La Rôtisserie de la reine Pédauque/Épilogue

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Calmann-Lévy (p. 381-385).



Il n’est pas d’amour qui résiste à l’absence. Le souvenir de Jahel, d’abord cuisant, s’adoucit peu à peu et il ne m’en resta qu’une irritation vague, dont elle n’était plus même l’unique objet.

M. Blaizot se faisait vieux. Il se retira à Montrouge, dans sa maisonnette des champs, et me vendit son fonds, moyennant une rente viagère. Devenu, en son lieu, libraire juré, à l’Image sainte Catherine, j’y fis retirer mon père et ma mère, dont la rôtisserie ne flambait plus depuis quelque temps. Je me sentis du goût pour mon humble boutique, et je pris soin de l’orner. Je clouai aux portes de vieilles cartes vénitiennes et des thèses ornées de gravures allégoriques qui y font un ornement ancien et baroque, sans doute, mais plaisant aux amis de bonnes études. Mon savoir, à la condition de le cacher avec soin, ne me fut pas trop nuisible dans mon trafic. Il m’eût été plus contraire, si j’eusse été libraire-éditeur, comme Marc-Michel Rey, et obligé, comme lui, de gagner ma vie aux dépens de la sottise publique.

Je tiens, comme on dit, les auteurs classiques, et c’est une denrée qui a cours dans cette docte rue Saint-Jacques dont il me plairait d’écrire un jour les antiquités et illustrations. Le premier imprimeur parisien y établit ses presses vénérables. Les Cramoisy, que Guy Patin nomme les rois de la rue Saint-Jacques, y ont édité le corps de nos historiens. Avant que s’élevât le Collège de France, les lecteurs du roi, Pierre Danès, François Votable, Ramus, y donnèrent leurs leçons dans un hangar où retentissaient les querelles des crocheteurs et des lavandières. Et comment oublier Jean de Meung qui, dans une maisonnette de cette rue, composa le Roman de la Rose[1] ?

J’ai la jouissance de toute la maison, qui est vieille et date pour le moins du temps des Goths, comme il y paraît aux poutres de bois qui se croisent sur l’étroite façade, aux deux étages en encorbellement et à la toiture penchante, chargée de tuiles moussues. Elle n’a qu’une fenêtre par étage. Celle du premier est fleurie en toute saison et garnie de ficelles où grimpent au printemps les liserons et les capucines. Ma bonne mère les sème et les arrose.

C’est la fenêtre de sa chambre. On l’y voit de la rue, lisant ses prières dans un livre imprimé en grosses lettres, au-dessus de l’image de sainte Catherine. L’âge, la dévotion et l’orgueil maternel lui ont donné grand air, et, à voir son visage de cire sous la haute coiffe blanche, on jurerait une riche bourgeoise.

Mon père, en vieillissant, a pris aussi quelque majesté. Comme il aime l’air et le mouvement, je l’occupe à porter des livres en ville. J’y avais d’abord employé frère Ange, mais il demandait l’aumône à mes clients, leur faisait baiser des reliques, leur volait leur vin, caressait leur servante, et laissait la moitié de mes livres dans tous les ruisseaux du quartier. Je lui retirai sa charge au plus vite. Mais ma bonne mère, à qui il fait croire qu’il a des secrets pour gagner le ciel, lui donne la soupe et le vin. Ce n’est pas un méchant homme, et il a fini par m’inspirer une espèce d’attachement.

Plusieurs savants et quelques beaux esprits fréquentent dans ma boutique. Et c’est un grand avantage de mon état que d’y être en commerce quotidien avec des gens de mérite. Parmi ceux qui viennent le plus souvent feuilleter chez moi les livres nouveaux et converser familièrement entre eux, il est des historiens aussi doctes que Tillemont, des orateurs sacrés qui égalent en éloquence Bossuet et même Bourdaloue, des poètes comiques et tragiques, des théologiens en qui la pureté des mœurs s’unit à la solidité de la doctrine, des auteurs estimés de nouvelles espagnoles, des géomètres et des philosophes, capables, comme M. Descartes, de mesurer et de peser les univers. Je les admire, je goûte leurs moindres paroles. Mais aucun, à mon sens, n’égale en génie le bon maître que j’eus le malheur de perdre sur la route de Lyon ; aucun ne me rappelle cette incomparable élégance de pensée, cette douce sublimité, cette étonnante richesse d’une âme toujours épanchée et ruisselante, comme l’urne de ces fleuves qu’on voit représentés en marbre dans les jardins ; aucun ne me rend cette source inépuisable de science et de morale, où j’eus le bonheur d’abreuver ma jeunesse ; aucun ne me donne seulement l’ombre de cette grâce, de cette sagesse, de cette force de pensée qui brillaient en M. Jérôme Coignard. Je le tiens, celui-là, pour le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri sur la terre.



FIN

  1. Jacques Tournebroche ignorait que François Villon habita dans la rue Saint-Jacques, au Cloître-Saint-Benoît, la maison dite de la Porte verte. L’élève de M. Jérôme Coignard aurait pris sans doute plaisir à rappeler le souvenir de ce vieux poète qui, comme lui, connut diverses espèces de gens.