La Reine-Blanche aux îles Marquises/01

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La Reine-Blanche aux îles Marquises
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 22 (p. 431-479).
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LA
REINE-BLANCHE
AUX ILES MARQUISES
SOUVENIRS ET PAYSAGES DE L’OCÉANIE.

I.
L’ARRIVEE ET L’INSTALLATION.



Dans les derniers jours du mois de mars 1842, la frégate la Reine-Blanche, l’aile ouverte aux brises alizées, quittait Valparaiso et se dirigeait vers le couchant. Elle avait à son bord un brave amiral que ses goûts et ses antécédens préparaient à toutes les entreprises glorieuses, deux capitaines de frégate, une compagnie supplémentaire de marins, le matériel et les ustensiles indispensables à un corps de troupes destiné à tenir campagne. L’intention d’occuper un pays était donc manifeste. Quel était ce pays? C’est ce que nous ignorions encore en perdant de vue les côtes du Chili, bien que nos conjectures ne se fussent point égarées. Un soir enfin, trois jours après le départ, le tambour rassembla sur le pont le nombreux personnel de la frégate, et la lecture d’un ordre du jour confirma nos suppositions : nous allions planter le drapeau de la France sur les îles Marquises de Mendoça.

Un vif intérêt s’attachait alors aux tentatives d’un gouvernement libéral pour créer dans ces contrées lointaines des points d’appui à notre marine et des centres à nos missions. Cependant l’enthousiasme excité par cette nouvelle laissa, je m’en souviens, beaucoup à désirer. Ceux de nos camarades qui devaient débarquer aux Marquises n’acceptaient pas avec une parfaite sérénité d’esprit cette perspective d’un long séjour sur une terre sans ressources et sans intérêt, disait-on. Leurs prévisions furent-elles justifiées? La colonie naissante qu’on allait ajouter aux possessions de la France n’offrit-elle point d’amples compensations aux premiers occupans? Raconter les épreuves de notre installation aux Marquises, retracer ensuite les résultats qui vinrent couronner nos efforts, faire pénétrer le lecteur à la fois dans la vie coloniale et dans la vie indigène, ce sera, nous l’espérons, répondre à la question qui vient d’être posée, et tel serait l’objet d’une étude où de simples souvenirs suffiront peut-être à indiquer ce qu’a été, ce que peut être aujourd’hui encore notre rôle colonial dans l’Océanie.


I.

Quelques semaines après notre départ de Valparaiso, au déclin d’une de ces journées où la pureté de l’atmosphère permet de fouiller profondément l’horizon, la frégate française la Reine-Blanche apercevait une terre qui profilait sa crête tailladée sur un ciel de feu. C’était Fatuhiva, l’île la plus méridionale du groupe sud-est des Marquises[1]. Le lendemain, en longeant à petite distance la côte occidentale de Fatuhiva, nous pouvions voir çà et là descendre jusqu’au bord de l’eau des ravins boisés, semblables à des torrens de verdure. Appuyés aux lisses de la frégate, nous considérions les formes bizarres de cette île aux flancs noirs et abrupts. Nos regards s’armaient de la longue-vue et plongeaient dans les anfractuosités ombreuses, impatiens de connaître quels pouvaient être les hommes et les choses d’une terre qui allait devenir une annexe de la patrie. Le lendemain,. nous nous trouvions à quelques milles de la pointe la plus méridionale d’une autre île, Tahuata, et, poussés par une faible brise, nous en prolongions la côte ouest d’assez près pour en distinguer nettement les détails. L’île de Tahuata, où nous devions faire notre première relâche, sort de la mer à peu près sous la forme d’un pain de sucre. Vue par le travers, c’est un toit : le versant occidental défie l’escalade, au moins dans sa partie supérieure. La crête, régulièrement dentelée comme une scie, s’enlève en tons vigoureux sur le ciel. Des ravins pressés comme des sillons zèbrent la montagne et descendent avec une pente qui devient tolérable seulement vers la côte. Une herbe maigre, haute, desséchée, étend sur cette terre comme un tapis de couleur jaune. Çà et là le manteau végétal laisse percer un roc noir comme des scories de fer. Dans le voisinage de la crête, on remarque de bizarres accidens de terrain et une ouverture béante comme l’arche d’un pont qui se présente au navigateur avec un certain air de ruine féodale. Vers trois heures du soir, nous aperçûmes l’entrée de la baie de Vaïtahu, et la brise, devenue plus forte, nous poussa au mouillage.

Vaïtahu est la seule baie de Tahuata qui soit fréquentée par les navires. La population de cette terre vivait à l’époque de notre arrivée sous un régime politique exceptionnel pour les Marquises. En effet, sur ces différentes îles, les tribus se composent de quelques centaines d’hommes et se comptent par vallées, gouvernées chacune par un chef le plus souvent héréditaire. Indépendantes entre elles, ces tribus deviennent ennemies au moindre prétexte et quelquefois sans prétexte. Elles se renforcent alors des tribus alliées; les hostilités commencent, puis, quand on est las de se battre, on fait la paix sans avoir vidé la querelle, sans avoir rien conclu, de sorte qu’une irritation permanente tient en haleine ces petites peuplades, qui, semblables aux familles corses du dernier siècle, couvent toujours de sinistres projets contre leurs voisins. A Tahuata, au contraire, un chef nommé Iotété, après avoir abattu et chassé un de ses frères dont la puissance lui portait ombrage, s’était rendu si redoutable que tous les autres chefs de l’île avaient subi son ascendant, l’avaient reconnu roi, et vivaient en paix sous sa domination.

Peu d’années auparavant, la frégate la Vénus, commandée par M. Dupetit-Thouars, avait mouillé à Vaïtahu, résidence ordinaire de Iotété. Des rapports avec la terre s’établirent, les bons procédés de Français à canaques furent réciproques, et Iotété, qui admirait la force et la beauté de la frégate, voulut, suivant une coutume encore vivante aujourd’hui dans l’archipel polynésien, changer de nom avec le commandant Dupetit-Thouars et devenir son ïkoa[2]. On connaît ce singulier pacte, qui est tout entier à l’avantage de l’une des parties contractantes. En effet, les convenances obligent à peine l’Européen à quelques cadeaux de mince valeur, tandis qu’il entre en jouissance immédiate de tout ce qui appartient au canaque. De plus, si celui-ci est un chef puissant, l’étranger prend en quelque sorte un reflet de cette puissance et devient inviolable dans tout le pays qui reconnaît la souveraineté du chef. La casa à su disposicion, cette formule sacramentelle de l’hospitalité espagnole reçoit ici, dès que le pacte a eu lieu, sa plus rigoureuse application. La demeure, la nourriture et la femme du sauvage sont abandonnées au caprice de l’Européen, et il n’est pas douteux qu’un sentiment de retenue, même à l’endroit des privautés auxquelles on est convié avec une abnégation sans pareille par le mari légitime, a souvent été taxé de dédain et a blessé la susceptibilité de l’épouse.

Le commandant de la Vénus, chargé de déposer aux îles Marquises trois missionnaires, avait utilisé à leur profit sa qualité d’ikoa de Iotété et surtout les bonnes grâces des canaques influens qu’il avait su conquérir par des libéralités et de patientes attentions. Aussi, dès leur débarquement, ses protégés furent-ils mis en possession d’un terrain où l’on pouvait bâtir une maison et cultiver un potager. Il faut avoir passé des années en semblable pays pour comprendre avec quel intérêt nos missionnaires avaient suivi du rivage les mouvemens d’un navire de guerre, et avec quelle joie ils avaient reconnu nos couleurs nationales. A peine avions-nous jeté l’ancre qu’une baleinière manœuvrée par des naturels conduisit à bord M. François de Paule, chef de la mission. Depuis une année environ, il remplaçait à Tahuata M. Caret, l’un des passagers de la Vénus, appelé dans les autres îles du groupe par les devoirs de son apostolat. Tout était tranquille dans le pays, et si la propagande catholique n’avait point été fructueuse, les missionnaires du moins vivaient paisibles, sinon heureux.

Le lendemain dans la matinée, nous vîmes arriver à bord le roi, accompagné du chef de la mission. Iotété fut reçu avec les honneurs militaires. La garde prit les armes, le tambour battit le rappel, et la musique exécuta une fanfare, toutes choses dont le roi ne parut pas le moins du monde surpris. Iotété traversa majestueusement le pont, s’abritant du soleil avec un large éventail du pays, et il manifesta franchement sa joie quand il reconnut son ancien ikoa l’amiral Dupetit-Thouars. Le roi de Tahuata était un canaque de haute taille et d’un embonpoint florissant. Son visage, aux traits réguliers, offrait les lignes bien connues du type bourbonien. Un buste de Louis XVIII trempé dans de l’indigo donnerait une idée exacte de Iotété. Ses cheveux, très longs sur le haut du crâne, tordus et noués à leur naissance, formaient une touffe au-dessus de la ligature. Sa peau, envahie par le tatouage, était entièrement bleue. Comme tous ses sujets, il était nu, à l’exception d’une ceinture d’étoffe indigène roulée en corde. Par l’intermédiaire de M. François de Paule, la prise de possession et le débarquement des troupes furent fixés au 1er mai. Cet arrangement pris, on nous permit de communiquer avec la terre.

vers le milieu de la baie, une montagne s’avance dans la mer et sépare deux anses. Celle de droite, la plus considérable, où résidait le roi Iotété, se nomme Vaïtahu : Hiha, parent du roi, habitait l’autre. L’anse de Vaïtahu ne présentait aucun point où l’on pût débarquer commodément. Sur la plage, qui en occupait le milieu, de hautes lames recourbaient leurs volutes et déferlaient au loin, tourmentant avec fracas les galets; il eût suffi d’une manœuvre maladroite pour exposer les embarcations à être submergées et roulées. Les deux extrémités de l’anse, hérissées de roches inégales contre lesquelles le flot heurtait nos canots avec force dans ses brusques mouvemens d’ascension et de retraite, n’offraient pas un plus facile accès. Ce fut pourtant aux rochers de la côte sud, près d’un petit gouffre où la mer s’enfonçait en mugissant, que plus tard, instruits par l’expérience, nous accostâmes sans trop de difficultés. Une douzaine d’insulaires, des hommes et des enfans, vinrent aussitôt à nous. Tous étaient nus, sauf une ceinture qui leur ceignait les reins et laissait pendre ses extrémités par devant et par derrière. On aurait pourtant pu considérer comme vêtus ceux que les élégantes figures du tatouage couvraient en entier; mais cet indélébile ornement laissait sur l’épiderme du plus grand nombre bien des lacunes. Les visages seuls étaient traversés par des bandes bleues parallèles, larges de trois doigts, qui passaient, l’une sur les yeux, l’autre sur la bouche, sans préjudice de lignes plus capricieuses, plus fines, de dessins plus ingénieux, placés parfois dans l’intervalle. Chez les enfans, des bandes inégales, interrompues, comme un trait de plume où l’encre aurait manqué, d’une teinte plus ou moins foncée, indiquaient la marche lente d’une ornementation si douloureuse, que l’existence de celui qui la possède suffit à peine à la compléter. Les chevelures, nouées à la base sur le sinciput, s’épanouissaient en gerbes au-dessus de la ligature, ou, plus communément encore, séparées par une raie prolongée jusqu’au cou, se tordaient en cornes de chaque côté du crâne. Les enfans seuls laissaient leurs cheveux flotter à l’aventure. Toute la bande joyeuse, bruyante, nous serrait les mains, riait à belles dents sous l’indigo, et répétait à l’envi les formules usitées de sympathie et de cordial accueil. Ils nous conduisirent ainsi, babillant, gesticulant, jusqu’au milieu de la plage, où se dressaient sur des socles de galets des cases empanachées d’orchidées, et où s’offrit bientôt à nous un tableau des plus gracieux. Un demi-jour bleuâtre, mystérieux, que traverse çà et là, comme une flèche, un rayon de lumière, règne sous une épaisse voûte de verdure. Le cocotier nain, l’hibiscus tout constellé de fleurs d’or entre-croisent leurs rameaux, et l’on n’aperçoit que par les déchirures du feuillage le ciel azuré comme la flamme du soufre. L’ombre et la lumière s’éparpillent sur un groupe de femmes assises, demi-couchées ou accroupies, sur un monticule qui les dispose en amphithéâtre, les unes les coudes dans les genoux et le menton dans la main, les autres, la tête renversée et les yeux au ciel, rêveuses, livrées à l’extase. Au milieu d’elles se dressent deux troncs de cocotiers à l’écorce lisse et argentée. Ce groupe se présente à l’œil avec une espèce d’ordonnance étudiée. Les attitudes ont une harmonie, une grâce, une élégance à ravir l’artiste du goût le plus raffiné. Quelques-unes de ces femmes sont drapées dans de larges manteaux d’étoffe blanche, la plupart découvrent jusqu’à la ceinture leur torse de cuivre pâle au dessin correct. Toutes ont des couronnes de feuillages ou de fleurs, toutes ont d’épais colliers d’herbes odoriférantes ou de baies écarlates; toutes enfin portent au lobe de l’oreille un petit tronc de cône, blanc comme l’albâtre, ou une fleur rouge comme le pavot. Les chevelures noires, brillantes, ruissellent à flots sur les épaules ou se relèvent en épais chignons. Le tatouage revêt les poignets et les chevilles de mitaines ou de cothurnes azurés, dont on prendrait les capricieuses arabesques pour un travail au crochet. Les manteaux, teints par place en jaune indien et jaspés çà et là de taches carminées, se drapent, en dépit d’une sécheresse de plis et de cassures semblables à ceux que produirait une étoffe gommée, avec une grâce élégante dont les nymphes seules peuvent avoir révélé le secret. Quelques-unes tressent des guirlandes d’une herbe aux violentes senteurs, d’autres enfilent, pour en faire des colliers, des fruits semblables à des prunes vertes qui alternent avec des baies écarlates.

Notre approche ne parut guère émouvoir l’assemblée. C’est à peine si quelques ou! ooh! cette dernière syllabe extrêmement prolongée, furent lancés à demi-voix. Toutes ces femmes supportèrent nos regards sans faire un mouvement et avec une indifférence qui pouvait sembler affectée. Une première atteinte fut d’abord portée à l’impression agréable que nous venions de recevoir et en tempéra l’excès. De ce groupe émanait une odeur affadissante produite par l’huile de coco, cosmétique dont les Polynésiennes font un abus exagéré. Quelques-unes avaient pour ainsi dire la chevelure et la peau ruisselantes de cette liqueur, que le suc d’une plante (la papa) nuance en jaune serin mieux que ne le pourrait faire une décoction de gomme gutte. Vues de près, la plupart des chevelures sont rudes, rebelles et fauves à l’extrémité, vierge de toute section; quelques-unes s’écartent même de la tête, ébouriffées, épaisses comme une toison. La couleur de la peau varie chez les différens individus : les plus foncés sont chocolat clair, mais il en est qui sont à peine cuivrés; la plupart ont la couleur du buis. Le visage des Nukahiviennes ne diffère pas très sensiblement pour la forme de celui des cholitas du Pérou. Ce sont aussi des fronts étroits, des yeux légèrement obliques vers les tempes, des nez droits, des lèvres sensuelles, des pommettes saillantes, des mâchoires un peu lourdes, et dans la physionomie une expression de douceur et de tristesse. Le grain de leur peau est fin, les chairs sont solides et luisantes comme le bronze, leurs bras ont une rondeur convenable; leurs mains, aux attaches fines, aux ongles longs et pointus, ont sous leurs mitaines tatouées une élégance aristocratique qu’envieraient bien des petites-maîtresses parisiennes.

Ce groupe de femmes nous accueillit, je dois en convenir, d’une façon assez peu glorieuse pour notre amour-propre; aussi fallut-il nous décider à faire les premières avances. Nous entrâmes en rapport par des familiarités qu’elles supportèrent avec l’indifférence que donne l’habitude et sans se départir de leur immobilité de statue. L’une d’elles s’enhardit. Voyant fumer l’un de nous, elle fit signe qu’on lui donnât un cigare. Aussitôt qu’elle l’eut reçu, avec avidité elle en aspira deux ou trois bouffées qu’elle souffla par les narines, puis, de toute la puissance inhalatrice dont elle était douée, elle en prit une dernière, l’absorba sensuellement, et passa le cigare à sa voisine. Celle-ci agit à peu près de même, et ce nouveau calumet d’entente cordiale, après avoir fait le tour de la société, revint à son premier possesseur, qui apprécia la délicatesse du procédé, mais sacrifia son cigare. Pourtant la glace était rompue, et la froideur dédaigneuse du premier accueil céda complètement à l’offre que nous fîmes de morceaux de tabac apportés à dessein. Bientôt même, pour avoir part à la distribution, elles se dressèrent à l’envi, tendant les mains, se poussant et piaillant, comme tout le personnel endormi d’un nid d’oiseau qui se réveille, s’empresse et s’agite bruyamment dès qu’on lui présente la becquée. Cette largesse nous fit faire de rapides progrès dans leurs bonnes grâces. Elles tentèrent alors pour nous questionner divers essais infructueux; mais, en dépit de notre attention et de nos efforts réciproques, nous ne pûmes nous entendre, toute notre science de leur vocabulaire se bornant à trois mots : maïtaï, qui veut dire très bien, mutaki, très bon, et aita, très mauvais. Nous savions encore que le canaque, avare de paroles, gardait un visage impassible quand il voulait dire non, et qu’au contraire un léger mouvement ascensionnel des paupières et des sourcils signifiait oui. Tout cela ne suffisait guère à élargir le champ de la conversation. Voyant donc l’impossibilité de tirer de nous les renseignemens désirés, ces femmes reprirent leur masque impénétrable, échangeant à peine quelques réflexions à demi-voix. Bientôt même, sans prendre garde à nous, le regard perdu dans les espaces, l’une d’elles se mit tout à coup à psalmodier une phrase qu’on pouvait prendre pour un verset de nos hymnes funèbres; puis, rassemblant les doigts comme une personne qui s’apprête à puiser de l’eau, elle frappa en cadence ses deux mains formant le creux l’une contre l’autre, et fit ainsi à sa voix un accompagnement sonore. Ses compagnes suivirent son exemple, et une mélopée s’éleva, lente, plaintive, accompagnée par le choc des mains, qui, de grandeurs inégales et inégalement fermées, épanchaient des tons de valeur différente. Nous écoutâmes d’abord avec étonnement, puis avec une sorte de charme, cette bizarre lamentation musicale, qui dans son ensemble ne manquait pas d’une certaine harmonie; mais fatigués bientôt d’une phrase mélodique aussi invariable et aussi persistante, il nous sembla que, pour apprécier ce concert, l’heure de la sieste serait surtout convenable. Après avoir fait cette réflexion, nous nous dirigeâmes vers la demeure des missionnaires.

Trois personnes, occupant toutes trois une position différente dans la hiérarchie religieuse, composaient la mission établie à Tahuata. Le supérieur était un jeune homme sérieux, au visage pâle, au regard profond. Sur sa physionomie austère semblait rayonner parfois la pensée chrétienne, réfléchie, active, et tendant vers un but élevé. La gravité du sacerdoce n’excluait pas en lui les formes polies et gracieuses de l’homme du monde. Sa gloire et son bonheur semblaient uniquement consister dans la propagation de l’idée évangélique. Le second missionnaire représentait la foi aveugle, illimitée. Cette nature douce, ingénue, étrangement ignorante des choses de la terre, s’en allait confiante vers le salut que lui garantissait l’Évangile, en accomplissant avec une ponctualité machinale ses pratiques religieuses. Le troisième, qui ne portait point la soutane, mais remplissait les fonctions de frère servant, mettait au service des deux premiers des qualités inappréciables pour le milieu dans lequel ils vivaient. Robuste, patient, dévoué, infatigable, apte à toutes les professions, il paraissait se subdiviser pour faire à lui seul la besogne de plusieurs. Né aux environs de Rennes, il participait des deux organisations bretonne et normande; il avait l’énergie, la ténacité et aussi la finesse rusée qui les caractérisent. Comme nous l’avons dit, le succès n’avait point couronné les persévérans efforts de la mission française : elle comptait tout au plus une douzaine de prosélytes dans l’île de Tahuata, et encore parmi ceux-ci s’en trouvait-il un seul dont la foi fût sérieuse ou désintéressée ? La difficulté de convertir un chef influent au christianisme contribuait surtout à entraver la propagande catholique. Le roi Iotété se montrait rebelle à toute espèce d’enseignement, et si Maheono, chef de la baie Hanatetena et ikou de M. François de Paule, sympathisait plus volontiers avec les missionnaires, son intelligence sauvage était complètement réfractaire aux dogmes de la doctrine chrétienne, et sa conversion devenait de jour en jour plus problématique. Nos compatriotes nous firent les honneurs de leur petite maison avec une touchante cordialité, et la causerie pleine de charme du supérieur de la mission nous fit comprendre de quelle utilité, de quel agrément allait être pour ceux de nos camarades destinés à habiter le pays la fréquentation de cet homme éminent, déjà familiarisé avec la langue et les mœurs polynésiennes.

Notre seconde visite fut pour Iotété. Des missionnaires anglais avaient précédé les nôtres à Tahuata ; mais, convaincus de l’inutilité de leurs efforts et souvent en butte aux mauvais traitemens des insulaires, ils s’étaient décidés à quitter l’île, où ils avaient abandonné une assez grande quantité de bestiaux, des bœufs, des vaches et des chèvres. Agissant à peu près alors comme le bernard-l’hermite, ce parasite des grèves polynésiennes, qui revêt la carapace du premier coquillage venu après en avoir délogé le propriétaire, le roi s’était emparé de leur habitation, où il demeurait avec sa famille. Cette maison, située au sud de l’anse, dans un enclos bien ombragé, était construite en planches et bâtie avec soin. Son aspect riant, l’arrangement du petit jardin planté d’arbres exotiques, ou assez rares dans l’archipel, décelaient cet amour de l’ordre et du comfort que les Anglais traînent à leur suite sur les terres les plus disgraciées. Quand nous y arrivâmes, le roi, sa famille et quelques autres individus accroupis à l’ombre d’un oranger, formaient le cercle autour d’une jatte de bois remplie de popoï. Les convives plongeaient tour à tour l’index et le médium réunis dans ce mets qui avait l’apparence des sorbets à l’abricot. Chacun d’eux en ingurgitait des quantités énormes. Quoique nous fussions nombreux, notre arrivée n’apporta ni distraction ni gêne dans l’acte important auquel les canaques se livraient en toute conscience. Quelques-uns nous regardèrent par-dessus l’épaule en grognant, d’autres jetèrent une exclamation entre deux hoquets ronflans, sans que pour cela les doigts qui descendaient au baquet et remontaient à la bouche cessassent d’accomplir leur mouvement mécanique de va-et-vient. Quant à Iotété, il nous tendit la main à l’anglaise, et nous invita par gestes à nous asseoir sur le gazon et à partager son repas. Cette pâte jaune et fraîche aurait pu nous paraître assez appétissante, si nous n’avions été témoins de la manière dont procédaient les assistans. La popoï gardait non-seulement l’empreinte de leurs doigts comme un vaste pot de pommade, mais en outre elle baignait dans une eau destinée à entretenir sa fraîcheur, et les convives, y puisant avec leur main à demi fermée en guise de coupe, buvaient au-dessus du plat, afin de n’en rien perdre. En dépit de ces particularités peu propres à stimuler la gourmandise, les instances du roi pour nous faire goûter à la popoï furent si vives, que moitié pour lui complaire, moitié par curiosité, nous plongeâmes nos doigts dans le baquet, et nous les portâmes avec défiance à nos lèvres. Ce mets, qui par la saveur et l’aspect a beaucoup de rapport avec les nèfles, possède deux qualités précieuses dans un pays chaud : une grande fraîcheur et une légère acidité. Voici comment se prépare cette pâte végétale, qui est à peu près la seule nourriture des Polynésiens. Les fruits des meis ou arbres à pain, cueillis à l’époque de la maturité, sont placés sur un feu violent qui les rôtit à l’extérieur. Dès que la cuisson est arrivée à terme, on dépouille, au moyen d’une coquille rendue tranchante par le frottement, chaque fruit de son écorce calcinée, et l’on dépose la pulpe, blanche, tendre, spongieuse et assez semblable pour le goût au fond de l’artichaut ou à la châtaigne, dans une jatte de bois. Cette pulpe, broyée sous un pilon de pierre et arrosée d’eau pendant toute la durée de l’opération, forme une bouillie que l’on enterre dans des fosses préalablement revêtues de larges feuilles de ti. Un travail de fermentation s’accomplit au bout d’un certain temps, et c’est cette pâte fermentée qui, triturée encore et saturée d’eau, prend le nom de popoï. Divers autres ingrédiens, tels que la patate douce, le taro, la banane, l’amande râpée des noix de cocos, sont parfois aussi mêlés à la seconde préparation de la popoï; mais on mange le plus souvent à part ces divers fruits ou légumes. On servit encore au milieu du cercle un vase contenant des petits poissons crus, qui me semblèrent réservés aux convives de distinction. Un petit nombre d’élus seulement y touchèrent, et les avalèrent après les avoir plongés dans la popoï.

Le repas terminé, le roi nous précéda dans sa demeure, dont il nous fit admirer avec orgueil la disposition et les ornemens. L’ancienne maison des missionnaires anglais se composait de trois pièces séparées par des cloisons. La première servait de salon ou plutôt de salle d’armes. Deux bancs grossiers, une table boiteuse en composaient tout l’ameublement. Contre la cloison principale se trouvait un râtelier supportant une douzaine de fusils anglais, fort lourds et en assez mauvais état. Des coiffures en plumes, hautes d’un mètre, d’énormes paquets de chevelures frisées au feu, des colliers de dents de porc, de cachalot et d’ongles humains, des barbes blanches ou grises de vieillards, plusieurs autres ornemens bizarres des jours de fête, étaient pendus çà et là contre les parois intérieures. Dans l’une des chambres voisines, on voyait pêle-mêle, sur de longues étagères, les grossiers ustensiles de ménage, des courges obèses et rouges de différentes formes, des instrumens de pêche, des lignes aux hameçons de nacre de perle. L’autre pièce avait été convertie en chambre à coucher. Quelques nattes grossières étendues sur le sol, quelques pièces de tapa[3] roulées, y servaient de lit et de traversins. C’était là tout le comfortable de cet homme dont la volonté avait force de loi, car il pouvait d’un geste faire assommer le premier venu de ses sujets, et lancer au gré de son caprice cinquante pirogues de guerre sur les îles voisines pour y porter le carnage et l’incendie. La nuit vint pendant notre visite. Des noix huileuses, réunies sur des bâtons d’une extrême ténuité, servirent de luminaires. Chacune des noix brûlait séparément, et répandait, à défaut de clarté, une fumée épaisse et noirâtre. A mesure qu’une nouvelle noix s’enflammait, on secouait dans une coupe de coco celle qui venait d’être réduite en cendre.

Malgré le séduisant tableau qui nous avait charmés dès nos premiers pas, nous n’avons jamais éprouvé dans aucun pays le malaise, la tristesse et la vague inquiétude qui nous vinrent au cœur en regagnant la frégate après cette journée passée à terre. De retour à bord, nous étions mornes et silencieux. Les uns songeaient déjà aux ennuis mortels d’un séjour de plusieurs années sur cette plage sans ressources; l’aspect seul du paysage par une nuit sombre suffisait pour émouvoir tristement les autres. En effet, la vue se heurtait partout contre une haute et noire muraille de montagnes, du faîte de laquelle descendaient de violentes rafales qui sifilaient et grondaient dans le gréement. A l’entrée de la rade, seul côté que n’obstruât point cette terre indifférente, le regard s’étendait vers la mer si infinie, que la pensée découragée n’y cherchait plus la patrie, et n’osait même plus demander à l’illusion ses consolans mirages.


II.

Si cette impression des premiers instans se modifia plus tard en visitant les vallées, il est incontestable que l’aspect général du pays même sous le point de vue le plus favorable, c’est-à-dire du côté de la baie de Vaïtahu, fait presque toujours éprouver à l’Européen le même sentiment de tristesse; il est âpre et sévère, sans grandeur ni majesté. La montagne infranchissable dont la crête désolée se découpe sur le ciel traverse l’île comme une colonne vertébrale, en suivant son plus grand diamètre, c’est-à-dire de la pointe nord à la pointe sud. La végétation, d’une couleur monotone, semble le squelette de cette puissante et glorieuse végétation du Brésil et des Antilles, et si les arbres et les arbustes sont nombreux et variés, ils forment plus de halliers que de futaies. Au reste, quand on parcourt ce pays sillonné de gorges étroites et rapides, quand on a compris qu’une mince couche de terre couvre à peine le sol dans la majeure partie de l’île, cette végétation, que l’on dirait tombée du ciel sur un sol maudit, peut vraiment sembler magnifique. L’anse de Vaïtahu présentait alors un tableau qui n’était pas dénué d’intérêt. Les cocotiers géans, les arbres à pain, les pandanus et les hibiscus qui croissent pêle-mêle à l’entrée des deux vallées de Vaïtahu et d’Anamiaï, abritaient un grand nombre de cases dont la pittoresque construction offre de charmans motifs au crayon du paysagiste. Ces cases ne varient entre elles que par les dimensions et le fini de la main-d’œuvre. On les bâtit sur une plate-forme carrée ou rectangulaire, précaution indispensable dans un pays où des pluies diluviennes roulent en torrens des montagnes et pénètrent le sol d’une humidité fatale. Sur ce soubassement, toujours formé de gros galets, on fixe quatre poteaux ou montans en bois brut qui doivent former l’arête des angles de la case. Les deux montans de la façade sont plus courts que ceux du derrière de l’habitation, afin de donner aux fermes ou pièces de bois qui les joignent une inclinaison convenable. Celles-ci reposent sur des entailles profondes pratiquées à l’extrémité des montans, et y sont maintenues par des amarrages en tresses fabriquées avec le brou filandreux qui entoure la noix de coco. Des roseaux ou des poutres en bois léger, étendus sur les fermes, supportent la couverture, qui se compose toujours de rameaux de cocotiers, dont les feuilles artistement croisées empiètent successivement par couches l’une sur l’autre et viennent déborder les faces latérales qu’elles préservent de la pluie. Des ouvertures ménagées à la partie inférieure des cloisons les plus abritées laissent un libre passage à l’air, sans détruire la douce influence de ce demi-jour si favorable au sommeil et aux rêveries du far niente, qui ont des droits imprescriptibles en semblable pays. La porte d’entrée est basse et d’un accès gênant, le sol intérieur s’élevant encore entre les parois et dominant quelquefois de plus d’un mètre le niveau de la plate-forme. Ce sol est divisé en deux parties par une longue poutre qui traverse l’habitation dans sa plus grande longueur. L’une de ces parties, jonchée d’herbes odorantes recouvertes de nattes grossières, forme un vaste lit de repos, sur lequel s’étendent pêle-mêle les hommes, les femmes et les enfans; une seconde poutre, placée parallèlement à la première, à la base de la cloison postérieure de la case, sert d’oreiller aux dormeurs. On voit çà et là suspendus aux parois, hors de l’atteinte des rats, qui sont nombreux dans l’île, des paquets d’étoffe de tapa, des coiffures en plume, et des ornemens semblables à des hausse-cols couverts de petits pois écarlates. Des fusils qui n’attendent que l’occasion de crever entre les mains qui s’en servent, des bâtons terminés par une baïonnette, composent ordinairement l’arsenal des insulaires, les armes indigènes n’étant aujourd’hui fabriquées dans cette baie que pour être vendues aux amateurs de couleur locale.

Le roi Iotété possédait deux cases à Vaïtahu, sans compter l’habitation des missionnaires anglais. Celle-ci n’était pour lui qu’une demeure de luxe. Il s’en servait, mais ne l’avouait pas ouvertement comme sienne. Les deux autres avaient chacune leur destination spéciale. L’une était la véritable habitation du roi, l’autre servait de salle à manger, quand on ajoutait à la popoï quotidienne des mets d’un usage plus rare, comme le porc rôti, et quand on buvait le kava[4]. Un plancher élevé sur des poteaux à quatre mètres du sol, et abrité par un toit, formait toute la construction de cet édifice, qui n’avait point de cloisons latérales, mais seulement un garde-fou à hauteur d’appui. Une poutre mobile profondément entaillée servait d’échelle pour y monter. Ce hangar était tapu (sacré). Au milieu de l’anse, entre le rivage et la maison des missionnaires, plusieurs cases formaient par leur disposition une place rectangulaire. Sur l’un des côtés demeurait un tahua (prêtre) vieux et vénéré. Nul ne pouvait franchir le seuil de sa demeure; plusieurs fois nous essayâmes d’y pénétrer, notre curiosité échoua toujours contre l’inflexible défense du tahua, qui, chaque fois que nous nous préparions à escalader la plate-forme, nous criait de sa voix chevrotante: Tapu ! — mot tout-puissant, qui résume la loi civile et religieuse dans les Marquises. La présence de deux idoles sur la plate-forme ne contribuait pas peu sans doute à donner de l’importance au tahua et à environner de prestige son habitation. Ces deux figures étaient sculptées avec une grande naïveté. Une tête démesurée formait à elle seule le tiers de la hauteur totale. Les traits de la face, d’un relief peu saillant, étaient plutôt indiqués que sculptés. Les bras courts se terminaient en fourchettes dont les pointes se rejoignaient avec peine sur l’abdomen. L’une de ces idoles portait un turban d’étoffe indigène et un collier composé de dents de porc et d’ongles humains alternativement enfilés. Elles étaient placées toutes deux entre des faisceaux symboliques de roseaux revêtus d’amarrages compliqués à l’entrée d’une espèce de cage haute et pointue, où le tahua emmagasinait les offrandes déposées par les insulaires sur la plate-forme. — A l’ouverture de la place et au bord de l’eau se trouvait une caronade sans affût rongée par la rouille.

Iotété, fidèle à sa promesse, s’était occupé de rechercher un terrain convenable pour notre établissement. Deux jours après notre arrivée, il désigna un espace situé sur une hauteur voisine de la montagne qui sépare Vaïtahu d’Anamiaï. Ce lieu fut trouvé favorable. On pouvait en effet, moyennant certains travaux dont l’exécution semblait facile, le défendre en cas d’une attaque inopinée des indigènes. Le voisinage d’une source qui filtrait entre les roches à la base de la montagne ajoutait encore aux avantages de l’emplacement. Il fut donc décidé que le lendemain, 1er mai, une division de la compagnie supplémentaire quitterait la frégate pour camper à l’abri de tentes provisoires sur le terrain concédé par le roi, et qu’on mettrait activement en œuvre les ressources et le nombreux personnel du navire pour que, dans le plus bref délai possible, notre petite colonie militaire pût jouir, sinon de quelque bien-être, au moins d’un sort supportable. On avait déjà pris à cet effet quelques précautions, qui semblèrent bien restreintes quand on eut constaté la difficulté de trouver dans l’île les élémens de construction les plus indispensables, c’est-à-dire la chaux et le bois[5]. On s’était procuré au Chili du bois de charpente, malheureusement en trop petite quantité. Ce bois avait été employé durant la traversée à former les carcasses de deux maisons qui pouvaient être immédiatement dressées. L’une devait abriter nos soldats, l’autre servir de magasin pour les vivres. Un four de campagne assurait en outre à la garnison le pain quotidien; enfin les vivres ordinaires de la frégate devaient compléter dans le principe un régime alimentaire qu’on espérait pouvoir améliorer par la culture des légumes. Cet espoir était fondé, le sol et le climat ne s’étant pas montrés contraires à certaines graminées ensemencées par nos missionnaires.

Depuis notre arrivée, la dévorante ardeur du soleil nous avait tourmentés sans trêve pendant le jour; mais le soir une fraîche brise descendait de la montagne, et tempérait la chaleur que l’astre torride avait laissée dans la baie. Le 1er mai, dès le matin, des nuages épais et cotonneux enveloppaient les hautes cimes et abaissaient vers nous leurs flots de ouate. Une chaleur lourde, humide, étouffante, semblable à celle d’une étuve, avait remplacé l’ardente et sèche température des jours précédens, et nous rendait semblables à des alcarazas emperlés de rosée. A dix heures, l’état-major de la frégate descendit à terre en grande tenue; il avait été précédé d’une garde de soixante hommes armés et de la musique militaire, destinés à rendre les honneurs au drapeau national, quand pour la première fois il serait arboré sur la terre des Marquises. Nous nous dirigeâmes vers le mât de pavillon qu’on avait eu soin de dresser la veille au milieu de l’anse. Une centaine d’indigènes, parmi lesquels les femmes étaient en grande majorité, attendaient, accroupis sous les arbres voisins, l’événement dont ils avaient depuis deux jours suivi les préparatifs avec curiosité, étonnement et inquiétude. De temps à autre, une exclamation causée par la vue de nos brillans uniformes et de nos armes surgissait des différens groupes, du reste assez silencieux. Les marins, armés, rangés en bon ordre et de fière mine, semblaient surtout accaparer les sympathies du beau sexe canaque. Œillades provocantes, pantomimes significatives allaient en vain à leur adresse; elles se heurtaient à des visages de pierre, dont les yeux, ce jour-là pénétrés des principes de l’école du soldat, regardaient fixes à la distance de quinze pas. Iotété portait dans cette circonstance le costume qui lui avait été donné par les Français, costume dont les diverses parties formaient entre elles le plus bizarre désaccord. C’était un habit du temps de Louis XV, en peluche rouge, galonné sur toutes les coutures et chargé d’une massive paire d’épaulettes. Un diadème en carton doré, enjolivé de verroteries, ombragé de plumes peintes, couvrait sa tête et faisait ressortir sa face bleue. Un pantalon blanc et une chemise complétaient cet accoutrement, à l’extravagance duquel ajoutait encore l’obésité du chef. Près de lui se trouvait son neveu Maheono. Ce dernier pouvait avoir de vingt-cinq à trente ans. La disposition de son tatouage, dont les bandes horizontales lui couvraient le nez et la bouche, sa chevelure noire et frisée, qui, contrairement aux habitudes du pays, s’éparpillait en désordre autour de sa tête, donnaient à sa physionomie, naturellement expressive, un certain caractère de fierté et d’audace. Il était vêtu d’un habit rouge et d’un pantalon bleu de ciel ; quant aux fils du roi, ils portaient tous une chemise de matelot en étoffe de laine. Les femmes, généralement enveloppées d’une longue draperie blanche, ne se distinguaient entre elles que par l’originalité de leur coiffure et par la nature de leurs ornemens. C’étaient des bourrelets d’étoffe de tapa teinte en jaune, des couronnes de coquilles et d’écaille de tortue mi-partie blanche et noire, des diadèmes en plumes surmontés de barbes blanches, reliques précieuses de leurs aïeux. Plusieurs avaient autour du front une bandelette qui retenait une large feuille semblable à une visière verte. Presque toutes portaient un cône d’albâtre ou une fleur rouge au lobe de l’oreille; leurs cols étaient bardés de ces épais colliers d’herbes odorantes dont j’ai parlé.

Quand l’état-major de la frégate, la musique militaire et la compagnie de marins furent rangés autour du mât de pavillon, l’amiral Dupetit-Thouars fit approcher les chefs de Tahuata, et pria M. François de Paule de leur rendre intelligible l’acte dont ils allaient être témoins. Il fit alors ouvrir un ban, et, tirant son épée, il en frappa le sol, déclarant prendre, au nom du roi des Français, possession de toutes les terres du groupe sud-est des Marquises. Le pavillon fut aussitôt hissé aux cris de « vive le roi! vive la France! « et la compagnie armée le salua de trois décharges de mousqueterie pendant que la musique militaire exécutait une fanfare. Alors un nuage pointa au flanc de la frégate, qui disparut dans des tourbillons de fumée, et les détonations du salut national, multipliées encore par les échos, grondèrent comme un ouragan dans la vallée. Une fumée épaisse couvrit toute la rade, puis lentement chemina vers l’horizon : la frégate reparut alors toute diaprée de pavois, spectacle inattendu qui exalta l’enthousiasme, déjà éveillé chez les femmes, les jeunes gens et les enfans par la canonnade. Quant aux vieillards et aux chefs, ils gardaient ce silence imposant, marque d’orgueil aristocratique du sauvage qui laissera toujours un doute sur ses véritables impressions. Les canaques voulurent aussi saluer les couleurs françaises avec leur pièce d’artillerie. On leur donna à cet effet quelques charges de poudre. De robustes bras soulevèrent le canon et le placèrent debout sur la culasse, tandis qu’avec un pilon en pierre on bourrait avec frénésie sur la charge. Un groupe nombreux et recueilli contemplait l’opération; mais, quand l’homme chargé de la mèche s’approcha pour faire feu, l’assemblée s’éparpilla avec une agilité qui donnait la plus favorable idée de sa prudence. Le coup tiré, les fuyards poussaient de triomphantes clameurs, revenaient à la pièce, où chaque opération nouvelle donnait lieu aux mêmes inquiétudes et aux mêmes joies. Après la cérémonie de prise de possession, nous nous dirigeâmes vers le jardin des missionnaires, où s’élevait un autel abrité par les étamines du bord. M. François de Paule reçut l’amiral Dupetit-Thouars à l’entrée de cette chapelle improvisée. Il revêtit ensuite les habits sacerdotaux et officia en présence des insulaires qui nous avaient suivis, et qui restèrent silencieux pendant la durée du divin sacrifice.

D’épaisses nuées avaient depuis le matin rempli le ciel. La messe venait de finir, et nous avions à peine quitté le jardin, que de larges gouttes d’eau tiède, avant-courrières d’une de ces ondées torrentielles si communes dans ces régions, nous engagèrent à précipiter notre marche vers la demeure du roi, où le procès-verbal de la prise de possession devait être signé par Iotété et par Maheono. Nous y arrivâmes sous une pluie battante. Les personnages principaux de l’île envahirent bientôt la pièce principale, pressant contre nous sans scrupules leurs corps frottés d’huile de coco rance, dont une atmosphère lourde et humide rendait encore l’odeur plus insupportable. Deux copies de l’acte par lequel les chefs de Tahuata reconnaissaient la souveraineté du roi des Français furent remises à M. François de Paule, qui les traduisit à haute voix en langue polynésienne, Iotété et Maheono écoutèrent cette lecture avec attention. Le premier paraissait soucieux, défiant, et les questions qu’il adressa au missionnaire indiquaient qu’une pensée importune s’était emparée de lui. On se fût pourtant mépris si l’on avait attribué ce revirement d’humeur à une inquiétude causée par la gravité de l’acte qui s’accomplissait. Non, cette préoccupation tenait à je ne sais quelle susceptibilité saugrenue relative au costume dont il était revêtu, et qu’il ne trouvait pas suffisamment royal. Il manifesta cette crainte à différentes reprises, et les réponses qu’on lui fit ne parurent le rassurer que médiocrement. Il se décida néanmoins à prendre une plume et à signer; puis vint le tour de Maheono, qui se prêta de bonne grâce à cette formalité. Séance tenante, des vêtemens furent distribués aux enfans du roi et aux insulaires influens. Tous revêtirent à l’instant même le pantalon et la chemise, dont ils appréciaient bien plus la couleur éclatante que l’utilité réelle, et, fiers de cette transformation, ils coururent se promener sur la grève, ne soupçonnant pas combien devait être fatale pour leur bien-être et pour leur santé l’habitude d’une enveloppe qui d’un jour à l’autre devait leur faire défaut.


III.

Avant le 1er mai, aucun mouvement, aucun bruit insolite ne troublait pendant le jour le calme profond de Vaïtahu et d’Anamiaï. Les naturels, affaissés sous la chaleur, dormaient dans leurs cases, ou bien, assis dans des espaces réservés, dont des pierres plates et fichées obliquement marquaient les limites rectangulaires, ils laissaient passer les heures, plongés dans une rêverie somnolente. Les femmes, réunies par groupes près de ces lieux interdits à leur sexe, dormaient sur la terre, enveloppées de leur tapa ; d’autres, la tête entre les mains et le regard vague, conversaient avec des êtres invisibles; d’autres combinaient de nouvelles parures, dont les arbustes du voisinage fournissaient les élémens; quelques-unes murmuraient des comumus ou chansons mélancoliques, pleines d’une vertu alanguissante que nous avons comprise tout d’abord et passionnément recherchée plus tard. Notre présence ne troublait guère ce doux loisir; les naturels ne manifestaient ni antipathie ni contrainte à notre approche : à peine paraissaient-ils s’apercevoir de notre présence. Le soir, au coucher du soleil, une fraîche brise, qui presque toujours tombait de la montagne par rafales intermittentes, arrachait cette population à sa torpeur. On entendait alors au loin des mélopées dont le choc sonore des mains marquait la cadence. Les femmes couraient sur les rochers noirs du rivage, mêlaient leurs cris perçans à la voix grave des flots, et, la tête en avant, se précipitaient à l’envi dans la bande d’écume qui ourlait la côte abrupte.

Quand on eut débarqué la compagnie militaire destinée à occuper l’île, l’anse de Vaïtahu s’emplit de bruit et d’activité. La frégate devait séjourner à Vaïtahu jusqu’au moment où nos soldats seraient en mesure de résister avec avantage aux tentatives ennemies que pourraient ultérieurement diriger contre eux ces insulaires à l’esprit versatile. L’emploi de tous les moyens propres à activer les travaux, l’opiniâtreté des travailleurs, qui triomphaient de difficultés sans nombre, donnèrent, après la première semaine, des résultats inattendus, et nous firent augurer un départ plus prochain que nous ne l’avions d’abord supposé. Nous employâmes donc en promenades d’exploration à travers la campagne le peu de temps qui nous restait encore. Ces promenades eurent malheureusement des limites restreintes, car, je l’ai dit, une chaîne infranchissable de hauts sommets partage l’île dans sa plus grande longueur, et, pour en visiter le versant oriental, il faut contourner cette barrière naturelle, s’aventurer dans des sentiers impraticables après les pluies, enfin passer la nuit chez une tribu peu accoutumée à recevoir des hôtes de notre couleur. Cette dernière considération suffisait pour qu’on ne nous permît pas sans motif impérieux de tenter ce petit voyage.

Le versant occidental offrait seulement à notre curiosité les deux vallées fertiles qui s’étendent derrière les anses de Vaïtahu et d’Anamiaï, séparées par un promontoire. Celle d’Anamiaï, la moins profonde et la moins habitée, ne présente qu’un médiocre intérêt. Un sentier étroit, tortueux, troué par les aspérités du roc, plus rapide à mesure qu’il s’éloigne du rivage, la parcourt dans toute sa longueur, et aboutit à la montagne. Près du sentier, un filet d’eau, souvent tari, se fraie difficilement passage à travers les pierres roulantes qui forment son lit. Partout où il existe une parcelle de terre, dans les endroits les plus arides en apparence, la plante jaillit, et les racines de l’arbre étreignent la pierre. Toutefois cette végétation, sortie à l’aventure du sol rocailleux qui forme la majeure partie de Tahuata, est en général rachitique et malingre; les arbres puissans ne croissent guère que dans les endroits où la terre, plus profonde, laisse un libre développement à leurs racines. La vallée de Vaïtahu, plus fertile et plus habitée que celle d’Anamiaï, court obliquement vers la montagne. Sa longueur est d’environ trois milles; mais la pente et les difficultés du terrain peuvent abuser celui qui la parcourt sur ses dimensions réelles. Voici à quelle occasion nous la visitâmes.

Assis un jour près de cette plate-forme du grand-prêtre, où s’élevaient les deux tikis[6] dont nous avons parlé, nous interrogions, avec l’aide d’un interprète, les insulaires, pour connaître la mesure du respect voué communément chez eux aux emblèmes extérieurs du culte. L’irrévérence de leurs réponses, le peu de souci qu’ils semblaient prendre des idoles voisines, au pied desquelles on voyait néanmoins une récente offrande de fruits à pain et de cocos, concordaient assez mal avec la rigide observance de toute loi qui leur était imposée au nom de la religion. Nous voulûmes avoir le mot de cette anomalie, et nous apprîmes que les tikis voisins étaient les images d’atuas subalternes, la canaille en quelque sorte de la théogonie polynésienne; mais au fond de la vallée, loin de toute demeure, une gorge solitaire, où nul intérêt de circulation ne pouvait conduire les canaques, recelait, ajouta-t-on, les tikis d’atuas terribles dont nul n’affrontait jamais impunément le courroux.

Le sacristain de la mission se souvint en effet que, tout au fond de la vallée de Vaïtahu, il existait un petit fourré dont les insulaires n’approchaient qu’avec inquiétude. Souvent même, dans ses promenades, il avait vu les indigènes qui l’accompagnaient faire un long circuit pour éviter l’endroit mystérieux, et quand il avait voulu en connaître le motif, on s’était borné à lui répondre par ces mots : Tapu ! mate ! mate! qu’on peut traduire par défendu sous peine de mort. Or, comme la puissance des lupus sans nombre auxquels sont soumis les indigènes n’atteint guère les étrangers, notre compatriote voulut bien essayer de retrouver avec nous ce lucus redoutable, sanctuaire présumé du tiki des grands atuas. Nous prîmes donc rendez-vous pour le lendemain, et, vers huit heures du matin, je me rendis à la mission en compagnie du chirurgien-major de la frégate. Notre guide était prêt, nous partîmes. Une plante fort commune dans cette partie de l’île, et assez semblable au basilic, imprégnait l’air d’une senteur que l’humidité du matin rendait encore plus pénétrante. Les arbres et les fleurs tressaillaient sous les caresses du soleil, et du fond des ramées s’échappaient toute sorte de chansons, de gaietés, de folâtreries. Nous devions, pendant la première partie de la route, côtoyer la rive droite d’un petit ruisseau qui parcourt la vallée, disparaissant parfois dans des crevasses et des canaux souterrains pendant son trajet de la montagne à la mer. Près de l’endroit où nous le traversâmes, une vingtaine de canaques, dont la plupart avaient le corps ruisselant d’huile de coco et les jambes jaspées de cicatrices et de plaies, se livraient à leurs ablutions matinales dans une baignoire naturelle formée par des accidens de terrain entre les rochers. Nous songeâmes avec dégoût qu’en ce moment, non loin de Là, on remplissait les tonneaux de la frégate, et qu’après un aussi court trajet cette eau peu abondante arrivait à nos pompes, recelant, à n’en pas douter, d’impurs vestiges de cette lessive humaine. Nous suivîmes pendant une demi-heure, sans trop de difficultés, un petit sentier côtoyé par le ruisseau. De distance en distance, une pauvre case élevée sur des échasses, précaution que l’humidité du lieu rend nécessaire, montrait parmi les hibiscus et les baringtonias constellés de fleurs blanches les maigres hachures de sa carcasse de feuillage, et ses habitans, arrachés au sommeil par le bruit d’une marche insolite, se traînaient à l’entrée, d’où ils nous regardaient passer en laissant échapper les exclamations de surprise qui leur sont particulières.

Pendant notre marche, un bruit tantôt sonore, tantôt étouffé, suivant les accidens du terrain, avait frappé de loin notre oreille. Il éclata dans toute sa vigueur à notre entrée dans un bosquet où d’énormes rochers, arrondis comme s’ils avaient été roulés par la mer, divisaient le cours du ruisseau. Quelques-unes de ces masses presque enterrées montraient au niveau du sol leur surface plane, polie, légèrement oblique, où plusieurs femmes, les jambes dans le courant, les mains armées de battoirs, martelaient en cadence et sans relâche une pâte visqueuse et jaunâtre. Cette œuvre bruyante avait pour but la confection de l’étoffe indigène appelée tapa. Cette pâte est l’écorce d’un mûrier des Marquises. Préalablement séparée de sa surface extérieure et macérée par une longue immersion dans l’eau, elle s’allonge en tout sens et devient mince comme une feuille de parchemin sous les coups multipliés des battoirs qui servent aussi à l’humecter. J’examinai ces instrumens; ils ne diffèrent pas trop d’un fer à gaufres : leur pelle carrée, sillonnée de fines cannelures, imprime sur l’étoffe de légères stries qui lui donnent l’aspect d’un tissu. Ce travail s’accomplit avec une telle rapidité qu’une femme, même âgée, peut fabriquer en quelques heures une pièce de tapa assez ample pour former un manteau.

Notre apparition mit en émoi les ouvrières, et les battoirs cessèrent de fatiguer l’écho; mais à ce bruit régulier succéda un caquetage bruyant, d’où surgissaient des cris d’étonnement qui parcoururent toute une gamme chromatique. L’activité n’était point anéantie, elle s’était seulement déplacée. Après nous avoir salués du kaoha, Ferani (bonjour, Français), qu’elles escortèrent des caressantes épithètes de mutaki et maïtaï, les moins timides s’approchèrent, et bientôt retentirent à nos oreilles les mots tabaco ! monni ! (du tabac, de l’argent), premiers bégaiemens de la civilisation. Nous donnâmes de bon cœur quelques cigares, et, leur promettant de l’argent pour un autre jour, nous leur offrîmes en attendant le symbole de l’espérance sur un bouton de marine et l’adresse d’un tailleur de Paris frappée sur cuivre. On reçut le tabac avec transport, le bouton enfilé par la queue prit place au col de l’une des femmes entre une dent de porc et un ongle de vieillard assez grand pour servir de truelle; mais la pièce de cuivre fut sérieusement examinée. Elle passa de main en main, et partout sa valeur monétaire parut l’objet d’une légitime suspicion; enfin le sentiment général se formula par un méprisant aïta ! (mauvais). A l’époque de notre arrivée, les monnaies d’or semblaient inconnues dans l’île; les piastres étaient la monnaie courante, la seule même qui pût servir dans les échanges. Aussi les indigènes demandaient-ils sans discernement une piastre quand nous paraissions désirer le plus innocent coquillage, la plus insignifiante bagatelle. Les temps sont loin où des navigateurs obtenaient pour un certain nombre de dents de cachalot une cargaison de santal. Aujourd’hui l’argent, les armes, les munitions de guerre et les étoffes, surtout celles de laine, sont les seules importations estimées.

En sortant du bosquet, le sentier quitta la berge du ruisseau, grimpa une pente rocailleuse, se glissa comme une couleuvre dans un épais fourré de bambous, et traversa un bois d’arbres à pain. Quelques cases environnaient cet endroit, qui nous parut le plus fertile de la vallée. Sur la plate-forme de l’une d’elles, un canaque, accroupi un pied dans chaque main, nous considéra d’abord gravement et se décida à nous appeler. Quand nous fûmes près de lui, il nous engagea avec mille démonstrations amicales à entrer dans sa demeure; mais nous préférâmes nous asseoir sur la plate-forme pour reprendre haleine et pour éponger nos fronts ruisselans. Le canaque alors se leva, mit la tête dans une ouverture de sa case et y jeta quelques paroles qui déterminèrent un bourdonnement intérieur; puis, comme d’une ruche d’abeilles, nous vîmes sortir par la porte étroite des hommes, des femmes et des enfans, en tout une quinzaine de personnes dont les yeux, encore alourdis par le sommeil, attachaient sur nous des regards hébétés, indécis, tandis que leurs lèvres murmuraient des paroles inintelligibles qui semblaient faire suite à un rêve interrompu. L’éclat du jour ne tarda pas à les rappeler au sentiment complet de leur individualité, et les mots tabaco ! monni ! furent répétés en chœur. Un jeune homme assis au seuil mettait surtout dans sa demande une persistance machinale d’autant plus étrange qu’il ne prenait pas le tabac que je lui offrais. Le major me fit alors remarquer que le pauvre diable était aveugle. Je n’y avais pas pris garde, car il avait les yeux parfaitement limpides, et la fixité de son regard nous parut être le seul indice de sa triste infirmité. Ce n’était pas la première fois que cette infortune se révélait à nous. Déjà nous avions pu nous convaincre que les gouttes sereines, les héméralopies, font de nombreuses victimes aux Marquises. En effet, peu de temps après notre arrivée, des affections du même genre sévirent sur deux ou trois compatriotes qui, la nuit, fuyant l’insupportable chaleur des lieux abrités, étaient venus chercher en plein air un repos dont les fatales conséquences ne tardèrent point à se manifester.

La distribution de quelques morceaux de tabac suffit pour douer ces braves gens d’une prévenance divinatoire. L’un d’eux, s’apercevant que nos regards convergeaient pleins de convoitise vers la cime d’un immense cocotier, courut à l’arbre, assura ses deux mains contre le tronc, et comme si l’extrémité de ses membres eût possédé cette qualité aspirante particulière aux tentacules de certains polypes, il marcha pour ainsi dire le corps plié en deux jusqu’au panache de feuilles balancé par le vent à vingt mètres du sol. Arrivé au terme de son ascension, il détacha une douzaine de cocos qui bondirent jusqu’à nous. Les femmes les prirent, en malaxèrent l’une des extrémités en la frappant sur les pierres afin d’y donner prise à leurs dents, dont elles se servirent pour déchirer le brou filandreux qui forme la première enveloppe; elles heurtèrent ensuite contre l’arête d’un caillou l’extrémité de la noix, qui se fendit circulairement comme la coque d’un œuf sous les chocs répétés; puis, introduisant leurs ongles dans la fente, elles arrachèrent sans effort cette calotte et nous présentèrent une coupe pleine d’un breuvage rafraîchissant, dont pas une goutte n’avait été perdue. Nous préparâmes ensuite des cigares, et le même personnage qui venait d’accomplir la voltige ascensionnelle du cocotier nous présenta du feu en un clin d’œil par le procédé suivant : il prit un morceau de bois tendre et sec, l’assujettit sur son genou avec la main gauche, et à l’aide d’un morceau de bambou taillé en biseau, il y creusa par le frottement un petit sillon à l’extrémité duquel s’amassait une poudre de bois presque impalpable. En quelques secondes, cette poussière fuma légèrement, puis l’étincelle y courut comme dans l’amadou : la renversant alors sur une petite touffe de bourre de coco parfaitement sèche, il se mit à souffler avec précaution sur la poussière incandescente, et la bourre qui la contenait prit feu presque aussitôt.

Après un quart d’heure de halte, nous nous remîmes en marche, et je ne saurais dire avec quel intérêt nous remarquâmes chemin faisant différens arbrisseaux dont les graines exportées avaient souvent réjoui notre enfance. Les cosses de l’abrus precatorius éclataient au soleil, et laissaient pleuvoir sur le sol par milliers leurs pois écarlates. Nous allions respirant avec une singulière avidité tantôt les acres parfums, tantôt les balsamiques effluves qui sortaient humides et tièdes de ces fourrés immobiles et chauffes par le soleil de midi; nous allions sains de corps, tranquilles d’esprit, nous livrant avec un complet abandon au charme de ces heures de jeunesse, de liberté, d’insouciante fantaisie, à tous les curieux hasards et à toutes les surprises de cette promenade sur un terrain vierge peut-être de l’empreinte d’une chaussure civilisée, et des fruits jaunes étincelant comme des limons dans le feuillage sombre nous mettaient aux lèvres la mélancolique apostrophe de Mignon à Wilhelm :

Connais-tu la contrée où dans le noir feuillage
Brille comme un fruit d’or le fruit du citronnier?

Cependant le sentier s’effaçait peu à peu; bientôt il disparut à la lisière d’un fourré de bambous. Il nous fallut pour continuer notre route pénétrer à droite dans ce petit fourré, où nous nous frayâmes un passage. Nous allions à la file, nous garant de notre mieux des branches élastiques qui venaient nous cingler le visage en se refermant derrière celui qui nous précédait. Nous marchions tantôt sur les détritus de feuilles mortes, de branches sèches, qui craquaient sous nos pas, tantôt les genoux perdus dans une herbe haute, jaunâtre et revêche. Après un quart d’heure de ce désagréable exercice, nous vînmes tout à coup nous heurter contre une véritable muraille basaltique, qui, haute de 30 mètres environ, marquait la limite de la vallée. Pour la franchir en cet endroit, il eût fallu des ailes. Notre guide craignit de s’être trompé dans son appréciation des lieux. incertain s’il devait chercher l’autel tapu en longeant la gauche ou la droite de l’obstacle, il se rappela sans doute le conte du Petit-Poucet, et se décida pour s’orienter à grimper sur un arbre. Grâce à cet expédient, nous nous trouvâmes bientôt en face du lieu tapu qui occupait une anfractuosité de la montagne.

Au premier plan se dressait un petit mur de pierres volcaniques sans liaison. Il formait un réduit où la végétation se livrait en toute liberté aux plus extravagantes fantaisies. Rien n’est à la fois charmant et farouche comme cette inextricable mêlée de rameaux qui se menacent, se croisent, s’étreignent, luttent jusqu’à l’heure où, épuisés, ils tombent enfin et viennent grossir à leur tour une couche épaisse de feuilles mortes et de bois pourri, d’où, sortis déjà, ils surgiront bientôt encore sous de nouvelles formes. Des convolvulus aux feuilles larges, grasses, roulées en cornet ou étalées en assiettes, rampaient vagabonds à travers les fougères dentelées. Des herbes épaisses, triangulaires, hérissaient, semblables à des lames, cette litière que piquait çà et là le calice écarlate d’un liseron ou l’étoile blanche d’une rose de Chine. Le pandanus échevelé y plongeait ses singuliers étais; des lataniers, des casuarinas, d’autres arbres dont le corps disparaissait sous une fourrure de feuillage, formaient un dais tout festonné d’orchidées, qui, lasses de garrotter les rameaux l’un à l’autre et de les cercler de spirales sans fin, retombaient vers le sol en mille brindilles frisées. Semblable à la bouche d’une grotte, une sorte de trouée naturelle s’ouvrait dans l’épaisseur de ce feuillage que les branches du fao rayaient de hachures capricieuses. Au centre de cet espace, on voyait une petite plate-forme carrée. Sous les festons verts, sous les mailles inégales des lianes fines, quelques nattes de jonc pendaient disposées comme les nappes de l’autel. Au milieu se dressaient, entre des faisceaux de baguettes blanches et de bambous, revêtus de tresses jaunes et brunes, et portant à leur extrémité supérieure des banderoles de tapa, deux tikis sculptés grossièrement sur des arbres coupés à hauteur d’homme, et dont la plate-forme dissimulait la base. L’une de ces idoles ne différait guère du modèle connu. Elle avait des yeux larges et ronds comme des cerceaux, un rire goguenard ouvert d’une oreille à l’autre; elle appuyait sur son ventre ses deux mains, comme ces bourgeois accoutumés à faire tourner leurs pouces. La seconde n’avait pas forme humaine. C’était un bloc de bois fourchu, aux pointes dentelées en scie; sous l’angle de la fourche, un renflement s’évasait, assez semblable à celui qui sert de garde aux hampes des lances du moyen âge. Une lanière de tapa teinte en jaune couvrait l’espace compris entre ce renflement et la jonction des branches. L’une de celles-ci laissait pendre une chevelure scalpée; sur toutes deux s’étalait dans le sens de la longueur, et grossièrement sculptée, une sorte de salamandre.

Je venais de franchir le petit mur qui me séparait des images, et, voulant les étudier de près, je m’avançais dans l’herbe jusqu’au ventre, en trébuchant parmi les racines de pia (arrow-root), quand tout à coup je fus arrêté par l’aspect inattendu d’un animal tapi au pied de ces images, sous un toit de feuilles, et dardant sur moi un regard effaré. Vaguement entrevu dans l’obscurité, il me semblait pâle et chauve; il appuyait sur la pierre deux dents canines, longues, aiguës et disposées comme celles d’un morse; son œil large et rond, sans paupière, chatoyait dans l’ombre et me dévorait du regard. Cependant cette bête fantastique, ce sphinx, mystérieux gardien peut-être du lieu sacré, ne me proposait d’autre énigme que celle de sa nature, que mon ignorance en zoologie ne me permettait pas de résoudre. Notre guide vint à mon aide, s’approcha, considéra un instant cette face bizarre; puis, haussant les épaules avec le scepticisme des esprits simples et positifs, il marcha vers la plate-forme, se pencha dessus à mi-corps, enfonça son bras dans l’ombre où la tête restait acculée, impassible, et tira de son repaire un objet fort curieux et bien fait pour justifier notre première surprise : c’était un crâne humain dont on avait bouché les orbites avec des rondelles brillantes en nacre de perle, plates et larges comme des pièces de cinq francs. Un trou perforé au milieu restait noir en guise de prunelle; un morceau de bois pointu remplissait la cavité nasale; deux dents longues, menaçantes, avaient été fichées dans l’alvéole des canines ; enfin des cordons en bourre de coco retenaient aux maxillaires de nombreuses touffes de cheveux disposés en barbe, et aux oreilles des plaques de bois ovales blanchies à la chaux. La mâchoire inférieure manquait. L’ironie poursuivait jusque dans la mort un ennemi vaincu. J’aurais voulu emporter cette singulière relique, mais il eût été difficile de la celer aux canaques le long du chemin, et ceux-ci se fussent peut-être choqués d’une violation par trop audacieuse de leurs tapus. Le major ayant d’ailleurs constaté qu’un indigène en avait fait les frais de sa personne, tout prétexte me fut ôté de composer avec mes scrupules, et je me décidai à remettre la relique en place. Je regrettai néanmoins d’autant plus ce trophée qu’il était le seul ornement curieux de cet autel, où l’on voyait cependant aussi quelques débris d’ossemens humains blanchis par l’air et une jatte contenant de la popoï calcinée par le temps, toutes choses qui ne témoignaient ni de la ferveur du culte pour ce lieu si vanté, ni de la présence assidue de ses desservans; aussi l’abandonnâmes-nous veuf de son prestige, pour rejoindre à travers le fourré le sentier qui nous-avait conduits. Notre retour n’offrit aucun incident digne d’intérêt.

Dans la seconde semaine de mai, l’amiral fit en canot une excursion vers les côtes d’Hivaoa, la plus considérable des îles Marquises. Je l’accompagnai avec M. François de Paule et le commandant Halley, gouverneur de Vaïtahu. Nous traversâmes, sur une mer calme et comme figée, le canal large de trois milles environ qui sépare Hivaoa de Tahuata, et nous nous présentâmes à l’entrée des baies de la côte méridionale. Nous visitâmes successivement Toa, Toago et Hanabaha; ces baies ne sont, à vrai dire, que les bouches évasées de ravins qui aboutissent au rivage. On y débarque sur des galets, et l’on ne saurait y faire trente pas sans rencontrer une gorge étroite, véritable lit de torrent qu’il faut gravir sur un terrain tourmenté. Au cœur du jour, il y fait sombre, tant la végétation s’y montre active. L’arbre perce le roc, ses racines étreignent la pierre, fuient en tous sens, disparaissent et se montrent plus loin comme des couleuvres impuissantes à se cacher. Si l’on regarde derrière soi, on voit briller par les trouées du feuillage la mer qu’embrase un soleil dévorant. Dans une de ces étroites gorges, nous rencontrâmes quelques cases échelonnées. Deux hommes en étaient sortis, s’étaient approchés avec des démonstrations amicales et nous avaient conduits vers un charmant bocage où se trouvaient réunies quelques femmes d’aspect assez fantastique. Toutes étaient vertes comme le collier de feuilles qu’elles avaient au col. Je n’ai pas besoin de dire que leurs poses et les draperies de leurs manteaux blancs ou jaunes qui laissaient voir une épaule ronde, un sein correct et solide, un bras délicat, une main fine, pouvaient prendre place sur une toile sans coûter à un peintre les moindres frais d’imagination. Je ne me suis jamais imaginé les napées sous une autre forme. Nous les mîmes en joie en leur distribuant des verroteries, des colliers et des pendans d’oreilles. Quelqu’un leur ayant demandé les motifs de leur étrange teinture, elles nous apprirent que l’action de l’huile de coco mélangée de jus d’herbe était puissante sur la peau pour la blanchir et la rendre douce. Désirant figurer avec avantage au prochain koîka[7], elles se livraient depuis huit jours à de constantes lotions de ce mélange.

Ces divers points de la côte sud n’offrent au reste aucun intérêt: ils sont rarement fréquentés. Quelques navigateurs, entre autres Roquefeuille, ont pourtant pu s’y procurer une certaine provision de bois de santal. Nous sortîmes du canal; notre canot longea toute la partie méridionale d’Hivaoa, et nous remontâmes la côte ouest, qui se dresse comme un mur sombre, dont la hauteur varie entre dix et trente mètres. Les hauts sommets du centre de l’île se perdent dans les nuages, et l’on voit au flanc fauve des collines ondoyer des cascades comme un ruban lamé d’argent. Bientôt nous nous présentâmes à l’entrée d’une baie séparée en deux anses par un promontoire élevé, à l’extrémité duquel se dresse encore comme un phare une tour ronde à deux étages formée par la nature : celle de gauche, où nous débarquâmes, s’appelle Hanamanu. Un grand nombre d’hommes et de femmes nous attendaient sur le rivage et nous conduisirent sous les ombrages de la vallée. L’amiral fit demander par M. François de Paule les chefs de cette partie de l’ile. Trois hommes se présentèrent coiffés de chapeaux tromblons qui, rougis et rongés sous tous les ciels, sur toutes les mers, à tous les vents, par tous les insectes, étaient enfin tombés de chute en chute sur ces fronts souverains. Deux de ces hommes étaient âgés et bleus : ils se nommaient Opéhué et Tohétohué; l’autre, jeune encore, se nommait Totika. Tohétohué était hideux. Une sorte de contraction des muscles de la face le défigurait, et l’un de ses yeux sans prunelle roulait comme une bille d’agate blanche entre ses paupières tatouées. Ces chefs connaissaient déjà notre établissement de Vaïtahu. Ils demandèrent à l’amiral de débarquer aussi des soldats sur leur île, déclarant qu’ils étaient prêts à reconnaître la souveraineté de la France. On leur promit une garnison dès qu’ils seraient à même de la recevoir, c’est-à-dire aussitôt qu’ils auraient construit une case dont on leur marqua les dimensions séance tenante.


IV.

Vers la fin du mois de mai, la petite colonie de Vaïtahu avait accompli les plus urgens travaux d’installation et de défense. Dès qu’on eut emmagasiné les vivres et les munitions de guerre, le four fonctionna, et l’établissement put s’administrer sans le concours de la frégate. Il fallut songer alors à faire voile pour Nukahiva, où l’amiral avait désigné la baie de Taiohaë comme point de ralliement aux navires de sa division attendus de jour en jour. La frégate emmenait M. François de Paule. Depuis plusieurs mois sans nouvelles de ses collègues d’Hua-Pu et inquiet de les savoir exposés aux brutalités des indigènes, le révérend supérieur de la mission désirait connaître leur sort. Soixante milles séparent Hua-Pu de Tahuata. Nous nous dirigeâmes d’abord vers cette île, la plus méridionale du groupe nord-ouest des Marquises. Hua-Pu profile sur le ciel une élégante silhouette noire hérissée de pics si nombreux, si aigus, si élevés, qu’on s’imagine voir surgir des flots une ville gothique avec tout son luxe de clochers, d’obélisques et de flèches de granit. L’aspect du pays n’a rien de particulier. Des zébrures sombres indiquent les vallées fertiles; des tons fauves, les montagnes et les terres pétrées; quant aux aiguilles basaltiques de Hua-Pu, elles en font la plus pittoresque des îles Marquises. On mit en panne devant la baie d’Hakahu, résidence du principal chef de l’île, et un canot conduisit à terre M. François de Paule. Les habitans d’Hua-Pu sont renommés dans l’archipel pour leur douceur : c’est, nous disait-on, l’île la moins ravagée par les guerres intestines. Cette réputation nous semble surfaite, et la débonnaireté des gens d’Hua-Pu ne dépasse pas celle des loups qui, suivant un proverbe assez hasardé, ne se mangent pas entre eux. En effet, le retour du canot nous apprit que M. Caret et ses collègues de la mission avaient été forcés de s’embarquer trois mois auparavant pour Tahiti, en laissant leur modeste bagage aux mains des insulaires, qui depuis se promenaient en soutane blanche et en tricorne sur les rochers.

Une fois rassurés sur le sort de nos compatriotes, nous fîmes voile pour Nukahiva. La frégate passa la nuit à louvoyer, et ce fut seulement le lendemain vers deux heures de l’après-midi que nous nous trouvâmes à peu de distance du cap Martin, haute et sombre falaise qui forme la pointe sud-est de Nukahiva. Longeant alors, vers l’ouest, la côte méridionale de l’île, nous vîmes s’ouvrir la vaste baie du Comptroller, séparée en deux anses où aboutissent de fraîches et verdoyantes vallées. C’est au milieu de cette nature enchanteresse qu’habite la farouche tribu des Taïpis-Vaïs, vrais Lestrigons nukahiviens, dont l’existence a, depuis l’occupation française, été si utile aux faiseurs de rapports belliqueux[8]. Nous longeâmes ensuite, durant six milles environ, une muraille de rochers noirs, creusée, hachée, que raie parfois la lame d’argent d’une cascade, que fend comme un coin une ravine poussant sa verdure jusqu’à la mer, et l’entrée de Taiohaë se laissa bientôt deviner entre deux îlots arides que couvrent, celui de l’est, une herbe haute et grillée, celui de l’ouest, un petit bois de filaos au feuillage livide comme le vert-de-gris. Ces gardiens jaloux de la baie la plus vaste, la plus sûre et la plus fertile des Marquises sont nommés les deux sentinelles.

Dès qu’on eut jeté l’ancre, l’air retentit de joyeuses clameurs. Semblables aux océanides, des femmes, la guirlande verte au front, semblaient surgir des flots. Elles folâtraient autour de la frégate, se suspendaient aux saillies, aux ceintures, aux échelons, bouchaient l’étroite ouverture d’un hublot en y passant leur tête rieuse, et, s’aventurant sur la préceinte, se montraient à l’entrée des sabords, enlaçant de leurs bras souples le col noir des canons. Une douzaine de naturels qui, venus dans des pirogues, les avaient devancées, se trouvaient sur le pont. Ils les engagèrent à y monter. Quelques-unes se présentèrent timides, hésitantes, aux coupées, puis se produisirent au milieu des matelots, se faisant un voile illusoire d’une mince bande d’étoffe ou d’une poignée d’herbe. Effarouchées néanmoins, elles gagnèrent la dunette, où, bientôt remises de leur étonnement, rassurées par l’accueil cordial qu’elles recevaient, joyeuses de se voir prodiguer des bagatelles comme du biscuit, du tabac, des bagues et des colliers de verre, elles jetèrent au vent leur rire frais et sonore, et se mirent à caqueter avec une volubilité enfantine. Puis, comme si elles eussent voulu célébrer par des chants notre libéralité, elles entonnèrent sur un rhythme assez vif un comumu accompagné du claquement de mains ordinaire. Les hommes eux-mêmes y prirent part. Le bras gauche soudé au corps et le poignet venant couvrir la clavicule droite, de façon à ménager un creux entre l’angle du bras et le sein, ils frappaient à coups redoublés de leur main ouverte ce creux, qui détonait en mesure sous le choc intelligent. Une sorte d’ivresse folle parut même un instant s’être emparée des choristes, qui se prirent à pousser des grognemens bizarres, des clameurs enrouées, gutturales, nasillardes, inouïes jusqu’à ce jour et impossibles à des larynx civilisés. Elles accompagnaient ces cris hétéroclites en faisant voler en mesure leurs mains tournantes, tantôt de droite à gauche, tantôt de gauche à droite. Soudain, au milieu de l’effervescence croissante de l’exécution, quelques paroles adressées par un des canaques aux chanteuses firent brusquement expirer le chœur farouche et bestial auquel nous commencions à prendre un vif intérêt. Après avoir accueilli par des murmures l’injonction de ce trouble-fête, les femmes finirent par se soumettre, et n’osèrent, malgré nos instances, reprendre le chant interrompu. J’ignore à quel scrupule le canaque venait d’obéir, mais j’appris qu’il avait arrêté dans ses préludes le fameux comumu Puaca (chant du porc), la plus étrange et la plus fougueuse conception musicale des Nukahiviens. Malgré tout, cette gaieté expansive différait assez nettement de l’attitude froide et morne des gens de Tahuata pour nous faire bien augurer de relations commencées sous d’aussi folâtres auspices.

Le soir venu, il fallut se séparer. Invités à se jeter à l’eau pour regagner la côte, nos nouveaux amis ne se firent pas prier. Le bruit de plongeons successifs retentit bientôt le long du bord, et, semblable à un troupeau de phoques, nous vîmes la bande joyeuse gagner de conserve le rivage, nous jetant encore de loin des adieux bruyans. Peu d’heures après, la houle berçait mollement notre frégate redevenue silencieuse. L’obscurité nivelait les parois du vaste entonnoir dont nous occupions le centre, et dont les bords supérieurs détachaient seuls leur silhouette vigoureusement accidentée sur le ciel chargé d’étoiles. Des souffles d’air, passant de temps à autre, dispersaient les senteurs du rivage et les sons vagues des comumus lointains. Couchés sur la dunette, la face au ciel, nous demandions comme d’habitude un premier sommeil à la fraîcheur de la nuit, quand nous fûmes réveillés par une singulière fantasmagorie. Le pont et la mâture du navire étaient éclairés de reflets ardens. Trente pirogues environ, portant chacune à son extrémité une énorme torche flamboyante, sillonnaient la rade. Dans chacune d’elles, un canaque avivait le feu des brasiers, qui lançaient au vent des aigrettes pétillantes et laissaient pleuvoir des charbons dans leur sillage enflammé. Ces hommes, qui passaient en silence, mi-partie rouges ou noirs, suivant les caprices de la lumière, les cheveux tordus en cornes de chaque côté du crâne, offraient le type exact des démons tels que nous les représentent les peintures naïves et les descriptions des légendes populaires. L’objet de leur procession nocturne n’était pourtant rien moins qu’infernal : il consistait à conduire, avec l’aide des flambeaux, le poisson vers certaines criques du rivage pour en faciliter ainsi la capture.

Le lendemain, de fort bonne heure, un de nos canots conduisit à bord Te-Moana, principal chef de Taiohaë. C’était un jeune homme de vingt ans environ. Non-seulement Te-Moana n’appartenait pas à cette élégante minorité de la race polynésienne aux traits délicats, efféminés, à la physionomie à la fois altière, intelligente et douce; mais on eût dit que l’Afrique avait timbré de son cachet trivial la face du chef nukahivien. Vêtu d’un costume dont les pièces disparates semblaient sortir, celle-ci du sac d’un matelot baleinier, celle-là du vestiaire rebuté d’un officier anglais, les pieds nus, les cheveux incultes, le poil rare, on l’eût pris aux Antilles pour un mulâtre déserteur de l’armée de Soulouque. Vers l’âge de dix ans, Te-Moana, endoctriné par des méthodistes anglo-saxons, avait abandonné le culte de ses pères. Cette conquête, poursuivie par les missionnaires dans une pensée de propagande religieuse, n’eut pas les résultats qu’on en espérait. Les tribus de Taiohaë, loin de suivre l’exemple du chef, manifestèrent leur aversion pour le renégat, de telle sorte que Te-Moana, forcé d’opter entre son peuple et sa nouvelle croyance, dut abandonner l’île et se réfugier à Rarotonga, siège de la mission. Son absence dura plusieurs années. Ses directeurs spirituels en profitèrent pour le conduire en Europe. Pendant la traversée, on l’avait promu aux hautes fonctions d’aide-cuisinier; rendu au port, on le montra pour 2 pence. Te-Moana revint au pays natal aussi inculte qu’auparavant. De son contact avec la civilisation, il ne rapportait qu’un vice, l’ivrognerie, et une idée juste, c’est qu’à Nukahiva on mange quand on a faim, tandis qu’à Londres, pour manger il faut de l’argent. Hormis cela, c’est tout au plus s’il garda le souvenir d’avoir vu, ainsi qu’il le disait lui-même, l’Angleterre de près et la France de loin. Les habitudes du sauvage avaient naturellement repris le dessus dès qu’il s’était retrouvé à Nukahiva : à partir de ce jour aussi, la ferveur méthodiste s’en était allée à vau-l’eau. Quand nous arrivâmes à Nukahiva, le prestige du chef nous sembla fort compromis. Une certaine tribu de la baie d’Acauï, située à quatre milles à l’ouest de Taiohaë, le molestait plus particulièrement et venait de lui enlever sa femme par surprise. Il nous raconta lui-même son infortune conjugale et ses griefs. L’amiral lui proposa de reconnaître la souveraineté du roi des Français, et lui promit, s’il y consentait, d’employer sa médiation auprès des Taioas (c’était le nom de la tribu ennemie) pour lui rendre l’épouse ravie. Le chef s’empressa d’accepter l’offre de l’amiral, et un canot fut aussitôt expédié vers la baie d’Acauï, avec mission d’engager les chefs taïoas à se rendre à bord de la Reine-Blanche. De son côté, Te-Moana rassembla les chefs alliés de Taiohaë, dont on désigne les différentes tribus sous le nom collectif de Teïs. Nul ne fit défaut à cette convocation, et vers trois heures du soir, Teïs et Taïoas étaient rassemblés en congrès dans la salle du conseil de la frégate. Tous ces canaques, à l’exception de Te-Moana, étaient âgés, tatoués et nus, les vieillards complètement bleus, les autres magnifiquement bariolés. Ils s’accroupirent en rond, chacun tenant son éventail avec dignité comme un sceptre. On distinguait plus particulièrement dans ce groupe un guerrier nommé Pakoko. Il avait pour diadème un rameau de cocotier dont les feuilles lui ceignaient la tête et se rejoignaient nouées sur l’occiput. Cette coiffure élevée par-devant, en forme de mitre, accompagnait noblement le visage calme, énergique et fier du chef canaque. Une impériale blanche semblable à une longue houppe de coton lui descendait sur la poitrine. Un autre personnage attirait aussi l’attention : c’était Niéhitu, oncle et tuteur de Te-Moana. Son visage seulement était rayé de bandes bleues passant sur les yeux et sur la bouche. La couleur rouge du reste de son corps et son obésité en faisaient un magot de taille naturelle que n’eussent désavoué ni l’Inde ni la Chine. Le colloque s’ouvrit et dura une heure, pendant laquelle les deux camps se renvoyèrent à l’envi les récriminations et les reproches. « Vous m’avez volé ma femme, disait Te-Moana. — Elle s’est envolée. » Tel était à peu près le sens de la réplique. En dépit des apostrophes animées et des gestes violens, on sentait que la passion faisait totalement défaut à ce débat, où nul intérêt sérieux n’était en litige. Des motifs puérils n’avaient pu créer qu’une animosité factice; aussi céda-t-elle vite, et les adversaires, sous l’arbitrage de l’amiral, consentirent à se donner la main en signe de réconciliation. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les chefs promirent à Te-Moana de lui renvoyer sa femme, qu’ils affirmaient n’avoir point enlevée. Te-Moana fit alors à l’assistance des ouvertures relatives au projet d’établissement des Français sur l’île et à l’adhésion que pour son compte il y donnait. On accueillit cette communication avec une joie manifeste. Je constate ce fait, qui m’a toujours paru incompréhensible dès que j’ai voulu en chercher la raison ailleurs que dans la nouveauté du projet conçu. Toutes les explications relatives à nos desseins ayant été traduites et acceptées, on rédigea un acte par lequel les chefs reconnaissaient la souveraineté du roi des Français sur le pays, et chacun des assistans prêta sa main, qu’on dirigea pour la signature. Il fut ensuite convenu que la prise de possession aurait lieu le lendemain avec le cérémonial usité. Le drapeau français devait être arboré dans la baie d’Akapehi, que Te-Moana nous cédait moyennant 1,800 francs pour y créer un port et y fonder toutes les constructions nécessaires. Un pavillon fut aussi délivré séance tenante à ce chef de bonne volonté, impatient de voir flotter nos couleurs sur sa case.

Le 2 juin, l’amiral, accompagné de son état-major en grande tenue, débarqua dans l’est de la rade sur des rochers abrités par un petit morne. Te-Moana l’attendait au rivage, entouré des chefs de Taiohaë, d’Acauï et des chefs happas, dont la tribu est située derrière les montagnes de l’est. Nous gravîmes tous ensemble le morne voisin nommé Tuhiva, qui marque l’extrémité nord de la baie d’Akapehi, et, parvenus au sommet, le drapeau français fut, comme à Vaïtahu, hissé et salué de trois cris de vive le roi! vive la France! au milieu des naturels ébahis par la fanfare des cuivres, par les décharges de la mousqueterie, par la canonnade de la Reine-Blanche, qui tourmentaient sans fin les échos des vallées.

Le soleil nous avait brûlés sans relâche pendant ces formalités; aussi, la cérémonie faite, notre cortège se dispersa avec empressement. Les canaques regagnèrent leurs sombres abris de feuillage, les Français la frégate, et les chefs taïoas le canot qui devait les reconduire à la baie d’Acauï. Quand ces derniers montèrent à bord pour nous faire leurs adieux, ils nous semblèrent en proie à de graves soucis. Nous essayâmes de les dissiper en ajoutant quelques cadeaux à ceux dont on les avait déjà gratifiés; mais nos attentions furent vaines. Rien ne déridait ces fronts moroses : les bagatelles offertes étaient acceptées avec indifférence. Parfois ils se tournaient vers le rivage où un objet invisible pour nous semblait concentrer leur attention. Que regardaient-ils? qu’espéraient-ils? que désiraient-ils? Nous avions épuisé le champ des conjectures, et nous commencions à craindre que, semblables à l’enfant grec de Victor Hugo, ils n’eussent l’indiscrétion de nous demander « de la poudre et des balles, » lorsqu’un chef exposa au nom de tous une requête timide. Ce qu’il voulait, ce digne homme, c’était un drapeau tricolore semblable à celui qui flottait sur la case de Te-Moana. On accorda bien vite aux nouveaux sujets de la France le morceau d’étamine nécessaire à leur bonheur ; dès lors les fronts se rassérénèrent, et le drapeau envié fut accueilli avec des hourras. Pakoko, chef happa, qui d’aventure était du voyage, s’enveloppa le torse du symbole de sa nationalité récente, sans se douter qu’il revêtait la robe de Déjanire, et, n’ayant plus rien à désirer, les Taïoas se jetèrent dans le canot, qui tendit sa voile au vent et cingla vers Acauï.


V.

La rade de Taiohaë s’ouvre du sud au nord ; elle a plus de deux milles de profondeur. Au point de vue maritime, elle offre un excellent abri. Le mouillage y est sûr, l’entrée facile, les brises de terre y règnent avec une régularité satisfaisante, et le louvoyage ne laisse à éviter au navigateur que des dangers visibles, et par conséquent peu redoutables. Un fer à cheval aplati au sommet, et dont les branches rentreraient également vers le milieu avec une légère courbe, en figure d’une façon assez exacte le périmètre. Une suite de roches et de falaises occupe la côte est. Cette partie abrupte du rivage pousse dans la mer une pointe qui se recourbe comme une défense de sanglier et menace l’entrée de la rade. Un peu plus loin se trouve la baie d’Akapehi, que termine le mont Tuhiva, s’avançant en promontoire. Derrière la plage sablonneuse de cette baie, le sol s’élève avec une pente douce jusqu’au versant de la montagne. Aride et fauve comme une peau de lion dans le sud, ce versant est accidenté de saillies rocheuses et de déchiquetures triangulaires qui, dans la partie supérieure, s’ouvrent semblables à des soupentes de toits affaissés. Vers le nord, la végétation bouche les crevasses de ce sol tourmenté, serpente aux sillons creusés par les torrens, s’épaissit en touchant à la plaine, et vient y former quelques taillis. C’est dans cette partie de la baie voisine du mont Tuhiva que notre compagnie de débarquement dressa d’abord ses tentes, et c’est sur le morne même que s’ouvrirent les travaux préparatoires d’une batterie. Quand on a marché pendant un demi-mille, alternativement sur une plage de sable, sur des galets, sur un sol rocailleux, laissant à sa droite des massifs de pandanus, de tilleuls, de faos et de goyaviers, où sont disséminées quelques cases perdues dans l’ombre, on rencontre un ruisseau accouru du fond de la vallée. Non loin de son embouchure, un immense figuier des banians déploie ses branches horizontales, feuillues, impénétrables au soleil, et couvre une circonférence de 50 mètres de rayon. Le tronc de cet arbre, que forme un épais faisceau de tiges entrelacées, ne mesure pas moins de 25 mètres de tour. Tout un peuple turbulent d’oiseaux hante cet abri séculaire. Les colombes aux ailes vertes, à la gorge écarlate, la tête crânement ornée d’un fez du plus pur carmin, des perruches semblables à un ingénieux ouvrage d’émail où on aurait serti des turquoises, des saphirs et des aigues-marines, pour en former un corps d’oiseau monté sur des pattes de corail ; des moucherolles familiers, noirs et jaunes comme les guêpes, des mouettes au vol agile, blanches et légères comme un duvet, volaient, piaillaient, sifflaient, remplissaient de joie cet asile fortuné, jusqu’au jour où la bande avide des collectionneurs fit sans pitié pleuvoir sur l’herbe, comme des fruits lumineux, les charmans petits hôtes de ce bosquet dont un sauvage se fut bien gardé de troubler la quiétude. On en fit un vrai massacre. Aussi, quand un mois plus tard nous venions près des eaux murmurantes, sous le dôme gigantesque du banian, chercher un refuge contre les dévorantes ardeurs de midi, nous y trouvions des moustiques sans nombre, mais fort peu d’oiseaux. Ceux qu’avait épargnés la fusillade avaient fui l’asile violé.

C’est particulièrement ce côté nord de la baie que la végétation envahit, active et puissante. De toutes parts se dressent des arbrisseaux armés d’épines, d’épais halliers, des massifs ténébreux. Les hauts baringtonias et les hibiscus étalent des fleurs blanches et jaunes comme un trésor de sequins et de piastres parsemés dans leur verdure. Le gardénia, criblé d’étoiles odorantes, y traîne jusqu’à terre ses rameaux et son feuillage de faïence verte, et le passant croit sentir des bouches invisibles lui souffler leur haleine de tubéreuse, tiède et violente à enivrer. Des arbres plus communs, les ihis, les mûriers, se rassemblent en taillis compacts, les meïs s’étalent à L’aise sur de larges terrains où ils forment des futaies ; les cocotiers, en nombre considérable, surgissent de partout, et au moindre souffle de la brise balancent leur panache vert et entre-choquent leurs fruits à l’extrémité d’une tige argentée, qui d’un seul jet s’élance, ondulant parfois, ainsi qu’un serpenteau d’artifice, jusqu’à soixante ou quatre-vingts pieds du sol. Plusieurs petits sentiers, indiqués par l’usage à travers les buissons hargneux, se dirigent de ce point vers les différentes vallées. Les cases indigènes sont aussi plus nombreuses en cet endroit, sans être néanmoins réunies en village. Construites à peu près toutes sur le même modèle, mais tournées selon le caprice du propriétaire, d’assez grandes distances les séparent les unes des autres. La maison de Te-Moana, placée au nord-ouest de la baie, a été bâtie par l’équipage de je ne sais plus quel navire. C’est une maçonnerie dont la façade est percée d’une porte et de deux lucarnes. Le mât de pavillon dressé à côté lui donne un air de famille avec ces petits postes qui, sur nos côtes, servent d’abri aux douaniers. On trouvait à l’intérieur pour tout mobilier une table et deux escabelles grossières. Des nattes servaient de lit, des tapas roulées de traversin. Dans un coin, bon nombre de bouteilles vides attestaient les habitudes du maître de ce logis. Puis on voyait accrochés à la cloison des oripeaux et la défroque européenne du chef : c’était tout. En continuant à marcher vers l’ouest à partir de cette demeure, la végétation s’éclaircit au rivage. Là cessent aussi les cases. On ne rencontre plus que de mauvais hangars abritant des pirogues de toutes les tailles. La longueur de celles qui sont à sec sur la grève varie entre 4 et 6 mètres. Creusées dans un seul tronc d’arbre, celles-ci sont tellement étroites que l’équipage s’assoit en même temps sur les deux bords; les extrémités dominent à peine l’eau. On peut y entrer jusqu’à mi-jambe. Deux traverses, comme on en pourrait faire passer entre les tollets, à l’avant et à l’arrière d’un canot, soutiennent une pièce de bois qui, formant un balancier parallèle, projeté à 1 mètre 1/2 environ du corps de l’embarcation, plonge et donne au frêle esquif la stabilité désirable. Quelques-unes de ces pirogues, destinées aux expéditions guerrières, ont au moins 10 ou 12 mètres de longueur. Leurs flancs sont alors exhaussés par de fins bordages que joignent avec une extrême solidité d’habiles amarrages en tresses. Deux sièges, placés l’un à la poupe, l’autre à la proue, dominent les lisses. À ces deux places réservées s’assoient le chef des guerriers et le pilote qui dirige la flottille. Les pagayeurs, unissant avec ensemble l’effort de la pelle en bois dont ils sont armés, impriment une grande vitesse à ces embarcations; mais la hauteur des bords est si petite qu’une partie de l’équipage s’occupe constamment à en vider l’eau. Nous avons trouvé dans plusieurs pirogues des figures qui, dans les grandes circonstances, doivent être portées par les chefs ou amarrées à la proue. Ces figures sont sculptées à l’extrémité d’une sorte de marotte, dont le pied est terminé par un médaillon. La tête de l’idole et le relief du médaillon représentent invariablement le type adopté pour tous les tikis. Seulement, loin d’avoir la dignité qu’on est en droit d’attendre de divinités protectrices, ces fétiches se permettent un geste obscène dont le but me semble inexplicable, si ce n’est de narguer l’ennemi. Voisine de cet arsenal maritime, une petite anse sablonneuse s’ouvre parmi les rochers, dont rien ensuite n’interrompt la chaîne jusqu’à l’extrême pointe de la côte ouest. Et maintenant que la physionomie du rivage nous est connue, si nous gravissons un des étroits sentiers qui de l’intérieur convergent entre la maison de Te-Moana et le figuier des banians, nous arriverons sur un plateau assez vaste que forme en s’évasant l’ouverture des vallées. Là, pour peu que le temps soit humide, on voit au loin émerger d’une vapeur bleuâtre, et parfois même des nuages blancs arrêtés au milieu des arbustes, des futaies entières de cocotiers dont le panache ondoie en pleine lumière. L’écume d’une cascade au flanc d’un morne, les feuilles larges et vert tendre d’un bouquet de bananiers, accidentent aussi ce paysage, dont la végétation est en général de couleur sombre. Sur la gauche du plateau, on rencontre un koïka, sorte de place publique rectangulaire qui peut avoir 40 mètres de long et 15 de large. Elle est entourée d’une plate-forme de galets sur laquelle se dresse un second gradin d’un demi-mètre d’élévation couvert de cases qui tournent leur devanture à l’intérieur. Plusieurs de ces cases tombent en ruine. Des broussailles, des pariétaires, des cailloux envahissent l’enceinte et indiquent l’abandon auquel les indigènes semblent avoir voué ce lieu, sans doute parce que la proximité de la baie ne leur permet pas de soustraire à la curiosité profane des étrangers en relâche certaines particularités mystérieuses de leurs réunions. Si l’on poursuit la promenade en prenant vers le nord-est un sentier qui passe entre d’énormes blocs de rochers arrondis d’un aspect fort pittoresque, on arrive auprès de la demeure d’un tahua (prêtre). L’autel des dieux occupe une enceinte naturelle formée par des troncs d’arbres énormes, dont le feuillage abrite l’idole plantée au milieu de la plate-forme entre des faisceaux de baguettes. Sur le devant, semblable à une lampe de sanctuaire, on voit, accroché à une branche par trois cordons, un plateau couvert de morceaux de viande et de poissons gâtés affectant l’odorat pour peu qu’on reste sous le vent.

A notre première visite, le tahua, vieillard bleu et grave, bardé d’une épaisse guirlande de fruits et d’herbes que piquait la baie de corail du pandanus, tenant en main un long bâton blanc, était assis, le dos appuyé contre les nattes pendantes de l’autel, et restait impassible, soit qu’il fût en extase, soit qu’il crût de sa dignité de ne pas nous apercevoir. « Il est peut-être aveugle ou empaillé, » dit un de nos compagnons, qui avança la main vers la chevelure blanche du prêtre. Je doute que le sénateur romain dont la barbe fut profanée par un Gaulois ait décoché, avec le fameux coup de bâton d’ivoire vengeur de l’insulte, un regard plus foudroyant de malédiction que celui qui vint paralyser le geste imprudent de l’étourdi. L’œil atone du prêtre s’illumina, ses narines se dilatèrent, et il nous sembla qu’il pâlissait sous son masque bleu[9]. Un sentiment de discrétion nous fit reculer; mais il tendit vers nous le bras, et ses lèvres tremblantes prononcèrent, à n’en pas douter, les formules de l’anathème; puis tout à coup, se dressant avec une vigueur que nous étions loin de soupçonner en lui, il courut vers une case placée à vingt pas de l’autel, criant tapu ! et brandissant sa gaule blanche contre deux de nos camarades. Avec cette manie d’investigation toute naturelle en semblable pays, ceux-ci s’étaient introduits dans une case marquée des signes du tapu, qui sont deux baguettes ornées d’une banderole et placées contre la porte. Là ils avaient trouvé une douzaine de bières couchées côte à côte : elles étaient formées de deux troncs d’arbres creux dont les cavités, superposées et hermétiquement jointes par des amarrages, recelaient chacune un cadavre. Ces bières étaient polies, luisantes, arrondies aux extrémités. Du côté de la tête, deux issues s’ouvraient, laissant passer les pointes de la chevelure du mort tordue en cornes, suivant la mode du pays. Contre une cloison étaient appendues des chevelures et des mâchoires. Bien des fois depuis, en l’absence du tahua, nous avons visité cette case, et, n’y trouvant jamais que des momies et des perruques, nous n’avons pu nous rendre compte de l’importance qu’on attachait à la garde de ce reliquaire nukahivien; mais le jour dont je parle, il était prudent de ne pas ajouter à l’exaspération du prêtre, qui, je dois le dire, accepta pourtant une rasade de namou (eau-de-vie) offerte par l’un des délinquans.

C’est dans la rade de Taiohaë, on s’en souvient, que le rendez-vous était donné aux vaisseaux de l’escadre. Le premier navire qui nous rallia fut la corvette la Triomphante, portant une compagnie de soldats et d’ouvriers d’artillerie de marine. Une demi-section de cette compagnie, sous les ordres du lieutenant Rohr, débarqua le soir même dans la baie d’Akapehi, où des matelots campaient déjà depuis quatre jours. Dès lors les premiers travaux, qui consistaient à ouvrir une tranchée autour du camp et à niveler le mont Tuhiva pour y construire un fort, furent poussés à outrance par la troupe d’occupation, que renforçaient des corvées nombreuses de la frégate la Reine-Blanche. Au milieu du mois, nous vîmes arriver le Jules-César, navire de commerce expédié de Valparaiso avec un chargement de vivres destinés aux établissemens. Les corvettes la Boussole et l’Embuscade suivirent de près, conduisant deux compagnies d’infanterie de marine et des ouvriers de diverses professions. On débarqua la moitié de ce personnel et l’autre fut dirigée sur Tahuata, où la Triomphante avait déjà porté une demi-section d’artillerie. Le chiffre des garnisons respectives de Vaïtahu et de Taiohaë s’éleva, par suite de ces divers arrivages, à environ deux cents hommes. Un navire devait en outre stationner sur chacune des rades, pour prêter au besoin son appui à nos établissemens; on se crut ainsi en mesure de parer aux éventualités de la situation, et l’amiral jugea désormais inutile de garder en otage le fils de Iotété.

Les naturels, accourus les premiers jours pour assister à nos travaux, ne semblèrent pas s’y intéresser; ils se firent bientôt de plus en plus rares, et s’en éloignèrent enfin complètement. Parfois néanmoins des canaques étrangers à la baie arrivaient au fort, mais ils se contentaient de mesurer la longueur de nos magasins, puis ils s’en retournaient satisfaits. A n’en pas douter, ils prenaient en pitié des gens qui se donnent tant de peine et, dépensent un temps si long pour se loger, lorsque le bois et les feuilles qu’ils ont sous la main suffisent à bâtir partout et en quelques heures une habitation solide et spacieuse. Cependant Te-Moana était dévoré par un souci. Les Taïoas ne semblaient guère songer à exécuter la principale clause du traité conclu à bord de la Reine-Blanche. Le canot qui les avait reconduits était revenu de la baie d’Acauï avec un présent assez considérable de porcs, de poules et de légumes pour les Français; mais il n’avait pas été question de l’épouse du chef, et quelque Pâris tatoué s’obstinait à garder Hélène. Pour distraire son impatience et son chagrin, Te-Moana, chaque soir, s’enivrait de namou, de conserve avec son oncle Nichïtu, après s’être évertué le matin à crever, en courant à fond de train autour de la baie, un petit étalon du Chili venu sur le Jules-César avec deux jumens pleines et quelques ânes destinés au transport de l’eau. Le débarquement de ces animaux n’avait pas été un médiocre événement à Taiohaë. La population, effarouchée par les hennissemens et les cabrioles dont ils saluèrent la terre ferme, s’était enfuie d’abord en poussant des cris de terreur; mais elle se familiarisa vite avec ces hôtes d’un nouveau genre, et à toute heure on pouvait voir au loin Te-Moana vêtu de rouge et cramponné à sa monture comme un singe du Cirque, se livrant autour de la baie à une équitation insensée.

Un jour, il se rendit à bord de la frégate, et se plaignit du peu d’empressement des Taïoas à lui rendre sa femme, en dépit de la convention acceptée. « J’ai changé de nom avec le commandant du fort, ajoutait-il en son patois, ma femme est la sienne; on la retient à Acauï, Collet a donc aussi part à l’affront qui m’est fait. » Bien que le commandant Collet ne revendiquât point une si généreuse solidarité, la prétention du chef était juste, et son raisonnement, au point de vue indigène, ne manquait pas de logique. Il fut écouté. Cependant, pour M. François de Paule, la bonne foi des Taïoas n’était pas suspecte ; un événement imprévu devait avoir paralysé leurs intentions. Pour s’en assurer, une visite aux chefs d’Acauï fut résolue. L’amiral fit armer son canot et partit accompagné de Te-Moana, du missionnaire et du commissaire d’escadre Bourla. J’étais du voyage. En sortant de la rade, nous traversâmes entre la sentinelle de l’ouest et la terre un étroit passage, au milieu duquel se trouve une roche que le remous couvre et découvre sans cesse avec des mouvemens d’une impétuosité inquiétante. Nous longeâmes pendant quatre milles environ une véritable côte de fer, et nous entrâmes dans la baie d’Acauï. Je n’en sais pas de plus charmante et de plus pittoresque aux Marquises ; comme toutes les baies de Nukahiva visitées à cette époque, elle s’ouvre du sud au nord. Le périmètre de cette baie est celui d’un cœur dont le côté droit n’a pu rejoindre le côté gauche pour terminer la pointe. Les deux lobes forment des anses où aboutissent les vallées. Celle de droite semble inhabitée, celle de gauche est singulièrement encaissée entre une colline et une muraille verticale de rochers noirs, qui, haute de 6 à 700 mètres, présente à l’œil, comme les coulisses d’un théâtre, plusieurs plans tailladés sur le bord. L’eau était si tranquille à l’abri des hauteurs, qu’on pouvait se croire dans une darse. Nous prîmes terre sans peine sur une plage de sable lin, au milieu de naturels qui nous firent fête, et dès nos premiers pas nous vîmes flotter le drapeau français sur la case du vieux chef Maheatité. Laissant à notre gauche plusieurs habitations disposées en koïka sous des arbres magnifiques, dans une atmosphère embaumée des senteurs fortes d’un jasmin du Cap, nous remontâmes la rive droite d’une petite rivière qui, dans le voisinage de son embouchure, s’élargit en étang si paisible, si ombragé, qu’on s’attend à voir sortir des ténèbres du feuillage l’hôte habituel des bassins royaux.

Escortés de la population, nous suivîmes les bords de la rivière pendant un mille environ sur un terrain presque plan, et on nous conduisit vers une case où se tenait sur la plate-forme, accroupie, drapée dans une tapa blanche, une des plus charmantes Polynésiennes que nous ayons jamais vues : c’était Taheïaoco, la femme de Te-Moana. Je me dispense d’en faire le portrait, chacun pouvant prendre une idée de son profil sur les peintures et sur les bas-reliefs égyptiens. Taheïaoco pouvait avoir alors seize ans. Quelques petites rayures verticales à ses lèvres, une sorte d’insecte couvrant le lobe de l’oreille, des mitaines et des cothurnes du plus fin travail étaient les seuls tatouages apparens de son corps. Plus tard, elle ne se fit pas faute de nous montrer avec orgueil une splendide gerbe d’artifice, véritable chef-d’œuvre d’incrustation, qui lui couvrait les reins. L’attitude des époux en se revoyant fut naïve et singulière. Taheïaoco demeurait impassible; Te-Moana se tenait à vingt pas. Indifférent en apparence, il fauchait les feuilles à coups de houssine. Aux premières ouvertures relatives à l’objet de notre visite, Taheïaoco, parlant avec volubilité, déclara d’abord qu’elle avait de son plein gré fui le domicile conjugal pour n’y plus rentrer. Pourtant, vaincue par les instances de l’amiral, elle allait consentir à nous suivre, quand un magnifique indigène, son complice probablement, debout près d’elle, lui dit à l’oreille une phrase qui réduisit à néant la dialectique un instant triomphante. La disposition d’humeur de la jeune femme s’exaltant au reste de plus en plus, on comprit que l’heure était mauvaise, et que de nouvelles tentatives seraient repoussées; nous la quittâmes donc pour aller visiter un chef malade, appelé Tumé, qui n’avait pu venir à nous. Ce chef était cloué sur sa natte et geignait sous l’aiguillon d’un rhumatisme aigu. Deux ou trois jeunes femmes, les mains ruisselantes d’huile, lui frictionnaient une jambe, tandis que, placée à son chevet, une prêtresse, dont rien ne signalait la qualité, murmurait les formules du hiko, incantation destinée à faire sortir, nous dit-on, un mauvais dieu logé dans le membre malade. En quittant Tumé, nous trouvâmes à sa porte Taheïaoco, qui nous avait suivis. On la moralisa de nouveau, on lui fit des présens; tout fut inutile : elle persistait dans sa résolution. Par quels méfaits Te-Moana avait-il encouru cette tenace antipathie? Nul ne le saurait dire. Taheïaoco refusait d’ailleurs d’articuler ses griefs. De guerre lasse, nous allions nous remettre en route, quand à son tour M. François de Paule prit à partie l’épouse rebelle; l’onctueuse homélie du missionnaire fit merveille, et l’enfant volontaire revint cette fois au sentiment du devoir. Te-Moana, jusque-là muet comme un poisson, se rapprochant alors, ratifia sans doute les avances faites en son nom. Ses paroles furent entendues de l’assemblée, qui spontanément jeta un cri à réveiller les morts. Nous crûmes qu’on s’opposait à la réconciliation; au contraire on y applaudissait. Ce hourra était le refrain d’une sorte d’épithalame qu’on entonna aussitôt, et l’épouse marchant la première par le sentier, le mari venant ensuite, puis nous, puis la foule, on se remit en marche, comme une noce de village, tandis qu’une bande de gnomes à la face effrontée, goguenarde, aux allures frisant l’irrévérence, faisait pleuvoir des fleurs jaunes d’hibiscus et des rameaux verts sur l’époux, tout fier d’être rentré en grâce.

L’heureuse issue de cette négociation pittoresque pouvait nous être avantageuse, si Te-Moana avait eu l’influence qu’on lui supposait alors, si, comme Iotété à Tahuata, le chef nukahivien eût personnifié le pouvoir. Non-seulement la réunion des deux époux consolidait la paix entre les Taïoas et les Teïs, mais Taheïaoco, de la tribu des Vaïs, ayant adopté le fils d’un grand chef de cette tribu, devait jouir des droits de son pupille pendant plusieurs années encore. Son retour près de Te-Moana rendait donc toute guerre impossible entre les Vaïs et les Teïs, et nous assurait le temps et la tranquillité nécessaires pour achever nos travaux et pour accoutumer ces peuplades à notre domination et à nos mœurs.

La Reine-Blanche put ainsi mettre à la voile pour retourner à Tahuata, et nous partîmes vers le milieu du mois d’août.


VI.

L’arrivée des corvettes la Triomphante et l’Embuscade à Vaïtahu, le débarquement des artilleurs et de la 16e compagnie d’infanterie de marine, l’aide donnée à la garnison successivement par les canots et les corvées des deux navires que l’on employait à des courses dans les baies voisines, d’où l’on rapportait ce qu’on y pouvait trouver d’utile (bois de construction, feuilles pour couvrir les cases, chaux pour les travaux de maçonnerie), tout ce surcroît de ressources semblait avoir modifié gravement les dispositions et la pensée de Iotété à l’égard des Français. Spontanément, il s’était rendu au port, et, arrachant à son amour-propre un aveu pénible, il avait déclaré au commandant Halley que désormais il le tenait pour un chef supérieur à lui. A compter de ce jour aussi, ses relations avec l’établissement devinrent de plus en plus rares. Bientôt même son départ pour une demeure située au fond de la vallée fut le signal d’une émigration des habitans de la baie. Dans chaque entrevue postérieure, le mauvais vouloir du roi et sa mauvaise humeur se prononcèrent plus vivement. Bien qu’on lui payât scrupuleusement au prix qu’il fixait lui-même les bois de construction, les rameaux de toiture et les vivres dont le camp avait besoin, au lieu de se montrer, comme par le passé, enchanté d’une bonne affaire, il se contentait de répondre à toute nouvelle demande que son consentement était inutile, que les Français étaient les maîtres, et que le véritable roi se nommait Halley et non plus Iotété.

Telle était la situation au 20 août, quand la Reine-Blanche reparut devant Tahuata. Après avoir pris connaissance de tout ce qui s’était passé, l’amiral reprocha à Iotété de ne pas se conduire en ami, comme il avait promis de le faire, et le pressa vivement de redescendre dans la baie et d’y ramener son peuple. Le roi répondit qu’il ne cessait en rien d’être notre ami, qu’il engageait chaque jour ses sujets à retourner au rivage, mais que, pour lui-même, son état de santé lui défendait de quitter la montagne. L’amiral répliqua que l’autorité du roi était trop bien établie pour que les canaques refusassent de se soumettre à une injonction formelle, qu’en conséquence il lui donnait huit jours pour faire l’entrer les choses dans l’ordre primitif, lui déclarant que, passé ce délai, on considérerait sa persistance dans une conduite préjudiciable à nos intérêts comme une rupture complète du pacte d’amitié qui nous avait unis. Au bout d’une semaine et plus, aucun canaque n’avait encore reparu dans la vallée. On convoqua alors en assemblée générale les chefs de Tahuata, excepté Iotété. Tous s’y rendirent, et avec une impassibilité apparente écoutèrent l’arrêt de déchéance du roi sur l’île et sur sa propre vallée. Injonction leur ayant été faite alors, séance tenante, d’avoir à élire un nouveau chef suprême qui les représentât vis-à-vis des Français, ils désignèrent d’un commun accord Maheono, et s’en furent porter à loteté la décision qui le dépossédait. Celui-ci reçut la nouvelle sans émotion : il se borna à répondre que, depuis longtemps déjà, il avait cessé d’être roi, et ne parut pas s’en préoccuper davantage.

On put bientôt voir que, malgré l’apparente soumission des chefs aux volontés du gouverneur, le prestige du vieux monarque était resté pour eux aussi vivace. En effet, nos relations avec les naturels ne furent en rien modifiées : ils opposèrent la force d’inertie aux tentatives destinées à les ramener à nous. Pour se créer un allié qui servît de trait d’union entre le camp français et les diverses tribus de canaques, M. Halley fit négocier le rappel d’un chef frère de Iotété, chassé de Vaïtahu à la suite d’une guerre sanglante. Ce chef vivait à Hivaoa avec les débris de sa tribu, et pouvait mettre sous les armes quarante guerriers. Il n’était donc pas douteux qu’installé sous notre protection dans une des meilleures vallées de l’île, son influence ne prît un rapide accroissement. La chaloupe du Bucéphale, expédiée à la baie de Toa (Hivaoa), en revint avec le proscrit, et il fut convenu que le navire lui-même se rendrait ultérieurement à la même baie pour y prendre d’un seul voyage tous les émigrans de bonne volonté.

Cependant des bruits vagues commençaient à se répandre. Des préparatifs de guerre se poursuivaient clandestinement, assurait-on. Le nombre des hommes en état de porter les armes, qui chaque jour diminuait dans les différentes vallées, justifiait ces bruits, et rendait probable la formation de rassemblemens vers les parties hautes de l’île. Une expédition fut résolue. Trois colonnes furent immédiatement organisées. La première devait former l’aile gauche, sous le commandement dd M. de Ladebat, lieutenant de vaisseau, et remonter les mornes du versant de droite[10] de la vallée, c’est-à-dire suivre le sentier que nous avions parcouru quelques mois auparavant, pour nous rendre à l’autel tapu. L’aile droite devait, sous le commandement de M. Cugnet, capitaine d’infanterie de marine, tenir les mornes du versant de gauche, tandis que la troisième colonne, sous les ordres de M. Halley, marcherait vers la montagne par le ravin même aussitôt que les ailes auraient commencé à éclairer la route. Dès que l’ordre fut donné, la colonne de M. de Ladebat se mit en marche. Après un quart d’heure, la colonne gagna un endroit où le sentier descend, et traverse, entre les arbres à pain, les ihis et les casuarinas, un terrain un peu plus large, limité à droite par un ruisseau qu’ombrage une végétation active. Cette partie basse peut avoir trois cents pas. Au point où elle se termine brusquement, l’eau cesse aussi de se montrer. Le sentier reprend alors son ascension, se tord au flanc du versant de droite, et devient assez étroit et assez rapide pour que deux hommes n’y puissent passer de front. La colonne, placée sur une file, s’avançait entre un talus de 60 degrés, couvert d’arbustes, et un fossé naturel où des roseaux montraient leur cime. Elle atteignit ainsi un pli de terrain derrière lequel un saut de loup transversal force le sentier à faire un coude. En ce lieu s’élèvent deux ou trois cocotiers, dont l’un occupe à peu près l’angle externe du coude formé par la route. M. de Ladebat, qui marchait en tête de ses hommes, déboucha brusquement à trente pas du fossé, et put apercevoir sur l’autre bord les ouvrages canaques, qui se composaient d’un petit mur en pierres sèches, où l’on avait ménagé des meurtrières, et, flanquant ce premier obstacle, un second mur qui pouvait le prolonger de son feu. Tout près derrière apparaissaient une case et une sorte de hangar portés sur des échasses et entourés d’arbres.

Dès que parut l’officier, une voix forte sortit du retranchement et jeta ce mot bref : tapu. M. de Ladebat, qui peut-être se vit menacé, épaula son fusil de chasse et fit feu des deux coups. Les canaques ripostèrent aussitôt, et, frappé de deux balles à la tête, M. de Ladebat roula sur le sol. Cinq matelots furent aussi atteints. L’étroit sentier ne permettait pas de se présenter plusieurs de front. Dans cette situation critique, une partie de la colonne fit un mouvement rétrograde, tandis que, mieux avisés, quelques hommes entraient dans les buissons pour échanger le feu avec les canaques des retranchemens, qui se montraient le moins possible et tiraient par les ouvertures du parapet. M. Halley suivait à petite distance avec sa colonne. Prévenu de la façon désastreuse dont le feu s’était engagé, il s’élança au pas de course vers le point où M. de Ladebat était tombé. Il arriva au fatal tournant sans que rien eût changé de face. S’abritant du cocotier qui se dresse à l’angle du sentier, il étudia sous les balles et reconnut la position de l’ennemi; mais au moment où il se découvrait tout entier pour donner un ordre, plusieurs coups de feu éclatèrent. Frappé d’une balle en plein front, M. Halley s’affaissa, et, embrassant le tronc du cocotier, il resta agenouillé comme un homme en prières à trois pas du point où M. de Ladebat et les hommes blessés étaient étendus. Un instant après, le commandant du Bucéphale, M. Laferrière, qui avait suivi en simple promeneur une expédition dont on était loin de prévoir la fatale issue, s’étant mis à la tête de la colonne Ladebat, parvint à dominer le retranchement des canaques et s’y précipita, mais trop tard, hélas! pour sauver le commandant Halley. L’ennemi, sans chercher à tenir pied, battit en retraite vers des défilés à lui connus; on le poursuivit avec toute la diligence que permettaient les difficultés du terrain, sans qu’il fût néanmoins possible de l’atteindre à l’arme blanche.

Enfin, abandonnant toute idée d’une vaine poursuite, on décida qu’on ferait en sorte d’amener l’ennemi à une attaque de nos positions, ce qui était le seul moyen de le châtier d’une manière sûre et décisive. Le lendemain, à huit heures, les canaques se montrèrent seulement de loin et sur les hauteurs. Cependant on ne pouvait douter à la direction suivie par eux qu’ils allaient se concentrer vers les retranchemens français. Tant qu’ils ne purent nuire à nos travailleurs, on ne les inquiéta pas; mais bientôt ils surgirent sur une crête dominant le morne. L’attaque alors commença d’une façon très vive sur ce point et conjointement sur la gauche du fort et sur la lisière du bois. Plus circonspects néanmoins en ces deux derniers endroits, les canaques se tenaient toujours éloignés et se découvraient à peine. La seule tentative sérieuse, celle du morne, fut énergiquement repoussée. Les canaques battirent en retraite avec une perte de plusieurs hommes, qu’ils emportaient suivant leur coutume. Une vive poursuite les contraignit pourtant à laisser trois de leurs morts en notre pouvoir. Deux Français seulement furent blessés dans cette escarmouche. Ce mouvement offensif donna une nouvelle impulsion à la fusillade. Les canaques se replièrent alors vers les sommets d’Anamiaï et continuèrent à tenir en haleine les défenseurs du morne. Un de nos matelots y fut encore blessé; quelques boulets lancés à toute volée par le Bucéphale semblèrent avoir un heureux effet. Néanmoins le dommage causé aux indigènes resta inconnu.

A huit heures du soir, les canaques parurent se disposer à l’attaque en ouvrant le feu sur toutes les faces du camp et sur le morne de la redoute; cette dernière seule répondit, et l’ennemi se retira aussitôt. Le camp avait jugé inutile de compromettre sa poudre dans un tir incertain. Pour la première fois alors on reçut quelques coups de canon d’une batterie de deux pièces établie par les canaques sur une hauteur dominant les positions des Français. Ces pièces, servies, s’il faut en croire les naturels, par des déserteurs anglais et américains, atteignirent à deux reprises nos retranchemens; mais, soit que les munitions leur fissent défaut, soit qu’on ne crût pas à l’efficacité de ce tir de nuit, elles se turent bientôt. Néanmoins M. Laferrière fit monter sur le morne et mettre en batterie un obusier de 12. Dès le point du jour, cette pièce ouvrit le feu sur la batterie canaque, qui fut immédiatement abandonnée[11]. On continua ensuite les travaux de la redoute, et l’on en dégagea les abords en mettant le feu aux herbes hautes qui couvraient les versans du morne. Le temps était mauvais, des grains de pluie et des rafales fréquentes traversaient l’espace; on résolut de ne diriger aucune attaque dans ces conditions. Du reste, la fusillade de l’ennemi, commencée au jour à des portées impossibles, était insignifiante, et les tirailleurs ne se montraient pas. Seulement sur les crêtes lointaines on voyait passer des combattans, ce qui justifiait le dire de nos espions que l’île d’Hivaoa envoyait des renforts à Tahuata.

Pour en finir d’un coup, M. Laferrière songea à faire venir la corvette la Boussole, alors en station à Nukahiva. Il espérait, en partant de nuit avec son navire, réussir à ramener les deux bâtimens le lendemain, tandis que la garnison se bornerait à garder la défensive. Toutefois les importans services que rendait le Bucéphale faisaient hésiter le commandant sur le parti à prendre. En cette conjoncture, le second du bord, M. Prouhet, offrit de faire avec quelques hommes de bonne volonté la traversée dans la chaloupe. Après des hésitations fondées sur les dangers qu’allait affronter cette légère embarcation assez petite, ce parti fut adopté. Donc, à la nuit close, sous les ordres de M. Prouhet, la chaloupe, armée de fusils et d’espingoles, montée par dix matelots et deux quartiers-maîtres, emportant cinq jours de vivres et un rechange pour chaque homme, cingla vers Nukahiva.

Le même soir, le temps s’améliora, la nuit fut magnifique, rien n’en troubla le silence et la sérénité jusqu’à quatre heures du matin. À ce moment, la lune venait de se coucher, et l’on avait encore devant soi plus d’une grande heure de ténèbres profondes, quand tout à coup, comme la veille, le feu s’ouvrit sur les différentes faces du camp et sur le morne de la redoute. Les canaques s’étaient avancés de toutes parts, rampant avec lenteur pour ne pas donner l’éveil. C’est là qu’on les attendait; aussi trouvèrent-ils des gens disposés à leur répondre. Les factionnaires placés à l’extérieur avaient dû se replier vers le poste de la redoute. Quelques-uns d’entre eux, grâce à la vigilance d’un second maître du Bucéphale nommé Castra, qui donna l’alarme en faisant une ronde, se joignirent à lui et soutinrent le feu en s’orientant de leur mieux dans l’obscurité. Un autre petit groupe réussit à déloger les canaques les plus avancés d’un endroit d’où leur feu pénétrait dans la petite redoute. Cependant la situation de celle-ci devenait critique; ses défenseurs ripostaient vivement partout où ils étaient sûrs de n’avoir que l’ennemi en face. A la vivacité et à la durée de l’attaque, on comprit au camp que l’effort réel des canaques se portait sur la redoute : on détacha donc vers le morne une section de renfort; elle y arriva au moment où le sous-lieutenant Fossey, qui, aux premières lueurs du jour, était parvenu à distinguer la position, mettait en peloton serré tout ce qui n’était pas indispensable à la défense du retranchement, et faisait charger à la baïonnette. Les arrivans se joignirent à lui; matelots et soldats abordèrent l’ennemi, le culbutèrent sur les versans d’Anamiaï et de la mer, et toute la crête du morne fut en un instant balayée. Le jour commençait à se faire au moment de la déroute; on avait donc pu juger cette fois du nombre des canaques qui avaient pris part à l’attaque du morne. C’était, on l’a su depuis, le plus grand effort qu’il eussent jamais tenté, et longtemps encore après ils ne pouvaient se rendre compte de leur insuccès. Bien que très braves, ces hommes n’ont aucune idée de la persistante énergie des Européens. Ils attaquent avec impétuosité, ils excellent dans les reconnaissances, les coups de main, les surprises; mais, le premier élan passé, ils fuient au moindre échec, sans honte et sans remords.

Le 21 septembre, des rassemblemens se formèrent de nouveau sur les plus hautes cimes; si des groupes nombreux s’avisaient de descendre dans la vallée, le Bucéphale, prévenu par les signaux de la redoute, faisait jouer ses canons. Si des pirogues se montraient à l’entrée de la baie, la traversant pour se rendre à Appetony, incontinent le grand canot prenait chasse, mais elles distançaient vile nos embarcations. Le 22, à cinq heures du matin, une nouvelle tentative sans énergie, dirigée contre le camp, n’eut d’autre résultat que de blesser légèrement un de nos hommes. L’ennemi continua ensuite jusqu’au soir une innocente fusillade à laquelle on dédaigna de répondre. Le 23, dès l’aube, un navire parut au large, c’était la Boussole: elle mouilla dans la baie vers midi. Une nombreuse corvée fut aussitôt mise à terre et concourut à des travaux de fortification passagère, qui, placés en deux points du morne de la redoute, mettaient le camp parfaitement à l’abri. Des munitions et des vivres furent aussi versés au Bucéphale et à la garnison. L’arrivée de la Boussole parut changer les dispositions des naturels. La fusillade s’éteignit peu à peu, et le soir même on crut voir, sur les sommets hantés les jours précédens, s’agiter des tapas blanches. Bien qu’à cette distance le vêtement des femmes qui viennent visiter les guerriers aux postes les plus avancés pût tromper le regard, on donna l’ordre de ne tirer qu’à bon escient.

Le 24, un grand nombre de canaques se montrèrent sur les crêtes qui mènent aux baies d’Appetony et d’Hanatéténa. Tous portaient des fardeaux comme s’ils déménageaient et abandonnaient complètement les deux vallées. A dix heures, ils firent de leur position la plus voisine une décharge qui dura assez longtemps pour paraître générale, et, à partir de ce moment, on n’en revit plus un seul. Le chef de la mission française pensant alors, d’après sa connaissance du pays, que le peuple devait désirer la paix, s’offrit pour s’informer de ses intentions. Une baleinière de la Boussole, commandée par M. Desnoyers, enseigne de vaisseau, conduisit le missionnaire à la baie d’Appetony. quelques heures plus tard, il en ramenait Maheono, sa femme et deux autres chefs. Tous portalent des tapas blanches qu’ils agitaient en approchant du navire. Les commandans se réunirent à bord de la Boussole, et la paix fut accordée aux canaques à diverses conditions dont voici les principales : abandon complet des deux vallées de Vaïtahu et d’Anamiaï, ainsi que des versans et mornes qui y conduisent et les commandent; ces terres avec tout ce qui s’y trouvait, cases, arbres, fruits, animaux divers, etc., devenaient notre propriété. Iotété était expulsé des vallées, mais on consentait à le laisser vivre dans la baie d’Appetony. Maheono, proclamé de nouveau chef suprême de Tahuata, devait, au nom de tous, faire acte de soumission complète au commandant français. On fixa l’heure de midi pour recevoir, le jour suivant, dans les formes et coutumes du pays, l’hommage de ce chef, qui put retourner avec son escorte porter aux canaques les conditions de la paix.

Le lendemain, à l’heure dite, Maheono, toujours accompagné de sa femme et suivi de plusieurs indigènes, se présenta au commandant Laferrière. Un chef inférieur lui remit une palme verte que nouait une tapa blanche. Maheono vint la déposer aux pieds du commandant, puis il lui prit la main, et, se prosternant à plusieurs reprises, il se déclara son vassal. M. Laferrière, après avoir accepté la palme symbolique, dit aux canaques qu’il recevait au nom du roi des Français leurs sermens de soumission et d’obéissance, leur accordait la paix aux conditions indiquées, et leur promit que nous serions amis fidèles, tant qu’ils se montreraient eux-mêmes loyaux dans l’exécution du traité. Maheono, s’approchant alors de M. François de Paule, lui demanda s’il devait, la nuit suivante, envoyer sa femme à M. Laferrière ; le missionnaire prit sur lui de répondre sans traduction préalable que telle n’était pas la coutume des Français, et la physionomie du chef rayonna soudain de satisfaction[12].

Après la conclusion de la paix, les canaques conservèrent un reste de défiance et de crainte. Pour mettre fin à leurs appréhensions, le Bucéphale fit une tournée dans toutes les baies importantes du groupe sud-est, en reprenant les relations avec les formes amicales du passé. Cette visite produisit un excellent effet, et les naturels se montrèrent peu à peu à l’établissement. Quelques-uns même, au bout de trois ou quatre mois, demandèrent et obtinrent la faculté de vivre dans nos vallées sous l’autorité directe du gouverneur; mais le nombre de ceux-ci fut très restreint, et la population entière se fixa sur Appetony et Hanatéténa.

Vers la fin de 1843, la Reine-Blanche revint à Vaïtahu. Dès nos premiers pas sur la petite rampe qui mène du rivage à l’établissement français, nous vîmes au creux du vallon, dans une enceinte de pierres sèches, sous l’ombre des mers, des fougères et des palma-christi, quelques tertres funéraires marqués d’une croix. Au centre de cet asile, qu’embaument les senteurs du gardénia, un cocotier nain jaillit en gerbes, arrondit presque au niveau du sol ses rameaux ombelles, et jette des arches de verdure sur la blanche maçonnerie de deux tombes jumelles entourées d’un grillage. C’est là que reposent de l’éternel sommeil M. Halley, gouverneur de Vaïtahu, et M. Lafon de Ladebat, lieutenant de vaisseau. Ce ne fut pas sans un profonde émotion que nous nous arrêtâmes devant les tombes de nos amis : cette vue évoquait en nous le souvenir d’entretiens tout radieux de rêves d’avenir et de tendres espérances, dont un pressentiment sinistre, le seul, hélas! qui dût se réaliser, arrêtait toujours l’imprudent essor. Ces modestes tombes, quelques cases détruites et la vallée déserte, tels étaient les seuls résultats visibles de la guerre que nous avons racontée.

L’établissement s’était augmenté de fortifications et de travaux divers. Il était protégé du côté de la montagne par des blockhaus dressés sur les sommets voisins, et du côté de la mer par une batterie couronnant le morne qui sépare les deux baies. Quelques larges sentiers rendaient faciles les communications du camp avec ces divers lieux de défense et avec la plage. Enfin nos compatriotes jouissaient non-seulement d’une grande sécurité, mais encore d’un certain comfortable. La création de petits jardinets et l’arrivée d’un navire expédié de Valparaiso par l’amiral, vers le mois de janvier 1843, avec des vivres et du bétail, avaient mis une abondance relative au sein de la petite colonie. Des mesures de police prévinrent l’introduction dans l’île des armes, de la poudre et des balles par les baleiniers; on s’occupa aussi de rechercher les déserteurs anglais et américains, fort communs dans l’archipel, où ils excitent les habitans à la guerre. Les chefs, désormais empressés à nous être agréables, les livraient à notre première réquisition. L’île de Hivaoa elle-même reconnaissait si bien l’autorité française quelques mois après les hostilités, que, sur l’ordre donné par un officier absolument seul, cinq déserteurs anglais s’étaient résignés à se rendre à bord du navire stationnaire, comprenant bien qu’en cas de résistance, les canaques les y auraient conduits de force. Tous les hommes dont on s’empara de la sorte furent remis aux bâtimens de leur nation par les soins du commandant Laferrière. Au mois d’août 1843, la garnison avait été en partie renouvelée. Des matériaux d’exploitation et de nouveaux bestiaux arrivèrent encore dans l’île; on essaya quelques travaux agricoles, et l’établissement se trouva bientôt dans un état aussi prospère que pouvait le permettre l’ignorance complète où l’on était de sa destination.

A Nukahiva, rien n’avait troublé la sérénité de la situation. Appuyée par le navire stationnaire et occupant un point inexpugnable pour les indigènes, la garnison se sentait capable de braver les plus audacieuses tentatives. Aussi s’était-elle bornée à continuer péniblement, à cause de l’exiguïté des ressources, les travaux d’installation nécessaires à son bien-être; puis, confiante et tranquille dans sa force, les bras croisés et les yeux tournés à l’horizon, elle avait attendu que la patrie lui demandât autre chose que de vivre en sécurité sur le sol polynésien. En définitive, on pouvait prévoir qu’une ère de concorde allait commencer dans tout l’archipel des Marquises, et c’est à décrire cette nouvelle situation dans ses aspects les plus récens comme dans les courtes luttes qui la précédèrent que sera consacrée une dernière étude.


MAX RADIGUET.

  1. L’archipel des Marquises, découvert par l’adelantade Alvaro Mendana de Neira le 21 juillet 1595, est compris entre les 7° 55’et les 10° 30’ de latitude sud et les 141° et 143° de longitude ouest. Il couvre dans la direction du nord-ouest au sud-est un espace dont la plus grande longueur est d’environ 195 milles marins, et la plus grande largeur de 48 milles. Il se compose de douze îles collectivement nommées Marquesas de Mendoça, en l’honneur de la belle marquise de Mendoça, épouse d’un vice-roi du Pérou, qui avait été le promoteur de l’expédition. L’archipel est divisé en deux parties. En allant du sud au nord, les îles Fatuhiva, Tahuata, Motane, Hivaoa et le rocher de Fetuhuku, forment le groupe sud-est. Celui du nord-ouest comprend les îles Hua-Pu, Nukahiva, Hua-Uga, les rochers de Motu-Iti, les îles de Hiau et Fetuhu, et l’attole sablonneux qu’on appelle l’Ile de Corail.
  2. Ami, frère par alliance.
  3. Étoffe du pays, couleur de parchemin.
  4. Boisson enivrante faite avec la racine mâchée du peper metysticum.
  5. Des arbres qui servent à l’alimentation des indigènes, comme le cocotier et le meï (artocarpus), sont à peu près les seuls qu’on puisse utiliser pour les constructions.
  6. Tiki, dieu, idole.
  7. On nomme ainsi les fêtes du pays.
  8. Les habitans de tout l’archipel sont anthropophages, après la guerre ou dans certaines cérémonies religieuses, mais ils n’avouent pas volontiers ce trait de leurs mœurs devant les Européens ; chaque tribu s’en défend et en accuse la tribu qui lui est ennemie. Les Taïpis-Vaïs sont braves et redoutés; aussi cherche-t-on, par cette accusation de cannibalisme, à exciter contre eux la haine et la défiance des étrangers.
  9. La tête de l’homme est tapu.
  10. Il est entendu que c’est le versant de droite en descendant la vallée vers la mer.
  11. Quelques jours plus tard, ces pièces trouvées à la même place furent portées au camp. L’une était le vieux canon qu’on a vu figurer à la prise de possession, l’autre un obusier de montagne acheté depuis à un baleinier. Deux boulets et des pierres cerclées de fer avaient servi de projectiles.
  12. Maheono était loin de partager l’indifférence de ses compatriotes en matière de droits conjugaux. Un jour, pendant un koïka où il assistait avec sa femme, il lança à l’improviste son casse-tête contre un canaque; celui-ci poussa un cri et resta immobile : pourtant il avait le bras cassé. Nul n’avait compris le motif de cet acte de férocité, et en effet il fallait les secrètes lumières d’un instinct jaloux pour deviner que le canaque, perdu parmi ses compagnons, avait, sans une parole, sans un geste offensant, dirigé vers la femme de Maheono un regard de passion et de convoitise.