La Rôtisserie de la reine Pédauque/V

La bibliothèque libre.


Le lendemain, nous cheminions de bonne heure, mon maître et moi, sur la route de Saint-Germain. La neige qui couvrait la terre, sous la lumière rousse du ciel, rendait l’air muet et sourd. La route était déserte. Nous marchions dans de larges sillons de roues, entre des murs de potagers, des palissades chancelantes et des maisons basses dont les fenêtres nous regardaient d’un œil louche. Puis, ayant laissé derrière nous deux ou trois masures de terre et de paille à demi écroulées, nous vîmes, au milieu d’une plaine désolée, la croix des Sablons. À cinquante pas au delà commençait un parc très vaste, clos par un mur en ruines. Ce mur était percé d’une petite porte verte dont le marteau représentait une figure horrible, un doigt sur la bouche. Nous la reconnûmes facilement pour celle que le philosophe nous avait décrite et nous soulevâmes le marteau.

Après un assez long temps, un vieux valet vint nous ouvrir, et nous fit signe de le suivre à travers un parc abandonné. Des statues de Nymphes, qui avaient vu la jeunesse du feu roi, cachaient sous le lierre leur tristesse et leurs blessures. Au bout de l’allée, dont les fondrières étaient recouvertes de neige, s’élevait un château de pierre et de brique, aussi morose que celui de Madrid, son voisin, et qui, coiffé tout de travers d’un haut toit d’ardoises, semblait le château de la Belle au Bois dormant.

Tandis que nous suivions les pas du valet silencieux, l’abbé me dit à l’oreille :

— Je vous confesse, mon fils, que le logis ne rit point aux yeux. Il témoigne de la rudesse dans laquelle les mœurs des Français étaient encore endurcies au temps du roi Henri IV, et il porte l’âme à la tristesse et même à la mélancolie, par l’état d’abandon où il a été laissé malheureusement. Qu’il nous serait plus doux de gravir les coteaux enchanteurs de Tusculum, avec l’espoir d’entendre Cicéron discourir de la vertu sous les pins et les térébinthes de sa villa, chère aux philosophes. Et n’avez-vous point observé, mon fils, qu’il ne se rencontre sur cette route ni cabaret, ni hôtellerie d’aucune sorte, et qu’il faudra passer le pont et monter la côte jusqu’au rond-point des Bergères pour boire du vin frais ? Il se trouve en effet à cet endroit une auberge du Cheval-Rouge où il me souvient qu’un jour madame de Saint-Ernest m’emmena dîner avec son singe et son amant. Vous ne pouvez concevoir, Tournebroche, à quel point la chère y est fine. Le Cheval-Rouge est autant renommé pour les dîners du matin qu’on y fait, que pour l’abondance des chevaux et des voitures de poste qu’on y loue. Je m’en suis assuré par moi-même, en poursuivant dans l’écurie une certaine servante qui me semblait jolie. Mais elle ne l’était point ; on l’eût mieux jugée en la disant laide. Je la colorais du feu de mes désirs, mon fils. Telle est la condition des hommes livrés à eux-mêmes : ils errent pitoyablement. Nous sommes abusés par de vaines images ; nous poursuivons des songes et nous embrassons des ombres ; en Dieu seul est la vérité et la stabilité.

Cependant nous montâmes, à la suite du vieux valet, les degrés disjoints du perron.

— Hélas ! me dit l’abbé dans le creux de l’oreille, je commence à regretter la rôtisserie de monsieur votre père, où nous mangions de bons morceaux en expliquant Quintilien.

Après avoir gravi le premier étage d’un large escalier de pierre, nous fûmes introduits dans un salon, où M. d’Astarac était occupé à écrire près d’un grand feu, au milieu de cercueils égyptiens, de forme humaine, qui dressaient contre les murs leur gaine peinte de figures sacrées et leur face d’or, aux longs yeux luisants.

M. d’Astarac nous invita poliment à nous asseoir et dit :

— Messieurs, je vous attendais. Et puisque vous voulez bien tous deux m’accorder la faveur d’être à moi, je vous prie de considérer cette maison comme vôtre. Vous y serez occupés à traduire des textes grecs que j’ai rapportés d’Égypte. Je ne doute point que vous ne mettiez tout votre zèle à accomplir ce travail quand vous saurez qu’il se rapporte à l’œuvre que j’ai entreprise et qui est de retrouver la science perdue, par laquelle l’homme sera rétabli dans sa première puissance sur les éléments. Bien que je n’aie pas dessein aujourd’hui de soulever à vos yeux les voiles de la nature et de vous montrer Isis dans son éblouissante nudité, je vous confierai l’objet de mes études, sans craindre que vous en trahissiez le mystère, car je m’assure en votre probité, et, aussi, dans ce pouvoir que j’ai de deviner et de prévenir tout ce qu’on pourrait tenter contre moi, et de disposer, pour ma vengeance, de forces secrètes et terribles. À défaut d’une fidélité dont je ne doute point, ma puissance, messieurs, m’assure de votre silence, et je ne risque rien à me découvrir à vous. Sachez donc que l’homme sortit des mains de Jéhovah avec la science parfaite, qu’il a perdue depuis. Il était très puissant et très sage à sa naissance. C’est ce qu’on voit dans les livres de Moïse. Mais encore faut-il les comprendre. Tout d’abord, il est clair que Jéhovah n’est pas Dieu, mais qu’il est un grand Démon, puisqu’il a créé ce monde. L’idée d’un Dieu à la fois parfait et créateur n’est qu’une rêverie gothique, d’une barbarie digne d’un Welche ou d’un Saxon. On n’admet point, si peu qu’on ait l’esprit poli, qu’un être parfait ajoute quoi que ce soit à sa perfection, fût-ce une noisette. Cela tombe sous le sens. Dieu n’a point d’entendement. Car, étant infini, que pourrait-il bien entendre ? Il ne crée point, car il ignore le temps et l’espace, conditions nécessaires à toute construction. Moïse était trop bon philosophe pour enseigner que le monde a été créé par Dieu. Il tenait Jéhovah pour ce qu’il est en réalité, c’est-à-dire pour un puissant Démon, et, s’il faut le nommer, pour le Démiurge.

» Or donc, quand Jéhovah créa l’homme, il lui donna la connaissance du monde visible et du monde invisible. La chute d’Adam et d’Ève, que je vous expliquerai un autre jour, ne détruisit pas tout à fait cette connaissance chez le premier homme et chez la première femme, dont les enseignements passèrent à leurs enfants. Ces enseignements, d’où dépend la domination de la nature, ont été consignés dans le livre d’Enoch. Les prêtres égyptiens en avaient gardé la tradition, qu’ils fixèrent en signes mystérieux, sur les murs des temples et dans les cercueils des morts. Moïse, élevé dans les sanctuaires de Memphis, fut un de leurs initiés. Ses livres, au nombre de cinq et même de six, renferment, comme autant d’arches précieuses, les trésors de la science divine. On y découvre les plus beaux secrets, si toutefois, après les avoir purgés des interpolations qui les déshonorent, on dédaigne le sens littéral et grossier pour ne s’attacher qu’au sens plus subtil, que j’ai pénétré en grande partie, ainsi qu’il vous apparaîtra plus tard. Cependant, les vérités gardées, comme des vierges, dans les temples de l’Égypte, passèrent aux sages d’Alexandrie, qui les enrichirent encore et les couronnèrent de tout l’or pur légué à la Grèce par Pythagore et ses disciples, avec qui les puissances de l’air conversaient familièrement. Il convient donc, messieurs, d’explorer les livres des Hébreux, les hiéroglyphes des Égyptiens et les traités de ces Grecs qu’on nomme gnostiques, précisément parce qu’ils eurent la connaissance. Je me suis réservé, comme il était juste, la part la plus ardue de ce vaste travail. Je m’applique à déchiffrer ces hiéroglyphes, que les Égyptiens inscrivaient dans les temples des dieux et sur les tombeaux des prêtres. Ayant rapporté d’Égypte beaucoup de ces inscriptions, j’en pénètre le sens au moyen de la clé que j’ai su découvrir chez Clément d’Alexandrie.

» Le rabbin Mosaïde, qui vit retiré chez moi, travaille à rétablir le sens véritable du Pentateuque. C’est un vieillard très savant en magie, qui vécut enfermé pendant dix-sept années dans les cryptes de la grande Pyramide, où il lut les livres de Toth. Quant à vous, messieurs, je compte employer votre science à lire les manuscrits alexandrins que j’ai moi-même recueillis en grand nombre. Vous y trouverez, sans doute, des secrets merveilleux, et je ne doute point qu’à l’aide de ces trois sources de lumières, l’égyptienne, l’hébraïque et la grecque, je ne parvienne bientôt à acquérir les moyens qui me manquent encore de commander absolument à la nature tant visible qu’invisible. Croyez bien que je saurai reconnaître vos services en vous faisant participer de quelque manière à ma puissance.

» Je ne vous parle pas d’un moyen plus vulgaire de les reconnaître. Au point où j’en suis de mes travaux philosophiques, l’argent n’est pour moi qu’une bagatelle.

Quand M. d’Astarac en fut à cet endroit de son discours, mon bon maître l’interrompit :

— Monsieur, dit-il, je ne vous cèlerai point que cet argent, qui vous semble une bagatelle, est pour moi un cuisant souci, car j’ai éprouvé qu’il était malaisé d’en gagner en demeurant honnête homme, ou même différemment. Je vous serai donc reconnaissant des assurances que vous voudrez bien me donner à ce sujet.

M. d’Astarac, d’un geste qui semblait écarter quelque objet invisible, rassura M. Jérôme Coignard. Pour moi, curieux de tout ce que je voyais, je ne souhaitais que d’entrer dans ma nouvelle vie.

À l’appel du maître, le vieux serviteur, qui nous avait ouvert la porte, parut dans le cabinet.

— Messieurs, reprit notre hôte, je vous donne votre liberté jusqu’au dîner de midi. Je vous serais fort obligé cependant de monter dans les chambres que je vous ai fait préparer et de me dire s’il n’y manque rien. Criton vous conduira.

Après s’être assuré que nous le suivions, le silencieux Criton sortit et commença de monter l’escalier. Il le gravit jusqu’aux combles. Puis, ayant fait quelques pas dans un long couloir, il nous désigna deux chambres très propres où brillait un bon feu. Je n’aurais jamais cru qu’un château aussi délabré au dehors, et qui ne laissait voir sur sa façade que des murs lézardés et des fenêtres borgnes, fût aussi habitable dans quelques-unes de ses parties. Mon premier soin fut de me reconnaître. Nos chambres donnaient sur les champs, et la vue, répandue sur les pentes marécageuses de la Seine, s’étendait jusqu’au Calvaire du mont Valérien. En donnant un regard à nos meubles, je vis, étendu sur le lit, un habit gris, une culotte assortie, un chapeau et une épée. Sur le tapis, des souliers à boucles se tenaient gentiment accouplés, les talons réunis et les pointes séparées, comme s’ils eussent d’eux-mêmes le sentiment du beau maintien.

J’en augurai favorablement de la libéralité de notre maître. Pour lui faire honneur, je donnai grand soin à ma toilette et je répandis abondamment sur mes cheveux de la poudre dont j’avais trouvé une boîte pleine sur une petite table. Je découvris à propos, dans un tiroir de la commode, une chemise de dentelle et des bas blancs.

Ayant vêtu chemise, bas, culotte, veste, habit, je me mis à tourner dans ma chambre, le chapeau sous le bras, la main sur la garde de mon épée, me penchant, à chaque instant, sur mon miroir et regrettant que Catherine la dentellière ne pût me voir en si galant équipage.

Je faisais depuis quelque temps ce manège, quand M. Jérôme Coignard entra dans ma chambre avec un rabat neuf et un petit collet fort respectable.

— Tournebroche, s’écria-t-il, est-ce vous, mon fils ? N’oubliez jamais que vous devez ces beaux habits au savoir que je vous ai donné. Ils conviennent à un humaniste comme vous, car humanités veut dire élégances. Mais regardez-moi, je vous prie, et dites si j’ai bon air. Je me sens fort honnête homme dans cet habit. Ce M. d’Astarac semble assez magnifique. Il est dommage qu’il soit fou. Mais il est sage du moins par un endroit, puisqu’il nomme son valet Criton, c’est-à-dire le juge. Et il est bien vrai que nos valets sont les témoins de toutes nos actions. Ils en sont parfois les guides. Quand milord Verulam, chancelier d’Angleterre dont je goûte peu la philosophie, mais qui était savant homme, entra dans la grand’chambre pour y être jugé, ses laquais, vêtus avec une richesse qui faisait juger du faste avec lequel le chancelier gouvernait sa maison, se levèrent pour lui faire honneur. Mais le milord Verulam leur dit : « Asseyez-vous ! Votre élévation fait mon abaissement. » En effet, ces coquins l’avaient, par leur dépense, poussé à la ruine et contraint à des actes pour lesquels il était poursuivi comme concussionnaire. Tournebroche, mon fils, que l’exemple du milord Verulam, chancelier d’Angleterre et auteur du Novum organum, vous soit toujours présent. Mais, pour en revenir à ce seigneur d’Astarac, à qui nous sommes, c’est grand dommage qu’il soit sorcier, et adonné aux sciences maudites. Vous savez, mon fils, que je me pique de délicatesse en matière de foi. Il m’en coûte de servir un cabbaliste qui met nos saintes écritures cul par-dessus tête, sous prétexte de les mieux entendre ainsi. Toutefois, si comme son nom et son parler l’indiquent, c’est un gentilhomme gascon, nous n’avons rien à craindre. Un Gascon peut faire un pacte avec le diable ; soyez sûr que c’est le diable qui sera dupé.

La cloche du déjeuner interrompit nos propos.

— Tournebroche, mon fils, me dit mon bon maître en descendant les escaliers, songez, pendant le repas, à suivre tous mes mouvements, afin de les imiter. Ayant mangé à la troisième table de M. l’évêque de Séez, je sais comment m’y prendre. C’est un art difficile. Il est plus malaisé de manger comme un gentilhomme que de parler comme lui.