La Reine Margot (Dumas)/II/V

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C. Lévy (2p. 35-41).


V

anagramme.


Au milieu de la rue Geoffroy-Lasnier venait aboutir la rue Garnier-sur-l’Eau, et au bout de la rue Garnier-sur-l’Eau s’étendait à droite et à gauche la rue des Barres.

Là, en faisant quelques pas vers la rue de la Mortellerie, on trouvait à droite une petite maison isolée au milieu d’un jardin clos de hautes murailles et auquel une porte pleine donnait seule entrée.

Charles tira une clef de sa poche, ouvrit la porte, qui céda aussitôt, étant fermée seulement au pêne ; puis, ayant fait passer Henri et le laquais qui portait la torche, il referma la porte derrière lui.

Une seule petite fenêtre était éclairée. Charles la montra du doigt en souriant à Henri.

— Sire, je ne comprends pas, dit celui-ci.

— Tu vas comprendre, Henriot.

Le roi de Navarre regarda Charles avec étonnement. Sa voix, son visage avaient pris une expression de douceur qui était si loin du caractère habituel de sa physionomie, que Henri ne le reconnaissait pas.

— Henriot, lui dit le roi, je t’ai dit que lorsque je sortais du Louvre, je sortais de l’enfer. Quand j’entre ici, j’entre dans le paradis.

— Sire, dit Henri, je suis heureux que Votre Majesté m’ait trouvé digne de me faire faire le voyage du ciel avec elle.

— Le chemin en est étroit, dit le roi en s’engageant dans un petit escalier ; mais c’est pour que rien ne manque à la comparaison.

— Et quel est l’ange qui garde l’entrée de votre Éden, sire ?

— Tu vas voir, répondit Charles IX.

Et faisant signe à Henri de le suivre sans bruit, il poussa une première porte, puis une seconde, et s’arrêta sur le seuil.

— Regarde ! dit-il.

Henri s’approcha, et demeura fixe sur un des plus charmants tableaux qu’il eût vus.

C’était une femme de dix-huit à dix-neuf ans à peu près, dormant la tête posée sur le pied du lit d’un enfant endormi dont elle tenait entre ses deux mains les petits pieds rapprochés de ses lèvres, tandis que ses longs cheveux ondoyaient, épandus comme un flot d’or.

On eût dit un tableau de l’Albane représentant la Vierge et l’enfant Jésus.

— Oh ! sire, dit le roi de Navarre, quelle est cette charmante créature ?

— L’ange de mon paradis, Henriot, le seul qui m’aime pour moi.

Henri sourit.

— Oui, pour moi, dit Charles, car elle m’a aimé avant de savoir que j’étais roi.

— Et depuis qu’elle le sait ?

— Eh bien, depuis qu’elle le sait, dit Charles avec un soupir qui prouvait que cette sanglante royauté lui était lourde parfois, depuis qu’elle le sait, elle m’aime encore ; ainsi juge.

Le roi s’approcha tout doucement, et sur la joue en fleur de la jeune femme, il posa un baiser aussi léger que celui d’une abeille sur un lis.

Et cependant la jeune femme se réveilla.

— Charles ! murmura-t-elle en ouvrant les yeux.

— Tu vois, dit le roi, elle m’appelle Charles. La reine dit Sire.

— Oh ! s’écria la jeune femme, vous n’êtes pas seul, mon roi.

— Non, ma bonne Marie. J’ai voulu t’amener un autre roi plus heureux que moi, car il n’a pas de couronne ; plus malheureux que moi, car il n’a pas une Marie Touchet. Dieu fait une compensation à tout.

— Sire, c’est le roi de Navarre ? demanda Marie.

— Lui-même, mon enfant. Approche, Henriot.

Le roi de Navarre s’approcha, Charles lui prit la main droite.

— Regarde cette main, Marie, dit-il ; c’est la main d’un bon frère et d’un loyal ami. Sans cette main, vois-tu…

— Eh bien, sire ?

— Eh bien ! sans cette main, aujourd’hui, Marie, notre enfant n’aurait plus de père.

Marie jeta un cri, tomba à genoux, saisit la main de Henri et la baisa.

— Bien, Marie, bien, dit Charles.

— Et qu’avez-vous fait pour le remercier, sire ?

— Je lui ai rendu la pareille.

Henri regarda Charles avec étonnement.

— Tu sauras un jour ce que je veux dire, Henriot. En attendant, viens voir.

Et il s’approcha du lit où l’enfant dormait toujours.

— Eh ! dit-il, si ce gros garçon-là dormait au Louvre au lieu de dormir ici, dans cette petite maison de la rue des Barres, cela changerait bien des choses dans le présent et peut-être dans l’avenir[1].

— Sire, dit Marie, n’en déplaise à Votre Majesté, j’aime mieux qu’il dorme ici, il dort mieux.

— Ne troublons donc pas son sommeil, dit le roi ; c’est si bon de dormir quand on ne fait pas de rêves !

— Eh bien ! sire, fit Marie en étendant la main vers une des portes qui donnaient dans cette chambre.

— Oui, tu as raison, Marie, dit Charles IX ; soupons.

— Mon bien-aimé Charles, dit Marie, vous direz au roi votre frère de m’excuser, n’est-ce pas ?

— Et de quoi ?

— De ce que j’ai renvoyé nos serviteurs. Sire, continua Marie en s’adressant au roi de Navarre, vous saurez que Charles ne veut être servi que par moi.

— Ventre-saint-gris ! dit Henri, je le crois bien.

Les deux hommes passèrent dans la salle à manger, tandis que la mère, inquiète et soigneuse, couvrait d’une chaude étoffe le petit Charles, qui, grâce à son bon sommeil d’enfant que lui enviait son père, ne s’était pas réveillé.

Marie vint les rejoindre.

— Il n’y a que deux couverts ! dit le roi.

— Permettez, dit Marie, que je serve Vos Majestés.

— Allons, dit Charles, voilà que tu me portes malheur, Henriot.

— Comment, sire ?

— N’entends-tu pas ?

— Pardon, Charles, pardon.

— Je te pardonne. Mais place-toi là, près de moi, entre nous deux.

— J’obéis, dit Marie.

Elle apporta un couvert, s’assit entre les deux rois et les servit.

— N’est-ce pas, Henriot, que c’est bon, dit Charles, d’avoir un endroit au monde dans lequel on ose boire et manger sans avoir besoin que personne ne fasse avant vous l’essai de vos vins et de vos viandes ?

— Sire, dit Henri en souriant et en répondant par le sourire à l’appréhension éternelle de son esprit, croyez que j’apprécie votre bonheur plus que personne.

— Aussi dis-lui bien, Henriot, que pour que nous demeurions ainsi heureux, il ne faut pas qu’elle se mêle de politique ; il ne faut pas surtout qu’elle fasse connaissance avec ma mère.

— La reine Catherine aime en effet Votre Majesté avec tant de passion, qu’elle pourrait être jalouse de tout autre amour, répondit Henri, trouvant, par un subterfuge, le moyen d’échapper à la dangereuse confiance du roi.

— Marie, dit le roi, je te présente un des hommes les plus fins et les plus spirituels que je connaisse. À la cour, vois-tu, et ce n’est pas peu dire, il a mis tout le monde dedans ; moi seul ait vu clair peut-être, je ne dis pas dans son cœur, mais dans son esprit.

— Sire, dit Henri, je suis fâché qu’en exagérant l’un comme vous le faites, vous doutiez de l’autre.

— Je n’exagère rien, Henriot, dit le roi ; d’ailleurs on te connaîtra un jour.

Puis se retournant vers la jeune femme :

— Il fait surtout les anagrammes à ravir. Dis-lui de faire celle de ton nom, et je réponds qu’il la fera.

— Oh ! que voulez-vous qu’on trouve dans le nom d’une pauvre fille comme moi ? quelle gracieuse pensée peut sortir de cet assemblage de lettres avec lesquelles le hasard a écrit Marie Touchet ?

— Oh ! l’anagramme de ce nom, sire, dit Henri, est trop facile, et je n’ai pas eu grand mérite à la trouver.

— Ah ! ah ! c’est déjà fait, dit Charles. Tu vois… Marie.

Henri tira de la poche de son pourpoint ses tablettes, en déchira une page, et en dessous du nom :

Marie Touchet,


écrivit :

Je charme tout.

Puis il passa la feuille à la jeune femme.

— En vérité, s’écria-t-elle, c’est impossible !

— Qu’a-t-il trouvé ? demanda Charles.

— Sire, je n’ose répéter, moi.

— Sire, dit Henri, dans le nom de Marie Touchet, il y a, lettre pour lettre, en faisant de l’I un J, comme c’est l’habitude : Je charme tout.

— En effet, s’écria Charles, lettre pour lettre. Je veux que ce soit ta devise, entends-tu, Marie ? Jamais devise n’a été mieux méritée. Merci, Henriot. Marie, je te la donnerai écrite en diamants.

Le souper s’acheva ; deux heures sonnèrent à Notre-Dame.

— Maintenant, dit Charles, en récompense de son compliment, Marie, tu vas lui donner un fauteuil où il puisse dormir jusqu’au jour ; bien loin de nous seulement, parce qu’il ronfle à faire peur. Puis, si tu t’éveilles avant moi, tu me réveilleras, car nous devons être à six heures du matin à la Bastille. Bonsoir, Henriot. Arrange-toi comme tu voudras. Mais, ajouta-t-il en s’approchant du roi de Navarre et en lui posant la main sur l’épaule, sur ta vie, entends-tu bien, Henri ? sur ta vie, ne sors pas d’ici sans moi, surtout pour retourner au Louvre.

Henri avait soupçonné trop de choses dans ce qu’il n’avait pas compris pour manquer à une telle recommandation.

Charles IX entra dans sa chambre, et Henri, le dur montagnard, s’accommoda sur un fauteuil, où bientôt il justifia la précaution qu’avait prise son beau-frère de l’éloigner de lui.

Le lendemain, au point du jour, il fut éveillé par Charles. Comme il était resté tout habillé, sa toilette ne fut pas longue. Le roi était heureux et souriant comme on ne le voyait jamais au Louvre. Les heures qu’il passait dans cette petite maison de la rue des Barres étaient ses heures de soleil.

Tous deux repassèrent par la chambre à coucher. La jeune femme dormait dans son lit ; l’enfant dormait dans son berceau. Tous deux souriaient en dormant.

Charles les regarda un instant avec une tendresse infinie. Puis se tournant vers le roi de Navarre :

— Henriot, lui dit-il, s’il t’arrivait jamais d’apprendre quel service je t’ai rendu cette nuit, et qu’à moi il m’arrivât malheur, souviens-toi de cet enfant qui repose dans son berceau.

Puis les embrassant tous deux au front, sans donner à Henri le temps de l’interroger :

— Au revoir, mes anges, dit-il.

Et il sortit.

Henri le suivit tout pensif.

Des chevaux tenus en main par des gentilshommes auxquels Charles IX avait donné rendez-vous, les attendaient à la Bastille. Charles fit signe à Henri de monter à cheval, se mit en selle, sortit par le jardin de l’Arbalète, et suivit les boulevards extérieurs.

— Où allons-nous ? demanda Henri.

— Nous allons, répondit Charles, voir si le duc d’Anjou est revenu pour madame de Condé seule, et s’il y a dans ce cœur-là autant d’ambition que d’amour, ce dont je doute fort.

Henri ne comprenait rien à l’explication : il suivit Charles sans rien dire.

En arrivant au Marais, et comme à l’abri des palissades on découvrait tout ce qu’on appelait alors les faubourgs Saint-Laurent, Charles montra à Henri, à travers la brume grisâtre du matin, des hommes enveloppés de grands manteaux et coiffés de bonnets de fourrures qui s’avançaient à cheval, précédant un fourgon pesamment chargé. À mesure qu’ils avançaient, ces hommes prenaient une forme précise, et l’on pouvait voir, à cheval comme eux et causant avec eux, un autre homme vêtu d’un long manteau brun et le front ombragé d’un chapeau à la française.

— Ah ! ah ! dit Charles en souriant, je m’en doutais.

— Eh ! sire, dit Henri, je ne me trompe pas, ce cavalier au manteau brun, c’est le duc d’Anjou.

— Lui-même, dit Charles IX. Range-toi un peu, Henriot, je désire qu’il ne nous voie pas.

— Mais, demanda Henri, les hommes aux manteaux grisâtres et aux bonnets fourrés quels sont-ils ? et dans ce chariot qu’y a-t-il ?

— Ces hommes, dit Charles, ce sont les ambassadeurs polonais, et dans ce chariot il y a une couronne. Et maintenant, continua-t-il en mettant son cheval au galop et en reprenant le chemin de la porte du Temple, viens, Henriot, j’ai vu tout ce que je voulais voir.


  1. En effet, cet enfant naturel, qui n’était autre que le fameux duc d’Angoulême, qui mourut en 1650, supprimait, s’il eût été légitime, Henri III, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV. Que nous donnait-il à la place ? L’esprit se confond et se perd dans les ténèbres d’une pareille question.