La Réforme de la syntaxe

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La Réforme de la syntaxe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 135-152).

LA
RÉFORME DE LA SYNTAXE

Un arrêté ministériel, — rendu le 13 juillet 1900 sur la proposition du Conseil supérieur de l’Instruction publique, — a décidé que l’on ne dirait plus désormais en français : les folles amours, mais les fous amours d’Antoine et de Cléopâtre ; que l’on pourrait choisir, d’après la circonstance, entre : le Dieu des bonnes gens et le Dieu des gens bonnes ; et qu’on écrirait indifféremment, voire avec ou sans trait d’union, des te Deum, ou des tedeums ; et pourquoi pas des tédéons ? C’est le commencement de la « réforme » de l’orthographe ou de la syntaxe ; — et on peut dire que, pour commencer, voilà certainement : de la belle ouvrage.

Il est vrai que le Conseil supérieur de l’Instruction publique, en proposant ces nouveautés, s’est défendu de toute intention révolutionnaire. Il n’a pas, nous dit-il, voulu « légiférer en matière de langage ; » il s’est abstenu avec le plus grand soin « d’édicter aucune règle nouvelle ; » il n’a prétendu « obliger personne à se conformer à ses propositions, ni même, ajoute-t-il, à en prendre connaissance, » ce qui est sans doute le comble de la modestie, si ce ne l’est pas de la franchise. Mais le ministre, plus courageux, n’a pas hésité, lui, en revêtant de sa signature les propositions métaphysiques du Conseil, à spécifier très expressément qu’à dater de son arrêté, — je serais tenté de dire son ukase, — les règles abolies de par la tolérance dudit Conseil ne seraient plus enseignées dans nos écoles primaires ni même secondaires. Et, en effet, quel besoin d’apprendre des règles qui auront cessé d’exister ? Si le participe passé s’accorde encore avec son complément, ce ne sera donc plus, à dater du 1er août 1900, que dans les établissemens d’enseignement supérieur. Le ministre et son Conseil ont bien voulu faire cette concession à quelques professeurs, trop vieux pour changer d’orthographe à leur âge ! Mais les pédans ne contraindront plus la liberté naturelle du citoyen sous la tyrannie de la règle du pluriel en aux ou de la concordance des temps ; et l’imparfait du subjonctif a vécu… Je voudrais, avant d’en prononcer l’oraison funèbre et de le défendre, — ou, peut-être, de l’abandonner à mon tour, — rechercher du moins à quels dieux on l’a sacrifié, et les raisons qu’on a eues, ou eu, puisque l’un et l’autre se diront désormais, d’opérer, en fin d’année scolaire, cette espèce de coup d’État.

I

De ces raisons, j’en écarte une d’abord, et c’est celle qui consiste, comme le dit le Conseil supérieur de l’Instruction publique, à se proposer de rendre, par ce sacrifice, « l’étude du français moins difficile aux étrangers. » Je me suis laissé conter, à ce propos, qu’il y a de cela quelques années, comme il était question d’élever dans Paris un monument à Shakspeare, Meilhac, sollicité d’y contribuer de son obole, répondit par le billet suivant, à l’adresse de notre cher confrère Ludovic Halévy : « Mon cher ami, rappelle-moi donc le nom de cette belle place de Londres où s’élève la statue de Molière… » Je dirais volontiers, après Meilhac, et d’après Meilhac : « Et qu’est-ce que les Anglais, ou les Allemands, ou les Italiens ont donc fait, ou font donc, pour rendre l’étude de leur langue plus facile aux étrangers, en général, et aux Français en particulier ? » Encore faut-il, en ces matières, un peu de réciprocité ! Quand les Anglais, pour nous rendre l’étude de leur langue moins difficile, auront pris la résolution de conformer leur orthographe à leur prononciation, ou, ce qui nous serait bien plus commode encore, leur prononciation à leur orthographe, — nous verrons à « réformer » notre syntaxe en leur faveur.

Mais, en attendant, puisque je parle d’eux, leur exemple nous prouve qu’entre les « difficultés » d’une langue et les progrès de sa diffusion parmi les étrangers, ou il n’y a pas de rapports, ou ces rapports ne sont pas ceux que pense le Conseil supérieur de l’Instruction publique. L’apprendrai-je à quelqu’un qu’entre toutes les langues actuellement parlées à la surface du globe, il n’y en a pas de plus universellement répandue que l’anglais, quoique d’ailleurs il n’y en ait pas où la figure des mots diffère plus de la manière dont ils sonnent, et que même l’on soit moins assuré de pouvoir parler parce qu’on la lit ? Tenons donc pour certain qu’en altérant systématiquement la physionomie de notre orthographe ou de notre syntaxe française, nous n’en aurons pas rendu pour cela l’étude « moins difficile aux étrangers. » Si nous voulons que les étrangers apprennent notre langue, — et moi-même, qui écris ces lignes, je crois le désirer autant que personne, et voilà tantôt soixante-quinze ans qu’on y travaille dans cette Revue, — donnons-leur, créons-leur des raisons de l’apprendre. La manière en est connue, si d’ailleurs elle n’est pas à la portée de tout le monde, et nos grands écrivains nous l’ont enseignée, depuis Montaigne jusqu’à Renan. Mais ne nous imaginons pas que la suppression de la règle des participes y soit de quelque chose ! Une certaine difficulté d’apprendre le français en ferait même plutôt le caractère aristocratique. Et, en fin de compte, à tant d’étrangers, qui de cette langue n’apprécient guère que ce qu’il en faut pour commander leur dîner dans nos restaurans à la mode ou pour négocier une affaire de cœur dans le promenoir des Folies-Bergère, ne procurons pas nous-mêmes, avec des sourires et des façons d’entremetteur, les moyens de l’écorcher.

Une autre raison, d’un tout autre genre, mais non pas pour cela meilleure, est celle que l’on tire des complications de notre syntaxe, et des inconvéniens qui en résulteraient dans nos concours et dans nos examens. L’auteur du : Rapport présenté au nom de la Commission chargée de préparer la simplification de la syntaxe française enseignée dans les Écoles primaires et secondaires, y a fortement insisté. « Quand on lit les grammaires françaises élémentaires, dit-il, et surtout les exercices qui y sont joints, on est étonné du nombre considérable de complications ou de subtilités qu’on y trouve. » De la part d’un professeur, c’est en vérité son étonnement qui nous étonne. Il en est à cet égard d’une langue comme d’une science ; et on pourrait avec autant de sens ou de philosophie reprocher à la chimie la subtilité de toutes les distinctions qu’elle maintient entre ses alcools. Et aussi bien, je vous le demande, quelle si grande différence y a-t-il donc entre C2H5OH et C3H5OH ? Mais, où l’étonnement redouble, c’est quand le rapporteur de la Commission chargée de préparer, etc., s’avise là-dessus de citer des exemples à l’appui de son dire. Les grammairiens, nous dit-il, enseignent qu’il faut écrire groseille au singulier, dans l’expression du sirop de groseille, parce que, réduites en sirop, les groseilles ont perdu leur forme, mais il faut écrire groseilles au pluriel, dans l’expression des confitures de groseilles de Bar, parce que dans ces confitures les groseilles restent entières. « N’est-il pas regrettable, continue l’éloquent rapporteur, que des commissions d’examen, qui doivent être composées de personnes intelligentes, s’arrêtent à discuter de semblables puérilités ? » Mais plût à Dieu, répondrons-nous, qu’elles n’en eussent jamais à discuter que de semblables ! et, véritablement, que trouve-t-on de si puéril dans une distinction de ce genre ?

Car enfin, il faudrait s’entendre ! et convenir entre nous du prix que nous attachons aux choses. Tout est « puéril, » en matière d’orthographe ou même de syntaxe, si l’on examine la question sub specie æternitatis, du point de vue de Sirius ou d’Aldébaran ; et, sans doute, on n’a besoin ni de savoir en quels cas précis groseille prend ou ne prend point d’s, ni même d’écrire correctement en sa langue, pour être ici bas Ampère ou Cauchy. Ce qui paraît seulement un peu singulier, c’est de parler de grammaire sans essayer soi-même d’entrer dans les raisons des grammairiens. Pour un grammairien, pour un critique, pour un historien de la langue et de la littérature, et, — l’oserai-je dire ? — pour un professeur, il ne saurait y avoir de puéril, en matière d’orthographe et de syntaxe, que ce qui est manifestement l’œuvre du caprice ou de l’arbitraire ; et, précisément, tel n’est point le cas de l’exemple cité. On dit : une forêt de chênes, avec le signe du pluriel, et on dit, au singulier, un parquet, une table, un buffet de chêne ; on dit un bouquet de hêtres, avec un s, et on dit : des sabots de hêtre, sans s ; on dit une allée de tilleuls, et on dit : une infusion de tilleul ; on dit encore : du pain d’orge, et on dit : voilà de belles orges ; et généralement on met le singulier quand l’objet a subi une modification qui le dénature, mais on met le pluriel quand cette modification, si profonde soit-elle, ne l’a pas affecté dans sa forme ou dans son apparence normale. Qu’y a-t-il là de si « puéril, » ou de si « subtil, » ou de si « compliqué ? » La nuance n’est-elle pas de celles qui méritent d’être notées ? L’élève qui l’aura saisie n’aura-t-il fait aucun progrès dans l’art d’analyser ses idées ? dans la connaissance même des choses ? Et nous, allons-nous défaire la langue pour la mieux enseigner ? Ou suffira-t-il désormais qu’une complication nous ait, au temps de notre enfance, embarrassés, ou embarrassé, pour que nous nous en vengions, dans notre âge mûr, en la faisant disparaître ? Et si les candidats aux fonctions de facteur rural ou d’agent voyer s’en trouvent gênés à leur tour, que veut-on que nous y fassions ? Ils en seront quittes pour vendre de la futaine ou du chocolat.

Eh oui ! je le sais bien, il est fâcheux qu’une destinée humaine, — je prends, pour un instant, les choses au tragique, — dépende quelquefois d’une faute ou d’une inadvertance d’orthographe ; il est fâcheux qu’un jeune homme ou une jeune fille se voient écartés de la carrière de leur choix pour avoir oublié qu’on n’écrivait pas des chef-d’œuvres, mais des chefs-d’œuvre, des chou-fleurs, mais des choux-fleurs, et qu’au pluriel choux et genoux prenaient un x au lieu d’un s ; et il est encore plus fâcheux qu’entre plusieurs candidats qui se disputent une même place, on n’ait pas trouvé jusqu’ici d’autre ni de meilleur moyen de faire un choix que le concours. Mais, en ce cas, — je veux dire si les « puérilités » de l’orthographe ou de la syntaxe ont si peu d’importance, — nous n’avons donc qu’à supprimer dans les concours l’épreuve de la « dictée » d’orthographe ou de l’ « exercice » de grammaire ! Si peut-être les juges de ces concours ne sont pas tous ni toujours les « personnes intelligentes » qu’on suppose au Conseil supérieur de l’Instruction publique, nous n’avons qu’à les changer. Ou encore, et si décidément on pense qu’il soit moins utile à un jeune Français de connaître sa langue maternelle que de savoir par quel degré de latitude se trouvent Lisbonne ou Tromsoë, contentons-nous alors de le faire composer « en géographie ! » Car, je me borne à en faire ici brièvement la remarque : on ne voit guère de moyen, dans une démocratie comme la nôtre, de renoncer au système des concours. Nous en connaissons tous les funestes inconvéniens, et même, il y a lieu de craindre que, comme en Chine, notre mandarinat ne finisse par en mourir. Seulement, on ne voit pas, je le répète, ou, du moins, je ne vois pas de moyen d’y porter remède. Il y a des maladies dont il faut que l’on meure, et la défiance démocratique en est une ! Si l’on supprimait les concours, on ne la guérirait point, on ne la soulagerait pas : on l’exaspérerait ! Mais, pour diminuer dans les concours la part de la fortune, bouleverser l’orthographe et la syntaxe de la langue ; faire ainsi des examens de carrière, et notamment des plus humbles de tous, de ceux qui ne donnent accès qu’aux plus modestes emplois de l’administration ou de la bureaucratie, les régulateurs de la « parlure française ; » subordonner la mentalité d’un grand peuple aux exigences de l’école primaire, s’il serait assurément difficile de rien imaginer de plus barbare, c’est ce que le Conseil supérieur de l’Instruction publique, mal inspiré, et le ministre, mal conseillé, sont en train de faire, ont commencé de faire ; — et c’est ce que nous ne pouvons trop ni même assez déplorer.

Ce qu’il y a d’ailleurs de plus surprenant, c’est qu’ils semblent avoir eux-mêmes reculé devant leur besogne : « La Commission a jugé qu’elle ne devait rien autoriser qui put porter atteinte à la bonne tradition de la langue… La Commission s’est contentée d’indiquer jusqu’où peut et doit aller dans les examens la tolérance en matière de syntaxe française… Convaincue de n’avoir rien admis qui puisse porter atteinte à la langue française, la Commission… » Ainsi s’exprime le Rapport, et ce sont là de ces choses que l’on se hâte de se dire à soi-même, quand on craint que les autres en conviennent moins aisément. Non pas, peut-être, qu’en réalité, je le veux bien, si l’on examine les « tolérances » proposées par la Commission, adoptées par le Conseil, et consacrées par le ministre, il n’y en ait d’insignifiantes, et, par exemple, je ne vois pas grand mal à ce que l’on écrive des choufleurs ou des tedeums ; je n’y vois qu’un peu de ridicule ; mais d’autres propositions sont plus inquiétantes, et ce sont celles qui ont pour objet de réagir contre le travail d’analyse qu’écrivains, grammairiens et critiques ont opéré depuis trois ou quatre cents ans sur les élémens de la langue.

J’en ai déjà donné plus haut un exemple caractéristique : en voici un second : « On permettra, disait le Rapport, d’écrire indifféremment : Elle a l’air doux ou douce, spirituel ou spirituelle. On n’exigera pas la connaissance d’une différence de sens subtile suivant l’accord de l’adjectif avec le mot air, ou avec le mot désignant la personne dont on indique l’air. » Il ne s’agit pas de savoir si la différence est « subtile, » mais uniquement si elle est fondée ; et qui niera qu’elle le soit, si nous n’avons sans doute pas toujours la réalité de notre air ? Considérant donc à ce sujet que le génie de la langue admettait indifféremment l’une et l’autre expression : Elle a l’air doux, et : Elle a l’air douce, les grammairiens ont essayé, pour prévenir toute confusion, d’établir entre elles une légère différence de sens, et dans l’espèce ils y ont réussi. Quel avantage voit-on à détruire aujourd’hui leur ouvrage ? pourquoi ? dans l’intérêt de qui ? et comme si, de toutes les qualités d’une langue, et d’une langue dont on se plaît à louer singulièrement la clarté, la première n’était pas d’avoir pour chaque nuance de l’idée ou du sentiment une expression qui la traduise ; qui ne traduise qu’elle ; et qui cesse de la traduire, dès qu’on y change, ne fût-ce qu’une syllabe et, voire, comme dans le cas présent, qu’une lettre ?

II

Ces observations paraîtront-elles peut-être elles-mêmes un peu compliquées et subtiles ? À ce que j’ai déjà dit de cet argument je pourrais ajouter que des observations de ce genre forment toute une part de ce que M. Michel Bréal a nommé du nom de Sémantique : c’est la science des significations successives, diverses, et parfois contradictoires qu’une même locution, une même « tournure, » un même mot ont revêtues, ou revêtu, au cours de l’histoire d’une langue. Mais il y a autre chose à dire. Pour compliquées ou subtiles qu’on les trouve, ces observations nous conduisent à des observations plus importantes. Elles y conduisent comme nécessairement. Et tout d’abord elles peuvent servir à dissiper l’équivoque dont il semble que se payent jusqu’ici les adversaires ou les partisans de la simplification de la syntaxe et de la réforme de l’orthographe. Ne raisonnent-ils pas, en effet, ou n’ont-ils pas l’air de raisonner, les uns et les autres, comme si, depuis trois ou quatre cents ans, ni l’orthographe ni la syntaxe française n’avaient varié d’un usage ou d’une règle ? Au nom de l’étymologie, de la phonétique, et de la logique, — de leur logique à eux, — ne dirait-on pas que les « réformateurs » ont entrepris d’abolir une superstition plusieurs fois séculaire, promulguée sans droit par « les pédans du xvie siècle, » consacrée par les beaux esprits du xviie, aveuglément suivie par les grammairiens du xviiie, universellement respectée par les écrivains du nôtre ? et, de leur côté, leurs adversaires ne sont-ils pas dupes de je ne sais quelle croyance et quelle confiance en une fixité lexicographique et grammaticale, dont on pourrait dire qu’elle n’appartient même pas aux langues mortes ?

Or, en fait, et pour ne pas remonter plus haut, les sept éditions du Dictionnaire de l’Académie, qui se sont succédé de 1694 à 1878, sont là pour prouver combien, en moins de deux cents ans, l’orthographe et la syntaxe française ont varié. Elles n’avaient pas moins varié dans une période antérieure ; et, qui voudra s’en convaincre n’aura qu’à comparer entre eux, d’après leur date, les manuscrits des Sermons de Bossuet, ou encore les différentes éditions que le grand Corneille a lui-même données de ses œuvres. Ceci pour l’orthographe. Mais un bien éloquent témoin des variations de la syntaxe est le Commentaire sur Corneille, de Voltaire : Voltaire, aux environs de 1760, ne comprend plus Corneille ! et certes, s’il n’était Voltaire, ses observations, qui sont un monument de l’esprit de chicane et d’envie, passeraient pour en être un de la timidité du goût et de l’étroitesse de l’intelligence. Et de nos jours mêmes, quand Hugo s’est vanté d’avoir mis « un bonnet rouge au vieux dictionnaire, » croyez-vous, par hasard, que la langue du romantisme ne diffère de celle de l’Encyclopédie que par la richesse ou la diversité de son vocabulaire ? Lisez là-dessus la Préface de Cromwell ! À deux cent soixante-quinze ans de distance, ce que le poète y affirme, c’est, comme Ronsard et du Bellay, dans leur Défense et Illustration de la Langue française, son droit souverain sur la langue. La question n’est donc pas de savoir si quelqu’un a le droit de réformer l’orthographe ou de modifier la syntaxe. Ce droit est reconnu. Si d’ailleurs personne ne l’avait, l’histoire est là pour nous prouver qu’alors orthographe et syntaxe se modifieraient ou se réformeraient toutes seules. Une langue ne vit qu’à cette condition : on ne la fixe point pour toujours à un moment de son évolution. Mais le vrai problème est de savoir dans quelle mesure il nous appartient de précipiter ou de retarder cette évolution ; quelles sont les raisons qu’on allègue d’en tenter l’entreprise ; et, supposé qu’on la tente, en quel sens il convient d’essayer de la diriger, vers quel but, et au nom de quels principes.

Il y a de cela trente ou quarante ans, on se tirait d’affaire au moyen d’une métaphore. En ce temps-là, les langues étaient des organismes, et, de même que les espèces dans la nature, on estimait qu’elles variaient, en dépit de l’homme, nécessairement et mystérieusement, sous l’influence de la concurrence vitale et de la sélection naturelle. On a reconnu, depuis lors, que la comparaison n’expliquait rien du tout, si même elle n’embrouillait plutôt quelques notions très simples ; et on est d’accord aujourd’hui pour admettre qu’en matière d’orthographe, de syntaxe, et même de style, ces grands mots de concurrence vitale, ou de sélection naturelle n’ont jamais rien enveloppé que d’imaginaire ou d’hypothétique. Il se peut que des lois naturelles, — des lois physiques et physiologiques, résultant de la conformation de nos organes ou de la qualité des airs, des eaux, et des lieux, — régissent les déformations de la phonétique ; mais ce sont des besoins humains qui font varier le vocabulaire ou l’arrangement des mots d’une langue. C’est sur la nature de ces besoins que les opinions se divisent ; et les « simplificateurs de la syntaxe, » ce sont présentement tous ceux qui, dans une langue donnée, la française ou l’anglaise, ne voient qu’un instrument de communication entre les hommes, une algèbre conventionnelle, un « chiffre » national ; et leurs adversaires, ou pour mieux dire, ceux qui leur résistent, ce sont tous ceux qui, dans une langue illustrée par une longue littérature, voient avant tout une œuvre d’art.

En effet, — quand on ne voit dans une langue donnée qu’un moyen de communication ou d’échange des idées, — on ne se soucie point de l’histoire de cette langue ; on la prend telle qu’elle est à un moment quelconque de son évolution ; et on ne s’inquiète que d’en faciliter la connaissance pratique à tous ceux qui la parlent. On opère donc, on collabore avec la nature, dans le sens de « la loi du moindre effort ; » on simplifie le chiffre national ; et, orthographe ou syntaxe, c’est alors qu’on en met, si je puis ainsi dire, l’acquisition au rabais. Dans le minimum de temps possible, et avec le moins de peine, tout le problème est de faciliter à un Chinois ou à un Esquimau le moyen de se commander un smoking ou de se faire faire un shampooing, puisqu’enfin c’est ce qui s’appelle répandre à l’étranger la connaissance du français. Mais, quand on considère une langue comme une « œuvre d’art », le point de vue change, et ce qu’on aime d’elle et en elle, ce que l’on n’en voudrait point perdre, mais conserver pieusement, c’est avant tout et par-dessus tout ce que son long et glorieux passé a fait d’elle. Si l’on essaie d’en faciliter alors quelque chose aux étrangers, c’est la lecture de ses grands écrivains ; c’est la connaissance de ses principaux monumens. On ne veut point que Corneille et Racine, que Pascal et Bossuet, que Molière et La Fontaine, que Voltaire et Montesquieu, que Rousseau et Chateaubriand, qu’Hugo et Lamartine, que Taine et Renan deviennent pour les étrangers, et même pour les nationaux, des « auteurs difficiles. » qui les rebutent, et auxquels ils préfèrent la lecture du Journal officiel ou du Charivari. On répugne invinciblement à l’idée de remplir les grands classiques de solécismes rétrospectifs, ou de leur imposer une orthographe qu’ils n’ont pas connue, et telle même que, s’ils l’avaient connue, ni leur prose, ni leurs vers ne seraient peut-être ce qu’ils sont.

Car, — quand on ne voit dans une langue donnée qu’un moyen de communication ou d’échange des idées, — on est aisément insensible, ou l’on devient vite indifférent à la « figure » et à la « sonorité « des mots ; à l’ « harmonie » de la phrase ; et généralement à tout ce qui fait que, de deux manières de dire à peu près la même chose, l’une est d’un écrivain, et l’autre d’un barbouilleur de papier. Les mots ne valent alors qu’en raison de ce qu’ils signifient, ou comme on dit, de ce qu’ils « connotent, » à la manière des signes algébriques ; et la beauté du discours se ramène à celle d’une équation bien posée. Mais, quand on considère une langue comme « une œuvre d’art, » le point de vue change. On sait, ou on croit savoir, et, en tout cas, on estime qu’indépendamment de l’idée qu’ils traduisent, les mots ont une valeur intrinsèque, un pouvoir, une vertu propre, que l’on peut comparer à celle de la ligne ou de la couleur, comme telles, dans les arts plastiques. On estime qu’il y a des sonorités « canaille, » si je l’ose ainsi dire, et qu’il y en a de musicales, de poétiques. N’est-il pas évident que ces deux vers de Racine :

Ariane, ma sœur, de quel amour blessée.
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée,

ne seraient pas ce qu’ils sont, si le poète avait écrit :

Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous êtes morte aux bords où l’on vous a laissée ?

Il ne l’est pas moins qu’au lieu de dire : « Celui qui règne dans les deux et de qui relèvent tous les empires, » Bossuet n’aurait pas dit la même chose en prononçant : « Celui qui règne dans le ciel, — ou dans les ciels, — et de qui relèvent tous les empires. » Il est encore évident que ces vers d’Hugo :

Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle,
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala,

ne seraient pas ce qu’ils sont s’ils étaient ainsi modifiés :

Un frai parfun sortait dès toufes d’asfodèle
Lès soufles de la nuit flotaient sur Galgala.

C’est ce que ne sentent pas nos « réformateurs », et ce qu’il y a de plus irritant en eux, c’est qu’ils ne se doutent point qu’ils ne le sentent pas. Une graphie en vaut pour eux une autre, puisqu’elle n’a toujours pour objet que de représenter graphiquement un son, — graphicè depinxisti, comme dit M. Diafoirus, — et la prononciation au besoin corrigera l’impression de l’œil. Une tournure en vaut une autre, et même mieux qu’une autre, si par hasard elle est plus claire. Et pourquoi ne dirais-je pas qu’à leurs yeux, ou à leurs œils, un écrivain en vaut un autre, du moment qu’ils se font tous les deux également comprendre ? C’est précisément ce que n’admettront jamais ceux qui considèrent une langue comme une « œuvre d’art. » Ils continueront de croire que, dans une langue élaborée par cinq ou six siècles de culture esthétique, le mot a sa valeur en soi, qu’il a son « individualité ; » qu’il est, selon l’expression du poète, « un être vivant, » qu’on le mutile donc en en modifiant l’orthographe ; qu’un lis n’est plus un lys, qu’une enchanteuse diffère beaucoup d’une enchanteresse, que la scintillation des étoiles s’éteindrait si l’on écrivait désormais cintilation ; qu’il en est des locutions ou des tournures comme des mots ; que, si l’on supprime l’imparfait du subjonctif dans ce vers de Racine :

On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère,

on en fait évanouir le charme ; et qu’en modifiant enfin la syntaxe ou l’orthographe, la première précaution qu’on doive prendre est de ne pas transformer le français de nos maîtres en une espèce de volapuk.

Malheureusement, — quand on ne voit dans une langue donnée qu’un moyen de communication ou d’échange des idées, — on n’en mesure donc aussi la perfection que sur ses caractères d’utilité pratique, et on croit être moderne ou progressif quand on n’est à vrai dire que barbare. Et aussi bien, comment ne le serait-on pas, si, dans une question qui n’a jamais sans doute relevé que du petit nombre, c’est la foule qu’on fait intervenir, et les exigences de l’école primaire dont on ose faire la loi des Leconte de Lisle et des Flaubert ? On simplifiera la syntaxe de l’auteur de Salammbô dans l’intérêt des employés de l’octroi, et on modifiera l’orthographe du Cœur d’Hialmar ou de l’Épée d’Angantyr, pour la plus grande satisfaction des bons petits enfans qui préparent l’examen du brevet supérieur ! Mais, quand on considère une langue comme « une œuvre d’art, » on n’en est pas pour cela moins progressif ni moins moderne ; on n’en est pas même plus aristocrate ; mais on essaie seulement de ne pas embrouiller les questions. On ne met pas l’orthographe sous la juridiction du maître d’école ; on ne demande point à Martine ou à Chrysale ce qu’ils pensent de Vaugelas ; on ne touche point à la syntaxe d’une langue pour faire croire à ceux qui la parleront toujours assez mal qu’ils la parlent aussi bien que s’ils la parlaient mieux ! Et, s’il est d’ailleurs assurément fâcheux que l’intervalle entre la langue populaire et la langue littéraire soit plus grand chez nous qu’il ne conviendrait, on se défend, comme d’un crime ou d’un sacrilège, de le vouloir combler en abaissant la langue littéraire au niveau de la langue populaire !

Réussira-t-on à concilier ces deux points de vue : celui d’où l’on considère la langue comme une « œuvre d’art », et celui qui consiste à ne voir en elle qu’un instrument d’échange ou de communication des idées ? Je ne le crois pas ; et, quelque préférence que nous ayons pour le premier, si nous reconnaissons que le second peut se défendre par des considérations de l’ordre économique ou même électoral, c’est pour cela qu’on eût été sage de ne pas émouvoir la question. Personne en France n’y songeait, il y a seulement vingt-cinq ou trente ans, et personne, si ce n’est quelques pédagogues en mal de notoriété, n’y songe encore aujourd’hui sérieusement. Le vaudeville ou l’opérette s’amusaient des bizarreries de la langue, et, dans les cercles d’étudians ou quelquefois dans les familles, on s’égayait des « complications » et des « subtilités » de la grammaire. Mais il n’en était que cela ! Les difficultés, s’il en surgissait, se tranchaient ou se résolvaient par l’usage, et, quand par hasard un poète ou un orateur osait quelque innovation, elle réussissait ou elle ne réussissait pas, et on laissait l’opinion prononcer. C’est ce qui n’est plus désormais possible. Sournoisement, sans en avoir presque averti personne, et avec ce sentiment de son infaillibilité qui la caractérise, l’ « Administration » s’est emparée de la question, et, aussitôt que posée, l’a résolue dans le sens de ses commodités personnelles. Il va falloir examiner maintenant les solutions qu’elle en a données. Et quel principe appliquera-t-on soi-même à cet examen ? On vient de voir qu’il y en avait au moins deux, et qu’étant contradictoires l’un de l’autre, c’est à peu près, ou, pour mieux dire, c’est exactement comme s’il n’y en avait pas.

III

Par exemple, en ce qui concerne l’orthographe, — car c’est une question d’orthographe autant que de syntaxe, — le Conseil supérieur de l’Instruction publique a décidé que, dans les noms composés, « même quand les élémens constitutifs des noms composés seront séparés dans l’écriture, on n’exigerait jamais le trait d’union. » Je ne discute point sa décision, parce qu’aussi bien je ne m’en émeus guère, et il me paraît même tout à fait indifférent que l’on écrive : un fier-à-bras, ou un fier à bras, ou un fierabras. Il est cependant déjà plus grave de permettre d’écrire à volonté un vice-roi, ou un vice roi, ou un viceroi, en attendant sans doute que l’on écrive bientôt : un vice-amiral, ou un vice amiral, ou un viçamiral, ou un visamiral. Je ne haïrais pas non plus soulieutenant ; et nous y viendrons tôt ou tard ! Ce sera le moment, alors, après les mots composés, de s’en prendre aux mots simples, et, comme aussi bien on l’a demandé plusieurs fois, un ministre, qui sera peut-être encore M. Georges Leygues, décrétera la suppression, dans le corps ou à la fin des mots, de toutes les lettres qui ne se prononcent point. On écrira :

Le sor qui de l’honeur nous ouvre la carière

ou :

Le toi s’égai et ri de mil odeur divine.

Et pourquoi enfin, si deux mots se prononcent de la même manière, ne les écrira-t-on pas aussi de la même façon ? Le latin sanctus nous a donné saint, et sanus nous a donné sain. Nous avons encore tiré seing de signum, sein de sinus, et ceint de cinctus. Que de « complications ! » que de « subtilités ! » « N’est-il pas regrettable que des commissions d’examen, qui doivent être composées de personnes intelligentes, s’arrêtent à discuter de semblables puérilités ? » et pourquoi ces cinq mots ne s’écriraient-ils pas sin, tous les sin, comme on les prononce ?

Et qu’on ne dise pas que de pareils exemples sont rares en français, ni surtout que nous voulons rire ! On ne rit point aux dépens du Conseil supérieur de l’Instruction publique, et il faut toujours prendre un ministre au sérieux. Mais, partant du principe qu’ils ont posé, je défie le Conseil supérieur de l’Instruction publique, et le ministre lui-même, de nous dire où, à quel point ils s’arrêteront, et pourquoi, dans cette voie de « simplification ! » Ils n’en auront plus le moyen, ni eux, ni quiconque, après eux et comme eux, s’avisera de vouloir réformer l’orthographe « par principes. » La raison en est celle que nous avons donnée. L’orthographe d’une langue historique est le témoin de son passé ; ses singularités, ses anomalies mêmes, ses méprises font partie de son évolution ; elles sont consacrées par des chefs-d’œuvre ; et ni on ne mutile impunément les chefs-d’œuvre, ni on ne remonte le cours d’une évolution plusieurs fois séculaire, ni surtout on ne « refait » l’histoire ! C’est pourquoi l’opportunité, en pareille matière, est de laisser faire au temps, et le vrai principe est de n’en pas avoir. L’orthographe d’une langue, dont l’histoire est vieille de plus de mille ans, et qui s’est formée du concours de tant de circonstances particulières, ne saurait être ni étymologique, ni phonétique, ni surtout logique. Elle est ce que les siècles l’ont faite, et, de temps en temps, on pourra bien la modifier, comme on l’a fait, répétons-le, depuis deux ou trois siècles, — sans bien savoir pourquoi, sans vouloir le savoir, pour des raisons cachées ; — mais toute prétention de la « refondre » en bloc ou de la « réformer » en grand sera barbare, et, nous l’espérons bien, inutile.

Il en est autrement de la syntaxe. La syntaxe proprement dite est en grande partie l’œuvre des grammairiens, dont la plupart se sont peu souciés des exemples des écrivains, si même on ne doit dire qu’ils ont pris généralement un plaisir pédantesque à trouver les maîtres en faute. Un grammairien s’immortalise en découvrant un solécisme dans Molière ! Les grammairiens du xviiie siècle, en particulier, disciples de Condillac ou collaborateurs de l’Encyclopédie, se sont en outre inspirés d’un esprit tout à fait analogue à celui du Conseil supérieur de l’Instruction publique, et, sans doute, c’est pourquoi leurs prétentions de simplifier la langue n’ont presque toujours abouti qu’à en compliquer les règles. C’est encore eux qui, les premiers, cessant de voir dans la langue une « œuvre d’art, » ne se sont préoccupés que de la rendre, à ce qu’ils croyaient, plus claire, en la rendant plus logique, et ils n’y ont pas tout à fait échoué, je dois en convenir, mais, grâce à eux, on ne saurait oublier que du même coup la langue a failli perdre tout ce que les romantiques ont dû lui restituer, non sans opposition, quelques années plus tard, de liberté, de force, ou de grâce.

Nous avons donc ici à notre tour, et comme eux, le droit de « revoir, » de « corriger, » et au besoin de « défaire » leur œuvre. Il nous est permis, à notre tour, si nous en avons de bonnes et valables raisons, de taxer de pédantisme et de subtilité ceux dont l’imperturbable assurance a noté d’incorrection ou de négligence La Fontaine et Molière. Et, ne voulant voir dans la langue qu’une œuvre d’art, nous avons le droit de rejeter ou de relâcher des entraves que n’ont pas connues ou subies nos plus grands écrivains. Assurément nous tiendrons compte des travaux de nos grammairiens. S’ils ont introduit dans l’usage quelques distinctions « subtiles, » mais heureuses, — de ces distinctions qui répondent, comme nous avons essayé de le faire voir, à un progrès de l’analyse psychologique ou à une connaissance plus approfondie des choses, — nous n’aurons garde de les repousser. Nous distinguerons, comme eux, avoir l’air doux d’avoir l’air douce, et imposer d’avec en imposer. Mais nous n’interdirons à personne d’écrire davantage que ; nous admettrons que le pronom en soit relatif des personnes aussi bien que des choses : Il aima la princesse et il en fut aimé ; nous tolérerons le rappel du sujet au moyen du pronom personnel dans une phrase comme celle-ci, taxée de négligence ou d’incorrection par pléonasme dans toutes nos grammaires :

Et Louis, à ces mots, prenant son diadème
Sur le front du vainqueur il le posa lui-même ;

et, s’il faut faire enfin quelque chose pour l’école primaire, nous modifierons, conformément à l’exemple des grands écrivains, les règles, — en effet quelque peu compliquées, — qui gouvernent l’accord du participe passé.

Ce n’est pas ici le lieu de l’entreprendre : il y faudrait regarder de trop près ; et je trouve à ce propos que le Conseil supérieur de l’Instruction publique et M. Georges Leygues ont décidé bien étourdiment que, « pour le participe passé construit avec l’auxiliaire avoir, on tolérera qu’il reste invariable dans tous les cas où on prescrit aujourd’hui de le faire accorder avec le complément. » Cette désinvolture n’est-elle pas admirable ? Dans tous les cas où l’on observait de certaines règles, dont les applications particulières mettaient parfois dans l’embarras nos instituteurs eux-mêmes, eh bien ! on ne les observera plus. J’aimerais autant que l’on dît : « Dans tous les cas où l’on interrogera les candidats sur le cours de la Seine, on tolérera qu’ils ne sachent ni où elle prend sa source, ni les contrées qu’elle traverse, ni les affluens qu’elle reçoit, ni même en quel point de nos côtes elle se jette à la mer… » Mais la question est plus compliquée, et, avant de la résoudre, il faudrait absolument qu’un grammairien philosophe l’eût étudiée dans l’histoire, et à fond.

Ceux qu’elle intéresserait trouveront d’utiles indications, quoique sommaires, dans un livre qui paraissait au moment même où le ministre de l’Instruction publique signait son arrêté de tolérance. Je veux parler de l’admirable Traité de la formation de la langue française de MM. Hatzfeld, A. Darmesteter et Thomas, qui complète leur savant Dictionnaire, et que nous espérons bien qu’on en détachera, comme formant à lui seul tout un ouvrage original, unique en son genre et nouveau. Si nous nous reportons donc à leur chapitre : Du participe, on y verra que le nœud de la difficulté consiste à savoir exactement dans quels cas le participe ne forme qu’un seul verbe avec l’auxiliaire, et dans quels cas, au contraire, avoir étant tout le verbe à lui seul, le participe n’est plus alors qu’un adjectif. Soit, par exemple : les grands écrivains que Paris a vus naître ; il semble bien qu’en ce cas le participe fasse corps avec l’auxiliaire, et qu’ils ne constituent le verbe qu’à eux deux ; on pourra donc écrire : les grands écrivains que Paris a vu naître. Pareillement, et au lieu de : Quelles raisons avez-vous eues d’agir ainsi ? nous pourrons écrire : Quelles raisons avez-vous eu ? si l’on juge qu’Avez-vous eu soit ici tout le verbe : J’ai eu, tu as eu, il a eu… D’autres cas seront plus douteux. Corneille a écrit :

Là, par un long récit de toutes les misères
Que pendant notre enfance ont enduré nos pères ;

mais Racine a dit :

Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont, sous ses pas, on les avait semés

Ont-ils eu tort ? ont-ils eu raison ? Encore une fois, c’est ici ce qu’on ne saurait dire a priori, par sentiment, en quelque sorte, et sans y avoir regardé d’un peu près. Je dis seulement qu’avant de rien « réformer » et de rien « simplifier, » on fera bien d’attendre que quelqu’un nous ait donné un Traité du participe, où nous lui permettrons, quant à nous, de se moquer de la « logique, » pourvu qu’il fonde ses décisions ou ses observations en histoire. Encore une fois : une langue est une formation historique, et, de son histoire, les seuls faits qui comptent pour nous sont les œuvres de ses grands écrivains.

On dira peut-être à tout cela : « Mais, vraiment, ces questions ont-elles tant d’importance et valent-elles qu’on s’échauffe si fort à les discuter ? « Nous le croyons, pour notre part ; nous avons donné les raisons que nous avions de le croire ; et nous avons, pour le croire avec nous, tous ceux qui savent ce qu’une langue a de liaisons, diverses et multiples, infinies et profondes, avec la « mentalité » d’un grand peuple. C’est ce qu’exprime énergiquement un vieux dicton anglais, qu’il ne faut pas sans doute prendre au pied de la lettre : « Whoever speaks two languages is a rascal ; Défiez-vous de ceux qui parlent deux langues, » mais qui exprime bien cette idée si juste qu’on perd sa race en perdant la pureté de sa langue. La « mentalité » anglaise se transformerait à parler français, et réciproquement. Nous ne saurions donc trop veiller sur le dépôt de la langue, avec un soin trop jaloux, disons avec une sollicitude trop méticuleuse ; et c’est pourquoi toutes ces questions d’orthographe et de syntaxe ont en réalité infiniment plus d’intérêt et d’importance que celle de savoir qui sera demain ministre, sénateur, — et même conseiller de l’Instruction publique.

J’ajoute que la transformation, s’il y a lieu, s’opère de nos jours par l’école primaire, et c’est encore un point sur lequel il convient d’attirer l’attention. Car on dit volontiers, et peut-être croit-on que, de toutes ces « réformes, » et de toutes ces « simplifications, » celles-là survivront seules, et s’incorporeront au fond de la langue nationale, que l’usage consacrera. Mais on oublie qu’il n’y a plus d’usage. On pouvait invoquer l’usage quand il y avait « une cour » ou, au moins, une « société. » Mais où est aujourd’hui la « cour, » et où la « société ? » Il n’en faut donc pas douter : grâce à l’école primaire, si nous n’y prenons pas garde, c’est l’ « Administration » qui deviendra maîtresse de l’usage, et, en moins de quelques années, sa « syntaxe » et son « orthographe, » en tant qu’officielles et parce qu’officielles, deviendront l’orthographe et la syntaxe de la langue même. Les « commissions d’examen, » comme en Chine, s’en seront emparées, et nous protesterons alors, si nous voulons, mais en vain, et autant en emportera le vent !

C’est ce qu’il y a de grave dans l’arrêté ministériel rendu le 31 juillet 1900 par M. Georges Leygues, sur la proposition du Conseil supérieur de l’Instruction publique. On pensera ce que l’on voudra des « tolérances » qu’il a édictées : Sunt mala, sunt bona quaedam, sunt mediocria plura ! Nous ne les approuvons ni ne les désapprouvons en bloc. Ce serait imiter leur légèreté à tous deux. Mais ces tolérances, et d’autres encore, fussent-elles toutes justifiées, il resterait qu’elles ont été proposées sans droit, par une assemblée qui n’avait aucun titre pour cela ; — que cette assemblée le sait bien, et la preuve en est dans le biais qu’elle a pris de prétendre « qu’elle ne voulait point du tout légiférer en matière de langage,… mais seulement introduire dans les examens une tolérance large et intelligente, » ce qui est se moquer du monde ; — que, s’il y a lieu de « simplifier la syntaxe » ou de « réformer l’orthographe, » il est inadmissible que cette simplification ou cette réforme soient réglées par les exigences de l’école primaire ; — qu’il y a quelque chose de barbare à défigurer ainsi la physionomie de nos textes classiques, pour complaire aux familles de quelques candidats fonctionnaires ; — et qu’enfin l’idée seule de prétendre simplifier systématiquement la syntaxe est le contraire d’une idée libérale, d’une idée scientifique, et d’une idée de progrès, si l’on sait assez qu’en tout ordre de choses, et particulièrement dans les choses naturelles, le progrès se définit par la spécialisation, la différenciation, et la complexité croissantes.

Ferdinand Brunetière.