La République et la Convention

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La République et la Convention
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 1007-1028).
LA REPUBLIQUE
ET
LA CONVENTION


I. — LA CONSTITUTION DE 1793. — IDEES SOCIALES DE LA CONVENTION. — LA PROPRIETE.[1].

Rien, au premier coup d’œil, ne semble plus aisé que de définir les opinions de la convention sur l’ordre social après le 31 mai, puisqu’elle les a promulguées dans la constitution de 1793. Pourtant diverses causes ont voilé à cet égard l’évidence. Une des tâches difficiles de l’historien est de rétablir la vérité sur un des points qui souffrent le moins de doute. Les passions extrêmes, dans un sens ou dans un autre, révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, se sont entendues pour jeter à plaisir les ténèbres où était la lumière.

D’où vient cette nuit artificielle à la place du jour de l’histoire ? La principale cause, c’est qu’on a jugé du but de la convention par ses moyens. En voyant des efforts gigantesques, inouïs, la plupart des hommes ont conclu que cette dépense prodigieuse de forces cachait des intentions également immodérées, qui ne devaient rien laisser subsister du passé. On ne s’est pas demandé si les moyens, employés ne dépassaient pas le but. Tout occupés de ce drame, de cette immense clameur, de cette longue avenue d’échafauds, les écrivains et les lecteurs ont oublié les textes, les déclarations, les lois, les constitutions écrites, et ils ont conclu que ce chemin était fait pour aboutir au renversement complet de tous les principes connus dans les sociétés antérieures.

Deux sortes d’hommes ont été entraînés ainsi à substituer une image de bouleversement absolu à la réalité historique, les uns parce qu’ils découvraient dans cette idée un premier fondement à leurs visions, les autres parce qu’ils saisissaient dans ce chaos imaginaire un aliment et un prétexte de haine contre la révolution. Des deux côtés, on la jugeait sur ses passions plus que sur ses principes, tous y trouvant leur compte pour l’adorer ou la maudire. A force de concentrer ses regards sur les échafauds, on finissait par se convaincre qu’il s’agissait de l’anéantissement de la civilisation, ou bien, si l’on jetait les yeux sur quelques textes de lois ou de discours, on en tordait le sens jusqu’à ce qu’on en eût tiré le monstre désiré. C’est ainsi que l’on s’est fait une convention socialiste, une montagne communiste, et je trouve ces anachronismes non pas seulement, ce qui est compréhensible, Chez les écrivains français jetés dans la mêlée des partis, mais chez de graves historiens étrangers que l’éloignement aurait dû préserver de l’idolâtrie ou de la fureur de maudire.

Une circonstance a aidé à cette transformation de l’histoire. La montagne n’avait pas écrit de mémoires comme les autres partis. Elle est morte en emportant son secret. Soit que la postérité eût été trop dure pour elle et lui eût imposé l’oubli, soit qu’elle l’eût elle-même cherché, la montagne n’avait laissé aucun de ces écrits posthumes où un parti donne à la postérité le commentaire de ses actions. Point de confidences en dehors des actes publics, point de déclarations authentiques et pourtant intimes sur ses intentions, ses vues, ses promesses ; le silence de la tombe, et de là les hésitations de l’histoire, la facilité d’attribuer à la montagne toutes les vues que l’intérêt ou la haine peut suggérer aux descendans : un nouveau testament de César inconnu, dérobé à tous les yeux, dont on ne connaît ni le texte ni l’esprit, et auquel chaque génération peut ajouter un codicille avec toutes les chances que donnent l’espérance, l’imagination ou la crédulité.

Je n’ai point la prétention de fermer ici d’un trait de plume cet héritage ouvert. De telles énigmes ne se tranchent pas en un instant. Seulement je dois dire que la volonté d’un mort a mis entre mes mains ce qui manquait le plus à l’histoire, les mémoires ou le testament politique de l’un des hommes de la montagne resté le plus fidèle à son esprit, qui a joint aux témérités de ce temps-là une intelligence perçante, éloigné de toute déclamation, observateur au milieu des supplices et des batailles, non pas impartial assurément, mais vrai, pénétrant, qui écrivait, sans ; souci des contemporains, en vue de la génération prochaine. Je lui emprunterai quelques déclarations qui ne pourront manquer de jeter un peu de lumière dans le débat.

N’est-il pas frappant, en effet, qu’un homme d’un esprit aussi acéré ait pu vivre, pendant toute la convention, sur la crête de la montagne, sans y avoir jamais ouï parler par qui que ce soit, dantoniste ou robespierriste, d’abolition de la propriété, d’état propriétaire, niveleur, producteur, consommateur, ni de loi agraire, ni d’égalité des biens, ni de tendance aux doctrines de Babeuf, ni d’aucun de ces vastes projets que la postérité crédule, soit en France, soit à l’étranger, a si souvent attribués à la convention de 1793 ? N’est-ce pas la preuve la plus certaine que ces projets n’existaient pas dans les têtes même de Robespierre et de Saint-Just, qu’ils n’avaient sur ces points que des vues vagues, mobiles, changeantes, plutôt littéraires et morales qu’économiques, mais aucun système formel autre que celui de la propriété individuelle ? — sans quoi, il leur eût été impossible de faire à la montagne un secret de pareilles intentions : il eût été déraisonnable de le tenter.

« La convention, dit Baudot, n’avait pas sur la propriété une autre opinion que celle du code civil : elle a toujours regardé la propriété comme la base fondamentale de l’ordre social. Je n’ai jamais entendu aucun membre de cette assemblée prononcer ni faire aucune proposition contraire à ce principe. Elle a été souvent accusée d’avoir professé des principes subversifs de toute propriété. A ma connaissance parfaite, il serait impossible de citer un mot, une phrase qui pût donner quelque poids à cette accusation. » Ce ne sont point là des aperçus vagues, exagérés pour le besoin d’une cause ; c’est l’impression immédiate d’un homme mêlé aux secrets de son parti, et qui n’eût pu fermer les yeux sur une chose aussi capitale que le projet d’engloutir la propriété individuelle. Autant vaudrait ignorer le Vésuve en habitant près du cratère.

Les idées de la convention en 1793, c’est-à-dire de la montagne, conduisaient si peu à la doctrine de l’égalité des biens, que les conventionnels, sans exception, furent mis en suspicion par Babeuf lorsqu’il dévoila son système. Il avait résolu d’abord de n’en admettre aucun dans ses conciliabules. D’autre part, quand la conspiration éclata, les montagnards les plus hardis, les plus aventureux, furent si surpris de cette explosion d’utopies qu’ils refusèrent de croire à la sincérité de ce qu’ils entendaient pour la première fois. Ils s’obstinaient à penser qu’une tentative si extravagante à leurs yeux ne pouvait être qu’un piège tendu par le directoire. C’est à lui qu’ils attribuèrent l’invention de la doctrine des égaux, en laquelle ils ne virent qu’une conception de police. Telle fut leur incrédulité à cet égard, qu’ils ne reconnurent l’existence des projets et des idées de Babeuf qu’après que Buonarotti eut levé tous les voiles dans ses mémoires, ce qui n’arriva que vingt ans plus tard, sous la restauration.

Il est donc certain que les montagnards conventionnels n’inclinaient en aucune sorte vers le système communiste ni vers l’égalité des biens. Si l’on arrive à Robespierre, il n’est pas difficile de voir qu’il n’y penchait pas davantage, À cet égard, ses déclarations sont si fortes qu’elles lui liaient absolument les mains. « Vous devez savoir, dit-il le 24 avril 1793, que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles. Il ne fallait pas une révolution pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes ; mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère. Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence. » Il est vrai que, dans la discussion de la constitution des girondins, Robespierre était allé plus loin. Il avait voulu prendre une avance extrême sur eux, et, sans nier la propriété, il avait demandé, le 21 avril, que le peuple fût dispensé de contribuer aux dépenses publiques, lesquelles seraient supportées uniquement par les riches. Au moment de la crise contre les girondins, il avait mis dans la balance cette puissante amorce à la démocratie, et il jetait par là le défi à ses adversaires de le suivre dans cet enjeu de popularité.

On a vu de nos jours des hommes reprendre pour leur compte le manifeste des droits du chef des jacobins et s’en faire un nouveau credo, ne se doutant pas qu’ils se faisaient ainsi plus robespierristes que Robespierre, car à peine les girondins eurent-ils disparu, Robespierre renia la partie de son manifeste qui devait le mieux allécher la foule. Il n’avait plus besoin de cette amorce. La victoire l’avait éclairé, et le 17 juin 1793 il rétracte solennellement ce qu’il a réclamé avec tant de hauteur des girondins le 21 avril comme un droit impérieux. Il est si rare de voir Robespierre faire amende honorable, et le sujet est si grave, qu’il est nécessaire de rapporter ses paroles. « J’ai partagé un moment l’erreur de Ducos, je crois même l’avoir écrite quelque part ; mais j’en reviens aux principes, et je suis éclairé par le bon sens du peuple, qui sent que l’espèce de faveur qu’on veut lui faire n’est qu’une injure… Il s’établirait une classe de prolétaires, une classe d’ilotes, et l’égalité et la liberté périraient pour jamais. »

Assurément il est étrange d’entendre Robespierre dire qu’il croit avoir écrit quelque part le droit pour le peuple de ne pas supporter l’impôt. Ce quelque part est la déclaration solennelle qu’il a fait adopter le 21 avril aux jacobins et exposé le 24 à la convention. Deux mois après, ce droit ne lui semble plus qu’une distinction odieuse. De cette contradiction violente concluez que le manifeste d’avril n’était pour lui qu’une arme de combat, il la rejette dès qu’il n’en a plus besoin, ou bien, ce qui est plus évident encore, ses idées sur l’économie sociale n’étaient que des ébauches irréfléchies, sans suite. Il en sortait comme d’une citadelle ou il y rentrait au hasard, suivant qu’elles paraissaient utiles ou défavorables à sa politique du moment. Après cette excursion dans un ordre de choses qu’il ne connaissait pas, il les quitte pour se jeter dans le vague de la morale politique, son vrai domaine. Jamais il ne sut résumer sa politique dans une loi précise, faite pour passionner les masses à la manière d’un tribun antique. Sans doute les promesses vagues ont une puissance incommensurable sur l’imagination, mais à la condition pourtant de se concentrer en un objet qui parle aux yeux de tous. Sans cela, l’imagination du peuple finit par s’user à vide comme celle du tribun[2].

Si Robespierre eût repoussé la propriété individuelle, il aurait dû être l’ennemi le plus déclaré de la constitution de 1793. Examinez cette constitution et la déclaration des droits qui la précède, vous verrez que la définition qu’elle donne de la propriété est la même que celle du code de l’an XII. Sur ce chapitre, nulle discussion, nul amendement. La montagne vote comme la plaine. Le comité de salut public de juin 1793 transmet directement et presque dans les mêmes termes sa conception de l’idée de propriété aux rédacteurs et aux tribuns du consulat. Ainsi Danton, Couthon, Saint-Just même, Cambon, Barère, Guyton-Morveau, Treilhard, Lacroix, Berlier, Hérault-Séchelles, Ramel, tendent, du fond de 1793, la main aux conseillers et aux tribuns d’état de l’an XII, à Portalis, Faure, Grenier, Savoie-Rollin, Jaubert, Duveyrier, Siméon.

Que pense Robespierre de cette constitution de 1793, « sortie en huit jours du sein des orages ? » Fait-il une seule réclamation sur le point capital ? Se plaint-il de ce que la déclaration des droits n’a emprunté à, la sienne que des mots sans suite, satisfaction donnée au moraliste, à l’écrivain, et jamais à l’économiste ? Non, ses vues sont si incertaines, qu’il ne les soutient ni ne les regrette. Lui, si absolu en tout le reste, il admire, il élève aux nues cette constitution qui porte dans ses flancs l’ancienne civilisation avec la propriété selon le droit romain. Il la donne comme son œuvre, puisqu’elle est celle de la montagne. Qui ne voit par là que Robespierre ne conduit pas à Babeuf, qu’il y a entre eux un manque de continuité, qu’on a eu tort de les identifier souvent dans le même jugement ? S’ils s’étaient rencontrés, ils auraient été ennemis. Ne confondons pas les types historiques, pas plus que les naturalistes ne confondent les espèces. Laissons la convention ce qu’elle est, n’en faisons pas un babouvisme héroïque.

Je veux chercher ce qui a donné à Robespierre et à Saint-Just une si grande autorité dans la tempête, et en quoi ils diffèrent des autres hommes de la révolution. Je crois pouvoir le dire. Les démagogues de l’antiquité ont toujours présenté au peuple une proie à saisir ; ils ont éveillé en lui l’instinct des jouissances, ils ont excité les appétits. Toute leur imagination se tournait de ce côté ; au fond de leur politique était un matérialisme insatiable : ils offraient à leurs partisans le monde à dévorer.

Tout au contraire Robespierre et Saint-Just ! Qui vit jamais de plus austères hommes de proie ? Et que l’on se trompe, si l’on croit qu’ils s’entendaient à créer un nouveau monde de jouissances ! Qui voudrait aujourd’hui se contenter du brouet noir de Saint-Just ? Que cet idéal lacédémonien cadre mal avec les désirs matériels qui se sont éveillés dans les hommes ! A cet égard, Saint-Just rentre dans le monde de Lycurgue, il tourne le dos à la société nouvelle : il éteint les désirs bien plus qu’il ne les éveille. Le dernier terme de félicité qu’il accorde est la volupté d’une cabane : « allons bercer nos enfans au bord des fleuves. » D’ailleurs, ni industrie, ni manufactures, ni commerce : une charrue et la frugalité, rien de plus. Au milieu de cette pastorale, parmi les toits de chaume, brille au loin sous les fleurs la hache du bourreau, qui décrète la vertu. Sous cette églogue terrible, la menace est partout : visions de tombeaux, urnes funéraires, cercueils, cimetières. Le songe de cette bucolique s’accomplit au pied de l’échafaud ; la mort hâtive, trafique, jette son ombre sur les félicités de la chaumière.

Qui a jamais appelé les hommes au bonheur par cette voie ? Qui a mêlé tant de paroles sinistres, d’avertissemens funèbres aux moindres promesses de satisfaction matérielle ? C’est la première fois que la démocratie a parlé la langue du stoïcisme, et je pense que c’est là ce qui explique le mieux la puissance exercée par ce jeune homme de vingt-six ans et par Robespierre. Tous deux parlaient au peuple de ses intérêts au nom de l’abnégation et de la vertu, ce qui faisait que chacun embrassait sa propre félicité et sa cause particulière comme une religion. L’homme du peuple était ainsi enveloppé de tous-côtés ; il était attiré vers le bien-être par une nécessité naturelle. Ce but se trouvait en même temps associé à ce qu’il y a de plus noble sur la terre : le mépris des richesses, le retour à la morale, le bonheur impassible du dieu des stoïciens. Avantages matériels, exaltations de l’âme, ces deux choses opposées produisaient par leur contraste un effet qu’on n’avait vu encore dans aucune démocratie. On était à la fois intéressé et fanatique, égoïste et dévoué, matérialiste et idéaliste. C’était plus qu’il n’en fallait pour prendre tout entier le jacobin, qui se sentait emporté par les instincts les plus opposés de la nature humaine, le bien-être et l’héroïsme confondus dans une même religion politique.

Ceux qui ne partageaient pas le double élan vers les biens matériels et la vertu stoïque, — par exemple les dantonistes, qui avaient fait leur choix, — furent d’abord étonnés et confondus par cette étrange conception. Ils ne tardèrent pas à en faire la critique, d’abord détournée, bientôt moqueuse, répétant incessamment qu’après tout, « ils n’étaient pas dans un troisième ciel[3]. » L’exaltation ne pardonne pas à l’ironie. Voilà le principe de la haine et bientôt de la guerre à mort entre ces deux partis.

Quant aux hommes de la plaine et du marais, ils laissèrent passer devant eux les divisions de Robespierre et de Saint-Just, sans les attaquer ou s’en inquiéter, comme des ombres morales qu’ils ajournaient au lendemain. Par cette complaisance envers des fantômes qu’ils savaient n’avoir qu’une heure de vie, ils obtinrent de survivre à tous.

Assouvissement matériel, exaltation morale : reste à voir à laquelle de ces deux idées contraires Robespierre et Saint-Just se sont livrés davantage. Véritablement ils n’étaient pas de la race des hommes qui savent mettre une main hardie sur les biens de la terre et les distribuer à leurs amis ou à leurs partisans. Je ne vois rien en eux de cette furie par laquelle César enracina sa cause dans le sol en le partageant à ses soldats et à ses créatures. Robespierre et Saint-Just croyaient que l’on s’attache les hommes par des idées morales plus que par des bienfaits matériels, immédiats. Cette pensée a beaucoup contribué à perdre leur mémoire, car les-hommes en peu de mois ont oublié leur morale, ils ont cherché quels biens ils avaient reçus et n’ont plus rien vu que l’échafaud.

On peut considérer les biens nationaux dans la révolution comme chez les Romains les terres conquises, l’ager publicus. Ces terres furent les causes incessantes des révolutions sociales de Rome, car il se trouva toujours des tribuns pour demander qu’elles fussent partagées au peuple. Il semble donc que la lutte aurait dû s’engager chez nous de la même manière, et que les biens confisqués des émigrés et de l’église auraient dû conduire de nouveaux Gracques à quelque loi agraire ; mais il n’en a pas été ainsi. Le peuple n’avait qu’à étendre la main sur cette vaste proie pour la saisir : il l’a respectée. Ses chefs les plus hardis, Robespierre et Saint-Just, n’ont fait aucune proposition de distribution de terres ; ils n’ont eu aucune des idées qui se présentaient si naturellement à l’esprit d’un tribun antique, ou, s’ils en eurent de telles, ce ne fut qu’une pensée sans suite. — C’était, dira-t-on, le gage des assignats ! Voilà une objection qui n’eût guère embarrassé des tribuns uniquement occupés de s’attirer l’amour du peuple par l’appât d’un grand butin. De malhonnêtes gens n’auraient guère songé à respecter ce gage, qui d’ailleurs cessa bientôt d’en être un quand les assignats s’élevèrent à 40 milliards.

Ainsi Robespierre et Saint-Just n’ont jamais imaginé de distribuer les terres des riches, pas même celles des émigrés. En cela, ils sont restés fort au-dessous de la conception du tsar de Russie, que nous voyons aujourd’hui partager aux paysans les terres des nobles de Russie et de Pologne au milieu du consentement ou au moins du silence de ses quarante millions de sujets. Ce consentement et cette résignation sont sans nul doute aidés par la terreur séculaire qui à la crainte éprouvée par les contemporains ajoute la crainte subie par les ancêtres, d’où se forme une longue et solide chaîne d’épouvante, sous laquelle périt jusqu’à l’idée de contredire le souverain, lorsqu’il lui plaît de changer ce que nous regardons comme la base de la société humaine. Et admirez le triomphe de la peur ! tout le monde voit ce renversement colossal, personne n’en parle. Interrogez ceux qu’on a dépouillés ; ils n’oseront avouer qu’il leur ait été fait aucun tort. Demandez-leur qui les a spoliés, ils se tairont. Insistez, ils loueront le déprédateur.

Robespierre et Saint-Just avaient aussi une terreur à leurs ordres ; mais, comme elle était de fraîche date, ils n’ont osé s’en servir que pour tuer, ou plutôt, s’ils n’ont pas ordonné de partager les terres, c’est qu’ils n’en ont pas eu l’idée. Par là il est arrivé que la terreur a outrepassé son but. De la même manière que la terreur n’était pas nécessaire pour maintenir l’ancienne religion par le principe de la liberté des cultes, la terreur n’était pas plus nécessaire pour maintenir le fondement de l’ancienne civilisation dans le principe de la propriété définie par le droit romain : conclusion à laquelle je suis ramené par toutes les voies.

Osez donc reconnaître que les idées, les systèmes de Robespierre et de Saint-Just étaient sans aucune proportion avec les moyens qu’ils employaient. Ils n’ont pas livré aux jacobins, comme César à ses vétérans, comme le tsar aux paysans, les biens ni les revenus de la terre. Après le règne de Robespierre et de Saint-Just, les jacobins de leur école se sont trouvés en général aussi nus, aussi misérables qu’auparavant. Ce n’est point aux robespierristes qu’ont été aboutir les biens nationaux ; c’est à leurs ennemis, dantonistes ou thermidoriens. Robespierre et Saint-Just, dans les temps qui suivent, jusqu’en thermidor, perdent de plus en plus terre sous leurs pieds ; ils reposent sur un nuage sanglant. Vers la fin, il ne leur reste plus que leur morale, qu’ils sont forcés de raffiner jusqu’à la rendre impossible. La plupart de leurs adversaires sont morts guillotinés. Et qu’importe aux deux chefs jacobins ? Qu’y ont-ils gagné ? Ils n’ont su ou pu assurer, par une loi agraire, la puissance avec la terre à leurs amis, soit que la hardiesse des grands chefs plébéiens leur ait manqué, soit plutôt, comme je le pense, que l’idée du partage des terres répugne profondément à notre race. Cette idée n’a jamais pu former chez nous une base de parti, mais seulement un spectre qui apparaît de loin en loin pour notre ruine. Il s’en est suivi que cette proie des biens nationaux a passé au-dessus des robespierristes pour enrichir leurs ennemis de toutes les nuances. Ainsi ce sont les plus hardis, les plus aventureux dans la révolution qui en ont le moins profité. Ils ont fait la terreur, ils en sont responsables, elle pèse sur eux ; d’autres en ont reçu le salaire. Robespierre avait « peur de l’argent pour lui ; » il en eut peur aussi pour le peuple. Lui distribuer gratuitement des terres ! Il eût appelé cela corrompre.

On n’a jamais vu une démocratie faire invasion sur les biens et la fortune des classes supérieures avec de telles maximes ; cela me fait penser qu’il y avait une contradiction absolue au fond de l’esprit de Robespierre. Pour faire passer en un moment les biens des riches dans les mains des pauvres, il aurait eu besoin d’une morale relâchée ; au contraire, il avait la sévérité terrible des maximes qui en tout temps ont conservé les vieilles aristocraties terriennes. Presque toujours les partisans des lois agraires innovent dans la morale ; lui au contraire se retranchait dans l’ancienne. En un mot, il n’avait pas la morale de sa politique ni la politique de sa morale ; elles se détruisaient et s’annihilaient l’une l’autre.

Aussi essayez de déduire des discours de Robespierre un système arrêté sur une nouvelle distribution des richesses ; vous n’y réussirez pas, à moins de substituer vos systèmes aux siens. Voilà pourquoi la terreur en ses mains finit sitôt par étonner et lasser ses partisans les plus aveugles. Ils ne savaient vers quel but ce chemin conduisait ; ils trouvaient « qu’il y avait trop de supplices dans ses préliminaires[4]. » Cette avenue d’échafauds ne menait qu’au désert. Ce qui achève de montrer que Robespierre n’avait aucun système nouveau sur la répartition des biens, c’est la pensée qu’on lui attribue d’avoir voulu abréger la terreur. Pour appliquer un système de ce genre, il eût fallu au contraire la perpétuer.

Je voudrais ne choquer personne ; mais quand je vois combien l’histoire se dénature entre nos mains, sous nos yeux, comme elle peut se changer en fléau au gré des passions de chacun, je m’arme contre les idoles agrandies le lendemain ; je tâche de retenir la seule chose vivante qui nous reste encore du passé, l’expérience. Tout est perdu dans un peuple quand les types mêmes de son histoire sont transformés, changés au point de signifier le contraire de ce qu’ils furent. C’est la trame même de son existence qui se fausse ou se déchire.


II. — LE CODE CIVIL DE LA CONVENTION.

Si l’on me demandait quelle a été la journée la plus extraordinaire, la plus imprévue de la convention, je dirais que c’est celle du 9 août 1793. Ce jour-là, vous auriez cru entrer dans une assemblée séparée de la première par un long intervalle de paix profonde. La peur, la menace, la colère, le soupçon, le ressentiment même, cessèrent tout à coup. A leur place, la raison impartiale, la justice suprême, telle qu’elle a tant de peine à paraître au milieu des hommes dans les époques les plus prospères, descendirent dans les cœurs, apaisèrent les orages. Ce fut pour la première fois, au lieu du silence de la peur, un silence d’adhésion, de consentement, non pas dans une seule partie de l’assemblée, mais sur tous les bancs : accord que personne n’eût pu espérer la veille, que personne n’avait la pensée de troubler ; unanimité de la conscience humaine, qui, au milieu des plus terribles orages, se révèle par le rayonnement intérieur des esprits, étonnés de pouvoir encore se rapprocher et s’unir dans une même pensée fondamentale. Il n’y avait plus ni montagnards, ni girondins, ni vainqueurs, ni vaincus, ni plaine, ni marais. Il ne resta ce jour-là que la sagesse écrite. Elle s’imposa tranquillement à tous par sa seule présence. Et comment se fit ce miracle ? Un homme peu mêlé aux luttes politiques, qui semblait étranger à ce qui l’entourait, monta à la tribune. Cambacérès y déposa le code civil[5].

La convention avait donné trois mois pour préparer ce code. L’œuvre fut faite deux mois avant le terme fixé. Il y avait aussi de l’héroïsme chez les jurisconsultes. De quel aveuglement faudrait-il être frappé pour ne pas reconnaître l’étonnante grandeur de ce moment ! C’est celui où s’inaugure la terreur. Tous les Français sont mis en réquisition pour courir aux armées. Valenciennes, Condé, Mayence, annoncent l’approche de l’ennemi. On le sent déjà qui a passé la frontière. Vous diriez que ce peuple n’a plus qu’un moment à vivre. Soudain tout se calme par enchantement. On s’arrête. Les plus furieux oublient leur frénésie. Et quel usage fait-on de cet instant de répit ? C’est pour recevoir le monument des lois civiles qui dompte les consciences comme autant de mathématiques morales. L’enceinte qui retentissait hier encore de cris, de malédictions, de prières, de sanglots repoussés, n’est plus que l’écho impassible du droit, comme le siège du préteur. Ce peuple qui n’a plus, ce semble, qu’un jour à vivre le passe à se donner les lois qui régissent aujourd’hui le monde : tables de la loi, rapportées véritablement au milieu des éclairs et des foudres. Si ce n’est pas là le sublime de l’histoire, où est-il ?

Pour achever le contraste, voulez-vous savoir qui préside la convention pendant que le modèle du code civil est donné à la France et à l’Europe ? Regardez, c’est Maximilien Robespierre ! Il est là, à la tête de la convention, son organe, son représentant, pendant que sont votées, dans le titre III, les conventions matrimoniales, les rapports entre les pères et les enfans, c’est-à-dire les principales dispositions qui règlent la société française. C’est Maximilien Robespierre qui met aux voix ces formules par lesquelles sont garanties chez nous pour tous les temps la propriété et la famille. Remarquez-vous avec quelle solennité Robespierre pose la question, comme elle est vite tranchée, comme tous se lèvent pour approuver, comme Robespierre proclame l’unanimité de la convention sur chacun de ces principes par lesquels notre existence et nos biens, et nos relations sociales, et notre vie, et notre mort, sont encore réglés, ordonnés, consacrés aujourd’hui ! Cambacérès propose, la montagne vote, Robespierre proclame. Notre code civil, se fonde, sans lutte, sans opposition, par une sorte de nécessité créatrice sous laquelle tous les fronts comme toutes les passions s’inclinent.

Comment donc arrivera-t-il un jour que la montagne, Robespierre, la convention en masse, passeront pour avoir voulu détruire cet ordre social qu’ils ont au contraire fait de leur vote ? C’est que l’oubli aura été jeté sur leurs œuvres. On attribuera à d’autres les fondemens qu’ils ont jetés. Par cet oubli systématique, une nation ne saura plus à qui elle doit le principe de son organisation sociale. Son histoire, dépouillée des faits les plus importans (et qu’y a-t-il de plus important qu’un code civil ?) ne contiendra plus que des passions et des batailles. Les choses mêmes disparaîtront dans cette fumée.

Rien au monde ne fait plus d’honneur aux Français que d’avoir été capables de se donner froidement, impassiblement leur code civil au milieu du délire même de 1793. C’est ce qui montre le mieux les énergies indomptables de cette race. Il n’est aucun peuple qui ait fait paraître cette puissance de raison civile dans l’extrême danger de mort, la tête sous le couteau. Je ne vois pas que les Romains aient rien fait qui en approche. On parle encore de ce champ qu’ils ont acheté pendant qu’il était occupé par Annibal. Qu’est-ce que cela auprès de ce champ des lois civiles acquis et donné au monde par les Français pendant que le monde les occupait et les tenait presque sous ses pieds ? Il y a donc pour eux une importance extrême à bien marquer en quel temps ils ont posé d’abord le principe de leurs lois civiles, et c’est vraiment une calamité qu’une nation si délicate en matière d’honneur se soit laissé si aveuglément dépouiller de sa gloire principale pour en revêtir, à son immense préjudice, d’autres temps, d’autres hommes, ou plutôt un seul, qui sut se substituer à tous. C’était perdre à la fois et la liberté et la gloire la plus solide.

Il est certain en effet que ce qui constitue un code civil, ce sont les principes fondamentaux, les formules générales d’où dépend son caractère. Voilà l’œuvre vraiment créatrice. Lorsque ces grandes lignes ont été tracées, des hommes et des temps même médiocres peuvent remplir les vides, achever ce qui est incomplet, terminer la figure dessinée dans le marbre. À ce point de vue, comparez le code civil de 1793 à celui de 1803. Vous verrez que toutes les grandes formules, celles qui déterminent une législation, ont passé presque littéralement du code de la convention dans le code de l’an XII. La substance de la loi est la même. Et pouvait-il en être autrement, quand c’étaient les jurisconsultes de la convention, Cambacérès, Treilhard, Berlier, Merlin de Douai, Thibeaudeau, qui reproduisaient leur œuvre sous le masque du premier consul ?

Mais, chose incroyable, s’il n’était si aisé de la vérifier, l’ordre avait été donné d’oublier. Il fut exécuté par ceux-là mêmes qui y perdaient leur meilleur titre d’honneur. Relisez les discours des conseillers d’état, des tribuns qui, sous le premier consul, exposent les bases du code civil : jamais ou presque jamais ils ne rappellent le premier code de 1793, dont ils empruntent la substance et l’âme. Qui aurait osé en 1803 invoquer l’autorité, le témoignage, la science, la sagesse du législateur de 1793 ? On aima mieux effacer une nation pour ne laisser subsister qu’un homme.

De là un vide qui frappe surtout les jurisconsultes étrangers. Le code civil de 1803 apparaît sans tradition, sans passé, sans nulle base historique ; il semble être une abstraction pure, surgie de terre au commandement militaire d’un grand capitaine. Les travaux collectifs de la constituante, de la législative, surtout ceux de la convention, modifiés sans doute, corrigés, complétés dans les détails, allèrent s’engloutir dans la gloire unique du premier consul. Aujourd’hui notre œuvre doit être de retrouver, de reproduire le code primitif, sans lequel la copie ne paraît qu’une statue sans base. Ne souffrez pas davantage que la nation française perde son plus beau titre, restituez-lui ce qui lui a été dérobé. Il n’est pas permis à une nation de pousser l’oubli jusqu’à s’oublier elle-même.

Sous le code de Justinien se retrouve l’âme des grands jurisconsultes des temps antérieurs ; on n’avait pas songé à effacer leur œuvre et leur mémoire. La science du pouvoir d’un seul a été portée plus loin sous le consulat. Dans le code de 1803, Napoléon a systématiquement effacé la convention.

L’œuvre du code civil a été continuée toujours dans le même esprit, à travers les époques les plus diverses de la révolution. C’est là un fil que rien n’a pu rompre ; il sert à se reconnaître dans le labyrinthe. Les partis changent, se succèdent ; ils se transmettent l’un à l’autre le fil d’Ariane, toujours le même, toujours égal, depuis les feuillans jusqu’aux thermidoriens. Les actes de l’état civil sont dus à la législative (20 septembre 1792), le principe des successions à la constituante ; mais c’est sous la présidence de Couthon que la convention décrète irrévocablement l’égalité des partages entre les héritiers. L’adoption, consacrée le 18 janvier 1792, est décrétée en août 1793 et le 16 frimaire an III. Les principes sur la paternité, la tutelle, les contrats, les obligations, sont du 23 fructidor, du 5 brumaire, du 17 nivôse an II. Ainsi les bouleversemens des partis ne changent en rien le plan, l’idée, l’esprit de ce droit privé, qui semble se graver lui-même comme la nécessité dans les consciences. L’œuvre avance tranquillement, obstinément. Ni échafauds ni factions ne combattent pour le code, personne ne s’en inquiète, et il se trouve à la fin que c’est lui qui survit, quand tout le reste est abattu.

Dans cet ordre d’idées, point d’hésitations, de luttes, de fatigue, de défaillance. Quand les partis sont épuisés, sitôt qu’il y a un moment de silence, le code, ce travail interrompu, reparaît. Il rallie aussitôt toutes les intelligences ; elles reprennent haleine dans cette géométrie civile. La convention lui donne soixante séances à des intervalles plus ou moins éloignés. Un titre s’ajoute à ceux qui précèdent, et le monument de paix s’élève au milieu des colères assoupies. Comme une mer furieuse dépose au fond de son lit de tranquilles stratifications de marbre, ainsi la révolution française, dans ses temps les plus terribles, dépose au fond de son lit les assises parallèles, symétriques, harmonieuses de ses lois privées.

Pourtant, il faut tout dire, quand le code civil de la convention fut presque achevé, il arriva une chose étrange : au moment de mettre le dernier sceau, la convention hésite ; elle s’arrête, elle demande une nouvelle rédaction plus philosophique. Par là elle se frustre de l’honneur de donner son nom à la législation civile de la France. D’où vient cette facilité d’ajournement ? En voici, je pense, la raison, qui confirme avec éclat ce que j’ai établi plus haut.

Les lois civiles n’avaient présenté aucune difficulté aux partis ; elles s’étaient comme offertes d’elles-mêmes au législateur. C’était le fruit mûr qui se détachait lui-même de l’arbre ; les hommes de la révolution sentaient qu’elles ne pouvaient leur échapper. Une si grande sûreté leur ôta toute impatience de les graver en formules irrévocables. C’est le contraire de ce qui arrivait pour les lois politiques ; celles-ci fuyaient pour ainsi dire à mesure qu’on pensait les saisir : nouveau supplice de Tantale ! d’où une impatience fiévreuse de s’en emparer, de les rédiger, de les fixer, de les lier à des constitutions écrites que l’on croyait rendre irrévocables par le serment. On était sûr de jouir des lois civiles ; l’expression définitive en fut ajournée. On ne sentait aucune sûreté dans le droit politique : tous se hâtèrent, on ne voulut pas perdre une heure pour le fixer.

Il fallut d’abord un esprit héroïque, mens heroica, pour porter la main sur l’échafaudage de toutes les lois civiles qui se disputaient la France. En des temps ordinaires, qui eût osé jamais trancher avec tant d’autorité entre le droit romain et le droit coutumier par exemple dans les conventions matrimoniales ? A chacune des grandes audaces juridiques on pourrait assigner une date de la convention ; ses jurisconsultes lui empruntèrent son intrépidité ; c’est par là qu’ils purent décider en maîtres et sans réplique au milieu du chaos de tant de législations discordantes : témérité presque inconcevable en une époque ordinaire. Ces premières vues ont décidé de l’esprit de nos lois ; rien n’a pu effacer cette vigoureuse empreinte. Examinez tous les principes généraux qui ont survécu dans notre législation, le premier plan a servi pour tout l’édifice.

Au moment de la promulgation du code, personne n’avait songé qu’on pût faire disparaître le nom de la nation à laquelle il appartenait. Il fut promulgué sous le titre de « code civil des Français. » Bientôt ce nom de Français fut effacé comme un adjectif superflu. Miracle d’obéissance ! une nation oublia son titre le meilleur à la reconnaissance des hommes pour en revêtir son maître ? Le bas-empire avait montré moins d’abnégation.

Quand on ne peut s’empêcher de citer le code de la convention, « modèle de précision et de méthode, » l’habileté est d’en parler sans le nommer[6]. Ce n’est plus le code commandé par la grande assemblée et rédigé en août 1793 par le comité de législation, c’est le « code du consul Cambacérès, » comme si son consulat remontait à 1793 ! »

Autre singularité ! les jurisconsultes de la convention sont devenus ceux du consulat ; ils donnent les premiers l’exemple de l’oubli ordonné. Tout doit dater de Napoléon : ils se conforment à cette règle en oubliant eux-mêmes leur gloire acquise, comme si rien ne comptait de ce qui avait été fait sans lui. En revanche, tous les conventionnels qui établirent chez nous par le code l’égalité sociale reçurent pour récompense un titre féodal de comte, par exemple Treilhard, Berlier, Thibeaudeau, sans parler du prince Cambacérès. Étrange manière de confirmer le principe par son contraire ! Qui se figure aujourd’hui, en voyant le code civil, que les principes de ces lois ont été votés, sous la présidence de Hérault-Séchelles, Robespierre, Billaud-Varennes, par Couthon, Saint-Just et le reste de la montagne ? Il fut enjoint de dire que l’on déshonorerait la justice en laissant voir qui l’avait d’abord promulguée.

Par cet art de dissimuler les origines du code se trouva atteint un double but : la nation crut qu’elle avait été impuissante, excepté à verser le sang, et que, dans l’universel naufrage, abandonnée à elle-même, elle avait été sauvée par un seul homme, qui créait de rien ses lois civiles, car nous avons gardé des vieilles sociétés le besoin d’avoir, comme l’Égypte des Ptolémées, un Sôter, un sauveur.

Je pourrais remarquer aussi que les discours préliminaires, exposés, des motifs du code de 1803, sont un perpétuel hommage à la « journée réparatrice du 18 brumaire, » seule date qui soit célébrée comme le préambule de toute justice. Le péristyle du code se trouve être ainsi un monument élevé à la force contre le droit, et ce n’est pas la moindre des contradictions humaines ; mais je crois en avoir assez dit sur ce sujet : revenons.


III. — ESPRIT CIVILISATEUR DE LA CONVENTION. — UBIQUITE. — UNIVERSALITE.

L’homme sait d’hier seulement qu’il est sur la terre depuis une centaine de milliers d’années, que, contemporain des races d’animaux perdues, une éternité visible pèse sur sa tête ; il le sait à n’en plus pouvoir douter. Que va-t-il conclure de cette prodigieuse antiquité ? Se confirmera-t-il par là dans son inertie en voyant combien de siècles de siècles ont travaillé pour lui ? Se dira-t-il qu’il a besoin de temps infinis pour avancer d’un pas, qu’il a fallu des immensités d’années pour s’élever de la hache de pierre à la hache de bronze, qu’il lui en faut au moins autant aujourd’hui pour s’élever d’un degré vers la justice ? Ou bien pensera-t-il qu’après tant d’ébauches, de tâtonnemens infinis, il est temps d’être homme et de l’être tout à fait ? Sans rien savoir sur ce point de ce que nous savons aujourd’hui, la révolution française a voulu achever l’homme d’un seul coup, en un moment. C’est là sa gloire.

En se soumettant à la foule, la convention avait perdu le respect ; elle le regagna par la crainte, surtout par ses travaux. Elle combat, elle délibère, elle menace, elle médite, elle frappe au même moment. C’est elle qui tient la truelle et l’épée. Toute au présent, elle est aussi toute à l’avenir qu’elle fonde, elle est même dans le passé qu’elle extermine. Rien dans aucune histoire ne donne l’idée de cette omniscience et de cette omniprésence ; l’âme entière d’une nation fourmille de vie dans la fournaise. Les événemens y viennent retentir comme sur une enclume, mêlés aux motions, aux projets de lois, aux décrets de chaque heure ; atelier gigantesque où tout se forge à la fois, les armées, les codes, la terreur, les écoles, la science, les idées, les actions, la guerre, et, qui le croirait ? même la paix. Les incidens se succèdent avec le pêle-mêle de la nature déchaînée. Danton préside. Au froncement de sourcil de ce Jupiter, l’uniformité des poids et mesures est proclamée. Le 15 août, Cambon apporte le grand-livre « pour inscrire et consolider la dette publique. » Monument de sagesse, d’économie, de probité, qui survivra à tout ! — Surviennent des lettres de Saint-Just et de Lebas à Robespierre. Écoutez ! « Les aristocrates ont été guillotinés, à commencer par les banquiers du roi de Prusse. » Lettres de Fouché et de Collot-d’Herbois ; ils parlent de Lyon. « L’explosion de la mine sera seule capable de renverser assez tôt l’infâme cité, son nom lui sera enlevé. » Maintenant à d’autres soins : un opéra sur la révolution du 10 août sera décrété. Voici Chénier qui, au nom du comité, lit le projet de substituer Marat à Mirabeau dans le Panthéon : accepté sans délibérer. Danton propose un plan de nouveaux jeux olympiques ; on y donnera l’instruction publique, « le pain de la raison. » Place à Merlin de Douai ! Il fait son rapport sur la loi des suspects, les ordonnances de Louis XIV pour les dragonnades servent de modèle : admis sans discussion. N’oubliez pas le dessèchement des étangs, rien de plus urgent que de délivrer le peuple de la fièvre des marais. — Mais silence ! Robespierre est à la tribune ; il lit la réponse de la convention « aux rois ligués contre la république. » Cette réponse est digne et fière, elle est dans le cœur de tous. Qui d’ailleurs oserait contredire un pareil orateur ? Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, l’a osé ! Il a été écrasé, perdu, anéanti sous l’indignation publique ; sa voix ne s’entendra plus : exemple de docilité pour les autres ! On revient à l’instruction publique. Romme, Fourcroy, Bouquier, Chénier, se succèdent. Les enfans préoccupent la convention plus que les hommes, seul point qu’elle ne se lasse pas de corriger, de revoir, de refaire ; sa patience à ce sujet est infinie : spectacle unique que l’enfant ainsi protégé par les rudes mains qui s’appuient à l’échafaud ! L’évêque Grégoire est le Fénelon de ce nouveau Télémaque.

Mais que dit-on de la guerre ? Voici justement des lettres de Masséna, de Hoche, de Pichegru, de Moncey. Qu’on les lise : victoires sur le Rhin, combats incertains aux Pyrénées, marche en avant sur les Alpes, massacres, incendies en Vendée, alternatives accoutumées ; on fera face de toutes parts. Carnot arrive du comité ; on lit sur son front la victoire. Dépêches de Carrier : il fusille, il brûle, il noie, et ceux qui tout à l’heure avaient le ton de Télémaque approuvent d’un signe de tête ; ils ont pris le cœur de Carrier. Écoutez ! voici Barère. li faut entendre sa carmagnole à l’armée de la république sous les murs de Toulon : « Soldats, vous êtes Français, vous êtes libres. Voilà des Espagnols et des Anglais, des esclaves ! La liberté vous observe. » Un long applaudissement a suivi.

La guerre fera-t-elle oublier les beaux-arts ? Tant s’en faut ! Aussi bien la commission pour la conservation des monumens des arts est prête depuis plusieurs jours. Qu’elle fasse son rapport. On prend pitié des statues et des tableaux ; ils seront mis en sûreté, quand les hommes ne savent plus où reposer leur tête. Sergent, de la même main qui a signé les circulaires du 2 septembre, trace le plan du musée. Merlin de Thionville, au retour des armées de Mayence et de Vendée, organise l’artillerie légère et fait des projets de musique populaire. David a juré qu’il immortalisera de son pinceau le divin Marat ; il immortalisera aussi Barra, le jeune soldat de l’armée de l’ouest.

Après les acclamations, les gémissemens, les sanglots. Des citoyennes en pleurs « viennent en foule à la barre » demander la mise en liberté de leurs parens détenus et menacés de mort. Que va-t-il arriver ? Les cœurs de bronze s’amolliront-ils à ces cris des suppliantes ? Le président leur oppose les lois de Solon, l’exemple de Cicéron : elles répliquent par leurs larmes. Robespierre se lève, il repousse « ces femmes méprisables, que l’aristocratie lâche devant nous. » Il a parlé, elles se taisent. Qu’elles aillent enterrer leurs morts ! À cette scène succède le travail du code civil. Les têtes sont calmes. C’est le moment d’écouter l’exposition d’un nouveau système sur les assignats. N’est-ce pas encore Cambon, toujours infatigable ? Oui, c’est lui ; il propose de démonétiser les assignats à l’effigie royale, qui offusque les patriotes. Les chiffres sont pesés ; confrontés ; les opérations sont étudiées, vérifiées comme dans le cabinet retiré d’un financier. — Nouvel incident qui appelle l’attention. Un orateur de Lyon apporte à la barre la tête de Châlier, qu’une femme a déterrée de ses mains pieuses dans la nuit. Il fait hommage à la convention de cette tête coupée du tribun, il raconte les vertus de cet émule de Marat ; Châlier les possédait toutes, excepté la divine fureur. La convention regarde cette tête de mort, elle accepte l’augure et reprend son ouvrage. Télégraphes, instructions sur le salpêtre, écoles normales, école centrale, d’où sortira l’école polytechnique, liberté des cultes, arrestation des soixante-treize, Lyon remplacé par Commune-Affranchie, Toulon par Port-de-la-Montagne, savans en réquisition pour les calculs sur la théorie des projectiles, musée, Muséum d’histoire naturelle, victoire de Hondschoote, victoire de Wattignies, remportée en personne par Carnot, victoire de Savenay, liberté des nègres, nouveau maximum, nouvelle ère universelle, tout sort à la fois de la tête de la convention, par une explosion de la nature, sous les coups redoublés de la nécessité !

A quoi comparerai-je cette création furieuse et calculée, où tous les contrastes se réunissent ? Y a-t-il dans la nature un objet qui y ressemble ? On dit qu’Eschyle avait fait une tragédie d’Etna. Je m’imagine qu’on entendait au faîte le travail régulier des cyclopes qui forgeaient avec un bruit d’airain, sous leurs marteaux innombrables, les armes, les glaives, les flèches, les boucliers des dieux. On devait y surprendre aussi la longue respiration haletante, immense, entrecoupée, du géant Encelade, qui s’exhalait à travers les gorges embrasées de la montagne. Sur les flancs croissaient de vastes forêts de chênes, — au sommet la neige, au pied les oliviers. Des enfans jouaient sur les genoux du cyclope, à l’extrémité du promontoire. Le roi des morts, Pluton, apparaissait échevelé, sur son char d’ébène, dans les gouffres ouverts. Il remplissait les champs de terreur. Tout tremblait au loin, les villes, les tours, les peuples, les rois, les hommes, les dieux. — Mais qu’est-ce que cette image en comparaison de la terreur attachée à la convention aux sept cents têtes ? La nature est ici dépassée de beaucoup par les hommes.

Quand j’ai voulu m’éclairer sur le caractère de la convention, j’ai vu un travail incessant de civilisation au milieu d’une bataille soutenue contre le monde entier : grandeur unique entre toutes les assemblées humaines ! Il n’y avait là personne qui ne se crût à son dernier moment. Un conventionnel ayant parlé à ses amis d’un projet qui supposait pour lui un avenir d’un mois parut aussi risible que s’il se fût attribué l’éternité. Tous avaient fait, comme Bazire, un pacte avec la mort ; chacun voulait laisser une pensée, un acte, une création, qui fût son testament auprès des générations futures. Ceci explique la fécondité incroyable des premiers mois de la terreur. Les esprits n’avaient pas encore été glacés. Ils produisirent alors tous les germes qui se sont développés dans les derniers mois de la convention. Ce qui avait été inspiré par la mort, envisagée face à face en 1793, fut ensuite mûri et décrété, le danger passé, en 1795, par ceux qui survécurent.

Autre phénomène, non moins extraordinaire : l’homme grandit tout à coup de vingt coudées. Il reprit les proportions antiques. Ce qui en effet le rapetisse chez les modernes, c’est la spécialité. Il y est enfermé. Il est attaché à un métier, à une profession, à un ordre d’idées d’où il ne lui est pas permis de sortir. Dans les temps réguliers, nous n’admettons guère en France que l’homme qui a fait la pointe d’une épingle en puisse faire aussi la tête. Cette ambition nous paraît exorbitante. Si un téméraire s’abuse à ce point-là, qu’il l’expie ! Nous ne souffrons guère que le philosophe soit poète, ni que le poète soit législateur, ni le législateur capitaine, ni le capitaine artiste. Tout cela fut changé en un moment. Le moule étroit de l’humanité moderne fut brisé. Chaque homme donna tout ce qu’il renfermait en lui d’aptitudes diverses. Un chirurgien de village réprima des armées ; Danton s’occupait de l’école primaire, — Hercule qui tient d’une main un nourrisson et de l’autre la massue de Némée ! Hérault-Séchelles, le légiste du parlement, est pontife de la nature au 10 août : il fait passer la coupe aux sept cent quarante-neuf membres ; il se tourne vers le soleil et tend la main à Zoroastre !

Combien de fois des hommes de loi, petits praticiens, passèrent en un jour du cabinet à l’administration des armées et au champ de bataille ! Merlin de Thionville soutenait des sièges. Il était compagnon de ce général Meunier que Gouvion Saint-Cyr proclamait l’égal de Napoléon. Le prédicateur protestant Jean Bon Saint-André s’est fait amiral. Il organise la flotte. On n’avait que vingt-deux vaisseaux, il promet d’en doubler le nombre. Il établit des croisières, prépare une expédition navale à Cherbourg et à l’île Cotentin. Par ses soins, les matelots gabiers deviendront d’excellens instituteurs des novices. Et Saint-Just, que n’était-il pas ! Accusateur, inquisiteur, écrivain, administrateur, financier, utopiste, tête froide, tête de feu, orateur, général, soldat ! Le civil achevait le militaire, et le militaire achevait le civil. Cela ne s’était pas vu depuis les Romains.

Dans cette assemblée d’hommes, le plus obscur a son jour d’immortalité. Quel est celui qui le 25 nivôse ouvre la séance ? Il paraît rarement à la tribune : c’est le plus jeune de l’assemblée, il n’a guère que vingt-six ans ; mais il sait agir et commander. C’est le médecin Baudot, presque toujours en mission là où il faut un cœur énergique, un œil d’aigle. Voyez comme il est encore couvert de la poussière du champ de bataille. Il en arrive le jour même, et il n’a pas encore quitté son costume demi-militaire de représentant aux armées. C’est à lui qu’a été réservé l’honneur de raconter la victoire de Geisberg ; aussi bien il y a eu sa part en prenant sur lui de donner le commandement en chef des deux armées à Hoche malgré Saint-Just, qui désignait Pichegru. Avec quelle rapidité héroïque il décrit cette bataille, d’où il sort : l’action sur un front de onze lieues ; les lignes de Wissembourg forcées, Spire enlevé, Landau repris, Lauterbourg, Kayserslautern, Frankenthal occupés, le Palatinat assuré, le Rhin conquis ! Grande date ! La révolution s’est donné sa frontière. « Mettez, dit Baudot, à profit le grand caractère de l’armée du Rhin et de Moselle. Vous la verrez commander la victoire. Notre première lettre annoncera de nouveau la défaite des rois et la grandeur de la république. » Pour tant de combats et de travaux, quelle a été la récompense de cette armée ? Baudot lit la proclamation qu’il lui a adressée ; la voici : « Républicains, vous avez fait votre devoir. » Quoi ! rien de plus ? Non. L’assemblée applaudit, les tribunes acclament ce langage de Spartiate ; le jeune représentant est déjà reparti.

À cette même tribune, encore retentissante des échos de Geisberg, David le peintre apporte le 27 nivôse ses conclusions sur le conservatoire du Muséum et le rentoilage des tableaux. Les vierges de Raphaël, du Corrège, défilent processionnellement après les bataillons du Rhin et de Moselle. Les paysages du Poussin, de Claude Lorrain, prennent la place des paysages ensanglantés du Hartz.

Enfin paraît Saint-Just. Il présidait en pluviôse pendant que l’on décrétait la loi sur le roulage et les transports. Aujourd’hui 23 ventôse il ouvre, il proclame la grande terreur. « Vous n’avez vu encore que les roses ! » Saint-Just promène l’épouvante sur tous les partis. Comme l’épervier qui paraît immobile et n’a pas encore trouvé la proie sur laquelle il veut fondre, il tient pendant deux heures la convention sous sa vague menace. Il ne conclut pas. Il met chacun en présence de lui-même, car il sait que la terreur, pour être un bon instrument de règne, doit d’abord entrer dans toutes les âmes. Personne n’excelle mieux que lui à tenir ainsi le glaive suspendu sur toutes les têtes avant de frapper. Quand il a fini, nul n’ose l’interroger. Chacun se demande en secret : De qui veut-il parler ? Quel est le coupable aujourd’hui ? Ai-je mérité sa haine ? Est-ce moi ? Il regardait du côté de Danton tout à l’heure ; mais qui oserait s’en prendre à Danton ? Il est donc vrai qu’il y a des traîtres autour de moi ! Et si l’on rencontre Saint-Just, on essaie de sourire à l’exterminateur, car, même parmi les héros, il a su faire pénétrer la peur. Celui-là même qui tout à l’heure racontait la victoire de Geisberg écrira de Saint-Just quarante ans après : « Son souvenir me fait encore frissonner. »

De ce moment, l’épouvante que l’on inspirait aux autres, on commence à la ressentir soi-même. On tutoie le génie de la mort. Depuis nivôse, les listes funèbres s’entassent dans le Moniteur immédiatement au-dessus de l’affiche des spectacles. La parole de Saint-Just a glacé. Cette ardeur de civilisation qui se mêlait à tout s’arrête. C’est comme un grand fleuve qui gèle en une nuit. Pendant trois mois, il ne reste plus que l’officiel de la terreur. Le silence s’est fait sur tous les bancs, plaine, montagne, marais. Vous entendriez le ronflement des Euménides.

Ainsi, dans la convention, chacun à son tour sort de son horizon ordinaire, de son tempérament, de sa spécialité. Un seul homme ne sort jamais de la sienne, un seul ne se prodigue pas en fonctions diverses. Pendant que les autres parcourent incessamment la circonférence, il se concentre de plus en plus. Il n’a qu’une fonction, toujours la même, le soupçon, l’accusation ; les autres s’agitent autour de la ruche bourdonnante ; ils vont, ils viennent, ils s’écartent. Robespierre seul est immobile. Toujours au même poste, immuable dans l’agitation universelle, il est l’œil fixe de 1793 qui veille sur la terreur même. Cela est pour beaucoup dans la fascination qu’il exerce.

Où s’est-il vu jamais une assemblée d’hommes ainsi présens partout, occupés de tout, de ce qui est loin et de ce qui est près, de l’ensemble et du détail, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, d’armées et de médailles antiques, de peuples et de bibliothèques, d’échafauds et de vases étrusques ? Ubiquité, universalité, c’est le nom de la convention.

Avec tant d’audaces, pourquoi n’aurait-elle pas osé fonder une ère nouvelle ? Elle l’osa. Fabre d’Églantine apporte à la fin de 1793 le nouveau calendrier ; Romme le commente. Les Français avaient tant besoin d’oublier leur passé ! Ils cherchèrent à oublier jusqu’aux noms antiques des jours, des mois, des saisons ; ils crurent un moment être arrachés à leurs gothiques fondemens. Jamais dans le monde moderne nation ne fit effort plus grand pour effacer ses souvenirs. Rien au reste ne semblait mieux calculé, plus réfléchi, que cette révolte contre l’ère vulgaire. Les temps se partagent d’eux-mêmes : après la création, le Christ ; après le Christ, la révolution. Tout était conforme à la science ; l’égalité des jours et des nuits à l’équinoxe d’automne ouvrait au 22 septembre l’ère de l’égalité civile. Ainsi on reflétait dans la loi les pensées constellées de l’univers. La grande république se trouve, comme une portion du firmament, inscrite dans la sphère céleste ; elle s’ordonne comme l’équation de la géométrie des mondes. Quelle garantie pour l’édifice nouveau ! Qui pourra le renverser, puisqu’il a pour lui l’armée des étoiles ?

Qui eût cru que cette géométrie humaine si profondément calculée s’écrivait sur le sable, et qu’après si peu d’années il n’en resterait plus de traces ? Les olympiades, les années des consuls, ont duré pendant des siècles ; l’hégire subsiste. L’ère de l’an I a passé avant la génération qui l’a fondée. Où sont les mois qui promettaient la moisson, germinal, messidor, fructidor ? Ils ont passé comme ceux qui annonçaient les tempêtes, brumaire, frimaire, nivôse. Rien n’est resté, ni le printemps, ni l’hiver. Où sont les fêtes du génie, des récompenses, de l’opinion ? Les cieux ont continué de graviter ; ils ont ramené l’égalité des jours et des nuits, mais ils ont laissé périr l’égalité et la liberté promises, météores dissipés dans le vide. La sphère poursuit sa course sans s’apercevoir qu’au 22 septembre elle ne ramène plus avec elle l’ordre politique qui la prenait à témoin. Les astres n’ont point épousé la république de l’an I ; ils ont mieux aimé leurs espaces déserts que les cieux sanglans de l’esprit humain. Les sans-culottides n’ont pu se populariser dans la plèbe des étoiles.

D’autre part, les peuples ont répudié l’ère nouvelle ; ils sont revenus à l’ancienne. Pourquoi ? Parce que les hommes de la révolution ont cru prématurément que l’âge de la science est arrivé, et qu’il servira désormais de base unique à toutes les conceptions. Une croyance antique qu’ils avaient négligée, soit crainte, soit mépris, s’est retrouvée ; un fantôme est apparu : un souffle grêle, comme celui de Samuel, s’est fait sentir ; l’édifice si savamment construit, appuyé sur les mondes, s’est évanoui.

Pourtant la chimère de l’ère nouvelle a existé douze ans ; les peuples s’y étaient accoutumés déjà. Qui serait assez hardi pour affirmer que dans les siècles des siècles cet édifice ou un autre semblable ne se relèvera jamais ?


EDGAR QUINET.

  1. Ces pages sont tirées d’un ouvrage en deux volumes qui paraîtront prochainement et qui composent une histoire critique de la révolution française. Ce livre, fruit d’un long travail, a pour introduction la Philosophie de l’histoire de France et pour conclusion la Campagne de 1815, qui ont paru l’une et l’autre dans la Revue, L’auteur a eu sous les yeux ce qu’il y a aujourd’hui de plus rare dans une histoire de la révolution, des mémoires et des documens inédits véritablement authentiques. Son but a été de dire la vérité en dehors des idolâtries comme des vindictes de parti.
  2. « J’étais opposé à Robespierre, parce que je n’ai jamais vu en lui un but déterminé. Il parlait sans cesse de vertu et de bonheur du peuple ; mais ce sont la des mots d’une bien grande étendue. On ne voyait pas ou il voulait venir. Après tout, il pouvait les appliquer a son pouvoir et les faire servir à son usage. » (Mémoires inédits de Baudot.)
  3. Mémoires inédits de Baudot.
  4. Mémoires inédits de Baudot.
  5. Moniteur de 1793, 1794, 1795. — Projet de code civil présenté à la convention nationale le 9 août 1793, au nom du comité de législation, par Cambacérès.
  6. Code Napoléon, suivi de l’exposé des motifs.