd rien, quand on recherche soi-même avec désintéressement la vérité dans la discussion, à reconnaître les nobles mobiles qui seuls peuvent entraîner des multitudes d’esprits et susciter de grands mouvemens d’idées. Si l’on tient à comprendre la position des catholiques français dans la question romaine, la justice veut que l’on aille encore plus loin.

Cherchant dans la papauté la garantie de leur indépendance religieuse et de ce qui est leur véritable liberté de conscience, les catholiques français ont été logiquement conduits à attacher une importance singulière au pouvoir temporel de la papauté. Dans la sphère des choses humaines, la forme suprême de l’indépendance est la souveraineté. Le pape, chef de l’église catholique, étant en même temps souverain temporel, possédait aux yeux des catholiques cette garantie formelle de l’indépendance humaine. L’autorité que les catholiques reconnaissent dans le pape et l’indépendance religieuse que cette autorité suppose sont, il est vrai, placées par eux bien au-dessus des fragiles conditions auxquelles s’attache l’indépendance humaine. C’est en effet une autorité surhumaine que les catholiques reconnaissent dans le souverain pontife ; d’après la croyance catholique, ce sont des promesses divines qui assurent l’autorité et par conséquent la liberté pontificales. Et qu’est-ce auprès de telles promesses que la condition essentiellement contingente de ces expédions variables qui s’appellent en ce monde des souverainetés ? Cependant la souveraineté temporelle du pape était un fait. Ce fait, quelque contestable qu’en fût l’importance réelle, était aux yeux des catholiques un surcroît de garantie humaine ajouté aux garanties surhumaines d’indépendance qu’ils attribuent à la papauté. Ce n’était pas d’eux évidemment qu’il fallait attendre la suppression spontanée de ce fait ; ce n’étaient pas eux qui pouvaient en contester la légitimité. L’émotion dont ils ont été saisis en le voyant mis en péril était au contraire naturelle.

Il faut faire encore la part des causes immédiates de l’ébranlement de la papauté temporelle, des circonstances au milieu desquelles cet ébranlement s’est opéré, et des dispositions dans lesquelles ces causes et ces circonstances sont venues surprendre les catholiques français. Nous entrons ici sur le terrain politique. Les événemens qui, depuis 1859, ont changé la face de l’Italie ont été pour les catholiques de France une surprise, c’est le mot, un vrai coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce serait, on en conviendra, exiger l’impossible de la nature humaine que de vouloir que les catholiques français eussent jugé les questions soulevées par la guerre de 1859 avec une impartialité philosophique, en se plaçant exclusivement au point de vue des besoins, des intérêts et des vœux de l’Italie, et qu’avec un désintéressement angélique ils eussent condamné ce qu’ils étaient habitués à regarder comme leur cause même. Il ne faut pas attendre de tels miracles d’abnégation de la part des corps ou des hommes réunis en partis pour la défense d’une cause. Il ne faut pas leur demander avec sévérité la prévoyance et les condescendances que la prévoyance inspire. La prévoyance en politique est le don de quelques personnes ; les corps, les partis, les masses, ne l’ont jamais. Leur obstination se justifie même par des motifs respectables. Les associations d’idées et d’intérêts qui forment les opinions collectives entrelacent les âmes par mille liens enchantés ; couper soi-même ces racines invisibles où l’on a puisé la vie morale est un suicide qui surpasse la force ordinaire de l’homme. Les associations militantes, religieuses ou politiques, ne se laissent dompter que par la nécessité, lorsque la nécessité s’impose à elles avec l’inexorable puissance du fait consommé. Ainsi au commencement des révolutions d’Italie les catholiques de France, à peu d’exceptions près, ne pouvaient guère les apprécier que du point de vue auquel l’église de France s’était accoutumée à juger ses propres intérêts.

Ce point de vue fondamental, devenu, pour les motifs que nous avons dits, ultramontain, était naturellement le maintien du pouvoir temporel du pape ; mais l’opinion des catholiques français sur l’importance du pouvoir temporel a été aigrie, exaspérée, pourrait-on dire, par des circonstances particulières. Ces circonstances sont les promesses que le clergé français avait reçues au commencement de la guerre de 1859, et la position que la masse du parti clérical avait prise dans notre politique intérieure avant cette époque. Les déclarations du gouvernement français au début de la campagne avaient donné à croire aux catholiques que le pouvoir temporel du saint-père n’aurait rien à souffrir de cette guerre. La suite a prouvé que dans cette révolution les événemens ont été ou plus francs ou plus forts que les hommes, et la déception dont ils sont victimes a redoublé l’irritation des catholiques contre les hommes et contre les événemens. La masse du parti clérical se plaint d’une déception d’une autre sorte, et pour celle-là c’est lui-même, à notre avis, qu’il devrait surtout accuser. Cette méprise, douloureusement ressentie par le parti clérical français, provient en effet de l’illusion qu’il avait nourrie sur sa position vis-à-vis du pouvoir. Nous pensons avoir le droit de le dire au parti catholique sans l’offenser : sa conduite politique en France a été de notre temps bien pauvrement inspirée. Nous avons vu l’ultramontanisme aller en politique aux plus contraires excès. Il y a eu une époque, qui n’est point éloignée de nous de la mesure d’une vie d’homme, où l’on tentait d’appuyer l’autel sur le trône. Dans la première phase de son ultramontanisme, qui a laissé au sein du clergé des traces si profondes, M. de Lamennais prêchait l’absolutisme théocratique. Dans la seconde phase de sa carrière, cet orageux esprit invoqua la liberté illimitée et s’emporta jusqu’à l’extrême démocratie. Ce brusque revirement, promptement désavoué par Rome, n’eut point la même force de prosélytisme que le premier ultramontanisme lamennaisien. Il ne resta dans le catholicisme politique et militant qu’un petit nombre d’esprits, nous allions dire de tempéramens, enclins au libéralisme. Cependant le prosélytisme religieux n’eut rien à perdre à la pratique des institutions libres. Ce qu’il put gagner en force morale sous le régime de 1830 est dans toutes les mémoires ; ce qu’il obtint sous la république frappe encore les yeux. La majorité du clergé et le gros du parti catholique eurent-ils la clairvoyance de leurs véritables intérêts ? comprirent-ils ce que leur rapportait la liberté politique ? Non, ils pourchassèrent jusqu’à la mort le gouvernement de 1830 et la république. Les institutions libérales avaient été surtout fécondes pour eux ; ils les virent briser avec une insultante joie. Tombant, à l’égard de la vérité politique, dans un scepticisme brutal, oubliant même le lien sacré qui unit la politique à la morale, ils affectèrent de ne chercher dans les diverses formes d’institutions que des expédiens à leur usage, et parmi ces expédiens ils eurent le triste courage de préférer avec ostentation ceux qui, dans leur espérance, paraissaient devoir leur assurer un facile triomphe en les affranchissant des labeurs qu’il faut soutenir et des blessures que l’on est exposé à recevoir dans les luttes à armes égales. Il y eut sans doute parmi les catholiques une petite élite qui ne se laissa point tenter aux séductions de la fortune : nous admettons qu’à mesure que l’expérience marchait et que les désenchantemens se sont succédé, ce groupe a dû progressivement s’accroître ; nous ne pensons point pourtant que cette épreuve ait ramené la masse du parti clérical à des sentimens plus justes envers la liberté. Nous ne serions pas surpris que le plus grand nombre dans ce parti n’en fût encore à compter pour relever ses affaires sur un évêque quelconque du dehors. Quoi qu’il en soit, il est aisé de comprendre le trouble et l’amertume que des erreurs de cette sorte ont dû jeter dans les jugemens portés par le parti clérical français sur la question italienne et sur la question romaine.

On voit assez que nous ne sommes point disposé à diminuer ou à travestir les mobiles qui dirigent le parti catholique dans la controverse où s’agite le sort du pouvoir temporel de la papauté. Nous reconnaissons la légitimité de ce qu’il y a d’essentiel dans cette opinion, à savoir le principe de l’indépendance du pouvoir spirituel. Nous ne méconnaissons pas ce qu’il y avait de plausible dans la garantie prêtée à l’indépendance du pouvoir spirituel par les attributs de la souveraineté temporelle tant que cette souveraineté était incontestée, et n’était point répudiée par ceux sur lesquels elle s’exerçait. Nous accordons que la question italienne et la question romaine, qui en est le suprême élément, ont été engagées d’une façon qui a pu mécontenter justement les catholiques français. Nous ne nous posons point en apologiste de tous les procédés qui ont été employés dans la question italienne ; nous abandonnons les hommes aux rancunes, aux ressentimens, à la colère même, si l’on veut, des catholiques. La hauteur des intérêts principaux engagés dans ce problème nous permet de faire bon marché des points secondaires. Mais, après leur avoir fait toutes ces concessions, nous pensons avoir le droit de rappeler les catholiques eux-mêmes à la considération de ces intérêts primordiaux au nom desquels ils prétendent agir. Les tenant pour sincères, nous nous croyons autorisé à leur dire : « Prenez garde de sacrifier dans votre cause le principal à l’accessoire. Certains acteurs dans les récens événemens d’Italie ont manqué, dites-vous, aux paroles qu’ils vous avaient données, ont trompé la confiance que vous aviez placée en eux : dénoncez leur duplicité, retirez-leur votre confiance, soit ; mais, dans une question où il va des plus vitaux intérêts de votre foi, n’allez pas jusqu’à vous laisser distraire du fond des choses par la diversion des questions personnelles. De mauvais moyens, à votre gré, ont été mis en usage : condamnez-les ; mais n’allez pas vous laisser offusquer sur le caractère peut-être providentiel des résultats par le vice des procédés, vous surtout dont les théologiens sont si ingénieux à expliquer par quel art mystérieux et sûr Dieu sait faire servir le mal à la production du bien. Revenez à la grande et véritable question, à celle qui vous est posée par des événemens pressans, par une nécessité irrésistible ; appliquez-vous à l’examen des conditions essentielles de l’indépendance du pouvoir spirituel. La souveraineté temporelle était à vos yeux une des garanties de cette indépendance ; la suppression de cette souveraineté vous choque comme une innovation dangereuse. Nous ne disons point que votre opinion ait été jusqu’à ce jour déraisonnable, et nous comprenons la défiance et la répugnance que les innovations vous inspirent ; mais la nécessité parle, la puissance temporelle est déjà démembrée : ce qu’il en reste ne peut plus satisfaire votre théorie et ne saurait durer qu’en prolongeant, pour une nation en révolution, pour l’Europe, pour le catholicisme lui-même, une situation pleine de périls et de maux. Pour relever la papauté temporelle, n’est-il pas dès à présent visible qu’il faudrait un miracle ? Est-ce un miracle que vous attendez ? Vous professez que l’église, incorruptible dans sa doctrine, s’est toujours prêtée avec une souplesse merveilleuse dans ses élémens variables aux nécessités diverses des temps et des lieux. Le pouvoir temporel a été précisément un des appendices variables de l’église, puisqu’il n’a point toujours existé et qu’il a éprouvé dans le cours de son existence des modifications nombreuses. Il y a plus : le pouvoir temporel, avec ses accidens, a réagi à son tour sur les formes de l’église et a introduit dans sa constitution des modifications dont la sanction du temps n’a point toujours justifié la valeur. Là où il a été innové dans le cours des siècles, est-il interdit d’innover encore ? S’il est démontré que les nécessités du gouvernement temporel ont altéré défavorablement l’économie du gouvernement spirituel, n’est-il point permis de rechercher ce que le spirituel pourrait gagner à être affranchi des nécessités du temporel ? Voilà la question dans sa vérité et dans sa grandeur ; c’est en ces termes que, dans leur sollicitude pour les intérêts permanens de leur foi, les catholiques éclairés doivent commencer dès à présent à l’envisager. L’église n’a pas le droit de compter sur des miracles dans l’ordre de ses conditions temporelles, accidentelles, changeantes, qui est régi par les lois générales de l’humanité et de l’histoire. En acceptant les changemens que ces lois lui imposent, les épreuves peuvent devenir pour elle des crises salutaires de régénération et de rajeunissement ; voilà le seul miracle auquel elle doive aspirer. »

C’est ce que, pour notre compte, nous croyons pouvoir démontrer en examinant rapidement la condition générale de la hiérarchie romaine dans les pays catholiques, les changemens que la possession du temporel a introduits et dans cette hiérarchie et dans l’économie du pouvoir spirituel, la situation faite aujourd’hui à la papauté par l’association du temporel au spirituel, enfin la solution qui répond le mieux à la fois aux intérêts du catholicisme et à l’esprit des sociétés modernes.

II.

Un caractère extérieur a plus fortement distingué l’église romaine des religions de l’antiquité et des autres églises chrétiennes. Dans celles-ci, le sacerdoce a été ou est toujours national ; de là les relations intimes qui l’unissent ordinairement au gouvernement qui représente le pays. Là le sacerdoce ressent les mêmes influences que la nation, a les mêmes besoins, obéit aux mêmes instincts, suit les mêmes inspirations. Telle était la condition des sacerdoces antiques ; telle est celle de la plupart des églises chrétiennes, de l’église orientale, des églises protestantes. La condition même des clergés de ces églises les empêche de s’éloigner jamais beaucoup des voies dans lesquelles marche la nation à laquelle ils appartiennent.

Telle n’est point la situation du clergé catholique romain. Ce clergé, répandu sur différens pays, dominant religieusement diverses nations qui ne sont même pas toutes de race latine, se reconnaît à ce trait, qu’il forme un seul corps, ayant partout, malgré la diversité des contrées, mêmes principes, mêmes doctrines, mêmes tendances, et jusqu’à un certain point des intérêts identiques. En tout pays, il a du moins cette uniformité, qu’il relève d’un chef étranger, vivant au dehors, placé ainsi hors du cercle des besoins, des instincts et des tendances de la nation particulière dont le clergé fait partie, chef étranger, qui a pour règle de ses appréciations, de ses jugemens et de sa conduite des principes, des intérêts ou des nécessités qui, on l’admettra du moins pour l’ordre temporel, peuvent être fort éloignés des pensées et des mobiles d’action de tel ou tel des peuples dont il dirige le gouvernement spirituel. Voilà le fait dans sa simplicité. Nous nous bornons à le rappeler sans arrière-pensée et sans prévention défavorable à l’église catholique romaine. Ce fait s’explique au contraire par les plus nobles origines du christianisme.

Dès le commencement, le christianisme eut la haute et vaste ambition qui était pour ainsi dire inhérente à ses doctrines. Il n’était pas, comme les religions antiques, un amas de rites et de superstitions ayant perdu, s’ils l’avaient jamais eue, la vertu d’améliorer les hommes et les sociétés. Avec son spiritualisme élevé et sa sublime morale, le christianisme parlait à l’homme tout entier, s’emparait de lui et devait pénétrer dans la vie civile et sociale des peuples. Cette vertu civile et sociale du christianisme fut aperçue instinctivement dès l’origine par le gouvernement de l’empire romain, et, au sein de la société polythéiste la plus tolérante qui ait jamais existé, provoqua contre la religion nouvelle ces persécutions féroces qui, au lieu d’abattre la foi chrétienne, ne servirent qu’à en démontrer la valeur morale, à en exciter l’énergie, à en hâter le triomphe. L’influence civile et sociale qui appartenait à l’esprit du christianisme dut dès le principe assurer au sacerdoce chrétien une importance, une prépondérance extraordinaires. Les circonstances politiques que le monde traversait alors contribuèrent encore à grandir le rôle de la hiérarchie chrétienne.

L’empire romain se décomposait sous l’étreinte de l’absolutisme et de la centralisation, deux causes de mort auxquelles ne résistent pas les sociétés les mieux douées. Constantin, ne trouvant plus de ressources suffisantes pour s’opposer aux irruptions des Barbares dans l’Occident, où la centralisation plus forte avait plus promptement usé les ressorts de la vie, eut la pensée d’aller demander ces ressources à l’Orient, où la civilisation grecque n’avait jamais admis dans toute leur étendue les principes de la centralisation latine. Ce fut sans doute la préoccupation politique qui le décida à porter à Byzance le siège de l’empire. On veut, dans certaines publications récentes, qu’il ait fui Rome de peur d’y être éclipsé par la grandeur du pape : explication puérile, où l’on oublie que la pensée politique qui dirigea Constantin n’était point neuve dans l’empire, et avait été conçue par Dioclétien, peu suspect assurément de tendresse pour les chrétiens et de vénération pour les papes, lequel avait eu le projet de désigner une nouvelle capitale et de la fixer à Andrinople ou à Césarée. Or, tandis que la liberté périssait dans l’empire, elle se réfugiait ou, pour mieux dire, elle naissait au sein de l’église. Pour la première fois, les principes de la spontanéité humaine et de la liberté morale s’y allumaient au foyer d’une religion. Le principe de l’égalité des hommes devant Dieu, qui devait un jour s’emparer de la société civile et y introduire l’égalité devant la loi, était vivant dans l’église chrétienne. L’église nourrissait aussi dès lors cet autre principe de l’égalité et de la fraternité des nations qui devait enfanter plus tard les droits des peuples, que la tâche de notre siècle est de faire prévaloir. L’église en outre avait un autre principe de vie, elle vivait du principe d’élection. Les évèques puisaient dans l’élection cette force vivace qui s’était éteinte dans la société civile sous le poids de la centralisation et du despotisme. Ce furent les véritables sources de la puissance et de la grandeur du sacerdoce chrétien. Les Barbares arrivent, la puissance centrale tombe, l’empire est effacé de l’Occident. La puissance des évêques demeure seule debout, car c’était dans l’empire la seule force qui procédât de la spontanéité humaine, qui vécût par la liberté, qui se retrempât sans cesse par l’élection dans le peuple. Aussi l’évèque nous apparaît partout durant l’invasion des Barbares comme le représentant, le patron, en même temps que le pasteur des populations conquises, et comme un médiateur entre les villes subjuguées et les conquérans.

Ainsi s’exerça l’influence et s’agrandit le rôle vivace de la hiérarchie catholique et de la papauté jusqu’au moyen âge ; ainsi, par la médiation du sacerdoce et de l’épiscopat chrétiens, les gouvernemens des successeurs des Barbares, représentans de la conquête, s’imprégnèrent progressivement de la civilisation des vaincus. La conquête avait été accomplie par des tribus diverses : l’Europe s’était de la sorte trouvée partagée en plusieurs nationalités et constituée sous des gouvernemens différens ; mais les vaincus, fils de l’empire unique, reconnaissaient toujours avec un sentiment de consolation et de fierté l’ancienne unité survivant dans l’unité de l’église, dans cette organisation sacerdotale et épiscopale reliée à un pouvoir unique et central, celui du pape. C’était aussi pour les clergés locaux un grand avantage de pouvoir au besoin recourir au patronage d’un chef vénéré, dont l’éloignement augmentait le prestige. Au milieu des luttes où les engageaient fréquemment leurs intérêts et ceux des populations qu’ils représentaient, ils trouvaient une grande force dans ce recours extérieur, et ils concouraient naturellement à soutenir et accroître un pouvoir lointain, qui fortifiait leur propre puissance.

Il faut se garder de confondre cette organisation de l’église après l’invasion et aux débuts du moyen âge avec le mécanisme ecclésiastique que nous avons sous les yeux. Dans les luttes où s’organisa l’église pendant la première partie du moyen âge, l’intérêt politique était le plus souvent le mobile principal sous l’apparence religieuse : au fond, c’était la grande lutte de la race conquise et de la race conquérante. Les intérêts généraux, qui prenaient la papauté pour organe, couvraient les intérêts locaux, défendus par les évêques. Quelquefois la papauté se servait de ces intérêts locaux pour s’agrandir ; le plus souvent c’était l’élément romain, survivant et se débattant çà et là sur la surface de l’Europe, qui cherchait dans la papauté un moyen de résistance ou d’ascendant et un surcroît de force morale. L’organisme de l’église dans ces temps de barbarie se prêtait admirablement aux efforts de vie qui de la circonférence venaient retentir au centre. Les conciles étaient alors pour l’église le grand moyen de concert et de gouvernement. Or, si les conciles étaient formés par les évêques, ceux-ci étaient élus par les peuples ; ils étaient par conséquent les représentans et les mandataires des idées et des intérêts des populations. La papauté, elle aussi, était élective. L’obéissance à l’église n’était donc alors que le triomphe même des idées et des intérêts populaires, dont l’autorité de l’église, au moyen des divers degrés d’élection et de représentation, était une émanation véritable. Il faut bien s’entendre quand on dépeint le moyen âge comme l’époque de la soumission absolue de l’univers à Rome. C’est le contraire qui serait plutôt la vérité : le moyen âge a été l’époque, à proprement parler, de la soumission ou, si l’on veut un mot plus respectueux, de l’acquiescement de Rome aux idées de l’univers, manifestées par une série de représentations : les conciles, l’épiscopat électif, les clergés locaux.

Mais depuis ce temps une immense révolution s’est accomplie lentement dans l’église et dans la papauté. La civilisation renaissante rendit peu à peu les relations de peuple à peuple plus délicates et plus compliquées. Les nationalités prirent une assiette plus définie, et la réunion des conciles universels devint chaque jour plus difficile. À mesure que les diverses sociétés politiques et civiles se délimitaient avec une netteté plus grande et accusaient davantage les traits qui les distinguaient les unes des autres, une tendance correspondante se prononça dans l’église et dans la papauté. L’action de la circonférence sur le centre alla en diminuant ; l’action du centre sur la circonférence alla en augmentant au sein de la société chrétienne. Il se fit un mouvement de centralisation où l’initiative du pontificat romain dut gagner tout ce que perdait l’initiative locale et populaire. Au système des premiers temps de l’église, système que dans le langage politique de nos jours on appellerait libéral, puisqu’il entretenait la spontanéité et la vie universelle dans la chrétienté, puisqu’il était le catholicisme dans le vrai sens du mot, se substitua peu à peu au profit de Rome un système de centralisation. Ce mouvement fut secondé par la diffusion des ordres religieux démocratiques, indépendans de l’épiscopat. À mesure qu’il se développa, on vit s’altérer dans l’église le principe électif, on vit l’élection des évêques passer successivement des peuples aux clergés, puis aux chapitres, enfin aux rois et aux papes. L’église devint elle-même une monarchie, et la papauté finit par être une sorte de royauté absolue. Le romanisme, ou ce que l’on appelle chez nous l’ultramontanisme, prit la place du catholicisme primitif. Nous ne voulons pas traiter ici une question d’histoire ecclésiastique : nous n’essaierons donc pas d’indiquer par quelle succession de faits, par quelle dégradation de nuances s’opéra cette grande et lente altération du gouvernement de l’église, qui d’ailleurs concordait avec les changemens analogues qui s’accomplirent dans la société civile et politique européenne. Nous nous contentons de signaler cette révolution, œuvre du temps. On n’en peut nier le caractère et le résultat général. Pour en démontrer la réalité, il n’est point nécessaire de faire appel aux lumières des écoles historiques et critiques de ce siècle : il suffirait de confronter avec ce qui existe ce qui est rapporté sur les commencemens de l’église par l’Histoire ecclésiastique de Fleury.

III.

La révolution que nous venons de signaler et qui s’est accomplie à travers le cours des siècles au sein du gouvernement de l’église et dans la papauté est assurément d’une grande conséquence. Elle prend un aspect plus grave encore si on la rapproche d’une autre altération qui s’opéra simultanément, sinon dans le principe, du moins dans le caractère et dans l’action de la papauté.

Nous venons de voir le pouvoir se déplacer dans le gouvernement de l’église, et, de l’épiscopat élu uni au pape, élu également, passer au pape seul, l’élément populaire demeurant éliminé de l’élection des évêques et du pape. C’est là sans doute un changement considérable. Si du moins il n’y eût eu que celui-là, le pouvoir ne sortait point des mains ecclésiastiques, et son action ne s’exerçait que pour les intérêts de l’église ; mais, par une révolution qui ne fut pas moins lente que la première à se consommer, et qui se produisit par un mouvement parallèle, un autre caractère vint s’ajouter dans le pape au caractère pontifical. Il ne fut plus seulement le chef de l’église, à la fois évêque de Rome et pontife de la catholicité ; il devint prince laïque, souverain territorial, monarque régnant sur une petite population, soumis dès lors non-seulement à tous les devoirs qui lient un prince laïque envers ses sujets, mais à toutes les obligations fondées sur le droit public qui lient entre eux les souverains, — les souverains dont plusieurs, par les croyances qu’ils professent, sont en même temps les sujets du pape au point de vue religieux.

Nous ne nous appesantirons point sur l’histoire du pouvoir temporel des papes. On veut en voir les premiers germes au VIIIe siècle, sous le pontificat de Grégoire II, dans une juridiction accordée volontairement par les populations à l’évêque de Rome, juridiction qui d’ailleurs ressemble à celle qui en ce temps-là était partout attribuée aux évêques. On ne voit un véritable pouvoir exercé sur Rome par les papes, d’accord au surplus avec le patrice, le sénat ou toute autre magistrature, que dans le Xe et le XIe siècle, au milieu de criminels désordres et de la corruption la plus honteuse et la plus révoltante. Ce n’est qu’après les conquêtes de Riario et de César Borgia que vers la fin du XVe siècle la cour de Rome, héritant de ce butin de trahisons et de crimes, s’empare des Romagnes, des Marches et de l’Ombrie, et y exerce une vraie souveraineté, souveraineté limitée toutefois par des institutions plus ou moins libérales, qui allaient par exemple, à Bologne, jusqu’au partage du pouvoir entre le pape et les magistrats municipaux. Depuis la restauration de 1814, la papauté a repris les états de l’église sans tenir compte des institutions antérieures à la révolution française, en les regardant comme des pays conquis et assujettis sans condition, en les gouvernant à son bon plaisir, avec l’autorité la plus arbitraire et la plus absolue.

Le gouvernement de l’église devait inévitablement être affecté par l’adjonction d’un principat temporel à l’institution primitivement toute religieuse de la papauté. Il n’est point nécessaire de chercher pas à pas dans l’histoire les diverses traces de l’influence que les intérêts du pouvoir temporel ont exercée sur le gouvernement religieux de l’église : nous nous contenterons de mettre en lumière les deux résultats les plus généraux et les plus apparens de cette influence, ceux qui sont aujourd’hui visibles et dans l’institution de la papauté et dans la constitution du corps qui fournit à l’église des papes et à la papauté son conseil permanent, nous voulons parler du cardinalat. Il est évident que les intérêts du prince temporel, que les nécessités auxquelles est assujetti le pouvoir politique, ont dû constamment agir sur le pontife. Il a fallu trouver des combinaisons, des compromis, pour concilier tant bien que mal deux vocations d’un ordre si différent et deux natures d’intérêts qui peuvent être si divergentes. Il est malheureusement certain que dans ces compromis l’intérêt véritablement religieux est celui auquel ont été imposés les plus grands sacrifices.

Parmi ces sacrifices, le plus important est celui qui a resserré dans les bornes de l’Italie le personnel où la papauté se recrute. Quoi de plus contraire qu’un tel fait au génie cosmopolite du catholicisme ? Quoi de plus antipathique à la nature d’un pontificat alimenté par l’inspiration divine que de tracer à cette inspiration des limites et de la contraindre à ne trouver ses élus qu’au sein d’une seule nation, la nation italienne ? Ainsi l’a voulu pourtant la nécessité politique, et telle est la condition que l’intérêt du pouvoir temporel a imposée au génie et à l’intérêt catholiques. Le chef d’une principauté italienne ne pouvait décemment être un étranger : il a fallu en conséquence que le chef de l’église universelle fût un Italien. Nous savons bien que l’exclusion qui ferme la papauté aux candidats étrangers à l’Italie n’est point formulée en loi. Elle n’est pas une loi, mais elle est un fait : c’est la pratique des trois derniers siècles. Cette pratique est née au moment où le pouvoir temporel a été véritablement constitué, et ce qui prouve qu’elle est une des charges que les nécessités du pouvoir temporel font porter à l’église, c’est qu’on ne s’en est pas départi une seule fois depuis trois cents ans, et qu’elle a régné jusqu’à ce jour. On a imaginé un correctif à cette pratique ; mais ce correctif n’est qu’une nouvelle servitude infligée à l’intérêt religieux, et c’est encore la liberté de l’église qui en a fait les frais. Le pape était Italien, le pape était souverain d’un état ; la raison politique a dit que ce prince, investi d’une double autorité, enclavé dans le système politique d’une région particulière, pourrait bien avoir des vues et des desseins capables de troubler la paix des autres états et des autres princes. L’on a donc trouvé naturel et légitime que les autres princes et les autres états catholiques intervinssent dans l’élection des papes en exerçant une fois par conclave le droit de veto ou d’exclusion. Ainsi les élus du Saint-Esprit, par cela seul qu’ils sont devenus chefs d’un pouvoir temporel, ont été obligés de soumettre au contrôle des autres pouvoirs temporels la liberté du Saint-Esprit dans l’élection des papes. Conçoit-on une concession plus répugnante à l’indépendance de l’église, plus humiliante pour la liberté religieuse, plus sacrilège, dirait-on, si l’on se croyait autorisé à parler au nom de la foi catholique ?

Voilà le pontificat suprême du catholicisme affaibli et restreint dans son origine et son essence par les exigences du pouvoir temporel. Après la papauté, il n’y a pas dans l’église d’institution plus haute que le sacré collége, pépinière des papes et leur conseil permanent dans l’administration des affaires ecclésiastiques. La nature et la composition du sacré collége n’ont pas été moins gravement altérées par les nécessités du temporel. Le gouvernement politique d’un état est une œuvre laïque de sa nature ; à faire des œuvres laïques, on devient nécessairement laïque en dépit de la dénomination et du costume. Le gouvernement temporel devait donc introduire dans la cour de Rome un élément essentiellement laïque, et à la faveur de la confusion des deux pouvoirs, cet élément laïque devait fatalement s’insinuer dans le gouvernement même de l’église. C’est ce qui est arrivé par la carrière de la prélature et par le recrutement du sacré collége au sein des prélats. Ceux-ci sont les fonctionnaires du pouvoir temporel : ils n’ont d’ecclésiastique que la robe et le célibat ; ils peuvent n’être pas dans les ordres. Ce sont des préfets, des gouverneurs de province (légats ou délégats) ; ils deviennent des ministres de la police (governatore di Roma), de la guerre (prefetto delle armi) ; ils sont magistrats (auditore di Rota), préfets des eaux et forêts ou des archives, administrateurs d’hôpitaux (prefetto delle acque, degli arcivi, commendatore di San Spirito, etc.). Le cardinalat est le couronnement obligé de ces carrières toutes laïques. Au bout d’un certain temps passé dans ces emplois, ces fonctionnaires, qui n’ont jamais rempli de missions ecclésiastiques, doivent entrer dans le sacré collége. Le degré le plus élevé de l’apostolat, la charge la plus auguste sur laquelle s’appuie l’infaillibilité de l’église, sont ainsi marqués comme le dernier terme d’avancement et le bâton de maréchal des petits fonctionnaires administratifs ou politiques d’un petit état. Et qu’on ne veuille point atténuer la gravité de cette intrusion de l’élément laïque dans le gouvernement de l’église, qui a été la conséquence du pouvoir temporel. Depuis Sixte-Quint, l’église, dont la papauté a concentré en elle tous les pouvoirs, est gouvernée surtout par l’intermédiaire des congrégations de cardinaux, la plupart fondées par ce pape, et que les papes consultent toujours lorsqu’ils ont à prendre de graves décisions. En droit, sans doute le pape n’est point lié par l’avis des congrégations ; mais en fait il n’y a pas d’exemple qu’un pape se soit écarté de la décision d’une congrégation, lorsque celle-ci, y a persisté. Or les congrégations ne peuvent être formées que de cardinaux in curia, comme on dit à Rome, et parmi les cardinaux in curia sont en majorité ceux qui sont parvenus par les fonctions laïques au sacré collége. Il y a maintenant vingt-neuf cardinaux in curia ; sur ce nombre, dix-sept ont eu une carrière exclusivement laïque ; six ont parcouru une carrière mixte et ont rempli des fonctions laïques et ecclésiastiques ; six seulement n’ont occupé que des emplois ecclésiastiques. On le voit donc, la majorité du sacré collége, qui, réparti en congrégations, décide des affaires ecclésiastiques, est l’émanation réelle du temporel ; elle est formée de ces personnages étranges, à la fois faux laïques et faux ecclésiastiques, qui, avant d’être cardinaux, portaient le nom de prélats. On pourra équivoquer sur le mot, il est impossible de contester le fait : à coup sûr, cet élément qui domine parmi les cardinaux in curia est un élément étranger à l’église, à l’épiscopat, à la charge des âmes, à l’apostolat dont le sacré collége doit être la plus haute expression.

Montrons un autre effet de la confusion des deux pouvoirs, où les intérêts de l’église sont encore subordonnés à ceux du temporel. Comme chef de l’église et comme prince temporel, le pape, dans ses rapports avec l’étranger, se sert du même ministre, qui est en même temps le principal, sinon le seul ministre réel des affaires de l’état dont le pape est souverain. Le dualisme des fonctions qui se réunissent sur un pape prince temporel, dualisme aussi radical que celui qui sépare l’église de l’état, la révélation de la raison, la foi de la science, les choses de Dieu des choses du monde, vient ainsi s’incarner en un seul homme, dans la personne du secrétaire d’état. Le cardinal secrétaire d’état correspond avec tous les nonces et les ministres de la cour de Rome à l’étranger, et par là avec l’universalité des évêques. C’est lui qui, de l’univers catholique au pape et aux congrégations, rapporte les affaires, et c’est lui qui transmet les décisions des congrégations et du pape aux nonces et aux évêques. On saisit l’importance d’une pareille fonction au point de vue religieux, puisqu’elle est l’intermédiaire obligé du gouvernement de l’église. Le caractère de celui qui la remplit ne saurait être indifférent, et il semble que c’est surtout aux qualités et à la direction religieuses de sa vie que l’on devrait demander le signe de son aptitude. Depuis 1815, sauf de très courts intervalles, dans un espace de près d’un demi-siècle, la secrétairerie d’état a été gérée par des cardinaux. Cinq cardinaux ont occupé ce ministère, Consalvi, Bernetti, Albani, Lambruschini, Antonelli. Sur les cinq, un seul, Lambruschini, avait suivi tous les degrés de la carrière ecclésiastique : prêtre, théologien, évêque, nonce, archevêque, cardinal. Les quatre autres sortaient de la carrière civile et étaient parvenus au pouvoir et au cardinalat par les emplois laïques et la prélature. Quatre fois sur cinq, durant le dernier demi-siècle, c’est donc du pouvoir temporel qu’est sortie la direction suprême qui s’est étendue au gouvernement des affaires ecclésiastiques ; quatre fois sur cinq, c’est le faux laïque ou le faux ecclésiastique, quelque définition qu’on en veuille donner, qui a eu dans les mains les relations de la papauté avec l’église. Aujourd’hui même, dans la crise que traverse le pouvoir de la papauté, c’est l’élément fourni par le temporel qui domine le gouvernement de l’église, puisque le cardinal secrétaire d’état et la majorité des cardinaux qui forment les congrégations, au lieu de représenter la vocation sacerdotale et apostolique, sont sortis des carrières politiques et civiles.

Dans l’ordre de son organisation temporelle, variable, soumise à la mobilité des circonstances, — nous croyons avoir le droit d’exiger des plus orthodoxes qu’ils nous l’accordent, — l’église a subi la double et lente transformation dont nous avons indiqué les traits. Au lieu de se gouverner, comme à l’origine, par l’épanouissement universel de la foi au sein des peuples, au lieu de se développer dans cette unité dont le consentement de tous fait la vivace énergie, et dont le système électif est la forme, l’église peu à peu, en traversant le milieu politique où s’élaborait l’Europe moderne, s’est rangée autour du siége de Rome, autour du pape, devenu presque, par les progrès de son autorité centralisatrice, la personnification de l’église elle-même, du pape procédant de l’élection d’un corps très restreint de cardinaux. C’est la première révolution. La seconde est l’acquisition du pouvoir temporel. Les nécessités du temporel réagissent et sur la papauté et sur la composition du collége où elle se recrute. Il n’y a plus pour papes que des Italiens. Le cardinalat accueille un élément laïque, lequel lui est fourni par les emplois civils et politiques que comporte et rend nécessaires l’administration du petit état gouverné par le saint-père. Malgré la subalternité de son origine et de sa destination naturelle, cet élément laïque prend une part prépondérante à l’élection des papes, peut fournir des papes lui-même, et en tout cas a imposé et impose, à l’heure qu’il est, à l’église catholique les instrumens les plus nombreux, les plus actifs et les plus influens de son gouvernement central et suprême. Tels sont les faits, considérons-en les résultats.

IV.

Lorsque l’on réfléchit sur l’histoire de la papauté, on est bientôt frappé de ces deux faits qui ont caractérisé sa destinée : aux temps où l’influence même politique de la papauté a été le plus éclatante et le plus bienfaisante, les papes n’avaient pas de pouvoir temporel, ou bien leur pouvoir était placé dans les conditions les plus précaires ; à mesure, au contraire, que le pouvoir temporel s’est assis et consolidé, à mesure que la papauté, investie d’une souveraineté mondaine, a été entraînée à se faire exclusivement italienne, le prestige moral de la papauté s’est affaibli, et le cercle de son ascendant spirituel s’est rétréci. Chose curieuse, la papauté a nui de deux façons contraires aux intérêts du catholicisme par le caractère exclusivement italien que le pouvoir temporel lui a donné. Elle a nui au catholicisme au XVIe siècle, parce que, s’étant placée à la tête de la civilisation italienne, elle en avait contracté tous les vices ; elle nuit aujourd’hui à sa mission religieuse, parce qu’elle veut survivre à cette forme condamnée de la civilisation italienne, parce qu’en s’obstinant à la possession d’une souveraineté temporelle, qui n’est plus que le dernier débris d’une organisation politique de la péninsule usée par le temps, elle s’oppose intempestivement à la reconstitution de l’Italie, que veulent le présent et l’avenir. Son malheur est d’avoir été trop italienne autrefois et de ne pas l’être assez aujourd’hui.

On sait de quelle immense puissance morale les papes ont joui au moyen âge et comment ils ont souvent exercé cette puissance dans le domaine politique d’une façon élevée et profitable aux peuples. Le moyen âge n’a mérité ni tout le bien ni tout le mal que l’on a dit de lui. Le moyen âge, quoi qu’en pensent quelques-uns de ses apologistes, ne connut jamais cette liberté savante et douce dont notre siècle a eu la conception, mais qu’il a tant de peine à réaliser. Ce fut pourtant, dans sa belle période, une époque de liberté naïve, instinctive sous ses formes grossières et brutales. C’était une barbarie en travail d’une civilisation ; tout y était en lutte, tout y était effort, et rarement dans l’histoire les énergies naturelles des sociétés et des individus se sont si vigoureusement déployées. Féodalité, royauté, bourgeoisie, tout se débrouillait à peu près partout de la même façon, suivant un plan dont les acteurs n’avaient guère conscience, mais qui était commun à presque toutes les populations européennes. La religion surtout étendait un principe dominant d’unité sur cette confusion vivace. Ses représentans et l’expression la plus haute de l’organisation catholique, la papauté, y apportaient en général l’idée de la justice : ils défendaient les faibles, ils résistaient aux puissans. Leur force était surtout une force d’opinion : c’était l’opinion des masses qui les plaçait au-dessus des dominations de la terre, qui leur déférait la suprématie sur les empereurs et sur les rois. Le propre des forces morales, des forces d’opinion, est de n’être jamais plus grandes et plus irrésistibles que lorsqu’elles ont le moins de force matérielle à leur disposition. Voyez les grands papes du moyen âge, les Grégoire VII, les Innocent III. Au moment où ils ébranlaient des nations, où ils déposaient des souverains, ils n’avaient chez eux, sous leur main, aucun des attributs et des instrumens de la force matérielle ; ils étaient à la merci d’une émeute de la populace ou des insultes de quelque baron féodal. Les humiliations, les oppressions qu’ils subissaient dans leur situation personnelle n’affaiblissaient point le pouvoir moral qu’ils exerçaient jusqu’aux dernières limites de la chrétienté. L’affection, le respect des peuples redoublaient plutôt pour ces apôtres persécutés de la justice et de la vertu, et, en traversant la foi et la reconnaissance des masses, leur faiblesse matérielle était un ressort ajouté à leur puissance morale. Un trait éminent de la papauté dans ces temps orageux et féconds, c’est qu’elle ne portait l’attache d’aucune nationalité distincte, qu’elle ne pouvait avoir de prédilection intéressée pour aucun peuple et pour aucune forme de gouvernement, qu’elle participait elle-même à cette unité qu’elle contribuait à donner à la civilisation du moyen âge, qu’elle était essentiellement cosmopolite. Elle s’appuyait d’ailleurs sur les conciles ; ceux-ci, formés d’élémens pris chez tous les peuples, ne donnaient pas seulement à l’église une représentation unitaire : par leur composition, ils mettaient l’église à l’abri de la prédominance d’une nation sur les autres et la préservaient d’une grande cause de corruption et de ruine. Une nation, en effet, a une civilisation et des destinées déterminées ; après des périodes de vie et de splendeur, elle a des périodes de décadence et de dissolution. La papauté n’étant point enfermée dans le cadre d’un système politique national, les conciles étant la représentation de tous les peuples chrétiens, l’église échappait à la contagion des maux qui pouvaient atteindre telle ou telle société particulière. La corruption ne peut gagner à la fois toutes les civilisations et tous les peuples ; avec la représentation catholique de l’église au moyen cage, les élémens vicieux fournis par une nation démoralisée venaient donc s’atténuer et se fondre dans la sève vivace des nations saines. Les institutions chrétiennes ainsi pratiquées assuraient à l’église, même au point de vue humain, le caractère d’indéfectibilité que son dogme lui attribue. Voilà où furent, aux beaux jours du moyen âge, les conditions de vitalité de la papauté et de l’église.

Si imparfaite, si grossière qu’elle eût été, la civilisation du moyen âge eut sa décadence. La liberté barbare des temps féodaux avait donné une sorte de civilisation uniforme aux divers peuples de l’Europe. Cette uniformité disparut. Chaque peuple, à travers une nouvelle barbarie qui dura du XIVe siècle jusqu’à la renaissance, tendit non-seulement à se constituer dans ses limites, mais à développer isolément sa civilisation propre et originale. Après l’épanouissement, après l’unité mobile et variée du moyen âge, ce fut une nouvelle ère de confusion, de souffrances et de tristesse que ce mouvement où chaque peuple s’efforça péniblement et obscurément de trouver et de creuser sa voie séparée. L’église subit, elle aussi, l’influence de cette malheureuse époque. Déjà, sur la fin du moyen âge, la papauté avait en quelque sorte codifié, en les exagérant, les attributions que la force de l’opinion lui avait prêtées. Après avoir pratiqué une puissance morale illimitée, dont la légitimité dépend des circonstances et n’a pour sanction que l’adhésion de ceux sur qui cette puissance est exercée, les papes avaient voulu la formuler en droits écrits. De là ces constitutions, ces canons, ces décrétales, telles que les fausses décrétales d’Isidore, la collection du moine Gratien, celle de Saint-Raymond de Pennafort, les décrétales de Clément V, publiées en 1317 par Jean XXII, qui érigeaient la catholicité en une théocratie dont le pape était le chef. Une fois écrites, ces prétentions exorbitantes ne pouvaient plus être oubliées ni tout à fait abdiquées, et devaient devenir une cause incessante de conflits entre les papes et les souverains et les peuples ; mais cette théocratie s’affirmait au moment où les nouvelles conditions politiques de l’Europe allaient lui enlever sa puissance. En même temps que l’unité du moyen âge se brisait, la papauté elle-même se déchirait. Les nouveaux gouvernemens qui s’élevaient, les nations qui s’isolaient en se constituant, favorisaient les schismes. Ce fut l’époque des anti-papes. Quand, après de grands efforts et après le travail du dernier des conciles du moyen âge, la papauté recouvra l’unité, elle suivit le mouvement des autres souverainetés européennes : elle se créa une souveraineté temporelle, elle se fixa dans le cadre politique exclusif d’un système national, elle se fit italienne.

En devenant, au XVIe siècle, par l’intérêt de son principat politique, exclusivement italienne, la papauté perdait, au point de vue religieux, ce caractère d’universalité et de cosmopolitisme qui, au moyen âge, avait fait sa grandeur. Souveraineté temporelle, elle se soumettait aux chances des vicissitudes politiques, et c’était déjà un grand péril pour son autorité religieuse ; souveraineté temporelle fixée au sein des intérêts italiens, au cœur de la civilisation italienne, elle se liait aux destinées de l’Italie et s’exposait à un double péril, soit qu’elle s’abandonnât aux tendances d’une civilisation si originale et si exclusive, soit qu’un jour elle s’exposât à les contrarier et à soulever contre elle l’antipathie du peuple au milieu duquel elle occupait une si grande place. Et dans les deux cas c’était son autorité religieuse, son apostolat sacré, sa mission la plus haute, qu’elle compromettrait inévitablement dans les accidens de son pouvoir politique.

Les maux que cette nouvelle forme de la papauté devaient causer au catholicisme et à l’église éclatèrent tout de suite. L’époque où la papauté devint exclusivement italienne fut justement celle où la corruption morale avait empoisonné la magnifique et séduisante civilisation de l’Italie. Jamais la floraison de l’art n’avait été plus exquise, rarement littérature fut plus polie et plus raffinée ; la science était profonde, l’industrie et le commerce versaient leurs richesses sur ce beau pays, et cette société, au milieu de ses splendeurs, était rongée par l’immoralité la plus effrénée et par l’incrédulité religieuse la plus cynique. L’attrait du plaisir était sa seule loi ; les passions n’y connaissaient plus de frein. C’était le temps des crimes subtils et féroces, des débauches ardentes et sanguinaires, des savantes perfidies, des empoisonnemens sournois, des meurtres sacrilèges. Les hommes, mélange des plus belles facultés qui aient été données au génie humain et des âmes les plus perverses, s’appelaient Raphaël, Michel-Ange, Bembo, Castiglione, Guichardin, Machiavel, Riario, Sixte IV, Alexandre VI, César Borgia, Jules II, Léon X. C’est aux destinées de cette société que la papauté devenue italienne, que le pape devenu un de ces princes suivant l’idéal rêvé par Machiavel liait son sort et celui de l’église. C’est au sommet de cette civilisation, et pour en reproduire dans leur éclat le plus grandiose les beautés et les vices, que se plaçait le gouvernement spirituel du catholicisme. La papauté devint le foyer de tous les enchantemens, de toutes les ambitions, de toutes les corruptions de l’Italie. La réaction contre cette ivresse d’ambition et de culture italienne où s’étourdit la papauté produisit la réforme, et la moitié de l’Europe fut perdue pour le catholicisme.

Ceux qui soutiennent que le pouvoir temporel est indispensable au pontificat suprême peuvent-ils oublier une coïncidence si cruelle ? L’époque dont nous parlons est la grande époque du pouvoir temporel des papes, et c’est celle où s’est accompli l’irréparable divorce du protestantisme ! Que l’aveugle égoïsme du pouvoir temporel ait provoqué cette immense révolution et l’ait sans cesse aggravée, cela se lit à toutes les pages de l’histoire des papes qui ont précédé et suivi immédiatement la réforme. Depuis un siècle, les esprits les plus élevés, les âmes les plus saintes, demandaient un concile et la réforme de l’église. Comment les papes dont nous parlons, ces papes qui au point de vue politique ont possédé une puissance plus étendue et ont joué un rôle plus actif et plus prépondérant que les pontifes romains d’aucune autre époque, répondaient-ils aux vœux de la chrétienté ? Sixte IV voulait constituer une principauté à l’un de ses neveux : pour y réussir, il trempait dans la conspiration des Pazzi, il se faisait complice de l’assassinat de Julien et de Laurent de Médicis, consommé dans une église, à l’élévation de l’hostie, par des prêtres payés eux-mêmes par le pape, l’archevêque Salviati et le cardinal Riario. Alexandre VI, ne travaillant qu’à la grandeur de sa maison, tramait les trahisons et osait les crimes qui ont rendu exécrable le nom de Borgia. Jules II ne pensait qu’à conquérir des territoires et des cités ; il abandonnait le soin du spirituel ou n’y cherchait qu’un instrument pour son ambition et ses vengeances. La papauté, pour acquérir ce temporel que l’on représente aujourd’hui comme nécessaire à la prospérité de la foi, l’achetait par la perte du spirituel dans la moitié de l’Europe. Ce fut surtout en effet pour subvenir aux guerres dans lesquelles la possession et l’agrandissement de cette souveraineté politique avaient jeté ses prédécesseurs, ce fut pour payer les dettes léguées par ces guerres autant que pour défrayer ses somptuosités et les embellissemens de Rome, que Léon X fit prêcher la vente des indulgences et fournit le prétexte au schisme. Comment Clément VII travailla-t-il à en arrêter les progrès ? Pour défendre ses états contre les convoitises de Charles-Quint, il combattit les décrets de Spire, et contribua ainsi à donner au protestantisme une existence légale et politique. Plus tard, par haine contre Ferdinand d’Autriche, il s’allie aux protestans, qui forcent ce prince à signer la paix de Kaschau, et par sa faute la révolution protestante gagne le Palatinat, le Wurtemberg, la Poméranie et le Danemark. Charles-Quint précipite sur Rome Bourbon et ses lansquenets. Clément VII s’enferme au château Saint-Ange, puis se sauve à Orvieto. Il se ravise : il conclut à Bologne une alliance avec Charles-Quint. Cette alliance, dictée par la politique, coûte au catholicisme de nouveaux sacrifices. Quand il avait voulu entraîner Henri VIII dans la guerre contre l’empereur, Clément lui avait laissé espérer l’annulation de son mariage. Devenu l’allié de Charles-Quint, il la lui refuse, et jette dans l’hérésie, dont ce roi avait été un si ardent adversaire, Henri VIII et avec lui l’Angleterre. Voilà les avantages que le temporel a procurés au catholicisme, voilà les services que lui doit l’indépendance de l’église, voilà, aux débuts même de sa constitution moderne, les faits qui ont mérité de le rendre respectable et cher aux âmes pieuses !

On dira qu’il y a longtemps que les orages du XVIe siècle sont calmés, et que l’astuce et les violences de l’ambition politique ont déserté la tête et le cœur des papes. Pourtant dans les siècles qui ont suivi, à travers la médiocrité politique où les papes étaient tombés, il ne serait pas difficile de relever des actes de leur gouvernement qui sont en contradiction flagrante avec les principes de vérité morale que leur prétention, comme leur devoir, en qualité de chefs du catholicisme, est de représenter sur la terre. Au XVIIe siècle, par exemple, on sait la querelle qui s’engagea entre Louis XIV et Alexandre VII à propos de l’affaire des gardes corses et du duc de Créqui. Dans le traité de Pise, qu’il signa avec la France en 1664, Alexandre déclara lui-même atroce et détestable l’attentat dont se plaignait Louis XIV. Il chargea son neveu, le cardinal Chigi, de présenter au roi, avec ses excuses et son désaveu de cet acte, les professions « les plus humbles et les plus sincères de vénération, de révérence et de dévotion. » Aux paroles il ajouta des actes, des cessions de territoire : il abandonna les duchés de Castro et de Ronciglione. De telles déclarations, venant d’un pontife, devaient, ce semble, être tenues pour sincères. Cependant, dans le mois où il avait signé ce traité, le même pape déposait dans les archives du château Saint-Ange une longue protestation qui en était le désaveu. Le pape y alléguait les menaces dirigées contre son pouvoir temporel, ses efforts infructueux pour résister à ces menaces par ses ressources et celles de ses alliés ; placé sous cette contrainte, il s’était cru délié, et c’était l’avis de ses cardinaux, des obligations que lui imposaient les constitutions et les décrets de Pie V, d’Innocent IX et de Clément VIII, ainsi que les sermens conformes prêtés par lui à son avènement. Il déclarait en conséquence non valables les déclarations et les cessions consignées au traité ; il protestait devant Dieu et les glorieux apôtres Pierre et Paul de la nullité de tout ce qu’il avait accordé, stipulé, signé ! — C’est la fourberie de la faiblesse, dira-t-on devant l’hypocrisie de cette restriction mentale, de ce démenti porté en secret à une parole publiquement et solennellement donnée. Soit, et nous conviendrons que c’est là une peccadille de la papauté temporelle ; mais qu’est-ce qui imposait à celui qui occupait alors « la chaire de vérité » un mensonge aussi répugnant à l’esprit chrétien, si ce n’est la possession d’une souveraineté politique ?

C’est que le pouvoir temporel dans sa faiblesse ne fait pas moins de tort à la papauté religieuse et aux intérêts spirituels de l’église qu’il ne lui a fait de mal dans sa force. La faiblesse, en politique surtout, n’est pas toujours inoffensive. Les faibles ont des séductions particulières qui leur attirent les âmes généreuses, et nous ne nous dissimulons point le nombre et la qualité des sympathies que sa faiblesse présente attire à la papauté ; mais il faut se défendre contre cette illusion dangereuse, il faut savoir distinguer la débilité d’une institution, devenue une cause de malaise moral et de désordre politique, de l’infortune personnelle, digne de tout intérêt, des hommes sous lesquels l’institution condamnée tombe en ruine. C’est donc sans amertume et, nous l’espérons, sans injustice contre des personnes vénérables que nous oserons indiquer le mal moral que, par sa faiblesse même, la papauté politique a été amenée de nos jours à commettre, mal moral qui rejaillit partout contre les intérêts de l’église.

La papauté temporelle a été, dans sa force, trop italienne ; dans sa faiblesse, elle est devenue, par la nécessité de son intérêt politique, anti-italienne. Elle a fait comme toutes les institutions politiques qui n’ont point la puissance de se transformer : voyant dans les transformations qui se préparaient et s’accomplissaient autour d’elle une menace pour son existence, elle y a résisté par tous les moyens, elle a ainsi augmenté et envenimé les antagonismes qui la cernaient et la pressaient de toutes parts. Elle s’est placée dans un état d’hostilité irréconciliable vis-à-vis de l’organisation politique et de la forme de civilisation auxquelles aspire l’Italie. Cette hostilité l’a condamnée en fait à ne se maintenir depuis quarante ans que par le secours de forces étrangères, par une sorte de vicariat militaire que l’Autriche et la France ont été, tour à tour ou simultanément, appelées à exercer auprès d’elle. Nous ne nous arrêterons point à répéter ce qui a été tant de fois démontré à propos de ces occupations étrangères qui frappent réellement d’inanité la fiction du pouvoir temporel. Il nous suffira de prouver, par un petit nombre de faits, comment la papauté, devenue besoigneuse de secours étrangers, a pu être amenée à subordonner l’intérêt religieux du catholicisme à l’intérêt politique de sa précaire conservation.

Un exemple remarquable de cette subordination d’un véritable intérêt religieux à un douteux intérêt politique se rencontre au début du pontificat de Grégoire XVI. En 1831, des mouvemens insurrectionnels avaient éclaté dans les Romagnes et dans les Marches. À la même époque, la Pologne s’était soulevée contre la Russie, et la lutte était encore douteuse. L’Autriche désirait intervenir dans les états de l’église pour y comprimer l’insurrection ; mais retenue par le principe de non-intervention que la France de 1830 avait proclamé, elle voulait, avant de rien entreprendre de décisif et de s’exposer à une guerre contre la France, s’assurer du concours actif de la Russie. Le tsar Nicolas donna en effet cette garantie à l’Autriche ; mais qui paya le prix d’une alliance qui permettait à l’Autriche d’intervenir au profit du pape, souverain politique ? Ce fut le pape, chef de la religion. On se rappelle la fameuse allocution de Grégoire XVI contre toutes les libertés modernes et sa triste encyclique aux évêques polonais, où la nationalité d’un peuple catholique, son patriotisme, son courage, son héroïque infortune, étaient sacrifiés au tsar Nicolas, au chef du schisme oriental, à l’acharné persécuteur des catholiques. Cette fatale complaisance enleva bientôt au catholicisme des millions de Grecs-unis, de Ruthènes, qui, sous la pression de l’empereur Nicolas, passèrent au schisme.

Un tel fait suffit pour montrer quelles cruelles blessures l’obstination du pouvoir temporel jointe à sa faiblesse peut faire aux plus manifestes intérêts religieux du catholicisme. Nous voudrions nous arrêter là : il nous en coûterait de chercher des faits analogues dans le règne de Pie IX, de ce pontife doux et malheureux sur lequel vient se résoudre la crise de l’antagonisme de la papauté temporelle et de l’Italie ; il nous serait pénible de récriminer contre les blessures qui ont été faites au libéralisme français par les complaisances du gouvernement romain et du parti catholique pour les réactions de 1852. La situation même de Pie IX en face de la nation italienne, celle qui résulte de la fatale position que lui a faite sa souveraineté temporelle domine tout. La prédilection si marquée depuis 1849 de Pie IX pour le roi Ferdinand de Naples, tandis que depuis la même époque le roi Victor-Emmanuel et son gouvernement étaient traités avec tant de colère par la cour de Rome ; toutes les faveurs, tous les témoignages d’affection prodigués à un prince violateur de ses sermens et tyran de ses sujets, que son règne corrupteur a laissés dans un état de démoralisation qui excite le dégoût du monde ; toutes les remontrances amères, toutes les condamnations injurieuses réservées au roi patriote qui a épousé les sentimens de son pays et qui deux fois a tiré l’épée pour l’Italie : sont-ce les exemples de discernement moral et d’équité qui devaient être donnés du haut de la chaire de saint Pierre ? Deux fois en onze années l’Italie a rencontré son ennemi, l’étranger, l’Autriche, sur les bords du Mincio, et deux fois à ce moment critique de sa destinée une parole de découragement ou d’anathème a été lancée du Vatican sur des soldats qui allaient se battre pour une cause nationale. Était-ce la voix de la charité qui se faisait entendre ? Non, c’était celle d’une politique funeste. Jamais devant un autre peuple placé dans des circonstances semblables, soutenant une cause pareille et tentant les mêmes efforts, le cœur de Pie IX n’eût laissé voir des sentimens tels que ceux dont il n’a pas retenu l’expression douloureuse contre l’Italie nationale et libérale. Et quel est le peuple qui eût éprouvé un pareil traitement de la part du chef de sa religion sans en être, comme l’Italie, ébranlé dans sa foi ? Hélas ! nous ne cesserons de le répéter, ce n’est point Pie IX qu’il faut accuser, c’est la fatalité du pouvoir temporel : c’est l’aveugle pouvoir temporel qui, aux abois, ne recule pas même devant une extrémité aussi terrible que la ruine de la foi catholique en Italie !

Nous n’appuierons pas sur cette plaie vive ; nous ne voulons point passionner la controverse élevée autour du pouvoir temporel de la papauté en la compliquant des griefs particuliers et des querelles secondaires qui s’y rapportent : notre objet est au contraire de ramener des esprits ulcérés à la calme appréciation des inconvéniens que présente, au point de vue des intérêts religieux, le mélange des deux autorités dans le pontificat apostolique. Nous serions aussi maladroit qu’injuste si nous nous abandonnions nous-même à des récriminations subsidiaires analogues à celles dont nous demandons le sacrifice. Il nous suffit d’avoir montré les effets généraux de la souveraineté politique de la papauté, tels que l’histoire les révèle et qu’ils apparaissent dans le présent. L’alliage que les nécessités de la souveraineté politique des papes introduisent dans la vie, l’organisation et le gouvernement de l’église, n’est point d’une nature telle que les catholiques, en s’élevant au-dessus des passions et des malentendus de l’heure présente, doivent le regarder comme inhérent à l’essence du catholicisme ou conforme à ses intérêts. Voilà notre conclusion, et nous pensons avoir le droit de l’exprimer sans encourir de la part des plus orthodoxes un reproche de témérité, une accusation d’injustice. Il nous reste, pour arriver à l’esquisse d’une solution de la question romaine, à examiner de plus près l’état présent des choses en Italie. Les catholiques convaincus refuseront-ils de nous accompagner dans cette recherche ? En discutant une question politique qui ne touche à la sphère religieuse que par la superficie, auraient-ils peur de se laisser égarer par le leurre des utopies ? Les esprits auxquels nous faisons allusion sont peut-être à leur façon plus utopistes qu’ils ne pensent ; nous ne les en blâmons pas. Dégoûtés d’un présent qui a si peu de quoi satisfaire les âmes délicates et les grands cœurs, ils s’y dérobent et l’oublient en de pieuses évocations du passé. N’est-on pas frappé des œuvres auxquelles ce sentiment a donné naissance de nos jours parmi les apologistes les plus distingués du catholicisme ? Que font-ils, ces ardens catholiques, fuyant un présent dont les réalités leur répugnent, lorsqu’ils vont fouiller avec une sollicitude rêveuse les ruines du christianisme le plus lointain ? Les formules extérieures qu’ils en rapportent, les reliques qu’ils ressuscitent et qu’ils raniment d’une vie éphémère par leur vénération, leur amour et leur talent, — comparées aux choses présentes auxquelles elles ont cessé d’être applicables, — ne sont-elles point de véritables utopies rétrospectives ? Il y a un tour d’esprit chimérique à contempler sans cesse un passé pour toujours évanoui. Chimère pour chimère, nous préférerions, nous, les utopies qui regardent l’avenir en face : celles-ci du moins ont la chance d’être fécondes. Pourquoi les âmes religieuses en seraient-elles effrayées ? pourquoi s’interdiraient-elles d’interroger l’avenir en consultant avec vigilance les vœux et les nécessités du présent ? Les grands pressentimens des transformations futures ont toujours été un des plus nobles dons de l’esprit religieux : toujours la foi a inspiré des prophètes.

E. Forcade.