La Quittance de minuit/01/02/01

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Méline, Cans et Compagnie (Tome premierp. 67-110).


PREMIÈRE PARTIE.

MAC-DIARMID.


Séparateur

I

La maison noire.


Ceci est une histoire d’hier. Les événements que nous avons racontés aux précédents chapitres se passaient à la fin de 1844.

Plusieurs mois se sont écoulés, nous sommes en juin 1845.

Le fait palpite encore. L’oubli n’a pas eu le temps de tisser le voile qui recouvre chaque événement tour à tour…

Durant ces quelques mois, les choses ont marché. En ces pays de grandes luttes, où il semble que la volonté d’un seul homme soit entre le courroux contenu des partis et la plus implacable de toutes les guerres civiles, chaque jour amène son progrès contesté, sa bataille perdue ou gagnée ; une bataille gagnée presque toujours, car l’étoile de l’Irlande grandit et monte à l’horizon politique. Ces huit millions d’esclaves, qui ont eu tant de peine à devenir un peuple, se dressent pauvres, mais forts, vis-à-vis des suppôts à demi vaincus de la tyrannie protestante.

Ils ont encore, dit-on, les vices et les faiblesses que mène avec soi la servitude, mais ils prêtent l’oreille aux leçons vaillantes d’une voix libre ; leur cœur apprend à battre. Ils vont s’éveiller hommes…

Et tandis que les uns courbent encore la tête sous la puissance fatale de la misère, tandis que d’autres, voués à de mystérieuses vengeances, poursuivent durant les nuits noires leurs batailles inutiles et cruelles, quelque chose s’agite au dedans et au dehors de la nation. L’Angleterre, émue, écoute la voix longtemps muette de sa conscience. O’Connell, captif, trouve un arc de triomphe au delà des portes ouvertes de sa prison ; Robert Peel, le noble et ferme génie, musèle son propre parti, et ensemence de ses mains le champ où va croître la moisson catholique.

Et l’Europe regarde, attentive, les fantasques évolutions du libérateur, sa lutte patiente, ses déroutes éhontées, ses magnifiques victoires.

Elle écoute le pamphlet unique et furieux de cet homme étrange, dont la colère calcule, qui n’a peur de rien, si ce n’est d’une épée, et qui manie en se jouant le courroux docile d’une nation adolescente.

Elle voit, derrière cet homme, la misère grandir et demander, impatiente, le pain promis, la victoire annoncée.

Elle s’étonne, déroutée, devant la comédie du Rappel, qui enfile l’un à l’autre ses actes interminables et semble défier la patience commune.

Elle apprend çà et là quelques noms néfastes qui s’écrivent avec du sang sur des ruines toutes neuves. Hier elle entendit pour la première fois ce nom de Molly-Maguire, qui est entouré aujourd’hui déjà d’une funeste renommée…

C’est une tragédie qui se joue devant nos yeux et qui mêle à des efforts gigantesques la farce bizarre. Il y a du sang, des larmes et des rires. Ce peuple est comédien. Il trouve moyen de grimacer dans son indicible détresse. Il meurt de faim, il tue et il fait des cabrioles.

Et, parmi vingt actions dirigées en sens contraire, la destinée s’accomplit…

Ces convulsions vont s’apaiser. La convalescence s’annonce. Quelques années encore, et les nuits sans lune ne s’éclaireront plus au feu de l’incendie. Le sang ne coulera plus ; le whiteboysme aura déchiré son masque et brisé son poignard.

On ne se rappellera plus les burlesques francs-maçons orangistes ; on aura oublié les ventes terribles où se réfugiait la misère courroucée du catholique expulsé de sa chaumière.

Alors viendra l’histoire avec son pinceau respectable, l’histoire honnête, et digne, et prude, dont chaque mensonge vaut dix vérités inscrites aux pages frivoles du roman
 

Le gai soleil de juin enfilait la voie étroite de Donnor-street à Galway ; ses rayons, frappant obliquement la ligne irrégulière des maisons, mettaient alternativement de grandes ombres et de vives lumières à leurs façades sculptées.

Galway est la perle de l’Irlande ; c’est la cité romanesque, la ville épique, gardant au fronton de ses demeures les belles fantaisies que le moyen âge taillait partout dans la pierre.

En passant par certaines rues, vous diriez quelque quartier transplanté d’une ville castillane. Les maisons, qui se touchent presque, s’élèvent sveltes et fières, ouvrant sur la voie discrète leurs longues fenêtres en ogive. Le dessus de chaque porte se découpe en sculptures capricieuses. Çà et là, entre les fenêtres, des écussons symétriques étalent leurs vieux émaux que le temps aurait dû respecter.

Donnor-street est un de ces passages où l’architecture gothique et le style de la renaissance alternent sans aucun mélange de constructions modernes.

Chaque maison est un château, petit ou grand, aux murailles criblées d’armoiries, qui ferme fièrement les battants guillochés de son portail.

Mais ces châteaux sont depuis longtemps veufs de leurs nobles hôtes ; ceux qui ne sont pas inhabités servent d’asile aux professions les plus bourgeoises, et encore ont-ils peu de faveur auprès des industriels, à cause de l’incommodité de leurs distributions intérieures.

À l’angle de Donnor-street et de la ruelle sans nom qui mène au Claddag, cette patrie des matelots et des pêcheurs de Galway, une grande maison d’architecture éminemment curieuse et caractéristique avait été transformée en auberge, sous le patronage de Saunder Flipp, Écossais et presbytérien.

Il y avait au-dessus de la porte principale, entre deux écus sculptés dans la pierre où la harpe d’Irlande s’écartelait de diverses pièces chevaleresques, un beau tableau composé de pâtés de couleurs bleue, jaune et rouge, qui représentaient le bon roi Malcolm.

Au-dessous on lisait : Ale d’Écosse, potteen, pension pour hommes et pour chevaux.

C’était un des principaux public-houses protestants de Galway. À différentes époques, les orangistes y avaient tenu les séances de leur club. Quoique presbytérien, Saunder Flipp avait une tendresse de frère pour les gens de l’Église établie qui venaient boire à son auberge,

Il était allé une fois, dans son zèle enthousiaste, jusqu’à proposer à ses pratiques orangistes de mettre bas l’enseigne du roi Malcolm, qui avait été en son temps un partisan du pape ; mais la grandeur d’âme des anglicans avait dédaigné cette offre soumise, et les pâtés de couleurs bleue, rouge et jaune continuaient de représenter sans encombre le vieux monarque écossais.

C’était un bon temps pour Saunie ; les voyageurs abondaient en la ville de Galway. On était à la veille des élections, et les deux partis, qui se préparaient à une lutte acharnée, avaient convoqué le ban et l’arrière-ban de leurs amis.

L’Ulster[1] avait envoyé un nombreux contingent de protestants pour tenir avec avantage le marché aux votes et travailler les consciences indécises. Des gens de Londres étaient venus dans le même but, et du midi de l’Irlande affluaient des bandes bruyantes qui n’étaient certes pas là pour appuyer le candidat tory.

En outre, il y avait à Galway un autre appât pour la foule, un grand procès de whiteboysme ; c’était assez pour emplir jusqu’aux combles toutes les hôtelleries, et de fait, la vieille cité, trop petite, déversait une partie de ses hôtes sur Tuam et les autres villes environnantes.

Ce procès de whiteboysme, qui était en train de se juger, piquait la curiosité très-vivement. L’accusé, que le grand jury avait renvoyé devant les assises, était, disait-on, l’un des principaux chefs de l’armée des Molly-Maguires.

Cet homme, qui jouissait d’une grande influence dans la partie occidentale du comté, entre la mer et les deux lacs, avait trouvé dans la population une telle sympathie, qu’aucun témoin ne s’était rencontré pour déposer contre lui à la dernière session.

Lors de son arrestation, il y avait eu de terribles émeutes dans le Connaught. Des bandes étaient venues de nuit jusqu’au milieu de la ville de Galway, et si le prisonnier avait voulu y mettre un peu du sien, il ne fût pas resté quarante-huit heures sous les verrous de la reine. Mais le prisonnier demeurait calme au fond sa cellule. Il désavouait l’émeute, et prétendait faire triompher légalement son innocence.

Au lieu de l’acquitter purement et simplement, faute de preuves, on avait renvoyé l’affaire à deux mois, comme cela se fait assez généralement en Irlande.

Le bruit public était que, pendant ces deux mois, on avait découvert enfin ce qu’il fallait de témoins pour faire condamner le vieux Mill’s Mac-Diarmid.…

De l’autre côté de la rue étroite, et justement vis-à-vis de l’auberge du Roi Malcolm, s’élevait une grande maison noire, délabrée, chancelante, dont les fenêtres gothiques, veuves de leurs vitraux, laissaient passer le vent et la pluie.

Dégagée des habitations qui la pressaient, cette maison eût été une belle ruine. Ses murailles, couvertes de sculptures féodales, brisaient leurs courbes avec grandeur, et s’ouvraient à leur milieu, ménageant un portail sarrasin digne du palais d’un prince. Elle était beaucoup plus large de façade que l’hôtel de Saunder Flipp ; mais elle avait seulement deux étages, surmontés d’une haute toiture à pic.

Sa forme était celle d’un château : un corps de logis et deux ailes, séparés entre eux par de profondes échancrures.

Elle était inhabitée. On la laissait tomber en poussière, comme tant de palais en Irlande, et nul n’allait s’inquiéter de l’imminence de sa chute…

Il était deux heures de l’après-midi ; le soleil, entrant par une grande fenêtre ogive, éclairait joyeusement les cloisons rougeâtres du parloir de l’auberge du Roi Malcolm.

Il y avait çà et là, dans les compartiments de cette salle, destinée aux membres importants de la société orangiste, quelques gentlemen attablés et buvant du toddy.

La loge la plus voisine de la fenêtre était occupée par quatre personnages, deux hommes et deux femmes, qui s’entretenaient paisiblement.

Mistress Fenella Daws, l’ainée des deux femmes, pouvait bien avoir quarante ans. Elle était très-maigre, très-blafarde, et coiffée à l’enfant. Ses cheveux, d’un blond ardent, décimés par l’âge, étageaient leurs petites bouclettes pommadées autour d’un front étroit où il n’y avait pas trop de rides. Ses yeux blancs avaient d’étonnantes façons de se mouvoir de bas en haut et de rouler avec détresse, chaque fois qu’elle ouvrait sa mince bouche contenant de grandes dents, de ces dents larges, blanches, cruelles, menaçantes, qui déchirent des tranches de bœuf inconcevables.

Manifestement, sa ferme volonté était d’avoir un charmant sourire. Quand elle souriait, son nez long et mince se busquait doucement. Ses yeux, garnis de franges roussâtres, se fermaient à demi ; ses larges dents se montraient éblouissantes et terribles.

Elle était grande, toute en jambes, et habillée suivant la dernière mode d’Almack : une robe de mousseline claire, dont le frêle tissu était menacé de ruine par les angles aigus de ses épaules, rabattait ses plis sur la plus austère de toutes les poitrines. Un fichu éclatant tournait nonchalamment autour des vertèbres puissamment accusées de son cou. De beaux souliers vernis, emplis par des pieds plats, relevaient orgueilleusement sa jupe trop courte.

Elle avait du vague dans l’esprit et des romans dans le cœur. La noble poésie était sa nourriture…

À côté d’elle s’asseyait une charmante fille de dix-huit ans, sa nièce, miss Francès Roberts.

Miss Francès ne ressemblait vraiment point à sa tante : elle avait de beaux yeux limpides et sérieux ; son front pur s’encadrait de fins cheveux blonds, dont les boucles abondantes tombaient avec profusion le long de ses joues.

Les filles de l’Angleterre ont le privilége de ces admirables chevelures dont la nuance douce chatoie, et dont les ondes perlées ruissellent sur la blancheur sans rivale de leur peau transparente.

Les sourires de Francès étaient aussi rares que ceux de sa tante s’épanouissaient fréquents. Mais quand elle souriait, c’était comme un suave rayon qui réjouissait l’œil et chauffait le cœur.

Elle avait un petit air de dignité sévère qui contrastait singulièrement avec les airs langoureux de Fenella Daws. On eût dit vraiment que la tante et la nièce avaient changé de rôle, ou que la jolie fille, par une muette moquerie, mettait sur son gracieux visage le masque qui convenait à la vieille femme.

Cette austérité n’avait, au reste, nul rapport avec la timidité de nos vierges. La modestie change d’allures en passant le détroit, et les belles filles d’Albion n’entendent point comme nous la pudeur.

Peut-être l’entendent-elles comme il faut.

Le regard de Francès, ferme et hardi, ne se baissait point à tout propos. Le rose délicat de sa joue ne passait point au pourpre de minute en minute. Elle était calme et à son aise comme un homme.

Et cette assurance donnait à sa physionomie ce qu’il faut à la femme de fierté douce. Il y avait autour d’elle comme un reflet attrayant de digne sérénité.

Dans la manière dont la traitait sa tante, on aurait pu reconnaitre un singulier mélange de déférence étudiée et de dédain très-franc. Fenella ne pouvait voir en effet dans cette petite fille qu’une créature évidemment inférieure ; mais Francès était la fille de feu sir Edmond Roberts, knight et membre du parlement. Cela méritait considération.

Fenella se faisait honneur volontiers de cette parenté. Elle parlait avec emphase des belles connaissances de sa nièce, qui avait été élevée dans une maison d’éducation fashionable et qui était l’amie, mais vraiment l’amie, de plusieurs grandes dames, parmi lesquelles il fallait compter lady Georgiana Montrath.

De ces nobles amitiés, Fenella recevait comme un lointain reflet de distinction, qui lui était cher plus que nous ne saurions le dire.

Sans cela sa supériorité eût écrasé bel et bien miss Roberts.

Mistress Fenella Daws et sa nièce prenaient le thé assises du même côté de la table et adossées à la fenêtre.

En face d’elles les deux hommes buvaient et s’entretenaient.

Ils étaient tous les deux à peu de chose près du même âge. Celui d’entre eux qui avait le plus d’apparence était un personnage gros, court, au front chauve et plat, flanqué sur les tempes de deux mèches de cheveux gris. Il avait une longue figure emmanchée à un cou trapu, et son menton sans barbe descendait en pointe sur sa poitrine. Ses yeux à demi fermés affectaient une dignité sévère. Ses lèvres remuaient avec lenteur pour prononcer d’emphatiques paroles.

Il tenait le plus roide qu’il pouvait son torse obèse, couvert d’un habit noir.

Ce n’était rien moins que Joshua Daws, esquire, sous-intendant de la police métropolitaine de Londres, époux de Fenella Daws et oncle de miss Francès Roberts.

Il était en Irlande avec une mission du gouvernement, disait-il, et paraissait avoir au degré suprême la conviction de son importance.

Son compagnon, qui avait nom Gib Roe, était un homme de taille moyenne, grand et maigre, qui semblait mal à l’aise sous son habit de gentleman. Sa figure anguleuse, aux traits profondément fouillés, offrait en ce moment le type le plus parfait de la servilité aux abois. On s’étonnait de ne point voir des haillons sur ces épaules courbées, et cette main jaunie, aux jointures calleuses, qui tressaillait et tremblait au moindre bruit, devait avoir touché bien souvent le denier de l’aumône.

Gib avait mis son chapeau à côté de lui sur la table, ce qui éloignait toute idée qu’il pût être un homme comme il faut. En Irlande, en effet, de même qu’en Angleterre, le chapeau d’un gentleman doit être rivé soigneusement à son crâne, et se découvrir est le fait d’un manant.

Gib avait des cheveux crépus, mais rares, qui s’ébouriffaient autour de sa tête pointue. Ses yeux déteints et caves disparaissaient presque derrière les poils inégalement hérissés de ses sourcils. Sa joue était hâve, ce qui faisait ressortir la tache rouge, signe menaçant, que la misère ou la maladie avait imprimée sur la saillie aiguë de ses pommettes.

Le reste de ses traits était aquilin : un long nez mince, recourbé sur une bouche pincée, autour de laquelle errait un sourire triste, matois et soumis.

Il regardait en dessous de temps à autre Joshua Daws, et, chaque fois que Joshua Daws parlait, il courbait l’échine et renforçait son sourire d’esclave.

— Buvez un coup, Gibbie, pauvre créature ! dit Joshua Daws avec un geste protecteur.

— Oh ! Votre Honneur, grand merci ! répliqua Roe, qui avala une large rasade de toddy.

— Il est entendu, reprit l’homme de police, que vous êtes à nous, mon garçon.

— C’est entendu, Votre Honneur.

— Parlez plus bas, Gibbie !… Je ne vois point la nécessité de mettre ces dames dans notre secret… bien que notre secret n’ait rien que d’honorable, mon garçon, et de chrétien, et de…

— Oh ! Votre Honneur, je crois bien, murmura Roe.

— Nous disions que vous viendriez chez le juge avec moi, demain matin, pour faire votre déposition contre ce scélérat de papiste…

— Oui, Votre Honneur.

— Et que vous amènerez vos enfants…

— Oui, Votre Honneur.

— Qui ont été les témoins de l’incendie ?…

— Oh ! Votre Honneur !… soupira Gib en baissant les yeux.

Puis il ajouta :

— Sans doute, sans doute… et je bois un verre, Votre Honneur… J’ai vu ; ils ont vu, les chères créatures. Arrah ! nous étions à Kilkenny tous les trois, mais il n’importe, puisque Votre Honneur nous paye…

— Et que c’est pour le bien de la vraie croyance, Gibbie… Où sont les enfants à présent ?

— Ils coupent de la tourbe dans les bogs, s’il plaît à Votre Honneur.

— Et quel âge ont-ils, Gibbie ?

Ma bouchal ! les innocents !… Paddy a onze ans ; sa sœur Su va sur sa treizième année ; que Dieu les protége !

— À merveille ! grommela le sous-intendant de police.

Puis il ajouta entre ses dents, en se frottant les mains joyeusement :

— Il a fallu que je vienne de Londres pour mettre ordre à tout cela !… Ah ! ah ! ces magistrats de la verte Erin ont le bras court et les oreilles longues !… Je demande pardon à Dieu de ce mouvement d’orgueil…

Joshua Daws se prit à réfléchir.

Gib garda un respectueux silence.

La tante et la nièce, cependant, poursuivaient leur entretien. Elles causaient d’une récente excursion faite, à l’occasion de la Saint-Patrick, sur les bords enchantés des lacs Mask et Corrib.

— Que je voudrais être à Londres, Francès, disait la tante ; à Londres, dans le Strand, pour raconter toutes ces merveilles !… Je donnerai un thé, miss, un grand thé, ma fille… peut-être un rout, si mister Blount le juge à propos, afin de me faire honneur de cet incroyable voyage !… Quels sites ! quelles eaux ! quels bois ! quelles prairies ! quels costumes ! quels horizons ! que de pittoresque ! que d’imprévu ! que de poésie !

Fenella s’arrêta essoufflée.

— C’est un beau pays, dit Francès.

— Beau n’est pas le mot, je pense, miss Fanny !… C’est étonnant, prodigieux, diabolique !… des sauvages à longs cheveux… des filles à manteaux rouges… des enfants nus… Et quand on pense, Fanny, que toutes ces choses appartiennent à Satan !

Francès secoua sa blonde tête.

— Croyez-vous donc, madame, répliqua-t-elle, que ces beaux enfants qui nous souriaient si doucement le long des rives du lac Mask étaient possédés du malin esprit ?… et ces jolies jeunes filles, dont nous admirions les grands yeux noirs ?…

— Parlez pour vous, miss Fanny, je vous prie, interrompit Fenella, je n’aime pas les yeux noirs chez les femmes…

— Et ces fiers garçons, reprit Francès, à l’air si franc, si brave !…

Les yeux de Fenella s’alanguirent.

— C’est vrai, murmura-t-elle, et je n’aurais jamais cru trouver de si beaux hommes dans ce pays damné !… Ils ont quelque chose de robuste, Fanny, ne le pensez-vous pas ? et de poétique… Mais que Dieu nous protége, ma nièce ! l’Irlande est au pape… et le pape est l’Antechrist.

Francès rêvait.

— Et que peut être l’Antechrist, déclama Fenella Daws, sinon Satan, le grand ennemi ?…

— Assurément, murmura Francès avec distraction.

Mistress Daws la regarda en dessous.

— Quel a été le sentiment de ces sauvages, pensa-t-elle, en nous voyant glisser, ma nièce et moi, sur le gazon des rives du lac ?… Ils ont la poésie du Nord… leurs bardes nous ont sans doute chantées déjà sur la harpe héroïque… et leurs vers nous comparent, je le crois, à deux divinités descendues des nuages… Je voudrais bien voir leurs vers.

— À quoi pensez-vous, Gibbie ? demanda en ce moment avec brusquerie le sous-intendant de police.

Le pauvre Roe avait penché sa tête rêveuse sur son sein. Peut-être songeait-il à ces jours de misère insoucieuse où il allait par les grands bogs du Connaught, défiant la faim, défiant le froid et chantant les vieux airs des bardes de l’île verte.

Son regard se fixait, à travers les carreaux de la croisée, sur la façade sombre de la maison ruinée.

L’œil de Daws se tourna curieusement du même côté ; mais Daws ne vit que la muraille enfumée et les lignes confuses des vieilles sculptures rongées par la mousse.

La joue pâle de Gib s’était couverte de rougeur.

— Oh ! Votre Honneur !… murmura-t-il en tremblant.

Puis, voyant que la grave figure de son nouveau patron n’exprimait aucun soupçon, il ajouta :

— Je songeais que Paddy, l’innocent, n’a rien pour couvrir ses pauvres épaules… et que la petite Su ne peut pas se présenter devant la justice, toute nue comme elle est, la jolie créature…

— C’est juste ! c’est juste ! s’empressa de répondre Daws qui mit sa main à sa poche et en retira plusieurs couronnes.

Les yeux caves de Roe brillèrent à la vue de l’argent dont le tintement affecta délicieusement ses oreilles.

Och ! murmura-t-il en reniflant avec énergie cette exclamation irlandaise ; och !… och !

— C’est pour toi, dit Daws ; tu achèteras des vêtements aux petits.

Roe s’empara de l’argent et le fit disparaître dans les poches de son habit de gentleman.

— À la santé de Votre Honneur ! dit-il avec enthousiasme ; arrah ! à la santé de la belle dame et de la jolie demoiselle !… Och ! les enfants ont vu l’incendie, les pauvres chérubins !… De Kilkenny à la Moyne il n’y a guère que cent milles, après tout !

— Chut ! mon garçon, chut ! dit Joshua.

Gib remit son verre et se tut avec la docilité d’un automate.

De temps à autre cependant la porte du parloir s’ouvrait, et quelque grave personnage faisait solennellement son entrée. La plupart des nouveaux arrivants portaient d’énormes Bibles sous le bras et saluaient l’assistance avec cette affectation de grave pruderie qui distingue le cagotisme protestant.

Les stalles du parloir s’emplissaient l’une après l’autre.

Il y avait là déjà le procureur O’Kir, gros saint, dont la Bible avait des marges grasses et qui écorchait impitoyablement ses clients pour la plus grande gloire de la vraie foi ; le juge Mac-Foot, auteur du Traité des Visions dans la veille et des Abstractions de la chair ; le bailli Payne, homme édifiant qui avait toujours un texte saint en réserve pour donner aux pauvres qui lui demandaient l’aumône ; le sous-bailli Munro, le lieutenant Peters, l’enseigne Dickson, l’intendant Crackenwel…

La crème enfin des notables et freemen de Galway !

On buvait dru, mais le toddy n’avait pas eu le temps d’échauffer les têtes. Chacun gardait encore son masque de pudibonde gravité.

On parlait du procès du vieux Mac-Diarmid, le misérable coquin ! On parlait des derniers méfaits de miss Molly-Maguire, des élections prochaines, et de la faiblesse condamnable du ministère tory…

Les chances du poll étaient vraiment douteuses. Qui serait victorieux ? James Sullivan, un saint devant le Seigneur, le protégé du noble lord Montrath, ou ce scélérat de Derry, créature d’O’Connell, patron de Mac-Diarmid, papiste enragé, papiste honteux, papiste, papiste, papiste ?…

Fenella Daws en était à sa sixième tasse de thé, dans lequel elle trempait de larges tartines beurrées. Ce que mangent ces créatures d’élite, à part la poésie, est quelque chose de prodigieux !

Tout en mangeant elle donnait carrière à son éloquence, qui était un mélange assez original de poésie mystique et de commérages bourgeois. Elle parlait de la fête de saint Patrick, des danses bizarres de la montagne, du tir au fusil, des énormes roches soulevées par la main des jouteurs.

Francès, doucement complaisante, lui donnait la réplique.

— Sans doute, sans doute, Fanny, disait mistress Daws en tournant ses yeux blancs avec beaucoup de charme ; vous avez vu tout cela comme une bonne fille que vous êtes… mais il vous manque, ma chère enfant, ce je ne sais quoi que je possède à un si haut degré… cette faculté d’extraire le vrai beau de toute chose, ce sens divin, ce feu sacré… vous m’entendez bien ?…

— Oui, madame.

— La nature est pour vous de la terre et de l’herbe… La vie passe devant vos yeux comme un drame sans passion… Tenez ! cette scène poignante à laquelle nous assistâmes sur la montagne, le soir de la fête, vous laissa presque froide !

Francès essaya de sourire, mais elle ne put, et une émotion profonde se peignit sur ses traits.

— Je me souviens ! murmura-t-elle ; oh ! je me souviens… quel noble courage !…

— Et quel magnétique regard, miss Fanny !… Comme il dominait la foule sauvage qui rugissait autour de lui !… On entendait le bois des shillelahs choquer la chair, et les plaintes se mêlaient aux malédictions…

— Et il était seul contre tous ! dit Francès.

— Seul, ma fille !… seul avec son casque d’or, sa ceinture de soie brodée et son justaucorps de pourpre !…

Francès la regarda étonnée.

— Vous parlez du major Percy Mortimer ? demanda-t-elle.

— Et de qui donc parlerais-je ?…

— Moi, répliqua Francès sans baisser les yeux, je parle de son sauveur, Morris Mac-Diarmid.

— Cet homme au carrick gris ! s’écria Fenella en riant, ce rustre au bâton !… ce paysan !…

L’œil bleu de Francès étincela d’indignation.

— Lui-même, répliqua-t-elle, cet homme qui est venu mettre sa poitrine sans défense entre la mort et Percy Mortimer… Je n’ai point vu, madame, s’il avait une écharpe de soie ou des haillons… j’ai vu son œil étinceler, j’ai entendu sa voix tonner parmi les hurlements de la foule…

— Et le major ! ma nièce… pas un muscle en mouvement sur son pâle visage…

— J’ai vu son shillelah vibrer comme une baguette magique… et la foule a reculé, madame, la foule irritée, furieuse ! elle a reculé devant un seul homme !

— Mais le major !… Il se tenait droit et impassible… son œil était grand ouvert…

— Le major est un vaillant soldat, madame…

— Et il est si beau ! et si poétique, Fanny !…

— Oh ! il était beau vraiment et sublime celui qui l’a sauvé ! s’écria Francès, emportée par un irrésistible mouvement d’admiration.

Fenella Daws la regarda, étonnée à son tour. Elle vit son œil étinceler et son front, si calme d’ordinaire, se couvrir d’une rougeur ardente.

Un sourire pincé vint à la lèvre de la dame entre deux âges.

— Comme vous vous animez, ma fille !… dit-elle. Ne vous ai-je pas entendue prononcer le nom de ce héros en carrick ?

— Morris Mac-Diarmid, madame ; tout le monde le répétait autour de nous…

— Et vous l’avez retenu, miss Fanny ?

— Et je ne l’oublierai jamais, madame !

Fenella pinça les lèvres davantage.

— N’est-ce pas le fils de Mill’s Mac-Diarmid l’incendiaire ?… dit-elle.

Francès baissa les yeux et garda le silence.

Mistress Daws se prit à considérer curieusement sa nièce.

Un instant elle fut sur le point de croire… mais n’était-il pas invraisemblable qu’une miss comme il faut, la propre nièce de Fenella Daws, pût aimer un homme en carrick ?…

Un rustre, moins qu’un rustre, moins qu’un mendiant, un Irlandais !…

Joshua Daws et le pauvre Gib Roe continuaient d’échanger quelques paroles à de rares intervalles. Joshua donnait à Gib des instructions que celui-ci recevait avec un respect soumis.

Mais son attention n’égalait point, à beaucoup près, son respect. Sa prunelle errait, distraite, et jetait à chaque instant de furtifs regards vers la sombre façade de la maison abandonnée.

Le grave Joshua buvait comme un Anglais et mettait à cette occupation tant de conscience qu’il ne prenait point garde à la nombreuse compagnie qui se réunissait peu à peu dans le parloir.

— Sa femme et sa nièce, abritées au fond de la loge, ne voyaient rien.

Enfin le sous-intendant de police jeta les yeux autour de lui, et poussa un cri de surprise qui fit tressaillir Gibbie.

Le parloir s’était en effet rempli, et de tous côtés le bruit des conversations se croisait.

Il y avait là pour le moins une trentaine de gros bonnets protestants qui déblatéraient contre O’Connell, et affirmaient que l’Irlande ne se porterait point comme il faut tant qu’on n’aurait pas pendu le dernier papiste.

On remarquait parmi eux trois ou quatre uniformes d’officiers de dragons. Les porteurs de ces uniformes étaient le centre de plusieurs groupes, et semblaient les personnages importants de la réunion.

On les entourait, on les choyait ; tous les toasts étaient à leur intention, toutes les politesses convergeaient vers eux.

Eux se laissaient faire et buvaient sans trop de remords une notable quantité de punch orangiste. Ils se bornaient à porter de temps à autre la santé de sa très-gracieuse Majesté la reine, comme pour sauvegarder leur caractère officiel.

Et les bons marchands protestants de Galway les excitaient à bien faire, et leur conseillaient de briser nombre de têtes papistes à l’occasion, afin d’être agréables au vrai Dieu et de gagner sûrement le ciel.

Les dragons ne disaient point non. Ils étaient bons princes, et s’échappaient même parfois jusqu’à formuler une malédiction militaire contre la canaille catholique du comté.

Le punch coulait à flots abondants. L’éloquence orangiste ne tarissait guère. Le bruit montait. Les joues prenaient de gais reflets de pourpre. Les yeux s’allumaient.

— Lord Montrath et Sullivan ! criait-on.

— Hourra pour Sullivan !

— Malédiction sur Derry, le misérable !

— Sullivan pour toujours !

— À bas le bill de Maynooth !

— À bas le bill des colléges !

Et mille autres choses.

Il régnait déjà dans le parloir une atmosphère d’orgie.

Mistress Fenella Daws, sortant enfin de sa rêverie, daigna donner son attention aux choses qui l’entouraient.

Elle crut convenable de manifester aussitôt une extrême frayeur.

— Monsieur, s’écria-t-elle, retirons-nous ! Veuillez, je vous conjure, nous frayer un passage !

Josuah Daws épiait en ce moment Gibbie, qui avait le visage tourné vers la fenêtre. Il sembla n’avoir point entendu la demande de sa femme ; son regard était fixé avidement devant lui.

Une vague inquiétude se peignit dans les yeux de Francès, car la foule s’épaississait à chaque instant, et, pour gagner la porte, il fallait traverser le parloir tout entier. Quant à Fenella Daws, elle joignait les mains avec détresse et dardait au ciel ses yeux blancs comme si c’eût été fait de sa vie.

Malgré le tumulte croissant, nous devons dire cependant que rien n’annonçait parmi cette assemblée à moitié ivre le danger d’une insulte pour les deux dames : on ne les regardait point. C’était une débauche sérieuse, où la passion se cachait sous un vêtement burlesque de grave pruderie ; c’était un bacchanale dévote, où l’on citait la Bible à tout propos et où chaque bourgeois parlait de sang, honnêtement entre deux bribes d’un sermon mystico-amphigourique…

Josuah Daws cependant regardait toujours fixement devant lui.

Il se trouvait placé vis-à-vis de la fenêtre, et son œil tombait d’aplomb sur la noire façade de la maison voisine, que le soleil laissait dans l’ombre.

Cette maison, à demi ruinée, gardait son caractère de silencieux abandon.

Josuah Daws venait de découvrir ce qui attirait si obstinément l’attention de Gib Roe, de l’autre côté de la rue.

Longtemps il n’avait aperçu qu’un mur noir, percé de fenêtres dépouillées, mais enfin, en suivant patiemment la direction du regard de Gib, il avait distingué tout en haut de la fenêtre principale, et à la pointe de son ogive dégarnie de carreaux, une figure brune, inerte, immobile, qui semblait faire partie des vieilles sculptures de la façade poudreuse.

Cette figure s’encadrait entre les nervures de pierre, destinées autrefois à soutenir les vitraux de la fenêtre. Soit que la réalité fût ainsi, soit qu’un bizarre jeu de lumière prêtât à l’illusion, elle apparaissait plus grande que le visage d’un homme.

Son regard fixe traversait la rue et tombait, lourd sur la croisée de l’hôtellerie du Roi Malcolm.

C’était cette grande figure immobile qui causait la distraction de Josuah Daws.

Il ne s’était point rendu compte d’abord de sa présence au haut de la fenêtre. Le soleil, qui passait entre l’une des ailes de la maison ruinée et le corps de logis, frappait vivement les yeux du sous-intendant de police et mettait du noir sur la muraille opposée. Mais à force de regarder, Joshua Daws distingua, derrière la dentelle de pierre qui fermait encore l’ogive, des bras de proportion gigantesque, puis un torse énorme, tout un corps enfin qui dépassait de beaucoup la taille ordinaire de l’homme.

Joshua n’était pas un ami du merveilleux ; néanmoins cette vision avait quelque chose de si extraordinaire et en même temps de si vague, qu’il se tourna, ébahi, vers Gib Roe, s’attendant à recevoir l’explication de quelque étrange mystère.

— Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

Roe le regarda d’un air innocent.

— Quoi, Votre Honneur ?

— Cette tête ?…

Gib ouvrit de grands yeux étonnés.…

— Je ne vois point de tête, répondit-il.

— Monsieur, répéta en ce moment Fenella Daws avec un geste dramatique, vous répondrez de ce qui peut arriver à deux faibles femmes…

— Longue vie à James Sullivan ! criait la foule.

— Longue vie à sa Seigneurie lord George Montrath, son patron respectable !…

— Monsieur !… oh ! monsieur, murmurait la triste Fenella.

Francès, qui s’était levée, regardait curieusement la cohue agitée. Ses beaux yeux bleus ne donnaient aucun signe de frayeur.

Et la foule hurlait.

— L’Union pour toujours !

— L’Union et la suprématie protestante !

— À la santé du lieutenant Peters.

— Et du digne enseigne Dickson !

— Et de l’honorable cornette Brown !…

— Au diable O’Connell et ses aboyeurs !

C’était un concert assourdissant de clameurs et de speechs, allongés par l’ivresse.

Au plus fort du tumulte, la porte d’entrée du parloir s’ouvrit brusquement, et un homme vêtu, lui aussi, du costume de dragon, parut sur le seuil.

C’était un officier supérieur en grande tenue, avec le casque et la ceinture brodée d’or, dont les glands tombaient presque jusqu’à terre.

Il portait le bras droit en écharpe, ses épaulettes indiquaient le grade de major.

À son aspect, les officiers inférieurs engagés dans l’orgie cessèrent subitement de mêler leurs voix à celles de leurs compagnons.

Comme ils étaient les personnages principaux de cette débauche de famille, les autres convives imitèrent machinalement leur exemple, et il se fit dans la salle un silence complet.

Mistress Fenella Daws avait mis un terme à ses gémissements. Elle regardait le major avec un intérêt non équivoque, et sa bouche mince essayait en vain d’arriver à un joli sourire.

Il n’y avait dans les yeux de Francès que la curiosité de son âge.

— Och ! grommela Gib Roe ; voilà un beau Saxon, ma sainte foi !

Joshua Daws s’arracha à la contemplation de cet être fantastique qui l’occupait depuis plusieurs minutes, se tourna vers l’entrée, et adressa au major, qui ne le voyait point, un salut respectueux.

Les officiers qui se trouvaient en ce moment dans la salle étaient de différents grades. Il y avait un lieutenant, un cornette et un enseigne.

— M. Peters leur dit le major d’un ton de commandement froid, M. Brown et M. Dickson, je vous prie de sortir.

Les trois jeunes gens, malgré leur état d’ivresse, firent un mouvement pour obéir.

Mais les habitués de l’auberge du Roi Malcolm, qui les pressaient de toutes parts, ne pouvaient avoir à un si haut degré le sentiment de la discipline militaire. Au lieu de livrer passage, ils serrèrent leurs rangs, et l’impression de respect qu’avait produite l’arrivée du major alla s’affaiblissant à vue d’œil.

— Que veut cet homme ? se demandait-on.

— Avons-nous quelque maladie contagieuse qui donne peur aux soldats de la reine ?…

— Ne peut-on boire avec nous un verre de punch et causer des affaires du temps sans se déshonorer ?…

— Restez mes chéris, restez, et laissez dire votre diable de major.

Les trois officiers subalternes baissaient la tête et se taisaient.

— M. Dickson, répéta le major, M. Brown et M. Peters, sortez !

Un murmure confus s’éleva dans le parloir. Tous les yeux se tournèrent irrités vers cet homme dont l’impérieuse froideur n’avait point égard aux observations des notables bourgeois de Galway.

Fenella joignit ses mains et dut se préparer dès lors à s’évanouir si l’occasion s’en présentait.

— Oh ! Lord !… murmura-t-elle ; rien n’est joli comme un bras en écharpe !…

Joshua Daws hochait la tête et gardait son air d’importance sévère. Gib Roe ouvrait de grands yeux, comptait les broderies d’or du nouvel arrivant et enfilait tout le chapelet des exclamations irlandaises.

Le major cependant demeurait immobile à quelques pieds du seuil.

C’était un homme de trente ans à peu près, de taille moyenne, et dont les proportions parfaites laissaient deviner une remarquable force musculaire. Il n’avait pourtant rien d’athlétique en sa personne, et ses membres, dont son uniforme collant dessinait les formes pures, gardaient, en leurs contours fins et presque délicats, un caractère d’élégance aristocratique.

La jambe s’enfonçait jusqu’au genou dans les plis vernis d’une botte molle à éperons ; le reste était serré par une culotte collante de casimir blanc dont le devant disparaissait presque sous deux gerbes de broderies symétriques. Sur son frac rouge se nouait une ceinture de soie blanche à franges d’or, entre les plis de laquelle on apercevait les crosses sculptées de deux magnifiques pistolets.

Le rouge de son uniforme faisait ressortir énergiquement la pâleur mate de son visage.

Il avait de beaux traits régulièrement dessinés, un front noble et une coupe de figure hautaine.

Mais sur tout cela il y avait comme un voile de morne froideur.

À l’ordre répété deux fois par la bouche de leur supérieur, les trois officiers subalternes, dominés par leur habitude d’obéissance, demandèrent passage, et firent de leur mieux pour gagner la porte.

Mais toutes ces têtes irlandaises, pour qui l’austérité puritaine n’est jamais qu’un masque d’emprunt, étaient échauffées par le toddy outre mesure.

Les protestants ont d’ailleurs en Irlande une si haute idée de leur importance, et croient si sincèrement que les soldats anglais sont créés uniquement pour courir sus aux papistes, que les honnêtes freemen de Galway ne pouvaient supporter patiemment cet outrage manifeste. Un homme qui était leur allié naturel témoignait contre eux cette défiance offensante : c’était intolérable !

Et ce n’était point la première fois que le major Percy Mortimer ordonnait à ses officiers de se tenir en dehors du club orangiste. Il y avait récidive. Évidemment le major n’aimait pas le club ; d’où l’on pouvait conclure rigoureusement qu’il était un modéré, pour le moins ; peut-être un neutre, peut-être un nécessitaire, c’est-à-dire un de ces misérables qui ont l’infamie de se dire protestants, tout en admettant la nécessité d’une satisfaction plus ou moins complète à donner aux mécréants catholiques !

Tel était, nous ne pouvons point le cacher, l’épouvantable soupçon qui pesait sur le major Percy Mortimer.

Et il y avait bien longtemps que les freemen de Galway s’étaient dit pour la première fois que le gouvernement de la reine tombait en démence notoire, et qu’un tel choix, obstinément soutenu, était une preuve trop manifeste de l’incapacité de Robert Peel !…

On l’avait renvoyé à Londres une fois déjà, quand le brave colonel Brazer, un fidèle, celui-là, tout prêt à sabrer pour la bonne cause ! avait demandé lui-même son changement.

Mais Brazer était trop bon Anglais pour être bien en cour auprès de Robert Peel ; on ne l’écoutait guère.

Heureusement il était toujours le chef direct du major Percy, et il devait venir de Clare, à l’occasion des élections.

Ce jour-là, grâce à cet espoir et le punch aidant, les membres du club orangiste trouvèrent le courage de produire hautement leur opinion.

L’un d’eux prononça le mot de trahison, et tout aussitôt un chœur formidable de voix avinées répéta :

— Trahison ! trahison !

On poussa trois hourras pour M. Dickson, trois hourras pour M. Brown, autant pour M. Peters, le double pour le brave colonel Brazer, et on prodigua, sans compter, les malédictions au major Percy Mortimer.

Le visage de celui-ci demeurait froid et impassible vis-à-vis de cette bruyante tempête ; son regard, qui tombait indifférent sur la foule courroucée des bourgeois, n’exprimait ni frayeur, ni colère, ni mépris.

Il semblait qu’il fût parfaitement étranger à ce qui se passait autour de lui.

Sa figure ressortait pâle entre les reflets métalliques de son casque et le rouge vif de son uniforme. On eût dit que la fantaisie d’un artiste avait revêtu quelque belle statue de marbre du brillant uniforme des dragons de la reine.

Pour la troisième fois, et sans élever la voix davantage, il ordonna aux trois officiers de sortir.

Et comme ceux-ci ne pouvaient vaincre la résistance des bourgeois ameutés, le major Percy Mortimer tira de sa ceinture brodée d’or un de ses riches pistolets qu’il arma et dont il examina soigneusement l’amorce.

Francès pâlit.

Sa tante se mit un flacon sous le nez et poussa deux ou trois gémissements.

— Soutenez-moi, Fanny, murmura-t-elle ; nous allons assister à un drame affreux !…

— Faites place, messieurs, prononça lentement le major en élevant le pistolet qu’il tenait de la main gauche.

Il y eut un mouvement de recul dans la foule qui frémissait de colère, comme un seul bourgeois hargneux et couard.

Cela dura quelques secondes à peine ; mais les trois officiers, que la gravité de leur position avait remis en leur assiette, saisirent ce moment et se frayèrent de force un passage vers la porte.

Ils sortirent sans prononcer une parole, domptés qu’ils étaient sous la rigueur de la discipline britannique.

Le major resta le dernier ; il avait remis son pistolet dans sa ceinture, et allait passer la porte à son tour, lorsqu’un cri furieux s’éleva derrière lui dans la salle.

L’ivresse était à son comble ; il y avait réaction aveugle contre ce sentiment de peur qui naguère comprimait l’assemblée.

En définitive, les bourgeois de Galway étaient là quarante contre un seul homme qui avait un bras blessé. Ils pouvaient se montrer braves.

Huit ou dix d’entre eux, vociférant et blasphémant, s’élancèrent entre le major et la porte.

L’œil de Francès jeta un éclair. Tout ce qu’il y avait en elle d’instincts jeunes et généreux se révolta énergiquement contre cette lâche attaque. Sans réfléchir, elle fit un mouvement pour s’élancer au secours de Percy Mortimer. Mais la malheureuse Fenella la retint et lui dit d’une voix éteinte :

— Oh ! Fanny !… oh !… mon pauvre cœur se déchire… oh !… hélas !… ah !…

Et ses yeux blancs tournaient lamentablement.

Francès fut obligée de la soutenir entre ses bras.

Le grave Joshua Daws avala d’un trait le reste du toddy, et se leva pour mieux voir.

Gib Roe l’imita. En se levant, il jeta un furtif regard vers la maison ruinée, où la grande figure brune apparaissait toujours.

Il régnait dans la salle un tumulte extraordinaire. Quarante voix, alignant les mots avec l’incroyable prestesse de la volubilité irlandaise, criaient, se croisaient et maudissaient.

Un cercle qui allait se rétrécissant toujours se formait autour de Percy Mortimer.

Et chacun excitait son voisin à commencer l’attaque ; on se poussait. Une seconde encore, et le major allait évidemment être écrasé par cette cohue ivre et follement exaspérée.

Il était seul au centre du cercle, debout, les bras croisés sur sa poitrine. Il n’avait point jugé à propos de reprendre son pistolet, qui restait désarmé à sa ceinture.

Pas un muscle ne tressaillait sur cette physionomie pâle et pure, dont les belles lignes avaient l’immobilité de la pierre.

Sa tête était haute, son œil calme et froid se reposait avec indifférence sur les assaillants qui hurlaient devant lui.

La colère de ceux-ci arrivait au délire. Ils vociféraient d’absurdes injures, et leur vocabulaire d’outrages s’épuisant rapidement, ils arrivaient à traiter le major anglais de suppôt d’O’Connell et de papiste. En même temps ils s’approchaient toujours.

Les plus furieux mettaient déjà la main sur le major, qui gardait son immobilité de statue, lorsqu’un bruit aigu se fit entendre du côté de la fenêtre.

Un des carreaux de la croisée tomba brisé en mille pièces, et un objet lancé du dehors, passant par-dessus la tête des assaillants, vint rebondir contre la poitrine de Percy Mortimer, pour rouler ensuite sur le plancher.

L’un des assaillants se baissa pour le ramasser ; mais à peine l’eut-il touché qu’il le laissa retomber comme si c’eût été un charbon ardent.

Il poussa un cri de terreur.

Puis un silence profond se fit ; et, comme si une puissance magique eût étendu tout à coup sa protection sur le major, le cercle s’élargit autour de lui.

L’objet lancé par la fenêtre demeurait à terre ; c’était un caillou de la grosseur du poing, auquel une bande de papier était attachée.

Sur cette bande, on voyait empreint le terrible sceau des Molly-Maguires, un cercueil.

Les bourgeois de Galway se tenaient immobiles et respirant à peine, car le nom de l’homme que la vengeance des payeurs de minuit condamnait à mort était en dessous et ne se voyait point.

Ce fut le major qui se baissa pour ramasser ce menaçant message.

Il retourna le papier et lut à haute voix :

— Au major Percy Mortimer !

C’était le moment de s’évanouir. Mistress Fenella Daws sut en profiter. Elle poussa un cri déchirant, et se laissa tomber pâmée sur sa banquette.

Gib Roe fit effort pour garder son air innocent, et grommela une exclamation de surprise.

Joshua Daws s’était tourné vivement vers la fenêtre et avait jeté son regard sur la noire façade de la maison voisine ; mais à la place où apparaissait naguère cette grande figure brune dont l’œil inerte se fixait sur le parloir, l’ogive, dépourvue de ses vitraux, ne présentait plus maintenant qu’un trou sombre…

Le major jeta le caillou et froissa le papier entre les doigts de sa main qui restait libre.

Nul ne se fût douté assurément que le nom écrit sur ce papier funèbre était le sien. Son visage ne trahissait pas la plus légère émotion. Seulement il regarda d’un œil indifférent et stoïque l’écharpe qui soutenait son bras droit blessé.

— Ce sera la septième fois, dit-il.

Les bourgeois de Galway s’écartèrent en silence, et le major Percy Mortimer sortit sans que personne songeât désormais à lui disputer le passage.

  1. Des quatre provinces qui composent l’Irlande, trois, le Leinster, le Munster et le Connaught, sont presque exclusivement catholiques. La quatrième, l’Ulster, est composée d’un nombre à peu près égal de protestants et de catholiques.