La Rôtisserie de la reine Pédauque/VI

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Nous trouvâmes dans la salle à manger une table de trois couverts où M. d’Astarac nous fit prendre place.

Criton, qui faisait office de maître d’hôtel, servit des gelées, des coulis et des purées douze fois passées au tamis. Nous ne vîmes point venir le rôti. Bien que nous fûmes, mon bon maître et moi, très attentifs à cacher notre surprise, M. d’Astarac la devina et nous dit :

— Messieurs, ceci n’est qu’un essai et, pour peu qu’il vous semble malheureux, je ne m’y entêterai point. Je vous ferai servir des mets plus ordinaires, et je ne dédaignerai pas moi-même d’y toucher. Si les plats que je vous offre aujourd’hui sont mal préparés, c’est moins la faute de mon cuisinier que celle de la chimie, qui est encore dans l’enfance. Ceci peut toutefois vous donner quelque idée de ce qui sera à l’avenir. Pour le présent, les hommes mangent sans philosophie. Ils ne se nourrissent point comme des êtres raisonnables. Ils n’y songent même pas. Mais à quoi songent-ils ? Ils vivent presque tous dans la stupidité, et ceux mêmes qui sont capables de réflexion occupent leur esprit à des sottises, telles que la controverse ou la poétique. Considérez, messieurs, les hommes dans leurs repas depuis les temps reculés où ils cessèrent tout commerce avec les Sylphes et les Salamandres. Abandonnés par les Génies de l’air, ils s’appesantirent dans l’ignorance et dans la barbarie. Sans police et sans art, ils vivaient nus et misérables dans les cavernes, au bord des torrents, ou dans les arbres des forêts. La chasse était leur unique industrie. Quand ils avaient surpris ou gagné de vitesse un animal timide, ils dévoraient cette proie encore palpitante.

» Ils mangeaient aussi la chair de leurs compagnons et de leurs parents infirmes, et les premières sépultures des humains furent des tombeaux vivants, des entrailles affamées et sourdes. Après de longs siècles farouches, un homme divin parut, que les Grecs ont nommé Prométhée. Il n’est point douteux que ce sage n’ait eu commerce, dans les asiles des Nymphes, avec le peuple des Salamandres. Il apprit d’elles et enseigna aux malheureux mortels l’art de produire et de conserver le feu. Parmi les avantages innombrables que les hommes tirèrent de ce présent céleste, un des plus heureux fut de pouvoir cuire les aliments et de les rendre par ce traitement plus légers et plus subtils. Et c’est en grande partie par l’effet d’une nourriture soumise à l’action de la flamme, que les humains devinrent lentement et par degrés intelligents, industrieux, méditatifs, aptes à cultiver les arts et les sciences. Mais ce n’était là qu’un premier pas, et il est affligeant de penser que tant de millions d’années se sont écoulées sans qu’on en ait fait un second. Depuis le temps où nos ancêtres cuisaient des quartiers d’ours sur un feu de broussailles, à l’abri d’un rocher, nous n’avons point accompli de véritable progrès en cuisine. Car sûrement vous ne comptez pour rien, messieurs, les inventions de Lucullus et cette tourte épaisse à laquelle Vitellius donnait le nom de bouclier de Minerve, non plus que nos rôtis, nos pâtés, nos daubes, nos viandes farcies, et toutes ces fricassées qui se ressentent de l’ancienne barbarie.

» À Fontainebleau, la table du Roi, où l’on dresse un cerf entier dans son pelage, avec sa ramure, présente au regard du philosophe un spectacle aussi grossier que celui des troglodytes accroupis dans les cendres et rongeant des os de cheval. Les peintures brillantes de la salle, les gardes, les officiers richement vêtus, les musiciens jouant dans les tribunes des airs de Lambert et de Lulli, les nappes de soie, les vaisselles d’argent, les hanaps d’or, les verres de Venise, les flambeaux, les surtouts ciselés et chargés de fleurs, ne peuvent vous donner le change ni jeter un charme qui dissimule la véritable nature de ce charnier immonde, où des hommes et des femmes s’assemblent devant des cadavres d’animaux, des os rompus et des chairs déchirées, pour s’en repaître avidement. Oh ! que c’est là une nourriture peu philosophique. Nous avalons avec une gloutonnerie stupide les muscles, la graisse, les entrailles des bêtes, sans distinguer dans ces substances les parties qui sont vraiment propres à notre nourriture et celles, beaucoup plus abondantes, qu’il faudrait rejeter ; et nous engloutissons dans notre ventre indistinctement le bon et le mauvais, l’utile et le nuisible. C’est ici pourtant qu’il conviendrait de faire une séparation, et, s’il se trouvait dans toute la faculté un seul médecin chimiste et philosophe, nous ne serions plus contraints de nous asseoir à ces festins dégoûtants.

» Il nous préparerait, messieurs, des viandes distillées, ne contenant que ce qui est en sympathie et affinité avec notre corps. On ne prendrait que la quintessence des bœufs et des cochons, que l’élixir des perdrix et des poulardes, et tout ce qui serait avalé, pourrait être digéré. C’est à quoi, messieurs, je ne désespère point de parvenir un jour, en méditant sur la chimie et la médecine un peu plus que je n’ai eu le loisir de le faire jusqu’ici.

À ces mots de notre hôte, M. Jérôme Coignard, levant les yeux de dessus le brouet noir qui couvrait son assiette, regarda M. d’Astarac avec inquiétude.

— Ce ne sera là, poursuivit celui-ci, qu’un progrès encore bien insuffisant. Un honnête homme ne peut sans dégoût manger la chair des animaux et les peuples ne peuvent se dire polis tant qu’ils auront dans leurs villes des abattoirs et des boucheries. Mais nous saurons un jour nous débarrasser de ces industries barbares. Quand nous connaîtrons exactement les substances nourrissantes qui sont contenues dans le corps des animaux, il deviendra possible de tirer ces mêmes substances des corps qui n’ont point de vie et qui les fourniront en abondance. Ces corps contiennent, en effet, tout ce qui se rencontre dans les êtres animés, puisque l’animal a été formé du végétal, qui a lui-même tiré sa substance de la matière inerte.

» On se nourrira alors d’extraits de métaux et de minéraux traités convenablement par des physiciens. Ne doutez point que le goût n’en soit exquis et l’absorption salutaire. La cuisine se fera dans des cornues et dans des alambics, et nous aurons des alchimistes pour maîtres-queux. N’êtes-vous point bien pressés, messieurs, de voir ces merveilles ? Je vous les promets pour un temps prochain. Mais vous ne démêlez point encore les effets excellents qu’elles produiront.

— À la vérité, monsieur, je ne les démêle point, dit mon bon maître en buvant un coup de vin.

— Veuillez, en ce cas, dit M. d’Astarac, m’écouter un moment. N’étant plus appesantis par de lentes digestions, les hommes seront merveilleusement agiles ; leur vue deviendra singulièrement perçante, et ils verront des navires glisser sur les mers de la lune. Leur entendement sera plus clair, leurs mœurs s’adouciront. Ils s’avanceront beaucoup dans la connaissance de Dieu et de la nature.

» Mais il faut envisager tous les changements qui ne manqueront pas de se produire. La structure même du corps humain sera modifiée. C’est un fait que, faute de s’exercer, les organes s’amincissent et finissent même par disparaître. On a observé que les poissons privés de lumière devenaient aveugles ; et j’ai vu, dans le Valais, des pâtres qui, ne se nourrissant que de lait caillé, perdent leurs dents de bonne heure ; quelques-uns d’entre eux n’en ont jamais eu. Il faut admirer en cela la nature, qui ne souffre rien d’inutile. Quand les hommes se nourriront du baume que j’ai dit, leurs intestins ne manqueront pas de se raccourcir de plusieurs aunes, et le volume du ventre en sera considérablement diminué.

— Pour le coup ! dit mon bon maître, vous allez trop vite, monsieur, et risquez de faire de mauvaise besogne. Je n’ai jamais trouvé fâcheux que les femmes eussent un peu de ventre, pourvu que le reste y fût proportionné. C’est une beauté qui m’est sensible. N’y taillez pas inconsidérément.

— Qu’à cela ne tienne ! Nous laisserons la taille et les flancs des femmes se former sur le canon des sculpteurs grecs. Ce sera pour vous faire plaisir, monsieur l’abbé, et en considération des travaux de la maternité ; bien que, à vrai dire, j’aie dessein d’opérer aussi de ce côté divers changements dont je vous entretiendrai quelque jour. Pour revenir à notre sujet, je dois vous avouer que tout ce que je vous ai annoncé jusqu’à présent n’est qu’un acheminement à la véritable nourriture, qui est celle des Sylphes et de tous les Esprits aériens. Ils boivent la lumière, qui suffit à communiquer à leur corps une force et une souplesse merveilleuses. C’est leur unique potion. Ce sera un jour la nôtre, messieurs. Il s’agit seulement de rendre potables les rayons du soleil. Je confesse ne pas voir avec une suffisante clarté les moyens d’y parvenir et je prévois de nombreux embarras et de grands obstacles sur cette route. Si toutefois quelque sage touche le but, les hommes égaleront les Sylphes et les Salamandres en intelligence et en beauté.

Mon bon maître écoutait ces paroles, replié sur lui-même et la tête tristement baissée. Il semblait méditer les changements qu’apporterait un jour à sa personne la nourriture imaginée par notre hôte.

— Monsieur, dit-il enfin, ne parlâtes-vous pas hier à la rôtisserie d’un certain élixir qui dispense de toute autre nourriture ?

— Il est vrai, dit M. d’Astarac, mais cette liqueur n’est bonne que pour les philosophes ; et vous concevez par là combien l’usage s’en trouve restreint. Il vaut mieux n’en point parler.

Cependant, un doute me tourmentait ; je demandai à mon hôte la permission de le lui soumettre, certain qu’il l’éclaircirait tout de suite. Il me permit de parler, et je lui dis :

— Monsieur, ces Salamandres, que vous dites si belles et dont je me fais, sur votre rapport, une si charmante idée, ont-elles malheureusement gâté leurs dents à boire de la lumière, comme les paysans du Valais ont perdu les leurs en ne mangeant que du laitage ? Je vous avoue que j’en suis inquiet.

— Mon fils, répondit M. d’Astarac, votre curiosité me plaît et je veux la satisfaire. Les Salamandres n’ont point de dents, à proprement parler. Mais leurs gencives sont garnies de deux rangs de perles, très blanches et très brillantes, qui donnent à leur sourire une grâce inconcevable. Sachez encore que ces perles sont de la lumière durcie.

Je dis à M. d’Astarac que j’en étais bien aise. Il poursuivit :

— Les dents de l’homme sont un signe de sa férocité. Quand on se nourrira comme il faut, ces dents feront place à quelque ornement semblable aux perles des Salamandres. Alors on ne concevra plus qu’un amant ait pu voir sans horreur et sans dégoût des dents de chien dans la bouche de sa maîtresse.