La Recherche de la Paternité (Louis Delzons)

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La Recherche de la Paternité (Louis Delzons)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 609-626).
LA
RECHERCHE DE LA PATERNITÉ


I

Le 1er septembre 1883, Ferdinand Brunetière écrivait ici : « Si nos lois devaient permettre un jour la recherche de la paternité, bien loin d’y voir le principe d’une heureuse réforme ou correction des mœurs, il y faudra reconnaître l’une de ces diminutions de moralité que la loi elle-même est obligée de consacrer quelquefois afin de ne pas devenir lettre morte et de retenir à tout prix, au milieu d’une société qui s’en va, quelque ombre au moins de son prestige antique. »

L’événement s’est accompli ; la recherche de la paternité est désormais permise ; la loi qui consacre cette nouveauté a été promulguée le 17 novembre 1912, et c’est évidemment, parmi les réformes qui touchent aux mœurs, une des plus graves depuis le Code civil et le début du XIXe siècle. On ne la jugera très exactement que par ses conséquences ; et ces conséquences elles-mêmes, nul ne peut dire ce qu’elles seront. Du moins, il est possible de l’apprécier dans son objet comme dans les raisons qui l’ont inspirée. En ce sens, il est naturel de se demander d’abord si notre époque mérite la condamnation que Brunetière prononçait par avance contre le temps qui inscrirait dans ses lois la recherche de la paternité. Est-il vrai que, depuis 1883, la moralité ait diminué, et qu’en somme cette diminution ait imposé un changement, sans lequel la loi ancienne serait restée telle qu’une ombre dépourvue de force et de vie, dans une société qui ne la comprenait plus ?

Il y a toujours eu de mauvaises mœurs ; il y en avait en 1883 comme en 1804, comme avant la Révolution, et notre temps n’est pas meilleur que ses devanciers ; il n’est pas non plus sensiblement pire. Mais la moralité générale d’une époque ne se mesure pas seulement par le nombre plus ou moins faible des infractions à la règle traditionnelle. Elle se manifeste aussi bien dans un certain état de l’opinion. Tant que la loi morale, le mariage, la famille sont fortement respectés, l’opinion publique est sévère à quiconque se permet de leur porter atteinte ; quand elle devient indulgente, c’est donc que ce respect a lui-même diminué. Ainsi, on a pu voir, depuis trente ans, les peines de l’adultère s’abaisser jusqu’à une amende de 25 francs ; le manquement à la foi conjugale n’est presque plus un délit, et s’il demeure une faute, le divorce en assure la réparation ; car l’époux coupable peut aujourd’hui épouser son complice. On a vu pareillement les enfans adultérins, nés de cette faute, admis à la légitimation. Ces exemples, et il y en a d’autres, montrent nettement que la notion morale, telle qu’on la comprenait encore en 1883 et bien mieux au commencement du siècle dernier, s’est considérablement affaiblie. Le mariage, surtout, et la famille légitime ne sont plus protégés par le sentiment qui les faisait intangibles. Et c’est même plus que de l’indulgence, c’est une complaisance qui se manifeste publiquement dans le livre, au théâtre, à la tribune du Parlement, envers les irréguliers. Le droit de l’individu, c’est-à-dire son bon plaisir, l’a emporté sur l’intérêt du groupe familial et de la société. Il a même persuadé des personnes qui, d’ailleurs, pour elles-mêmes, sont aussi éloignées que possible de toute irrégularité. Si bien encouragé, il s’est affirmé librement : c’est le résultat de cette complaisance générale, que ceux qui en bénéficient ne sentent plus la nécessité d’une certaine retenue.

Ces faits nouveaux qui éclatent à tous les yeux, on est bien forcé de les constater au moment où tombe la vieille loi qui interdisait la recherche de la paternité. Il faut donc reconnaître avec Brunetière que cette réforme a été préparée par une diminution de moralité, et, d’une manière plus précise, par un état de l’opinion publique où le mariage, l’intérêt des enfans légitimes, le souci d’une grande règle sociale ne trouvent plus la même faveur qu’autrefois. Cela dit, on doit s’empresser d’ajouter que d’autres causes ont agi. Ce n’est pas tout qu’un projet de réforme, qui atteindra les hommes de toutes les conditions, ne se heurte pas à des idées solides, infranchissables qui l’arrêtent au passage ; il a besoin qu’un courant vigoureux l’entraîne. La route est si longue aujourd’hui, si tortueuse, si encombrée pour mener un tel projet de ses origines premières jusqu’au terme où il deviendra loi ! La recherche de la paternité a été justement soutenue par quelques raisons vigoureuses qui faisaient mieux que d’apaiser les hostilités, qui lui gagnaient des sympathies. Et ces raisons se rapportent à la fille séduite, à l’enfant né de la séduction.


II

Le principal argument qu’on invoquait jadis, pour interdire à la fille-mère de rechercher le père de son enfant, faisait valoir l’intérêt général des femmes. Dans la lutte éternelle qui les expose aux entreprises des hommes, leur intérêt est d’être épousées ; celles qui succombent, au lieu de se donner en légitime mariage, commettent envers leur sexe une véritable trahison. Or, disait-on, il est indispensable, si l’on ne veut pas que les trahisons se multiplient, d’en laisser les coupables éprouver les conséquences les plus dures ; que la fille qui a eu la faiblesse de céder garde donc, avec la honte de sa faute, la charge d’élever seule l’enfant qu’elle met au monde. A ce prix et devant un si pénible exemple, toutes les femmes reconnaîtront les dangers d’une telle faiblesse et l’utilité de la bonne conduite qui leur maintient, à toutes, les meilleures chances d’être épousées. L’interdiction de rechercher le père naturel devait donc servir comme d’une menace qui assurerait, même les plus chancelantes, dans la route du devoir et de l’intérêt général des femmes. En 1804, les rédacteurs du Code civil avaient une foi complète dans cet argument ; en 1883, on y croyait encore, et quand la proposition de M. Bérenger fut discutée au Sénat, M. Cazot la combattit victorieusement par ce moyen qui parut convaincant entre tous. En est-il de même aujourd’hui ? Un argument de morale utilitaire ne vaut que par les résultats pratiques dont il peut justifier. Quels sont ici les résultats ? En 1804, on comptait 42 000 naissances illégitimes contre 862 000 légitimes, c’est-à-dire dans la proportion de 5 pour 100. En 1883, on trouve 74 000 enfans naturels contre 864 000 légitimes, c’est-à-dire une proportion de 8,56 pour 100 ; et en 1910, les naissances illégitimes sont de 67 000 contre 707 000 légitimes, c’est-à-dire une proportion de 9,47 pour 100. Qu’est-ce à dire ? On a prétendu effrayer les femmes en interdisant la recherche de la paternité et en leur imposant la charge exclusive de l’enfant ; on a cru, par cette frayeur, les empêcher de succomber. Voici les faits : le nombre de celles qui succombent, loin de diminuer, s’est accru. On ne manquera pas de répondre, et on a répondu, en effet, que les conditions générales de la vie avaient grandement changé, et que c’étaient elles qu’il fallait rendre responsables de cet accroissement de naissances naturelles. A n’en pas douter. Mais la loi doit être adaptée à la société du XXe siècle, non pas à celle de 1804. Paris n’a plus 500 000 habitans, mais 2 500 000 ; les grandes villes qui n’existaient pas, il y a cent ans, se sont partout développées ; les usines qu’on ne connaissait pas se sont partout édifiées. Et la grande ville, la vie de l’usine et de l’atelier, exposent une foule de jeunes filles à la promiscuité journalière, aux tentations du plaisir, de la coquetterie, de l’amour enfin. On peut le regretter, mais c’est un fait ; c’est bien cette existence et non pas une autre qu’on voit dès qu’on jette les yeux autour de soi, et il n’est pas permis de constater les risques qu’elle comporte sans s’inquiéter aussitôt de protéger toutes ces jeunes filles qui ont souvent la force d’y résister, mais qui n’ont jamais la liberté de s’y soustraire.

Ici l’argument ancien de l’utilité féminine a singulièrement évolué, pour venir en définitive à l’encontre de la thèse qu’il fortifiait jadis. La preuve est faite : la crainte de l’enfant qu’il faudra mettre au monde, nourrir, élever, est sans force pour retenir un trop grand nombre de ces filles au moment de la faute. La défense de rechercher le père naturel manque ainsi son but essentiel. Que donne-t-elle alors ? Elle donne ceci que les filles-mères, ouvrières, domestiques, après avoir cédé souvent soit à un abus d’autorité, soit à une promesse de mariage, soit à une séduction dolosive, se trouvent seules pour subir l’épreuve morale et physique de la maternité, pour en supporter toute la charge pécuniaire. Certaines s’affolent. De là des crimes contre l’enfant : avortemens, infanticides ; des crimes contre l’amant, revolver ou vitriol. D’autres se laissent glisser à la prostitution. Enfin, et en mettant les choses au mieux, le fardeau de l’enfant pèse de tout son poids sur une créature assez en peine de gagner sa propre vie, alors que le père de cet enfant est libre, insouciant, joyeusement oublieux. De si misérables déchéances sont-elles à l’avantage de toutes les femmes ? On a pu le penser dans un temps où chacun sentait la force d’une discipline sociale inflexible, et où ces cruelles aventures ne montraient à tous que leur valeur exemplaire. Mais parce que la discipline a faibli, parce que l’utilité de tels exemples n’apparaît plus, on voit au contraire que toutes les femmes sont intéressées à ce que celles qui ont failli n’aillent pas jusqu’au crime, ne tombent pas dans la prostitution, ne soient pas écrasées par la misère. Du moins, l’intérêt des femmes reste avant tout de préserver la dignité féminine qui ne trouve sa sauvegarde que dans le mariage. Mais leur intérêt est ensuite de ne pas abandonner à tous les égaremens du désespoir celles qui ont eu la faiblesse de succomber.

Ainsi comprise, cette sorte d’utilité devait d’autant mieux convaincre les esprits qu’il s’y mêle une raison toute sentimentale, un désir de justice et un besoin de charité. Il est à l’honneur de notre temps, si imparfait par ailleurs, qu’on n’y peut rien tenter contre ce double sentiment, et qu’il suffit, à lui seul, pour combattre et ruiner des usages, des institutions par lesquels il est trop vivement choqué. Ni la justice, ni la charité ne s’accommodent de l’inégalité des devoirs et des charges entre le père et la mère naturels : c’est pourquoi cette inégalité est apparue, de plus en plus, dans nos lois, telle qu’une étrangeté pénible et même odieuse, et il a été aussi facile de la supprimer en 1912 que, naguère, il avait semblé nécessaire de la conserver. On reconnaît ici un témoignage significatif de l’évolution qui s’est faite depuis un siècle et surtout depuis trente ans. Si elle s’est précipitée en ces derniers temps, c’est qu’on est mieux averti de toutes les infortunes, et qu’on s’y préoccupe davantage de les soulager. Les malheurs de la fille-mère ont attiré particulièrement ces soucis. On s’est inquiété de savoir ce qu’elle pouvait devenir ; on est allé à son secours, tant à cause d’elle que pour son enfant : les œuvres se sont multipliées. Et cet élan charitable, qu’on le remarque, est venu de la classe sociale la plus directement intéressée au maintien d’une discipline qui fait encore, telle qu’elle existe, le meilleur de sa force. Des écrivains comme M. le comte d’Haussonville dénonçaient, en 1887, le sort lamentable auquel la loi condamnait la fille du peuple séduite et abandonnée. M. Bérenger continuait la campagne. Ainsi le développement magnifique de la bienfaisance servait à renseigner et à convaincre : on était convaincu dès qu’on était renseigné ; toutes les personnes de bonne foi, qui s’en allaient dans les quartiers pauvres découvrir, visiter, secourir ces malheureuses filles, revenaient avec la même conviction : il y a dans cette loi, qui interdit de rechercher le père, quelque chose d’injuste qu’il faut corriger.

En réalité, depuis assez longtemps, la correction avait été essayée ; et c’est même parce qu’elle atténuait notablement le mal qu’on a pu attendre jusqu’à maintenant pour changer la loi elle-même. Le sentiment public, qui répond au besoin général d’une justice, se satisfaisait en partie grâce à ceux qui ont précisément mission de rendre la justice. Ici, comme dans toutes les questions qui touchent le plus à la vie des citoyens, les magistrats se faisaient les interprètes du vœu secret des consciences. Dès 1845, on les voit qui tâchent d’adoucir la règle si rigoureuse du Code civil. Ils respectent la loi ; ils ne permettent pas que le père d’un enfant naturel soit recherché. Mais c’est bien respecter aussi la loi, que d’appliquer ce grand principe du même Code : « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé à autrui par sa faute. » Or la fille qui devient mère a bien le droit de dire qu’elle a subi un dommage, que ce dommage a été causé par l’homme qui l’a rendue mère, qu’enfin cet homme lui doit réparation. Oui, semble-t-il. Cependant, il lui est interdit de rechercher le père de son enfant. Comment donc concilier cette défense, qui est absolue, avec le droit qui ne l’est pas moins, pour toute personne, d’obtenir réparation d’un préjudice ? Les magistrats y sont arrivés en disant que la réparation serait due, toutes les fois que la demande s’appuierait sur une séduction caractérisée, ou que l’auteur du préjudice aurait fait lui-même l’aveu de sa faute en promettant de la réparer. Dans le premier cas, voici une fille qui prouve par des lettres qu’elle a cédé à des promesses de mariage : la séduction est certaine ; la faute du séducteur, évidente : c’est cette faute qu’il devra réparer en payant des dommages-intérêts, sans qu’il soit fait échec à la défense de rechercher la paternité. L’autre cas est encore plus démonstratif : il n’y a pas eu de promesse de mariage, pas de séduction au sens légal ; mais pendant la grossesse, après la naissance de l’enfant, le père s’est reconnu lui-même pour tel, et s’est engagé à secourir la mère ; ici encore, sans rechercher la paternité, on peut retenir l’aveu et l’engagement, et par suite, sans enfreindre la loi, condamner cet homme à payer une indemnité. On voit combien le détour est ingénieux. Ce n’est qu’une subtilité. La loi n’est respectée qu’en apparence. En fait, sinon en droit, les juges en arrivent à qualifier un homme de père naturel, alors que la loi ne permet de donner cette qualité qu’à celui qui la prend volontairement dans un acte authentique.

L’effort des magistrats avait du moins réussi à mettre de la justice et de l’humanité dans une loi qui en était trop dépourvue. Il avait eu d’autres conséquences importantes, qui étaient d’affaiblir peu à peu deux raisons invoquées dès le Code civil pour interdire la recherche de la paternité : à savoir la crainte du scandale et l’incertitude de cette paternité.

Autant que l’argument d’utilité morale, tiré de l’intérêt général des femmes, la peur du scandale est cause que la recherche de la paternité fut interdite en 1804, après l’avoir été dès la Révolution. L’ancienne France, on le sait, admettait la recherche ; on connaît la maxime énergique de Loisel « qui faict l’enfant, le doit nourrir ; » on connaît aussi cette règle singulière : virgini parturienti creditur, accordant créance, et du moins une créance provisoire, à la fille qui dénonçait dans les douleurs de l’enfantement le père de son enfant ; et tout le monde se rappelle enfin les abus si justement dénoncés par l’avocat général Servan, au XVIIIe siècle, d’une recherche trop facile et trop souvent intéressée. Ces abus avaient assez vivement frappé les contemporains pour que le droit révolutionnaire, si favorable aux enfans naturels, leur défendît cependant de rechercher leur père ; au surplus, les idéologues de la Convention n’admettaient pas que les parens naturels fussent assez peu soucieux de leur devoir pour ne pas reconnaître tout de suite, et volontairement, les enfans nés de leurs œuvres. Au temps où se rédige le Code civil, cette vue abstraite est délaissée. Mais on n’oublie pas les recherches scandaleuses de l’ancien régime ; on n’en veut à aucun prix, et on prend, contre la possibilité du scandale, la mesure la plus énergique qui est d’interdire la recherche, absolument. Depuis le Code civil, chaque fois qu’un effort s’est dessiné pour modifier la loi, on n’a pas manqué de dire : « Songez aux procès abominables que vous allez provoquer ! Il n’est pas une fille de ferme qui ne s’entendra avec un domestique, pas une ouvrière qui ne se mettra d’accord avec un camarade pour organiser contre le maître, contre le patron, le chantage qu’il est presque impossible de déjouer, et qui laisse toujours, même quand il échoue, sur les réputations les plus respectables, une trace suspecte ! » Ce langage était assez troublant : en 1883, il n’a pas manqué son effet. Et pourtant, en 1883 déjà, la jurisprudence montrait ses excès et ses erreurs. Les tribunaux allouaient des dommages-intérêts à la fille séduite comme à la mère envers qui le père naturel avait reconnu, et sa faute, et son devoir de la réparer. Suppose-t-on que de tels procès ne comportaient aucun scandale ? Évidemment non. La curiosité publique s’éveillait ; les journaux donnaient des comptes rendus ; il se faisait du bruit autour des causes de cette espèce. Mais les magistrats ne s’en étaient pas émus, et avaient maintenu fermement leur jurisprudence. Ils s’inspiraient d’un double motif : d’abord le scandale n’était pas à regretter quand il punissait la perfidie d’un séducteur ou la lâcheté d’un père naturel soudain fatigué de nourrir son enfant ; d’autre part, les scandales immérités devaient se faire de plus en plus rares, et même finir par disparaître, quand il serait dûment établi et connu de tout le monde qu’aucune demande ne pouvait réussir, à moins d’être fondée sur des preuves certaines, ou de la séduction, ou des engagemens du père naturel. C’est ainsi que, depuis 1845 jusqu’à maintenant, et surtout dans les trente dernières années, les tribunaux ont accueilli libéralement les réclamations appuyées par des lettres, par des documens précis, et ont rejeté toutes les autres. Il en est résulté que de nombreuses infortunes ont pu être réparées : il n’en est pas résulté que des familles irréprochables fussent troublées par le scandale. Et l’on voit donc que le travail obstiné de la jurisprudence avait rendu assez vaine la crainte de ce scandale, en démontrant qu’au prix d’un peu de sagacité et de quelques précautions il pouvait être évité.

Il faut en dire autant de cette autre crainte qui se fondait sur l’impossibilité de prouver la paternité naturelle. Comment, disait-on, autoriser la recherche, alors que le fait de la paternité n’est pas susceptible d’une preuve directe, et que, dans le mariage même, c’est par une simple présomption que le mari de la mère est déclaré père de l’enfant ? L’argument est saisissant. Les magistrats, qui accordaient des dommages-intérêts à la fille-mère, n’ont pas voulu le combattre. Ils l’ont combattu toutefois, ou, du moins, ils ont montré qu’on pouvait, sans imprudence, admettre une paternité naturelle dans des cas déterminés. Il est prouvé qu’un homme a obtenu les faveurs d’une fille vierge en lui promettant de l’épouser, et cette fille devient mère dans le même temps où elle cédait à cette promesse ; les tribunaux n’ont pas dit que cet homme était le père de l’enfant, mais ils l’ont considéré comme tel, puisqu’ils l’ont condamné à des dommages-intérêts, et ils ont eu évidemment raison. Un autre homme écrit, pendant la grossesse, en reconnaissant sa paternité ; il la reconnaît mieux encore, après la naissance, en aidant à l’éducation de l’enfant ; les tribunaux ont retenu à sa charge cette conduite et ces engagemens. Qu’ont-ils fait dans l’un et l’autre cas ? Ils ont établi, sans le dire, que la paternité naturelle pouvait être proclamée contre la résistance du père, lorsque c’était lui-même qui, par ses écrits, par ses actes, l’avait formellement avouée. Dès lors, il n’y a plus d’incertitude ; du moins, l’incertitude physiologique est dissipée par les raisons les plus fortes, à savoir le consentement et la reconnaissance du père.

On voit quel appui les partisans de la recherche trouvaient dans cette jurisprudence humaine autant qu’ingénieuse. Tandis que les magistrats leur rendaient ainsi le service d’user lentement les obstacles, ils redoublaient d’ardeur. Dans leur campagne, les impulsions généreuses et les soucis d’équité ont eu certainement plus de part et plus d’effet que les attaques systématiques contre le mariage, la famille légitime et la société régulière. Il restait cependant qu’à permettre la recherche de la paternité, on ne se contentait pas de tirer de peine les filles-mères abandonnées ; on attribuait un état civil, des droits moraux et pécuniaires à des enfans naturels ; on faisait tort aux enfans légitimes que le père pourrait avoir en se mariant ; on portait une atteinte sérieuse à la famille légitime. Mais il s’est produit ici un phénomène analogue à celui qui a montré l’intérêt général des femmes engagé autrement qu’il ne l’était jadis, et dans le sens de la recherche plutôt que pour son interdiction. La société reste intéressée essentiellement à l’intégrité de la famille légitime. Toutefois, elle l’est aussi, quoique moins fortement, à ce que les enfans naturels ne soient privés ni de soins, ni d’alimens, ni d’éducation. Elle a besoin qu’ils vivent ; car elle compte, chaque année, les vies humaines qui maintiennent à peu près le chiffre de sa population : tout sacrifice lui est redoutable. Elle a besoin qu’ils soient élevés décemment ; car livrés à eux-mêmes et au hasard, ils accroissent cette armée du crime qui devient de plus en plus menaçante. Enfin, elle a besoin que le père et la mère, comme c’est leur devoir, se chargent de cette éducation ; car elle plie déjà sous le fardeau des dépenses que les enfans délaissés imposent à l’assistance publique. Voilà donc un intérêt social de premier ordre qui commande de rechercher le père naturel pour le forcer à nourrir et à élever son enfant. Sans doute, la famille légitime en sera quelque peu atteinte ; mais peut-être, aussi, n’est-il pas impossible de concilier ses droits primordiaux et ceux qu’il paraît nécessaire de donner à l’enfant au regard du père naturel.

Cette nécessité a pénétré les esprits, et, lorsque le Sénat vota le premier, en 1910, la proposition qui est devenue récemment une loi, on sentit qu’il ratifiait un vœu de l’opinion. Il faut dire aussi que c’est alors, la générosité qui l’a entraîné ; c’est le désir d’empêcher une injustice ou d’en permettre la réparation ; c’est le souci du sort, et de la mère, et de l’enfant. A aucun moment, dans ces débats ni dans ceux de la Chambre, il n’a été soutenu que le mariage devait subir un échec, ni que la famille légitime devait être amoindrie. Il importe de le rappeler au moment où la loi entre en vigueur : elle doit être appliquée dans l’esprit même où elle a été votée.


III

Que dit cette loi ?

Elle a un triple objet : elle énumère les cas où la recherche de la paternité est permise ; elle précise d’autres cas où le demandeur ne sera même pas admis à faire sa preuve ; elle prend enfin des mesures pour décourager les demandes frauduleuses et les tentatives de chantage.

La première partie était la plus délicate, la plus difficile, la plus dangereuse aussi ; c’est là que les intéressés vont trouver le droit d’agir. Il fallait que la loi retint seulement les cas où l’incertitude de la paternité se réduit jusqu’à disparaître. La loi s’est inspirée du Code civil d’abord, puis de la jurisprudence établie en matière de séduction ou fondée sur les engagemens du père naturel ; elle a retenu enfin la circonstance d’une vie commune qui a réuni les parens. Elle semble se renfermer ainsi dans les limites les plus prudentes.

C’est au Code civil qu’est pris le premier cas, celui de l’enlèvement, quand l’époque s’en rapporte à celle de la conception. Sous la même condition, la loi nouvelle assimile à l’enlèvement le viol. On avait hésité jadis sur ce point. On ne devait plus hésiter, du moment qu’on allait admettre des présomptions de paternité qui n’ont pas physiologiquement la même rigueur.

Le second cas est ainsi défini : « séduction accomplie à l’aide de manœuvres dolosives, abus d’autorité, promesses de mariage ou fiançailles, et s’il existe un commencement de preuve par écrit, dans les termes de l’article 1347. » Ce sont très exactement les circonstances où les tribunaux avaient coutume d’accueillir une demande de dommages-intérêts formée par la fille séduite contre le séducteur ; elles font toutes ressortir une faute ; elles doivent toutes engager une responsabilité, et c’est ici que le sentiment public trouvera le mieux à se contenter. L’homme qui a usé de manœuvres dolosives, qui a commis l’abus d’autorité, qui a fait les promesses de mariage, ne sera plus seulement responsable envers la fille qu’il a rendue mère : il sera tenu aussi envers son enfant. Rien ne semble plus équitable ; et la conscience publique ne trouvera pas à s’alarmer d’une incertitude qui rende la paternité douteuse. Qu’on le remarque : c’est ici le cas où la fille a été certainement victime ; le plus souvent, elle sera mineure ; elle sera dans la dépendance de l’homme, ouvrière, domestique, employée ; elle aura été recherchée en mariage. De toutes manières, elle se présente à la justice avec les garanties d’un malheur qu’elle aura subi et d’une honnêteté qui donnera plus de force à sa parole. Cependant, quelque faveur qu’elle semble mériter, la loi a voulu écarter les chances les plus légères d’incertitude. Il ne suffira donc pas qu’elle apporte des présomptions graves et précises. Elle ne saurait être écoutée si elle ne fournit un « commencement de preuve par écrit » des faits de séduction qu’elle invoque. Ce commencement de preuve par écrit, le Code le définit : « tout écrit qui émane de celui à qui on l’oppose et qui rend vraisemblable le fait allégué. » Il faudra donc que la mère, agissant au nom de son enfant, apporte en justice un écrit, émané du père prétendu, et qui rende vraisemblables, ou les manœuvres dolosives, ou l’abus d’autorité, ou la promesse de mariage : les magistrats apprécieront cette vraisemblance. Et sans doute, l’exigence de la loi pourra paraître ici un peu sévère ; elle sera cause que, dans tous les cas où l’écrit manquera, la demande sera rejetée. Mais il était indispensable de prendre les précautions les plus strictes ; la preuve par témoignage aurait été trop dangereuse. En somme, il n’est pas excessif de réclamer, pour la preuve de la séduction d’où doit résulter la reconnaissance de la paternité, autant de précision et de sûreté que pour un contrat pécuniaire.

C’est encore un écrit émané du prétendu père qui sera exigé dans le troisième cas prévu par la loi : celui où on soutient qu’il a purement et simplement reconnu sa paternité. Cette reconnaissance ne pouvait résulter de propos rapportés par des auditeurs plus ou moins dignes de foi : il fallait la déclaration écrite du père. Et la loi ajoute que cette déclaration doit constituer un aveu non équivoque de paternité : elle remet de nouveau au magistrat la tâche d’apprécier ce caractère « non équivoque. » C’est ainsi que, dans la jurisprudence qui a précédé la loi, le juge tirait de cet aveu le principe des dommages-intérêts alloués à la mère. Désormais il en tirera la preuve de la paternité. Les effets sont modifiés ; mais son rôle reste le même.

En ce sens, on peut rapprocher, du troisième cas, le cinquième : la loi n’innove pas beaucoup plus en admettant la paternité, quand le père prétendu a pourvu ou participé à l’entretien et à l’éducation de l’enfant en qualité de père. C’est à peu près ainsi et aux mêmes conditions, que les tribunaux condamnaient le prétendu père à payer une pension pour nourrir et pour élever son enfant. Seulement, ils ne parlaient que de contribution pécuniaire et non de paternité ; désormais, ils proclameront la paternité : encore ici, les effets de la décision sont changés, non les motifs.

En revanche, le quatrième cas est tout à fait nouveau. La loi y vise un fait assez fréquent et qui, moins que tout autre, peut laisser des doutes sur la paternité. Un homme et une femme ont vécu maritalement ; un enfant nait, dont la conception se place à l’époque de cette existence maritale. Il y a ici, avec l’état de mariage, une analogie de fait qui comporte une présomption analogue : le père présumé sera l’homme qui a tenu dans cette union libre et, comme dit la loi, dans ce concubinage, le rôle du mari dans le mariage. Il convient toutefois que le concubinage ait été notoire : cette notoriété est facile à établir, et on ne risque pas les hésitations ni les contradictions des témoignages sur un fait aussi simple.

On ne reprochera certes pas à cette énumération d’être trop large ni trop aventureuse. La loi s’est contentée d’assimiler le viol à l’enlèvement, de consacrer la jurisprudence en lui donnant seulement la sanction nouvelle d’une reconnaissance de paternité, enfin d’ajouter le cas du concubinage notoire. Tout cela reste prudent et mesuré : on n’y aperçoit pas la place du chantage organisé, ni d’une exploitation frauduleuse.

Cependant, on n’a pas estimé que le péril fût suffisamment écarté. Et la loi a soin de fixer, par opposition aux cas où la recherche est possible, où la paternité peut être admise, ceux où elle ne doit pas l’être, où la demande ne sera même pas recevable.

Et d’abord, il ne devait pas être permis à une femme, dont l’inconduite est certaine, de choisir, parmi ses amans de passage, celui à qui elle prétendrait imposer une paternité, dont elle ne sait pas le plus souvent elle-même quel peut être l’auteur. L’action en recherche sera donc refusée à l’enfant de cette femme. Les sentimens de justice et de pitié que peut inspirer le sort de l’enfant naturel trouvent ici leur limite. Et l’intérêt social commande évidemment d’interdire la recherche, dans un cas où elle présente au plus haut point le double danger de l’incertitude et du scandale. Il a paru même que la mère d’une inconduite notoire ne devait pas être seule exclue : la loi vise aussi celle qui, « pendant la période légale de conception, a eu commerce avec un autre individu... » Le danger est pareil : la défense sera donc pareillement absolue. Et l’on entend bien que de tels procès n’iront pas sans des surprises qui pourront être cruelles. L’action en recherche est intentée par la mère pendant la minorité de l’enfant, ou par l’enfant lui-même dans l’année qui suivra sa majorité. Si c’est l’enfant majeur qui agit, en toute bonne foi, il est possible que le prétendu père lui oppose ces fins de non-recevoir, l’inconduite de sa mère, les relations qu’elle a entretenues avec un autre homme au temps de la conception. De là des débats qui seront vite très âpres et très douloureux. Mais comment les éviter ? Encore une fois, quand l’intérêt social s’impose avec tant de force, les intérêts individuels ne doivent plus compter.

Ces deux exclusions prononcées par la loi ne sont pas les seules ; elles ont été motivées par l’incertitude de la paternité. Or il y a plus que l’incertitude, c’est à savoir l’impossibilité. L’action ne saurait être recevable quand le prétendu père peut prouver l’impossibilité physique de sa paternité, qu’elle résulte de l’éloignement ou de quelque accident. Cette règle allait de soi ; il était utile, toutefois, de l’inscrire expressément dans la loi. Aucune précaution n’est à négliger dans une matière si délicate : et le juge, à qui de si larges pouvoirs sont d’ailleurs confiés, préférera lui-même leur trouver, dans de pareils cas, des bornes infranchissables.

La précaution a été plus sévère encore. La jurisprudence de la séduction avait tenté de décourager les entrepreneurs de scandales, et généralement ce monde d’agens suspects qui grouille autour des successions opulentes, qui monte un procès comme une mauvaise affaire de finance. Elle y avait à peu près réussi, en rejetant impitoyablement toutes les demandes de dommages-intérêts qui ne s’appuyaient pas sur des preuves formelles et des engagemens précis. Mais les praticiens du chantage, toutes les fois que le chantage, comme on dit, en valait la peine, ne couraient pas grand risque à l’organiser : simplement les frais du procès. D’ailleurs, certains de l’échec final de la demande elle-même, ils pouvaient multiplier les incidens de procédure, pour la prolonger pendant des années ; ils pouvaient aussi mener une campagne de presse. En un mot, avec un peu de savoir-faire et quelques avances de fonds, ils exerçaient sur la victime, le prétendu père ou sa famille, la pression la plus pénible et la plus abominable, au point d’obtenir parfois ce qu’ils voulaient : de l’argent qui payait leur silence et la fin de ce tourment. Il était évident que la recherche de paternité, désormais autorisée, ouvrait à ces gens une carrière où ils allaient développer leur activité. Il fallait, par avance, couper court. C’est à quoi la loi nouvelle s’est heureusement appliquée.

Deux règles qu’elle établit suffiront à prévenir cette sorte de procès. D’abord et d’une manière absolue, le compte rendu des procès en recherche de paternité est interdit. Rien n’est plus sage. Les journaux ne peuvent rendre compte des affaires de divorce et de séparation, à cause du trouble et du scandale qu’ils risqueraient de provoquer ; le même motif s’oppose avec plus de force encore à la publicité, telle que la presse la fournit aujourd’hui, des débats judiciaires engagés sur une question de paternité naturelle. Voilà donc une première mesure excellente et péremptoire. La seconde ne le sera pas moins. Le demandeur, convaincu de mauvaise foi, ne s’exposera pas seulement à perdre son procès ; il pourra être condamné par le tribunal à des peines qui sont : un à cinq ans de prison, cinquante à trois mille francs d’amende, cinq à dix ans d’interdiction de séjour. C’est bien autre chose, on le voit, que le risque de payer des frais de procédure ; c’est la menace qui arrêtera net les tentatives qu’il fallait à tout prix empêcher, dès le moment même où la loi entrerait en vigueur.

Avec ces deux mesures, il semble bien qu’on ait complété l’œuvre de prévision minutieuse qui était comme la contre-partie nécessaire des hardiesses de la nouvelle loi. On a voulu ouvrir la voie aux recherches qui ont pour elles les plus grandes vraisemblances et la plus frappante équité ; il fallait fermer absolument le chemin à celles qui n’ont de raisons que la cupidités La loi réalise l’un et l’autre de ces desseins.


IV

La loi ne dit pas quels seront les effets d’une paternité naturelle judiciairement reconnue ; elle n’avait pas besoin de le dire ; son texte remplace un article du Code civil dans la section intitulée : « De la reconnaissance des enfans naturels ; » c’est donc que la reconnaissance judiciaire aura les mêmes effets que la reconnaissance volontaire.

Ces effets sont assez étendus. Quant aux droits pécuniaires, l’enfant naturel reconnu n’est pas héritier, c’est-à-dire qu’il ne représente pas, comme l’enfant légitime, comme les père et mère, comme les collatéraux, la personne du défunt. Mais il recueille soit une portion des biens, quand il est en concours avec des héritiers, soit la totalité quand il n’y a pas de parens au degré successible, même pas un cousin au douzième degré. Toutefois, ces avantages sont compensés par une disposition rigoureuse : l’enfant naturel ne saurait rien réclamer sur la succession de ses père et mère, quand ceux-ci lui ont donné, de leur vivant, la moitié de ce qui lui est attribué à leur mort par le Code civil. Avec cette restriction, les droits pécuniaires résultant de la reconnaissance constituent un émolument qui peut être des plus importans et comprendre la succession tout entière.

Pour ce qui est des droits relatifs à la personne, le Code civil avait été moins précis ; en réalité, il ne disait presque rien de la tutelle, ni de la puissance paternelle. Et ce silence ne laissait pas que d’embarrasser les tribunaux. Une loi du 2 juillet 1907 a réparé cette sorte d’oubli : elle attribue expressément la puissance paternelle aux père et mère naturels sur leurs enfans reconnus ; elle leur donne donc droit de garde, d’éducation, de correction, de consentement au mariage ; elle décide seulement qu’ils auront, non l’administration légale des parens légitimes, mais la tutelle ; elle ajoute que la puissance revient à celui des père et mère qui aura reconnu l’enfant le premier et qu’à son décès, elle passe au survivant.

Tels sont les droits que la reconnaissance volontaire confère à l’enfant naturel et à ses parens : les mêmes droits résulteront de la reconnaissance judiciaire, et voilà qui, tout de suite, semble un peu déconcertant. Entre un homme qui a manifesté par la reconnaissance volontaire des sentimens paternels et l’enfant qu’il a revendiqué, qu’il entend traiter comme sien, on comprend et on approuve l’étendue et la multiplicité des droits et des devoirs, par analogie avec la famille légitime et avec les affections réciproques dont elle vit. Mais la reconnaissance judiciaire est dite aussi et très justement « forcée. » Elle est prononcée par jugement, après un débat qui n’a pu être que très pénible, et dans lequel le père a repoussé avec véhémence l’enfant qu’on voulait lui attribuer. Du jour au lendemain, par l’effet du jugement, cet enfant est déclaré le sien. S’ensuit-il que, dans le cœur de ce père, les sentimens de la veille fassent place aussitôt à la tendresse ou même à la sympathie ? C’est bien plutôt le contraire qui doit arriver. Les luttes judiciaires laissent de longues rancunes et l’enfant n’est que trop exposé aux représailles d’une haine d’autant plus violente. Est-ce que la nouvelle loi n’a pas été imprudente en assimilant la reconnaissance forcée à la reconnaissance volontaire, en lui faisant produire les mêmes conséquences, en donnant à ce père les droits de puissance dont est investi le père qui a reconnu spontanément son enfant ?

La question a été seulement effleurée dans le rapport de M. le sénateur Guillier qui a pensé l’écarter par cette simple réponse : le père n’aura pas la puissance, puisqu’elle revient, d’après la loi de 1907, à celui des parens qui a reconnu le premier, donc ici à la mère ; au surplus, les tribunaux pourront toujours prononcer la déchéance contre le père indigne. Cette réponse n’est qu’à demi satisfaisante. Oui, le plus souvent, presque toujours, la puissance appartiendra à la mère qui aura fait la première l’acte de reconnaissance ; mais si la mère décède, elle reviendra au père qui pourra en abuser librement. Et il ne faut pas croire que la déchéance serait une ressource contre ces abus ; car elle ne pourrait être invoquée que dans le cas de « mauvais traitemens » qui compromettraient la santé de l’enfant. Or il n’est pas nécessaire de recourir aux mauvais traitemens pour rendre douloureuse la vie d’un enfant et pour gâter son avenir. Le Parlement n’a pas aperçu le péril ou n’a pas voulu le prendre au sérieux. Il existe cependant, du fait que tous les droits de la puissance paternelle risquent d’être conférés à un homme qui a nié avec obstination sa paternité, et qui ne sera jamais qu’un père malgré lui. Il eût donc mieux valu distinguer ses droits de ceux du père qui a fait une reconnaissance volontaire ; car son cas est très différent. La plupart des lois étrangères font cette distinction, ou ne donnent, d’une manière générale, à la reconnaissance que des effets restreints. En Angleterre, c’est seulement une allocation forfaitaire de 5 shillings par semaine que le père doit à l’enfant. En Allemagne, cet enfant n’a de famille que celle de sa mère dont il porte le nom ; il reste étranger au père, qui lui doit seulement jusqu’à seize ans un entretien conforme à la condition de la mère. En Suisse, la règle varie suivant les cantons ; mais, d’une manière générale, il n’y a même pas un lien héréditaire entre le père et l’enfant. Nulle part, on n’a permis cet événement étrange, qu’un jour le père forcé fût armé d’un droit sur la personne d’un enfant dont il ne veut pas. On aurait pu prévoir et écarter, dans notre loi française, cette éventualité. Si on ne l’a pas fait, c’est qu’on n’a pas voulu créer, entre les enfans légitimes et les enfans naturels reconnus, une troisième catégorie pour ceux dont la reconnaissance n’a eté que judiciaire. Cette raison ne paraît pas décisive, et la loi garde ainsi une lacune. En le constatant, il faut souhaiter que l’expérience ne démontre pas que les enfans doivent en souffrir. C’est pour eux, en définitive, que cette grande réforme vient d’être votée, autant que pour les mères. Il serait déplorable que même pour quelques-uns, au lieu d’améliorer leur sort, elle le rendît plus malheureux.


Sous cette réserve, la nouvelle loi ne paraît mériter aucune critique, de même qu’au Parlement, ni dans la presse, elle n’a pas rencontré de résistance. En réalité, elle rétablit, en la corrigeant suivant les données de l’expérience, une très vieille tradition de notre pays. L’ancienne France, nous l’avons dit, avait autorisé la recherche de la paternité ; mais, faute des précautions indispensables, elle en avait connu les pires excès. La France moderne avait interdit la recherche ; mais elle avait pu constater les effets iniques de cette interdiction et trouver, dans la jurisprudence de ses magistrats, le moyen de concilier l’intérêt individuel de l’enfant, de la mère, avec l’intérêt social. Le moment était venu de consacrer cette évolution des sentimens et des idées. Ce n’est pas faire de la loi un mince éloge que de la reconnaître parfaitement conforme à ces sentimens, à ces idées, aux résultats d’une longue expérience.


LOUIS DELZONS.