La Religieuse/Texte
LA RELIGIEUSE
La réponse de M. le marquis de Croismare, s’il m’en fait une,
me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui
écrire, j’ai voulu le connaître. C’est un homme du monde, il
s’est illustré au service ; il est âgé, il a été marié ; il a une fille
et deux fils qu’il aime et dont il est chéri. Il a de la naissance,
des lumières, de l’esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux-arts, et surtout de l’originalité. On m’a fait l’éloge de sa sensibilité, de son honneur et de sa probité ; et j’ai jugé par le vif
intérêt qu’il a pris à mon affaire, et par tout ce qu’on m’en a
dit que je ne m’étais point compromise en m’adressant à lui :
mais il n’est pas à présumer qu’il se détermine à changer mon
sort sans savoir qui je suis, et c’est ce motif qui me résout à
vaincre mon amour-propre et ma répugnance, en entreprenant
ces mémoires, où je peins une partie de mes malheurs, sans
talent et sans art, avec la naïveté d’un enfant de mon âge et la
franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait
exiger, ou que peut-être la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps où des faits éloignés auraient cessé d’être
présents à ma mémoire, j’ai pensé que l’abrégé qui les termine,
et la profonde impression qui m’en restera tant que je vivrai,
suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.
Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un âge assez avancé ; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu’il n’en fallait pour les établir solidement ; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresse fût également partagée ; et il s’en manque bien que j’en puisse faire cet éloge. Certainement je valais mieux que mes sœurs par les agréments de l’esprit et de la figure, le caractère et les talents ; et il semblait que mes parents en fussent affligés. Ce que la nature et l’application m’avaient accordé d’avantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins, afin d’être aimée, chérie, fêtée, excusée toujours comme elles l’étaient, dès mes plus jeunes ans j’ai désiré de leur ressembler. S’il arrivait qu’on dît à ma mère : « Vous avez des enfants charmants… » jamais cela ne s’entendait de moi. J’étais quelquefois bien vengée de cette injustice ; mais les louanges que j’avais reçues me coûtaient si cher quand nous étions seules, que j’aurais autant aimé de l’indifférence ou même des injures ; plus les étrangers m’avaient marqué de prédilection, plus on avait d’humeur lorsqu’ils étaient sortis. Ô combien j’ai pleuré de fois de n’être pas née laide, bête, sotte, orgueilleuse ; en un mot, avec tous les travers qui leur réussissaient auprès de nos parents ! Je me suis demandé d’où venait cette bizarrerie, dans un père, une mère d’ailleurs honnêtes, justes et pieux. Vous l’avouerai-je, monsieur ? Quelques discours échappés à mon père dans sa colère, car il était violent ; quelques circonstances rassemblées à différents intervalles, des mots de voisins, des propos de valets, m’en ont fait soupçonner une raison qui les excuserait un peu. Peut-être mon père avait-il quelque incertitude sur ma naissance ; peut-être rappelais-je à ma mère une faute qu’elle avait commise, et l’ingratitude d’un homme qu’elle avait trop écouté ; que sais-je ? Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais-je à vous les confier ? Vous brûlerez cet écrit, et je vous promets de brûler vos réponses.
Comme nous étions venues au monde à peu de distance les unes des autres, nous devînmes grandes tous les trois ensemble. Il se présenta des partis. Ma sœur aînée fut recherchée par un jeune homme charmant ; bientôt je m’aperçus qu’il me distinguait, et je devinai qu’elle ne serait incessamment que le prétexte de ses assiduités. Je pressentis tout ce que cette préférence pouvait m’attirer de chagrins ; et j’en avertis ma mère. C’est peut-être la seule chose que j’aie faite en ma vie qui lui ait été agréable, et voici comment j’en fus récompensée. Quatre jours après, ou du moins à peu de jours, on me dit qu’on avait arrêté ma place dans un couvent ; et dès le lendemain j’y fus conduite. J’étais si mal à la maison, que cet événement ne m’affligea point ; et j’allai à Sainte-Marie, c’est mon premier couvent, avec beaucoup de gaieté. Cependant l’amant de ma sœur ne me voyant plus, m’oublia, et devint son époux. Il s’appelle M. K*** ; il est notaire, et demeure à Corbeil, où il fait le plus mauvais ménage. Ma seconde sœur fut mariée à un M. Bauchon, marchand de soieries à Paris, rue Quincampoix, et vit assez bien avec lui.
Mes deux sœurs établies, je crus qu’on penserait à moi, et que je ne tarderais pas à sortir du couvent. J’avais alors seize ans et demi. On avait fait des dots considérables à mes sœurs, je me promettais un sort égal au leur : et ma tête s’était remplie de projets séduisants, lorsqu’on me fit demander au parloir. C’était le père Séraphin, directeur de ma mère ; il avait été aussi le mien ; ainsi il n’eut pas d’embarras à m’expliquer le motif de sa visite : il s’agissait de m’engager à prendre l’habit. Je me récriai sur cette étrange proposition ; et je lui déclarai nettement que je ne me sentais aucun goût pour l’état religieux. « Tant pis, me dit-il, car vos parents se sont dépouillés pour vos sœurs, et je ne vois plus ce qu’ils pourraient pour vous dans la situation étroite où ils se sont réduits. Réfléchissez-y, mademoiselle ; il faut ou entrer pour toujours dans cette maison, ou s’en aller dans quelque couvent de province où l’on vous recevra pour une modique pension, et d’où vous ne sortirez qu’à la mort de vos parents, qui peut se faire attendre encore longtemps… » Je me plaignis avec amertume, et je versai un torrent de larmes. La supérieure était prévenue ; elle m’attendait au retour du parloir. J’étais dans un désordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit : « Et qu’avez-vous, ma chère enfant ? (Elle savait mieux que moi ce que j’avais.) Comme vous voilà ! Mais on n’a jamais vu un désespoir pareil au vôtre, vous me faites trembler. Est-ce que vous avez perdu monsieur votre père ou madame votre mère ? » Je pensai lui répondre, en me jetant entre ses bras, « Eh ! plût à Dieu !… » je me contentai de m’écrier : « Hélas ! je n’ai ni père ni mère ; je suis une malheureuse qu’on déteste et qu’on veut enterrer ici toute vive. » Elle laissa passer le torrent ; elle attendit le moment de la tranquillité. Je lui expliquai plus clairement ce qu’on venait de m’annoncer. Elle parut avoir pitié de moi ; elle me plaignit ; elle m’encouragea à ne point embrasser un état pour lequel je n’avais aucun goût ; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. Oh ! monsieur, combien ces supérieures de couvent sont artificieuses ! vous n’en avez point d’idée. Elle écrivit en effet. Elle n’ignorait pas les réponses qu’on lui ferait ; elle me les communiqua ; et ce n’est qu’après bien du temps que j’ai appris à douter de sa bonne foi. Cependant le terme qu’on avait mis à ma résolution arriva, elle vint m’en instruire avec la tristesse la mieux étudiée. D’abord elle demeura sans parler, ensuite elle me jeta quelques mots de commisération, d’après lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scène de désespoir ; je n’en aurai guère d’autres à vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vérité je crois que ce fut en pleurant : « Eh bien ! mon enfant, vous allez donc nous quitter ! chère enfant, nous ne nous reverrons plus !… » Et d’autres propos que je n’entendis pas. J’étais renversée sur une chaise ; ou je gardais le silence, ou je sanglotais, ou j’étais immobile, ou je me levais, ou j’allais tantôt m’appuyer contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein. Voilà ce qui s’était passé lorsqu’elle ajouta : « Mais que ne faites-vous une chose ? Écoutez, et n’allez pas dire au moins que je vous en ai donné le conseil ; je compte sur une discrétion inviolable de votre part : car, pour toute chose au monde, je ne voudrais pas qu’on eût un reproche à me faire. Qu’est-ce qu’on demande de vous ? Que vous preniez le voile ? Eh bien ! que ne le prenez-vous ? À quoi cela vous engage-t-il ? À rien, à demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit ; deux ans, c’est du temps, il peut arriver bien des choses en deux ans… » Elle joignit à ces propos insidieux tant de caresses, tant de protestations d’amitié, tant de faussetés douces : « je savais où j’étais, je ne savais pas où l’on me mènerait, » et je me laissai persuader. Elle écrivit donc à mon père ; sa lettre était très-bien, oh ! pour cela on ne peut mieux : ma peine, ma douleur, mes réclamations n’y étaient point dissimulées ; je vous assure qu’une fille plus fine que moi y aurait été trompée ; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle célérité tout fut préparé ! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment de la cérémonie arrivé, sans que j’aperçoive aujourd’hui le moindre intervalle entre ces choses.
J’oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je n’épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un M. l’abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m’exhorta, et M. l’évêque d’Alep qui me donna l’habit. Cette cérémonie n’est pas gaie par elle-même ; ce jour-là elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses s’empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dérober, et je me vis prête à tomber sur les marches de l’autel. Je n’entendais rien, je ne voyais rien, j’étais stupide ; on me menait, et j’allais ; on m’interrogeait, et l’on répondait pour moi. Cependant cette cruelle cérémonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m’associer. Mes compagnes m’ont entourée ; elles m’embrassent, et se disent : « Mais voyez donc, ma sœur, comme elle est belle ! comme ce voile noir relève la blancheur de son teint ! comme ce bandeau lui sied ! comme il lui arrondit le visage ! comme il étend ses joues ! comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras !… » Je les écoutais à peine ; j’étais désolée ; cependant, il faut que j’en convienne, quand je fus seule dans ma cellule, je me ressouvins de leurs flatteries ; je ne pus m’empêcher de les vérifier à mon petit miroir ; et il me sembla qu’elles n’étaient pas tout à fait déplacées. Il y a des honneurs attachés à ce jour ; on les exagéra pour moi : mais j’y fus peu sensible ; et l’on affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiqu’il fût clair qu’il n’en était rien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieure se rendit dans ma cellule. « En vérité, me dit-elle après m’avoir un peu considérée, je ne sais pourquoi vous avez tant de répugnance pour cet habit ; il vous fait à merveille, et vous êtes charmante ; sœur Suzanne est une très-belle religieuse, on vous en aimera davantage. Çà, voyons un peu, marchez. Vous ne vous tenez pas assez droite ; il ne faut pas être courbée comme cela… » Elle me composa la tête, les pieds, les mains, la taille, les bras ; ce fut presque une leçon de Marcel[1] sur les grâces monastiques : car chaque état a les siennes. Ensuite elle s’assit, et me dit : « C’est bien ; mais à présent parlons un peu sérieusement. Voilà donc deux ans de gagnés ; vos parents peuvent changer de résolution ; vous-même, vous voudrez peut-être rester ici quand ils voudront vous en tirer ; cela ne serait point du tout impossible. — Madame, ne le croyez pas. — Vous avez été longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie ; elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceurs… » Vous vous doutez bien de tout ce qu’elle put ajouter du monde et du cloître, cela est écrit partout, et partout de la même manière ; car, grâces à Dieu, on m’a fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont débité de leur état, qu’ils connaissent bien et qu’ils détestent, contre le monde qu’ils aiment, qu’ils déchirent et qu’ils ne connaissent pas.
Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat ; si l’on observait toute son austérité, on n’y résisterait pas ; mais c’est le temps le plus doux de la vie monastique. Une mère des novices est la sœur la plus indulgente qu’on a pu trouver. Son étude est de vous dérober toutes les épines de l’état ; c’est un cours de séduction la plus subtile et la mieux apprêtée. C’est elle qui épaissit les ténèbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine ; la nôtre s’attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas qu’il y ait aucune âme, jeune et sans expérience, à l’épreuve de cet art funeste. Le monde a ses précipices ; mais je n’imagine pas qu’on y arrive par une pente aussi facile. Si j’avais éternué[2] deux fois de suite, j’étais dispensée de l’office, du travail, de la prière ; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard ; la règle cessait pour moi. Imaginez, monsieur, qu’il y avait des jours où je soupirais après l’instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans le monde qu’on ne vous en parle ; on arrange les vraies, on en fait de fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de grâces à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il approchait, ce temps que j’avais quelquefois hâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, je sentis mes répugnances se réveiller et s’accroître. Je les allais confier[3] à la supérieure, ou à notre mère des novices. Ces femmes se vengent bien de l’ennui que vous leur portez : car il ne faut pas croire qu’elles s’amusent du rôle hypocrite qu’elles jouent, et des sottises qu’elles sont forcées de vous répéter ; cela devient à la fin si usé et si maussade pour elles ; mais elles s’y déterminent, et cela pour un millier d’écus qu’il en revient à leur maison. Voilà l’objet important pour lequel elles mentent toute leur vie, et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de cinquante années, et peut-être un malheur éternel ; car il est sûr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant.
Il arriva un jour qu’il s’en échappa une de ces dernières de la cellule où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l’époque de mon bonheur ou de mon malheur, selon, monsieur, la manière dont vous en userez avec moi. Je n’ai jamais rien vu de si hideux. Elle était échevelée et presque sans vêtement ; elle traînait des chaînes de fer ; ses yeux étaient égarés ; elle s’arrachait les cheveux ; elle se frappait la poitrine avec les poings, elle courait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-même, et les autres, des plus terribles imprécations ; elle cherchait une fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunée, et sur-le-champ il fut décidé, dans mon cœur, que je mourrais mille fois plutôt que de m’y exposer. On pressentit l’effet que cet événement pourrait faire sur mon esprit ; on crut devoir le prévenir. On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules qui se contredisaient : qu’elle avait déjà l’esprit dérangé quand on l’avait reçue ; qu’elle avait eu un grand effroi dans un temps critique ; qu’elle était devenue sujette à des visions ; qu’elle se croyait en commerce avec les anges ; qu’elle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaient gâté l’esprit ; qu’elle avait entendu des novateurs d’une morale outrée, qui l’avaient si fort épouvantée des jugements de Dieu, que sa tête ébranlée en avait été renversée ; qu’elle ne voyait plus que des démons, l’enfer et des gouffres de feu ; qu’elles étaient bien malheureuses ; qu’il était inouï qu’il y eût jamais eu un pareil sujet dans la maison ; que sais-je encore quoi ? Cela ne prit point auprès de moi. À tout moment ma religieuse folle me revenait à l’esprit, et je me renouvelais le serment de ne faire aucun vœu.
Le voici pourtant arrivé ce moment où il s’agissait de montrer si je savais me tenir parole. Un matin, après l’office, je vis entrer la supérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage était celui de la tristesse et de l’abattement ; les bras lui tombaient ; il semblait que sa main n’eût pas la force de soulever cette lettre ; elle me regardait ; des larmes semblaient rouler dans ses yeux ; elle se taisait et moi aussi : elle attendait que je parlasse la première ; j’en fus tentée, mais je me retins. Elle me demanda comment je me portais ; que l’office avait été bien long aujourd’hui ; que j’avais un peu toussé ; que je lui paraissais indisposée. À tout cela je répondis : « Non, ma chère mère. » Elle tenait toujours sa lettre d’une main pendante ; au milieu de ces questions, elle la posa sur ses genoux, et sa main la cachait en partie ; enfin, après avoir tourné autour de quelques questions sur mon père, sur ma mère, voyant que je ne lui demandais point ce que c’était que ce papier, elle me dit : « Voilà une lettre… »
À ce mot je sentis mon cœur se troubler, et j’ajoutai d’une voix entrecoupée et avec des lèvres tremblantes : « Elle est de ma mère ?
— Vous l’avez dit ; tenez, lisez… »
Je me remis un peu, je pris la lettre, je la lus d’abord avec assez de fermeté ; mais à mesure que j’avançais, la frayeur, l’indignation, la colère, le dépit, différentes passions se succédant en moi, j’avais différentes voix, je prenais différents visages et je faisais différents mouvements. Quelquefois je tenais à peine ce papier, ou je le tenais comme si j’eusse voulu le déchirer, ou je le serrais violemment comme si j’avais été tentée de le froisser et de le jeter loin de moi.
« Eh bien ! mon enfant, que répondrons-nous à cela ?
— Madame, vous le savez.
— Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, votre famille a souffert des pertes ; les affaires de vos sœurs sont dérangées ; elles ont l’une et l’autre beaucoup d’enfants, on s’est épuisé pour elles en les mariant ; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible qu’on vous fasse un certain sort ; vous avez pris l’habit ; on s’est constitué en dépenses ; par cette démarche vous avez donné des espérances ; le bruit de votre profession prochaine s’est répandu dans le monde. Au reste, comptez toujours sur tous mes secours. Je n’ai jamais attiré personne en religion, c’est un état où Dieu nous appelle, et il est très-dangereux de mêler sa voix à la sienne. Je n’entreprendrai point de parler à votre cœur, si la grâce ne lui dit rien ; jusqu’à présent je n’ai point à me reprocher le malheur d’une autre : voudrais-je commencer par vous, mon enfant, qui m’êtes si chère ? Je n’ai point oublié que c’est à ma persuasion que vous avez fait les premières démarches ; et je ne souffrirai point qu’on en abuse pour vous engager au delà de votre volonté. Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession ?
— Non, madame.
— Vous ne vous sentez aucun goût pour l’état religieux ?
— Non, madame.
— Vous n’obéirez point à vos parents ?
— Non, madame.
— Que voulez-vous donc devenir ?
— Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pas être, je ne le serai pas.
— Eh bien ! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une réponse à votre mère… »
Nous convînmes de quelques idées. Elle écrivit, et me montra sa lettre qui me parut encore très-bien. Cependant on me dépêcha le directeur de la maison ; on m’envoya le docteur qui m’avait prêchée à ma prise d’habit ; on me recommanda à la mère des novices ; je vis M. l’évêque d’Alep ; j’eus des lances à rompre avec des femmes pieuses qui se mêlèrent de mon affaire sans que je les connusse ; c’étaient des conférences continuelles avec des moines et des prêtres ; mon père vint, mes sœurs m’écrivirent ; ma mère parut la dernière : je résistai à tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession ; on ne négligea rien pour obtenir mon consentement ; mais quand on vit qu’il était inutile de le solliciter, on prit le parti de s’en passer.
De ce moment, je fus renfermée dans ma cellule ; on m’imposa le silence ; je fus séparée de tout le monde, abandonnée à moi-même ; et je vis clairement qu’on était résolu à disposer de moi sans moi. Je ne voulais point m’engager ; c’était un point décidé : et toutes les terreurs vraies ou fausses qu’on me jetait sans cesse, ne m’ébranlaient pas. Cependant j’étais dans un état déplorable ; je ne savais point ce qu’il pouvait durer ; et s’il venait à cesser, je savais encore moins ce qui pouvait m’arriver. Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti dont vous jugerez, monsieur, comme il vous plaira ; je ne voyais plus personne, ni la supérieure, ni la mère des novices, ni mes compagnes ; je fis avertir la première, et je feignis de me rapprocher de la volonté de mes parents ; mais mon dessein était de finir cette persécution avec éclat, et de protester publiquement contre la violence qu’on méditait : je dis donc qu’on était maître de mon sort, qu’on en pouvait disposer comme on voudrait ; qu’on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. Voilà la joie répandue dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries et toute la séduction. « Dieu avait parlé à mon cœur ; personne n’était plus faite pour l’état de perfection que moi. Il était impossible que cela ne fût pas, on s’y était toujours attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant d’édification et de constance, quand on n’y est pas vraiment appelée. La mère des novices n’avait jamais vu dans aucune de ses élèves de vocation mieux caractérisée ; elle était toute surprise du travers que j’avais pris, mais elle avait toujours bien dit à notre mère supérieure qu’il fallait tenir bon, et que cela passerait ; que les meilleures religieuses avaient eu de ces moments-là ; que c’étaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses efforts lorsqu’il était sur le point de perdre sa proie ; que j’allais lui échapper ; qu’il n’y avait plus que des roses pour moi ; que les obligations de la vie religieuse me paraîtraient d’autant plus supportables, que je me les étais plus fortement exagérées ; que cet appesantissement subit du joug était une grâce du ciel, qui se servait de ce moyen pour l’alléger… » Il me paraissait assez singulier que la même chose vînt de Dieu ou du diable, selon qu’il leur plaisait de l’envisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion ; et ceux qui m’ont consolée, m’ont souvent dit de mes pensées, les uns que c’étaient autant d’instigations de Satan, et les autres, autant d’inspirations de Dieu. Le même mal vient, ou de Dieu qui nous éprouve, ou du diable qui nous tente.
Je me conduisis avec discrétion ; je crus pouvoir me répondre de moi. Je vis mon père ; il me parla froidement ; je vis ma mère ; elle m’embrassa ; je reçus des lettres de congratulation de mes sœurs et de beaucoup d’autres. Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui ferait le sermon, et M. Thierry, chancelier de l’Université, qui recevrait mes vœux. Tout alla bien jusqu’à la veille du grand jour, excepté qu’ayant appris que la cérémonie serait clandestine, qu’il y aurait très-peu de monde, et que la porte de l’église ne serait ouverte qu’aux parents, j’appelai par la tourière toutes les personnes de notre voisinage, mes amis, mes amies ; j’eus la permission d’écrire à quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne s’attendait guère se présenta ; il fallut le laisser entrer ; et l’assemblée fut telle à peu près qu’il la fallait pour mon projet. Oh, monsieur ! quelle nuit que celle qui précéda[4] ! Je ne me couchai point ; j’étais assise sur mon lit ; j’appelais Dieu à mon secours ; j’élevais mes mains au ciel, je le prenais à témoin de la violence qu’on me faisait ; je me représentais mon rôle au pied des autels, une jeune fille protestant à haute voix contre une action à laquelle elle paraît avoir consenti, le scandale des assistants, le désespoir des religieuses, la fureur de mes parents. « Dieu ! que vais-je devenir ?… » En prononçant ces mots il me prit une défaillance générale, je tombai évanouie sur mon traversin ; un frisson dans lequel mes genoux se battaient et mes dents se frappaient avec bruit, succéda à cette défaillance ; à ce frisson une chaleur terrible : mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de m’être déshabillée, ni d’être sortie de ma cellule ; cependant on me trouva nue en chemise, étendue par terre à la porte de la supérieure, sans mouvement et presque sans vie. J’ai appris ces choses depuis. Le matin je me trouvai dans ma cellule, mon lit environné de la supérieure, de la mère des novices, et de celles qu’on appelle les assistantes. J’étais fort abattue ; on me fit quelques questions ; on vit par mes réponses que je n’avais aucune connaissance de ce qui s’était passé ; et l’on ne m’en parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma sainte résolution, et si je me sentais en état de supporter la fatigue du jour. Je répondis que oui ; et contre leur attente rien ne fut dérangé.
On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches pour apprendre à tout le monde qu’on allait faire une malheureuse. Le cœur me battit encore. On vint me parer ; ce jour est un jour de toilette ; à présent que je me rappelle toutes ces cérémonies, il me semble qu’elles avaient quelque chose de solennel et de bien touchant[5] pour une jeune innocente que son penchant n’entraînerait point ailleurs. On me conduisit à l’église ; on célébra la sainte messe : le bon vicaire, qui me soupçonnait une résignation que je n’avais point, me fit un long sermon où il n’y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens ; c’était quelque chose de bien ridicule que tout ce qu’il me disait de mon bonheur, de la grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments qu’il me supposait. Ce contraste et de son éloge et de la démarche que j’allais faire me troubla ; j’eus des moments d’incertitude, mais qui durèrent peu. Je n’en sentis que mieux que je manquais de tout ce qu’il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. Lorsqu’il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le vœu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras ; j’avais la tête renversée sur une d’elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu’on portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde était debout ; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises, et attachées aux barreaux de la grille ; et il se faisait un profond silence, lorsque celui qui présidait à ma profession me dit : « Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vérité ?
— Je le promets.
— Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes ici ? »
Je répondis, « non ; » mais celles qui m’accompagnaient répondirent pour moi, « oui. »
« Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ? »
J’hésitai un moment ; le prêtre attendit ; et je répondis :
« Non, monsieur. »
Il recommença :
« Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ? »
Je lui répondis d’une voix plus ferme :
« Non, monsieur, non. »
Il s’arrêta et me dit : « Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.
— Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ; je vous ai bien entendu, et je vous réponds que non… »
Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s’était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler ; le murmure cessa et je dis :
« Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à témoin… »
À ces mots une des sœurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis qu’il était inutile de continuer. Les religieuses m’entourèrent, m’accablèrent de reproches ; je les écoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, où l’on m’enferma sous la clef.
Là, seule, livrée à mes réflexions, je commençai à rassurer mon âme ; je revins sur ma démarche, et je ne m’en repentis point. Je vis qu’après l’éclat que j’avais fait, il était impossible que je restasse ici longtemps, et que peut-être on n’oserait pas me remettre en couvent. Je ne savais ce qu’on ferait de moi ; mais je ne voyais rien de pis que d’être religieuse malgré soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce fût. Celles qui m’apportaient à manger entraient, mettaient mon dîner à terre et s’en allaient en silence. Au bout d’un mois on m’apporta des habits de séculière ; je quittai ceux de la maison ; la supérieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusqu’à la porte conventuelle ; là je montai dans une voiture où je trouvai ma mère seule qui m’attendait ; je m’assis sur le devant ; et le carrosse partit. Nous restâmes l’une vis-à-vis de l’autre quelque temps sans mot dire ; j’avais les yeux baissés, et je n’osais la regarder. Je ne sais ce qui se passait dans mon âme ; mais tout à coup je me jetai à ses pieds, et je penchai ma tête sur ses genoux ; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et j’étouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas ; le sang me vint au nez ; je saisis une de ses mains malgré qu’elle en eût ; et l’arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais : « Vous êtes toujours ma mère, je suis toujours votre enfant… » Et elle me répondit (en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d’entre les miennes) : « Relevez-vous, malheureuse, relevez-vous. » Je lui obéis, je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d’autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober à ses yeux[6]. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j’en étais toute couverte sans que je m’en aperçusse. À quelques mots qu’elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela lui déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, où l’on me conduisit tout de suite à une petite chambre qu’on m’avait préparée. Je me jetai encore à ses genoux sur l’escalier ; je la retins par son vêtement ; mais tout ce que j’en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement d’indignation de la tête, de la bouche et des yeux, que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.
J’entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, sollicitant tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de voir mon père ou de leur écrire. On m’apportait à manger, on me servait ; une domestique m’accompagnait à la messe les jours de fête, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois ; et c’est ainsi que mes journées se passaient. Un sentiment secret me soutenait, c’est que j’étais libre, et que mon sort, quelque dur qu’il fût, pouvait changer. Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus.
Tant d’inhumanité, tant d’opiniâtreté de la part de mes parents, ont achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de ma naissance ; je n’ai jamais pu trouver d’autres moyens de les excuser. Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens ; que je ne redemandasse ma légitime, et que je n’associasse un enfant naturel à des enfants légitimes. Mais ce qui n’était qu’une conjecture va se tourner en certitude.
Tandis que j’étais enfermée à la maison, je faisais peu d’exercices extérieurs de religion ; cependant on m’envoyait à confesse la veille des grandes fêtes. Je vous ai dit que j’avais le même directeur que ma mère ; je lui parlai, je lui exposai toute la dureté de la conduite qu’on avait tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mère surtout avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré tard dans l’état religieux ; il avait de l’humanité ; il m’écouta tranquillement, et me dit :
« Mon enfant, plaignez votre mère, plaignez-la plus encore que vous ne la blâmez. Elle a l’âme bonne ; soyez sûre que c’est malgré elle qu’elle en use ainsi.
— Malgré elle, monsieur ! Et qu’est-ce qui peut l’y contraindre ! Ne m’a-t-elle pas mise au monde ? Et quelle différence y a-t-il entre mes sœurs et moi ?
— Beaucoup.
— Beaucoup ! je n’entends rien à votre réponse… »
J’allais entrer dans la comparaison de mes sœurs et de moi, lorsqu’il m’arrêta et me dit :
« Allez, allez, l’inhumanité n’est pas le vice de vos parents ; tâchez de prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mérite devant Dieu. Je verrai votre mère, et soyez sûre que j’emploierai pour vous servir tout ce que je puis avoir d’ascendant sur son esprit… »
Ce beaucoup, qu’il m’avait répondu, fut un trait de lumière pour moi ; je ne doutai plus de la vérité de ce que j’avais pensé sur ma naissance.
Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, à la chute du jour, la servante qui m’était attachée monta, et me dit : « Madame votre mère ordonne que vous vous habilliez… » Une heure après : « Madame veut que vous descendiez avec moi… » Je trouvai à la porte un carrosse où nous montâmes, la domestique et moi ; et j’appris que nous allions aux Feuillants, chez le père Séraphin. Il nous attendait ; il était seul. La domestique s’éloigna ; et moi, j’entrai dans le parloir. Je m’assis inquiète et curieuse de ce qu’il avait à me dire. Voici comme il me parla :
« Mademoiselle, l’énigme de la conduite sévère de vos parents va s’expliquer pour vous ; j’en ai obtenu la permission de madame votre mère. Vous êtes sage ; vous avez de l’esprit, de la fermeté ; vous êtes dans un âge où l’on pourrait vous confier un secret, même qui ne vous concernerait point. Il y a longtemps que j’ai exhorté pour la première fois madame votre mère à vous révéler celui que vous allez apprendre ; elle n’a jamais pu s’y résoudre : il est dur pour une mère d’avouer une faute grave à son enfant : vous connaissez son caractère ; il ne va guère avec la sorte d’humiliation d’un certain aveu. Elle a cru pouvoir sans cette ressource vous amener à ses desseins ; elle s’est trompée ; elle en est fâchée : elle revient aujourd’hui à mon conseil ; et c’est elle qui m’a chargé de vous annoncer que vous n’étiez pas la fille de M. Simonin. »
Je lui répondis sur-le-champ : « Je m’en étais doutée.
— Voyez à présent, mademoiselle, considérez, pesez, jugez si madame votre mère peut sans le consentement, même avec le consentement de monsieur votre père, vous unir à des enfants dont vous n’êtes point la sœur ; si elle peut avouer à monsieur votre père un fait sur lequel il n’a déjà que trop de soupçons.
— Mais, monsieur, qui est mon père ?
— Mademoiselle, c’est ce qu’on ne m’a pas confié. Il n’est que trop certain, mademoiselle, ajouta-t-il, qu’on a prodigieusement avantagé vos sœurs, et qu’on a pris toutes les précautions imaginables, par les contrats de mariage, par le dénaturer des biens, par les stipulations, par les fidéicommis et autres moyens, de réduire à rien votre légitime, dans le cas que vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose ; vous refusez un couvent, peut-être regretterez-vous de n’y pas être.
— Cela ne se peut, monsieur ; je ne demande rien.
— Vous ne savez pas ce que c’est que la peine, le travail, l’indigence.
— Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d’un état auquel on n’est point appelée.
— Je vous ai dit ce que j’avais à vous dire ; c’est à vous, mademoiselle, à faire vos réflexions… »
Ensuite il se leva.
« Mais, monsieur, encore une question.
— Tant qu’il vous plaira.
— Mes sœurs savent-elles ce que vous m’avez appris ?
— Non, mademoiselle.
— Comment ont-elles donc pu se résoudre à dépouiller leur sœur ? car c’est ce qu’elles me croient.
— Ah ! mademoiselle, l’intérêt ! l’intérêt ! elles n’auraient point obtenu les partis considérables qu’elles ont trouvés. Chacun songe à soi dans ce monde ; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez à perdre vos parents ; soyez sûre qu’on vous disputera, jusqu’à une obole, la petite portion que vous aurez à partager avec elles. Elles ont beaucoup d’enfants ; ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien ; ce sont les maris qui font tout : si elles avaient quelques sentiments de commisération, les secours qu’elles vous donneraient à l’insu de leurs maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-là, ou des enfants abandonnés, ou des enfants même légitimes, secourus aux dépens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu’on reçoit est bien dur. Si vous m’en croyez, vous vous réconcilierez avec vos parents ; vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous ; vous entrerez en religion ; on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je ne vous célerai pas que l’abandon apparent de votre mère, son opiniâtreté à vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que j’ai sues dans le temps, ont produit exactement sur votre père le même effet que sur vous : votre naissance lui était suspecte ; elle ne le lui est plus ; et sans être dans la confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant, que par la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d’époux. Allez, mademoiselle, vous êtes bonne et sage ; pensez à ce que vous venez d’apprendre. »
Je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu’il était lui-même attendri ; il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la domestique qui m’avait accompagnée ; nous remontâmes en voiture, et nous rentrâmes à la maison.
Il était tard. Je rêvai une partie de la nuit à ce qu’on venait de me révéler ; j’y rêvai encore le lendemain. Je n’avais point de père ; le scrupule m’avait ôté ma mère ; des précautions prises, pour que je ne pusse prétendre aux droits de ma naissance légale ; une captivité domestique fort dure ; nulle espérance, nulle ressource. Peut-être que, si l’on se fût expliqué plus tôt avec moi, après l’établissement de mes sœurs, on m’eût gardée à la maison qui ne laissait pas que d’être fréquentée, il se serait trouvé quelqu’un à qui mon caractère, mon esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante ; la chose n’était pas encore impossible, mais l’éclat que j’avais fait en couvent la rendait plus difficile : on ne conçoit guère comment une fille de dix-sept à dix-huit ans a pu se porter à cette extrémité, sans une fermeté peu commune ; les hommes louent beaucoup cette qualité, mais il me semble qu’ils s’en passent volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs épouses. C’était pourtant une ressource à tenter avant que de songer à un autre parti ; je pris celui de m’en ouvrir à ma mère ; et je lui fis demander un entretien qui me fut accordé.
C’était dans l’hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant le feu ; elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits immobiles ; je m’approchai d’elle, je me jetai à ses pieds et je lui demandai pardon de tous les torts que j’avais.
« C’est, me répondit-elle, par ce que vous m’allez dire que vous le mériterez. Levez-vous ; votre père est absent, vous avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le père Séraphin, vous savez enfin qui vous êtes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n’est pas de me punir toute ma vie d’une faute que je n’ai déjà que trop expiée. Eh bien ! mademoiselle, que me voulez-vous ? Qu’avez-vous résolu ?
— Maman, lui répondis-je, je sais que je n’ai rien, et que je ne dois prétendre à rien. Je suis bien éloignée d’ajouter à vos peines, de quelque nature qu’elles soient ; peut-être m’auriez-vous trouvée plus soumise à vos volontés, si vous m’eussiez instruite plus tôt de quelques circonstances qu’il était difficile que je soupçonnasse : mais enfin je sais, je me connais, et il ne me reste qu’à me conduire en conséquence de mon état. Je ne suis plus surprise des distinctions qu’on a mises entre mes sœurs et moi ; j’en reconnais la justice, j’y souscris ; mais je suis toujours votre enfant ; vous m’avez portée dans votre sein ; et j’espère que vous ne l’oublierez pas.
— Malheur à moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas autant qu’il est en mon pouvoir !
— Eh bien ! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontés ; rendez-moi votre présence ; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon père.
— Peu s’en faut, ajouta-t-elle, qu’il ne soit aussi certain de votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté de lui, sans entendre ses reproches ; il me les adresse, par la dureté dont il en use avec vous ; n’espérez point de lui les sentiments d’un père tendre. Et puis, vous l’avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part d’un autre, que je n’en puis supporter l’idée ; cet homme se montre sans cesse entre vous et moi ; il me repousse, et la haine que je lui dois se répand sur vous.
— Quoi ! lui dis-je, ne puis-je espérer que vous me traitiez, vous et M. Simonin, comme une étrangère, une inconnue que vous auriez accueillie par humanité ?
— Nous ne le pouvons ni l’un ni l’autre. Ma fille, n’empoisonnez pas ma vie plus longtemps. Si vous n’aviez point de sœurs, je sais ce que j’aurais à faire : mais vous en avez deux ; et elles ont l’une et l’autre une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait s’est éteinte ; la conscience a repris ses droits.
— Mais celui à qui je dois la vie…
— Il n’est plus ; il est mort sans se ressouvenir de vous ; et c’est le moindre de ses forfaits… »
En cet endroit sa figure s’altéra, ses yeux s’allumèrent, l’indignation s’empara de son visage ; elle voulait parler, mais elle n’articula plus ; le tremblement de ses lèvres l’en empêchait. Elle était assise ; elle pencha sa tête sur ses mains, pour me dérober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet état, puis elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire ; elle contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait :
« Le monstre ! il n’a pas dépendu de lui qu’il ne vous ait étouffée dans mon sein par toutes les peines qu’il m’a causées ; mais Dieu nous a conservées l’une et l’autre, pour que la mère expiât sa faute par l’enfant. Ma fille, vous n’avez rien, et vous n’aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le dérobe à vos sœurs ; voilà les suites d’une faiblesse. Cependant j’espère n’avoir rien à me reprocher en mourant ; j’aurai gagné votre dot par mon économie. Je n’abuse point de la facilité de mon époux ; mais je mets tous les jours à part ce que j’obtiens de temps en temps de sa libéralité. J’ai vendu ce que j’avais de bijoux ; et j’ai obtenu de lui de disposer à mon gré du prix qui m’en est revenu. J’aimais le jeu, je ne joue plus ; j’aimais les spectacles, je m’en suis privée ; j’aimais la compagnie, je vis retirée ; j’aimais le faste, j’y ai renoncé. Si vous entrez en religion, comme c’est ma volonté et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les jours.
— Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien ; peut-être s’en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, n’exigera pas même les épargnes que vous avez destinées à mon établissement.
— Il n’y faut plus penser, votre éclat vous a perdue.
— Le mal est-il sans ressource ?
— Sans ressource.
— Mais, si je ne trouve point un époux, est-il nécessaire que je m’enferme dans un couvent ?
— À moins que vous ne veuillez perpétuer ma douleur et mes remords, jusqu’à ce que j’aie les yeux fermés. Il faut que j’y vienne ; vos sœurs, dans ce moment terrible, seront autour de mon lit : voyez si je pourrai vous voir au milieu d’elles ; quel serait l’effet de votre présence dans ces derniers moments ! Ma fille, car vous l’êtes malgré moi, vos sœurs ont obtenu des lois un nom que vous tenez du crime, n’affligez pas une mère qui expire ; laissez-la descendre paisiblement au tombeau : qu’elle puisse se dire à elle-même, lorsqu’elle sera sur le point de paraître devant le grand juge, qu’elle a réparé sa faute autant qu’il était en elle, qu’elle puisse se flatter qu’après sa mort vous ne porterez point le trouble dans la maison, et que vous ne revendiquerez pas des droits que vous n’avez point.
— Maman, lui dis-je, soyez tranquille là-dessus ; faites venir un homme de loi ; qu’il dresse un acte de renonciation ; et je souscrirai à tout ce qu’il vous plaira.
— Cela ne se peut : un enfant ne se déshérite pas lui-même ; c’est le châtiment d’un père et d’une mère justement irrités. S’il plaisait à Dieu de m’appeler demain, demain il faudrait que j’en vinsse à cette extrémité, et que je m’ouvrisse à mon mari, afin de prendre de concert les mêmes mesures. Ne m’exposez point à une indiscrétion qui me rendrait odieuse à ses yeux, et qui entraînerait des suites qui vous déshonoreraient. Si vous me survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans état ; malheureuse ! dites-moi ce que vous deviendrez : quelles idées voulez-vous que j’emporte en mourant ? Il faudra donc que je dise à votre père… Que lui dirai-je ? Que vous n’êtes pas son enfant !… Ma fille, s’il ne fallait que se jeter à vos pieds pour obtenir de vous… Mais vous ne sentez rien ; vous avez l’âme inflexible de votre père… »
En ce moment, M. Simonin entra ; il vit le désordre de sa femme ; il l’aimait ; il était violent ; il s’arrêta tout court, et tournant sur moi des regards terribles, il me dit :
« Sortez ! »
S’il eût été mon père, je ne lui aurais pas obéi, mais il ne l’était pas.
Il ajouta, en parlant au domestique qui m’éclairait :
« Dites-lui qu’elle ne reparaisse plus. »
Je me renfermai dans ma petite prison. Je rêvai à ce que ma mère m’avait dit ; je me jetai à genoux, je priai Dieu qu’il m’inspirât ; je priai longtemps ; je demeurai le visage collé contre terre ; on n’invoque presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait à quoi se résoudre ; et il est rare qu’alors elle ne nous conseille pas d’obéir. Ce fut le parti que je pris. « On veut que je sois religieuse ; peut-être est-ce aussi la volonté de Dieu. Eh bien ! je le serai, puisqu’il faut que je sois malheureuse, qu’importe où je le sois !…» Je recommandai à celle qui me servait de m’avertir quand mon père serait sorti. Dès le lendemain je sollicitai un entretien avec ma mère ; elle me fit répondre qu’elle avait promis le contraire à M. Simonin, mais que je pouvais lui écrire avec un crayon qu’on me donna. J’écrivis donc sur un bout de papier (ce fatal papier s’est retrouvé, et l’on ne s’en est que trop bien servi contre moi) :
« Maman, je suis fâchée de toutes les peines que je vous ai causées ; je vous en demande pardon : mon dessein est de les finir. Ordonnez de moi tout ce qu’il vous plaira ; si c’est votre volonté que j’entre en religion, je souhaite que ce soit aussi celle de Dieu… »
La servante prit cet écrit, et le porta à ma mère. Elle remonta un moment après, et elle me dit avec transport :
« Mademoiselle, puisqu’il ne fallait qu’un mot pour faire le bonheur de votre père, de votre mère et le vôtre, pourquoi l’avoir différé si longtemps ? Monsieur et madame ont un visage que je ne leur ai jamais vu depuis que je suis ici : ils se querellaient sans cesse à votre sujet ; Dieu merci, je ne verrai plus cela… »
Tandis qu’elle me parlait, je pensais que je venais de signer mon arrêt de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vérifiera, si vous m’abandonnez.
Quelques jours se passèrent, sans que j’entendisse parler de rien ; mais un matin, sur les neuf heures, ma porte s’ouvrit brusquement ; c’était M. Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis que je savais qu’il n’était pas mon père, sa présence ne me causait que de l’effroi. Je me levai, je lui fis la révérence. Il me sembla que j’avais deux cœurs : je ne pouvais penser à ma mère sans m’attendrir, sans avoir envie de pleurer ; il n’en était pas ainsi de M. Simonin. Il est sûr qu’un père inspire une sorte de sentiments qu’on n’a pour personne au monde que lui : on ne sait pas cela, sans s’être trouvé comme moi vis-à-vis de l’homme qui a porté longtemps, et qui vient de perdre cet auguste caractère ; les autres l’ignoreront toujours. Si je passais de sa présence à celle de ma mère, il me semblait que j’étais une autre. Il me dit :
« Suzanne, reconnaissez-vous ce billet ?
— Oui, monsieur.
— L’avez-vous écrit librement ?
— Je ne saurais dire qu’oui.
— Êtes-vous du moins résolue à exécuter ce qu’il promet ?
— Je le suis.
— N’avez-vous de prédilection pour aucun couvent ?
— Non, ils me sont indifférents.
— Il suffit. »
Voilà ce que je répondis ; mais malheureusement cela ne fut point écrit. Pendant une quinzaine d’une entière ignorance de ce qui se passait, il me parut qu’on s’était adressé à différentes maisons religieuses, et que le scandale de ma première démarche avait empêché qu’on ne me reçût postulante. On fut moins difficile à Longchamp ; et cela, sans doute, parce qu’on insinua que j’étais musicienne, et que j’avais de la voix[7]. On m’exagéra bien les difficultés qu’on avait eues, et la grâce qu’on me faisait de m’accepter dans cette maison : on m’engagea même à écrire à la supérieure. Je ne sentais pas les suites de ce témoignage écrit qu’on exigeait : on craignait apparemment qu’un jour je ne revinsse contre mes vœux ; on voulait avoir une attestation de ma propre main qu’ils avaient été libres. Sans ce motif, comment cette lettre, qui devait rester entre les mains de la supérieure, aurait-elle passé dans la suite entre les mains de mes beaux-frères ? Mais fermons vite les yeux là-dessus ; ils me montrent M. Simonin comme je ne veux pas le voir : il n’est plus.
Je fus conduite à Longchamp ; ce fut ma mère qui m’accompagna. Je ne demandai point à dire adieu à M. Simonin ; j’avoue que la pensée ne m’en vint qu’en chemin. On m’attendait ; j’étais annoncée, et par mon histoire et par mes talents : on ne me dit rien de l’une ; mais on fut très-pressé de voir si l’acquisition qu’on faisait en valait la peine. Lorsqu’on se fut entretenu de beaucoup de choses indifférentes, car après ce qui m’était arrivé, vous pensez bien qu’on ne parla ni de Dieu, ni de vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie religieuse, et qu’on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on remplit ces premiers moments, la supérieure dit : « Mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez ; nous avons un clavecin ; si vous vouliez, nous irions dans notre parloir… » J’avais l’âme serrée, mais ce n’était pas le moment de marquer de la répugnance ; ma mère passa, je la suivis ; la supérieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiosité avait attirées. C’était le soir ; on m’apporta des bougies ; je m’assis, je me mis au clavecin ; je préludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans la tête, que j’en ai pleine, et n’en trouvant point ; cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m’était familier : Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres, etc.[8] Je ne sais ce que cela produisit ; mais on ne m’écouta pas longtemps : on m’interrompit par des éloges, que je fus bien surprise d’avoir mérités si promptement et à si peu de frais. Ma mère me remit entre les mains de la supérieure, me donna sa main à baiser, et s’en retourna.
Me voilà donc dans une autre maison religieuse, et postulante, et avec toutes les apparences de postuler de mon plein gré. Mais vous, monsieur, qui connaissez jusqu’à ce moment tout ce qui s’est passé, qu’en pensez-vous ? La plupart de ces choses ne furent point alléguées, lorsque je voulus revenir contre mes vœux ; les unes, parce que c’étaient des vérités destituées de preuves ; les autres, parce qu’elles m’auraient rendue odieuse sans me servir ; on n’aurait vu en moi qu’un enfant dénaturé, qui flétrissait la mémoire de ses parents pour obtenir sa liberté. On avait la preuve de ce qui était contre moi ; ce qui était pour ne pouvait ni s’alléguer ni se prouver. Je ne voulus pas même qu’on insinuât aux juges le soupçon de ma naissance ; quelques personnes, étrangères aux lois, me conseillèrent de mettre en cause le directeur de ma mère et le mien ; cela ne se pouvait ; et quand la chose aurait été possible, je ne l’aurais pas soufferte. Mais à propos, de peur que je ne l’oublie, et que l’envie de me servir ne vous empêche d’en faire la réflexion, sauf votre meilleur avis, je crois qu’il faut taire que je sais la musique et que je touche du clavecin : il n’en faudrait pas davantage pour me déceler ; l’ostentation de ces talents ne va point avec l’obscurité et la sécurité que je cherche ; celles de mon état ne savent point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de m’expatrier, j’en ferai ma ressource. M’expatrier ! mais dites-moi pourquoi cette idée m’épouvante ? C’est que je ne sais où aller ; c’est que je suis jeune et sans expérience ; c’est que je crains la misère, les hommes et le vice ; c’est que j’ai toujours vécu renfermée, et que si j’étais hors de Paris je me croirais perdue dans le monde. Tout cela n’est peut-être pas vrai ; mais c’est ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas où aller, ni que devenir, cela dépend de vous.
Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons religieuses, changent de trois ans en trois ans. C’était une madame de Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison ; je ne puis vous en dire trop de bien ; c’est pourtant sa bonté qui m’a perdue. C’était une femme de sens, qui connaissait le cœur humain ; elle avait de l’indulgence, quoique personne n’en eût moins besoin ; nous étions toutes ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu’elle ne pouvait s’empêcher d’apercevoir, ou dont l’importance ne lui permettait pas de fermer les yeux. J’en parle sans intérêt ; j’ai fait mon devoir avec exactitude ; et elle me rendrait la justice que je n’en commis aucune dont elle eût à me punir ou qu’elle eût à me pardonner. Si elle avait de la prédilection, elle lui était inspirée par le mérite ; après cela je ne sais s’il me convient de vous dire qu’elle m’aima tendrement et que je ne fus pas des dernières entre ses favorites. Je sais que c’est un grand éloge que je me donne, plus grand que vous ne pouvez l’imaginer, ne l’ayant point connue. Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bien-aimées de la supérieure. Si j’avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c’est que son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents, l’honnêteté, l’entraînait ouvertement ; et qu’elle n’ignorait pas que celles qui n’y pouvaient prétendre, n’en étaient que plus humiliées. Elle avait aussi le don, qui est peut-être plus commun en couvent que dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il était rare qu’une religieuse qui ne lui plaisait pas d’abord, lui plût jamais. Elle ne tarda pas à me prendre en gré ; et j’eus tout d’abord la dernière confiance en elle. Malheur à celles dont elle ne l’attirait pas sans effort ! il fallait qu’elles fussent mauvaises, sans ressource, et qu’elles se l’avouassent. Elle m’entretint de mon aventure à Sainte-Marie ; je la lui racontai sans déguisement comme à vous ; je lui dis tout ce que je viens de vous écrire ; et ce qui regardait ma naissance et ce qui tenait à mes peines, rien ne fut oublié. Elle me plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux.
Cependant le temps du postulat se passa ; celui de prendre l’habit arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dégoût ; je passe rapidement sur ces deux années, parce qu’elles n’eurent rien de triste pour moi que le sentiment secret que je m’avançais pas à pas vers l’entrée d’un état pour lequel je n’étais point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force ; mais aussitôt je recourais à ma bonne supérieure, qui m’embrassait, qui développait mon âme, qui m’exposait fortement ses raisons, et qui finissait toujours par me dire : « Et les autres états n’ont-ils pas aussi leurs épines ? On ne sent que les siennes. Allons, mon enfant, mettons-nous à genoux, et prions… »
Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d’onction, d’éloquence, de douceur, d’élévation et de force, qu’on eût dit que l’esprit de Dieu l’inspirait. Ses pensées, ses expressions, ses images pénétraient jusqu’au fond du cœur ; d’abord on l’écoutait ; peu à peu on était entraîné, on s’unissait à elle ; l’âme tressaillait, et l’on partageait ses transports. Son dessein n’était pas de séduire ; mais certainement c’est ce qu’elle faisait : on sortait de chez elle avec un cœur ardent, la joie et l’extase étaient peintes sur le visage ; on versait des larmes si douces ! c’était une impression qu’elle prenait elle-même, qu’elle gardait longtemps, et qu’on conservait. Ce n’est pas à ma seule expérience que je m’en rapporte, c’est à celle de toutes les religieuses. Quelques-unes m’ont dit qu’elles sentaient naître en elles le besoin d’être consolées comme celui d’un très-grand plaisir ; et je crois qu’il ne m’a manqué qu’un peu plus d’habitude, pour en venir là.
J’éprouvai cependant, à l’approche de ma profession, une mélancolie si profonde, qu’elle mit ma bonne supérieure à de terribles épreuves ; son talent l’abandonna, elle me l’avoua elle-même. « Je ne sais, me dit-elle, ce qui se passe en moi ; il me semble, quand vous venez, que Dieu se retire et que son esprit se taise ; c’est inutilement que je m’excite, que je cherche des idées, que je veux exalter mon âme ; je me trouve une femme ordinaire et bornée ; je crains de parler… » « Ah ! chère mère, lui dis-je, quel pressentiment ! Si c’était Dieu qui vous rendît muette !… »
Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, j’allai dans sa cellule ; ma présence l’interdit d’abord : elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne, que le sentiment profond que je portais en moi était au-dessus de ses forces ; et elle ne voulait pas lutter sans la certitude d’être victorieuse. Cependant elle m’entreprit, elle s’échauffa peu à peu ; à mesure que ma douleur tombait, son enthousiasme croissait : elle se jeta subitement à genoux, je l’imitai. Je crus que j’allais partager son transport, je le souhaitais ; elle prononça quelques mots, puis tout à coup elle se tut. J’attendis inutilement : elle ne parla plus, elle se releva, elle fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras : « Ah ! chère enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous avez opéré sur moi ! Voilà qui est fait, l’esprit s’est retiré, je le sens : allez, que Dieu vous parle lui-même, puisqu’il ne lui plaît pas de se faire entendre par ma bouche… »
En effet, je ne sais ce qui s’était passé en elle, si je lui avais inspiré une méfiance de ses forces qui ne s’est plus dissipée, si je l’avais rendue timide, ou si j’avais vraiment rompu son commerce avec le ciel ; mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession, j’allai la voir ; elle était d’une mélancolie égale à la mienne. Je me mis à pleurer, elle aussi ; je me jetai à ses pieds, elle me bénit, me releva, m’embrassa, et me renvoya en me disant : « Je suis lasse de vivre, je souhaite de mourir, j’ai demandé à Dieu de ne point voir ce jour, mais ce n’est pas sa volonté. Allez, je parlerai à votre mère, je passerai la nuit en prière, priez aussi ; mais couchez-vous, je vous l’ordonne.
— Permettez, lui répondis-je, que je m’unisse à vous.
— Je vous le permets depuis neuf heures jusqu’à onze, pas davantage. À neuf heures et demie je commencerai à prier et vous aussi ; mais à onze heures vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez. Allez, chère enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit. »
Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais ; et cependant cette sainte femme allait dans les corridors frappant à chaque porte, éveillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans l’église. Toutes s’y rendirent ; et lorsqu’elles y furent, elle les invita à s’adresser au ciel pour moi. Cette prière se fit d’abord en silence ; ensuite elle éteignit les lumières ; toutes récitèrent ensemble le Miserere, excepté la supérieure qui, prosternée au pied des autels, se macérait cruellement en disant : « Ô Dieu ! si c’est par quelque faute que j’ai commise que vous vous êtes retiré de moi, accordez-m’en le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m’avez ôté, mais que vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à ses parents, et pardonnez-moi. »
Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule ; je ne l’entendis point ; je n’étais pas encore éveillée. Elle s’assit à côté de mon lit ; elle avait posé légèrement une de ses mains sur mon front ; elle me regardait : l’inquiétude, le trouble et la douleur se succédaient sur son visage ; et c’est ainsi qu’elle me parut, lorsque j’ouvris les yeux. Elle ne me parla point de ce qui s’était passé pendant la nuit ; elle me demanda seulement si je m’étais couchée de bonne heure ; je lui répondis :
« À l’heure que vous m’avez ordonnée.
— Si j’avais reposé.
— Profondément.
— Je m’y attendais… Comment je me trouvais.
— Fort bien. Et vous, chère mère ?
— Hélas ! me dit-elle, je n’ai vu aucune personne entrer en religion sans inquiétude ; mais je n’ai éprouvé sur aucune autant de trouble que sur vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse.
— Si vous m’aimez toujours, je le serai.
— Ah ! s’il ne tenait qu’à cela ! N’avez-vous pensé à rien pendant la nuit ?
— Non.
— Vous n’avez fait aucun rêve ?
— Aucun.
— Qu’est-ce qui se passe à présent dans votre âme ?
— Je suis stupide ; j’obéis à mon sort sans répugnance et sans goût ; je sens que la nécessité m’entraîne, et je me laisse aller. Ah ! ma chère mère, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement, de cette mélancolie, de cette douce inquiétude que j’ai quelquefois remarquée dans celles qui se trouvaient au moment où je suis. Je suis imbécile, je ne saurais même pleurer. On le veut, il le faut, est la seule idée qui me vienne… Mais vous ne me dites rien.
— Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour vous écouter. J’attends votre mère ; tâchez de ne pas m’émouvoir ; laissez les sentiments s’accumuler dans mon âme ; quand elle en sera pleine, je vous quitterai. Il faut que je me taise : je me connais ; je n’ai qu’un jet, mais il est violent, et ce n’est pas avec vous qu’il doit s’exhaler. Reposez-vous encore un moment, que je vous voie ; dites-moi seulement quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y chercher. J’irai, et Dieu fera le reste… »
Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes mains qu’elle prit. Elle paraissait méditer et méditer profondément ; elle avait les yeux fermés avec effort ; quelquefois elle les ouvrait, les portait en haut, et les ramenait sur moi ; elle s’agitait ; son âme se remplissait de tumulte, se composait et s’agitait ensuite. En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle ; mais l’âge, en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets voisins, et démêler au delà, à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l’avenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement quelle heure il était.
« Il est bientôt six heures.
— Adieu, je m’en vais. On va venir vous habiller ; je n’y veux pas être, cela me distrairait. Je n’ai plus qu’un souci, c’est de garder de la modération dans les premiers moments. »
Elle était à peine sortie que la mère des novices et mes compagnes entrèrent ; on m’ôta les habits de religion, et l’on me revêtit des habits du monde ; c’est un usage que vous connaissez. Je n’entendis rien de ce qu’on disait autour de moi ; j’étais presque réduite à l’état d’automate ; je ne m’aperçus de rien ; j’avais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu’il fallait faire ; on était souvent obligé de me le répéter, car je n’entendais pas de la première fois, et je le faisais ; ce n’était pas que je pensasse à autre chose, c’est que j’étais absorbée ; j’avais la tête lasse comme quand on s’est excédé de réflexions. Cependant la supérieure s’entretenait avec ma mère. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé dans cette entrevue qui dura fort longtemps ; on m’a dit seulement que, quand elles se séparèrent, ma mère était si troublée, qu’elle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle était entrée, et que la supérieure était sortie les mains fermées et appuyées contre le front.
Cependant les cloches sonnèrent ; je descendis. L’assemblée était peu nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n’entendis rien : on disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n’en ai jamais connu la durée ; je ne sais ni ce que j’ai fait, ni ce que j’ai dit. On m’a sans doute interrogée, j’ai sans doute répondu ; j’ai prononcé des vœux, mais je n’en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse aussi innocemment que je fus faite chrétienne ; je n’ai pas plus compris à toute la cérémonie de ma profession qu’à celle de mon baptême, avec cette différence que l’une confère la grâce et que l’autre la suppose. Eh bien ! monsieur, quoique je n’aie pas réclamé à Longchamp, comme j’avais fait à Sainte-Marie, me croyez-vous plus engagée ? J’en appelle à votre jugement ; j’en appelle au jugement de Dieu. J’étais dans un état d’abattement si profond, que, quelques jours après, lorsqu’on m’annonça que j’étais de chœur, je ne sus ce qu’on voulait dire. Je demandai s’il était bien vrai que j’eusse fait profession ; je voulus voir la signature de mes vœux : il fallut joindre à ces preuves le témoignage de toute la communauté, celui de quelques étrangers qu’on avait appelés à la cérémonie. M’adressant plusieurs fois à la supérieure, je lui disais : « Cela est donc bien vrai ?… » et je m’attendais toujours qu’elle m’allait répondre : « Non, mon enfant ; on vous trompe… » Son assurance réitérée ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans l’intervalle d’un jour entier, aussi tumultueux, aussi varié, si plein de circonstances singulières et frappantes, je ne m’en rappelasse aucune, pas même le visage de celles qui m’avaient servie, ni celui du prêtre qui m’avait prêchée, ni de celui qui avait reçu mes vœux ; le changement de l’habit religieux en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne ; depuis cet instant j’ai été ce qu’on appelle physiquement aliénée. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet état ; et c’est à la longueur de cette espèce de convalescence que j’attribue l’oubli profond de ce qui s’est passé : c’est comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parlé avec jugement, qui ont reçu les sacrements, et qui, rendus à la santé, n’en ont aucune mémoire. J’en ai vu plusieurs exemples dans la maison ; et je me suis dit à moi-même : « Voilà apparemment ce qui m’est arrivé le jour que j’ai fait profession. » Mais il reste à savoir si ces actions sont de l’homme, et s’il y est, quoiqu’il paraisse y être.
Je fis dans la même année trois pertes intéressantes : celle de mon père, ou plutôt de celui qui passait pour tel ; il était âgé, il avait beaucoup travaillé ; il s’éteignit : celle de ma supérieure, et celle de ma mère.
Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher ; elle se condamna au silence ; elle fit porter sa bière dans sa chambre ; elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits à méditer et à écrire : elle a laissé quinze méditations qui me semblent à moi de la plus grande beauté ; j’en ai une copie. Si quelque jour vous étiez curieux de voir les idées que cet instant suggère, je vous les communiquerais ; elles sont intitulées : Les derniers instants de la Sœur de Moni.
À l’approche de sa mort, elle se fit habiller, elle était étendue sur son lit : on lui administra les derniers sacrements ; elle tenait un christ entre ses bras. C’était la nuit ; la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre. Nous l’entourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent ; elle se releva brusquement, elle parla ; sa voix était presque aussi forte que dans l’état de santé ; le don qu’elle avait perdu lui revint : elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel. « Mes enfants, votre douleur vous en impose. C’est là, c’est là, disait-elle en montrant le ciel, que je vous servirai ; mes yeux s’abaisseront sans cesse sur cette maison ; j’intercéderai pour vous, et je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez recevoir ma bénédiction et mes adieux… » C’est en prononçant ces dernières paroles que trépassa cette femme rare, qui a laissé après elle des regrets qui ne finiront point.
Ma mère mourut au retour d’un petit voyage qu’elle fit, sur la fin de l’automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin, sa santé avait été fort affaiblie. Je n’ai jamais su ni le nom de mon père, ni l’histoire de ma naissance. Celui qui avait été son directeur et le mien, me remit de sa part un petit paquet ; c’étaient cinquante louis avec un billet, enveloppés et cousus dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet :
« Mon enfant, c’est peu de chose ; mais ma conscience ne me permet pas de disposer d’une plus grande somme ; c’est le reste de ce que j’ai pu économiser sur les petits présents de M. Simonin. Vivez saintement, c’est le mieux, même pour votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi ; votre naissance est la seule faute importante que j’aie commise ; aidez-moi à l’expier ; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au monde, en considération des bonnes œuvres que vous ferez. Surtout ne troublez point la famille ; et quoique le choix de l’état que vous avez embrassé n’ait pas été aussi volontaire que je l’aurais désiré, craignez d’en changer. Que n’ai-je été renfermée dans un couvent pendant toute ma vie ! je ne serais pas si troublée de la pensée qu’il faut dans un moment subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre mère, dans l’autre monde, dépend beaucoup de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci : Dieu, qui voit tout, m’appliquera, dans sa justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne ; ne demandez rien à vos sœurs ; elles ne sont pas en état de vous secourir ; n’espérez rien de votre père, il m’a précédée, il a vu le grand jour, il m’attend ; ma présence sera moins terrible pour lui que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah ! malheureuse mère ! Ah ! malheureuse enfant ! Vos sœurs sont arrivées ; je ne suis pas contente d’elles : elles prennent, elles emportent, elles ont, sous les yeux d’une mère qui se meurt, des querelles d’intérêt qui m’affligent. Quand elles s’approchent de mon lit, je me retourne de l’autre côté : que verrais-je en elles ? deux créatures en qui l’indigence a éteint le sentiment de la nature. Elles soupirent après le peu que je laisse ; elles font au médecin et à la garde des questions indécentes, qui marquent avec quelle impatience elles attendent le moment où je m’en irai, et qui les saisira de tout ce qui m’environne. Elles ont soupçonné, je ne sais comment, que je pouvais avoir quelque argent caché entre mes matelas ; il n’y a rien qu’elles n’aient mis en œuvre pour me faire lever, et elles y ont réussi ; mais heureusement mon dépositaire était venu la veille, et je lui avais remis ce petit paquet avec cette lettre qu’il a écrite sous ma dictée. Brûlez la lettre ; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientôt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos vœux ; car je désire toujours que vous demeuriez en religion : l’idée de vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achèverait de troubler mes derniers instants. »
Mon père mourut le 5 janvier, ma supérieure sur la fin du même mois, et ma mère la seconde fête de Noël.
Ce fut la sœur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah ! monsieur ! quelle différence entre l’une et l’autre ! Je vous ai dit quelle femme c’était que la première. Celle-ci avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions ; elle donnait dans les opinions nouvelles ; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l’avait précédée : en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d’accusations, de calomnies et de persécutions : il fallut s’expliquer sur des questions de théologie où nous n’entendions rien, souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère de Moni n’approuvait point ces exercices de pénitence qui se font sur le corps ; elle ne s’était macérée que deux fois en sa vie : une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance. Elle disait de ces pénitences, qu’elles ne corrigeaient d’aucun défaut, et qu’elles ne servaient qu’à donner de l’orgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent bien, et qu’elles eussent le corps sain et l’esprit serein. La première chose, lorsqu’elle entra en charge, ce fut de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de défendre d’altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de se pourvoir d’aucun de ces instruments. La seconde, au contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline, et fit retirer l’Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit. Je fus indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure actuelle, par la raison que la précédente m’avait chérie ; mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d’œil sous lequel vous les considérerez.
La première, ce fut de m’abandonner à toute la douleur que je ressentais de la perte de notre première supérieure ; d’en faire l’éloge en toute circonstance ; d’occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n’étaient pas favorables à celle-ci ; de peindre l’état de la maison sous les années passées ; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, l’indulgence qu’on avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle qu’on nous administrait alors, et d’exalter les mœurs, les sentiments, le caractère de la sœur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma discipline ; de prêcher des amies là-dessus, et d’en engager quelques-unes à suivre mon exemple ; la troisième, de me pourvoir d’un Ancien et d’un Nouveau Testament ; la quatrième, de rejeter tout parti, de m’en tenir au titre de chrétienne, sans accepter le nom de janséniste ou de moliniste ; la cinquième, de me renfermer rigoureusement dans la règle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà ; conséquemment, de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles d’obligation ne me paraissant déjà que trop dures ; de ne monter à l’orgue que les jours de fête ; de ne chanter que quand je serais de chœur ; de ne plus souffrir qu’on abusât de ma complaisance et de mes talents, et qu’on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cœur ; si l’on m’ordonnait quelque chose, ou qui n’y fût pas exprimé clairement, ou qui n’y fût pas, ou qui m’y parût contraire, je m’y refusais fermement ; je prenais le livre, et je disais : « Voilà les engagements que j’ai pris, et je n’en ai point pris d’autres. »
Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L’autorité des maîtresses se trouva très-bornée ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d’éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient : et j’étais toujours pour la règle contre le despotisme. J’eus bientôt l’air, et peut-être un peu le jeu d’une factieuse. Les grands vicaires de M. l’archevêque étaient sans cesse appelés ; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes ; et il n’est pas arrivé une seule fois, qu’on m’ait condamnée, tant j’avais d’attention à mettre la raison de mon côté : il était impossible de m’attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu’une supérieure est toujours libre d’accorder ou de refuser, je n’en demandais point. Je ne paraissais point au parloir ; et des visites, ne connaissant personne, je n’en recevais point. Mais j’avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline ; j’avais conseillé la même chose à d’autres ; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j’étais soumise à la Constitution, je répondais que je l’étais à l’Église ; si j’acceptais la bulle… que j’acceptais l’Évangile. On visita ma cellule ; on y découvrit l’Ancien et le Nouveau Testament. Je m’étais échappée en discours indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites ; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j’en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n’omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre ; et j’en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on s’occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de m’approcher ; et bientôt je me trouvai seule ; j’avais des amies en petit nombre : on se douta qu’elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte qu’on leur imposait, et que, ne pouvant s’entretenir le jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues ; on nous épia : on me surprit, tantôt avec l’une, tantôt avec une autre ; l’on fit de cette imprudence tout ce qu’on voulut, et j’en fus châtiée de la manière la plus inhumaine ; on me condamna des semaines entières à passer l’office à genoux, séparée du reste, au milieu du chœur ; à vivre de pain et d’eau ; à demeurer enfermée dans ma cellule ; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu’on appelait mes complices n’étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m’en supposait ; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l’on me punissait d’y avoir manqué ; on avançait les heures des offices, des repas ; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l’attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j’étais tous les jours punie. J’ai du courage ; mais il n’en est point qui tienne contre l’abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent au point qu’on se fit un jeu de me tourmenter ; c’était l’amusement de cinquante personnes liguées. Il m’est impossible d’entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés ; on m’empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vêtement ; une autre fois c’étaient mes clefs ou mon bréviaire ; ma serrure se trouvait embarrassée ; ou l’on m’empêchait de bien faire, ou l’on dérangeait les choses que j’avais bien faites ; on me supposait des discours et des actions ; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de châtiments.
Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures ; je tombai dans l’abattement, le chagrin et la mélancolie. J’allais dans les commencements chercher de la force et de la résignation au pied des autels, et j’y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m’en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond ; combien de fois j’y suis allée ! combien j’y ai regardé de fois ! Il y avait à côté un banc de pierre ; combien de fois je m’y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits ! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et résolue à finir mes peines ! Qu’est-ce qui m’a retenue ? Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m’arracher les cheveux, et de me déchirer le visage avec les ongles ? Si c’était Dieu qui m’empêchait de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements ?
Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et qui n’en est pas moins vraie, c’est que je ne doute point que mes visites fréquentes vers ce puits n’aient été remarquées, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu’un jour j’accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cœur. Quand j’allais de ce côté, on affectait de s’en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j’ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement les jours où l’on avait multiplié sur moi les chagrins ; l’on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l’on me croyait l’esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon désespoir, qu’on me conduisait à ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m’en souciai plus ; mon esprit se tourna vers d’autres côtés ; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres ; le soir, en me déshabillant, j’essayais, sans y penser, la force de mes jarretières ; un autre jour, je refusais le manger ; je descendais au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais pas aux mets qu’on avait servis devant moi ; je m’oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, et l’on me laissait là ; puis on me punissait d’avoir manqué aux exercices. Que vous dirai-je ? on me dégoûta de presque tous les moyens de m’ôter la vie, parce qu’il me sembla que, loin de s’y opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu’on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n’y serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m’y retenir. Quand on s’ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire ; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vérité, s’il est possible que je me rappelle mon état, quand j’étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de moi à ces malheureuses qui s’éloignaient pour favoriser un forfait : « Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard. » En vérité, je ne vivais que parce qu’elles souhaitaient ma mort. L’acharnement à nuire, à tourmenter, se lasse dans le monde ; il ne se lasse point dans les cloîtres.
J’en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes vœux. J’y rêvai d’abord légèrement. Seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les secours qui me manquaient ? Cependant cette idée me tranquillisa ; mon esprit se rassit ; je fus plus à moi ; j’évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l’on en fut étonné ; la méchanceté s’arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l’on fait face au moment où il ne s’y attend pas. Une question, monsieur, que j’aurais à vous faire, c’est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d’une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l’ai point eue, ni d’autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter : il ne s’agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n’y a point de couvents de brûlés ; et cependant dans ces événements les portes s’ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu’on craint le péril pour soi et pour celles qu’on aime, et qu’on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu’on hait ? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.
À force de s’occuper d’une chose, on en sent la justice, et même la possibilité ; on est bien fort quand on en est là. Ce fut pour moi l’affaire d’une quinzaine ; mon esprit va vite. De quoi s’agissait-il ? De dresser un mémoire et de le donner à consulter ; l’un et l’autre n’étaient pas sans danger. Depuis qu’il s’était fait une révolution dans ma tête, on m’observait avec plus d’attention que jamais ; on me suivait de l’œil ; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé ; je ne disais pas un mot qu’on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder ; on m’interrogeait, on affectait de la commisération et de l’amitié ; on revenait sur ma vie passée ; on m’accusait faiblement, on m’excusait ; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d’un avenir plus doux ; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, le jour, la nuit, sous des prétextes ; brusquement, sourdement, on entr’ouvrait mes rideaux, et l’on se retirait. J’avais pris l’habitude de coucher habillée ; j’en avais pris une autre, c’était celle d’écrire ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués, j’allais demander de l’encre et du papier à la supérieure, qui ne m’en refusait pas. J’attendis donc le jour de la confession, et en l’attendant je rédigeais dans ma tête ce que j’avais à proposer ; c’était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire ; seulement je m’expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies : la première, de dire à la supérieure que j’aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous ce prétexte, plus de papier qu’on n’en accorde ; la seconde, de m’occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession ; et la troisième, n’ayant point fait de confession et n’étant point préparée à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu’un instant. Tout cela fut remarqué ; et l’on en conclut que le papier que j’avais demandé avait été employé autrement que je ne l’avais dit. Mais s’il n’avait pas servi à ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait ?
Sans savoir qu’on prendrait ces inquiétudes, je sentis qu’il ne fallait pas qu’on trouvât chez moi un écrit de cette importance. D’abord je pensai à le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis à le cacher dans mes vêtements, à l’enfouir dans le jardin, à le jeter au feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressée de l’écrire, et combien j’en fus embarrassée quand il fut écrit. D’abord je le cachetai, ensuite je le serrai dans mon sein, et j’allai à l’office qui sonnait. J’étais dans une inquiétude qui se décelait à mes mouvements. J’étais assise à côté d’une jeune religieuse qui m’aimait ; quelquefois je l’avais vue me regarder en pitié et verser des larmes : elle ne me parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce qui pourrait en arriver, je résolus de lui confier mon papier ; dans un moment d’oraison où toutes les religieuses se mettent à genoux, s’inclinent, et sont comme plongées dans leurs stalles, je tirai doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis derrière moi ; elle le prit, et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de ceux qu’elle m’avait rendus ; mais j’en avais reçu beaucoup d’autres : elle s’était occupée pendant des mois entiers à lever, sans se compromettre, tous les petits obstacles qu’on apportait à mes devoirs pour avoir droit de me châtier ; elle venait frapper à ma porte quand il était heure de sortir ; elle arrangeait ce qu’on dérangeait ; elle allait sonner ou répondre quand il le fallait ; elle se trouvait partout où je devais être. J’ignorais tout cela.
Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortîmes du chœur, la supérieure me dit : « Sœur Suzanne, suivez-moi… » Je la suivis, puis s’arrêtant dans le corridor à une autre porte, « voilà, me dit-elle, votre cellule ; c’est la sœur Saint-Jérôme qui occupera la vôtre… » J’entrai, et elle avec moi. Nous étions toutes deux assises sans parler, lorsqu’une religieuse parut avec des habits qu’elle posa sur une chaise ; et la supérieure me dit : « Sœur Suzanne, déshabillez-vous, et prenez ce vêtement… » J’obéis en sa présence ; cependant elle était attentive à tous mes mouvements. La sœur qui avait apporté mes habits, était à la porte ; elle rentra, emporta ceux que j’avais quittés, sortit ; et la supérieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procédés ; et je ne la demandai point. Cependant on avait cherché partout dans ma cellule ; on avait décousu l’oreiller et les matelas ; on avait déplacé tout ce qui pouvait l’être ou l’avoir été ; on marcha sur mes traces ; on alla au confessionnal, à l’église, dans le jardin, au puits, vers le banc de pierre ; je vis une partie de ces recherches ; je soupçonnai le reste. On ne trouva rien ; mais on n’en resta pas moins convaincu qu’il y avait quelque chose. On continua de m’épier pendant plusieurs jours : on allait où j’étais allée ; on regardait partout, mais inutilement. Enfin la supérieure crut qu’il n’était possible de savoir la vérité que par moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et me dit :
« Sœur Suzanne, vous avez des défauts ; mais vous n’avez pas celui de mentir ; dites-moi donc la vérité : qu’avez-vous fait de tout le papier que je vous ai donné ?
— Madame, je vous l’ai dit.
— Cela ne se peut, car vous m’en avez demandé beaucoup, et vous n’avez été qu’un moment au confessionnal.
— Il est vrai.
— Qu’en avez-vous donc fait ?
— Ce que je vous ai dit.
— Eh bien ! jurez-moi, par la sainte obéissance que vous avez vouée à Dieu, que cela est ; et malgré les apparences, je vous croirai.
— Madame, il ne vous est pas permis d’exiger un serment pour une chose si légère ; et il ne m’est pas permis de le faire. Je ne saurais jurer.
— Vous me trompez, sœur Suzanne, et vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Qu’avez-vous fait du papier que je vous ai donné ?
— Je vous l’ai dit.
— Où est-il ?
— Je ne l’ai plus.
— Qu’en avez-vous fait ?
— Ce que l’on fait de ces sortes d’écrits, qui sont inutiles après qu’on s’en est servi.
— Jurez-moi, par la sainte obéissance, qu’il a été tout employé à écrire votre confession, et que vous ne l’avez plus.
— Madame, je vous le répète, cette seconde chose n’étant pas plus importante que la première, je ne saurais jurer.
— Jurez, me dit-elle, ou…
— Je ne jurerai point.
— Vous ne jurerez point ?
— Non, madame.
— Vous êtes donc coupable ?
— Et de quoi puis-je être coupable ?
— De tout ; il n’y a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affecté de louer celle qui m’avait précédée, pour me rabaisser ; de mépriser les usages qu’elle avait proscrits, les lois qu’elle avait abolies et que j’ai cru devoir rétablir ; de soulever toute la communauté ; d’enfreindre les règles ; de diviser les esprits ; de manquer à tous vos devoirs ; de me forcer à vous punir et à punir celles que vous avez séduites, la chose qui me coûte le plus. J’aurais pu sévir contre vous par les voies les plus dures ; je vous ai ménagée : j’ai cru que vous reconnaîtriez vos torts, que vous reprendriez l’esprit de votre état, et que vous reviendriez à moi ; vous ne l’avez pas fait. Il se passe quelque chose dans votre esprit qui n’est pas bien ; vous avez des projets ; l’intérêt de la maison exige que je les connaisse, et je les connaîtrai ; c’est moi qui vous en réponds. Sœur Suzanne, dites-moi la vérité.
— Je vous l’ai dite.
— Je vais sortir ; craignez mon retour… je m’assieds ; je vous donne encore un moment pour vous déterminer… Vos papiers, s’ils existent…
— Je ne les ai plus.
— Ou le serment qu’ils ne contenaient que votre confession.
— Je ne saurais le faire… »
Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec quatre de ses favorites ; elles avaient l’air égaré et furieux. Je me jetai à leurs pieds, j’implorai leur miséricorde. Elles criaient toutes ensemble : « Point de miséricorde, madame ; ne vous laissez pas toucher : qu’elle donne ses papiers, ou qu’elle aille en paix[9] … » J’embrassais les genoux tantôt de l’une, tantôt de l’autre ; je leur disais, en les nommant par leurs noms : « Sœur Sainte-Agnès, sœur Sainte-Julie, que vous ai-je fait ? Pourquoi irritez-vous ma supérieure contre moi ? Est-ce ainsi que j’en ai usé ? Combien de fois n’ai-je pas supplié pour vous ? vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et je ne le suis pas. »
La supérieure, immobile, me regardait et me disait : « Donne tes papiers, malheureuse, ou révèle ce qu’ils contenaient.
— Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous êtes trop bonne ; vous ne la connaissez pas ; c’est une âme indocile, dont on ne peut venir à bout que par des moyens extrêmes : c’est elle qui vous y porte ; tant pis pour elle.
— Ma chère mère, lui dis-je, je n’ai rien fait qui puisse offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure.
— Ce n’est pas là le serment que je veux.
— Elle aura écrit contre nous, contre vous, quelque mémoire au grand vicaire, à l’archevêque ; Dieu sait comme elle aura peint l’intérieur de la maison ; on croit aisément le mal. Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez pas qu’elle dispose de nous. »
La supérieure ajouta : « Sœur Suzanne, voyez… »
Je me levai brusquement, et je lui dis : « Madame, j’ai tout vu ; je sens que je me perds ; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la peine d’y penser. Faites de moi ce qu’il vous plaira ; écoutez leur fureur, consommez votre injustice… »
Et à l’instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s’en saisirent. On m’arracha mon voile ; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supérieure ; on s’en saisit : je suppliai qu’on me permît de le baiser encore une fois ; on me refusa. On me jeta une chemise, on m’ôta mes bas, on me couvrit d’un sac, et l’on me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je criais, j’appelais à mon secours ; mais on avait sonné la cloche pour avertir que personne ne parût. J’invoquais le ciel, j’étais à terre, et l’on me traînait. Quand j’arrivai au bas des escaliers, j’avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries ; j’étais dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l’on ouvrit avec de grosses clefs la porte d’un petit lieu souterrain, obscur, où l’on me jeta sur une natte que l’humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d’eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller ; il y avait, sur un bloc de pierre, une tête de mort, avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me détruire ; je portai mes mains à ma gorge ; je déchirai mon vêtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux ; je hurlais comme une bête féroce ; je me frappai la tête contre les murs ; je me mis toute en sang ; je cherchai à me détruire jusqu’à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C’est là que j’ai passé trois jours ; je m’y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exécutrices venait, et me disait :
« Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d’ici.
— Je n’ai rien fait, je ne sais ce qu’on me demande. Ah ! sœur Saint-Clément, il est un Dieu… »
Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte ; c’étaient les mêmes religieuses qui m’avaient conduite. Après l’éloge des bontés de notre supérieure, elles m’annoncèrent qu’elle me faisait grâce, et qu’on allait me mettre en liberté.
« C’est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir. »
Cependant elles m’avaient relevée, et elles m’entraînaient ; on me reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.
« J’ai consulté Dieu sur votre sort ; il a touché mon cœur : il veut que j’aie pitié de vous : et je lui obéis. Mettez-vous à genoux, et demandez-lui pardon. »
Je me mis à genoux, et je dis :
« Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j’ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.
— Quel orgueil ! s’écrièrent-elles ; elle se compare à Jésus-Christ, et elle nous compare aux Juifs qui l’ont crucifié.
— Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, et jugez.
— Ce n’est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la sainte obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s’est passé.
— Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que j’en garderai le silence. Personne n’en saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure.
— Vous le jurez ?
— Oui, je vous le jure. »
Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu’elles m’avaient donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens.
J’avais pris de l’humidité ; j’étais dans une circonstance critique ; j’avais tout le corps meurtri ; depuis plusieurs jours je n’avais pris que quelques gouttes d’eau avec un peu de pain. Je crus que cette persécution serait la dernière que j’aurais à souffrir. C’est par l’effet momentané de ces secousses violentes qui montrent combien la nature a de force dans les jeunes personnes, que je revins en très-peu de temps ; et je trouvai, quand je reparus, toute la communauté persuadée que j’avais été malade. Je repris les exercices de la maison et ma place à l’église. Je n’avais pas oublié mon papier, ni la jeune sœur à qui je l’avais confié ; j’étais sûre qu’elle n’avait point abusé de ce dépôt, mais qu’elle ne l’avait pas gardé sans inquiétude. Quelques jours après ma sortie de prison, au chœur, au moment même où je le lui avais donné, c’est-à-dire lorsque nous nous mettons à genoux et qu’inclinées les unes vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer doucement par ma robe ; je tendis la main, et l’on me donna un billet qui ne contenait que ces mots : « Combien vous m’avez inquiétée ! Et ce cruel papier, que faut-il que j’en fasse ?… » Après avoir lu celui-ci, je le roulai dans mes mains, et je l’avalai. Tout cela se passait au commencement du carême. Le temps approchait où la curiosité d’entendre appelle à Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J’avais la voix très-belle ; j’en avais peu perdu. C’est dans les maisons religieuses qu’on est attentif aux plus petits intérêts ; on eut quelques ménagements pour moi ; je jouis d’un peu plus de liberté ; les sœurs que j’instruisais au chant purent approcher de moi sans conséquence ; celle à qui j’avais confié mon mémoire en était une. Dans les heures de récréation que nous passions au jardin, je la prenais à l’écart, je la faisais chanter ; et pendant qu’elle chantait, voici ce que je lui dis :
« Vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez ; j’aimerais mieux mourir ici que de vous exposer au soupçon de m’avoir servie ; mon amie, vous seriez perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas ; et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais point de mon salut à ce prix.
— Laissons cela, me dit-elle ; de quoi s’agit-il ?
— Il s’agit de faire passer sûrement cette consultation à quelque habile avocat, sans qu’il sache de quelle maison elle vient, et d’en obtenir une réponse que vous me rendrez à l’église ou ailleurs.
— À propos, me dit-elle, qu’avez-vous fait de mon billet ?
— Soyez tranquille, je l’ai avalé.
— Soyez tranquille vous-même, je penserai à votre affaire. »
Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu’elle me parlait, qu’elle chantait tandis que je lui répondais, et que notre conversation était entrecoupée de traits de chant. Cette jeune personne, monsieur, est encore dans la maison ; son bonheur est entre vos mains ; si l’on venait à découvrir ce qu’elle a fait pour moi, il n’y a sorte de tourments auxquels elle ne fût exposée. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte d’un cachot ; j’aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces lettres, monsieur ; si vous en séparez l’intérêt que vous voulez bien prendre à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d’être conservé.
Voilà ce que je vous disais alors : mais, hélas ! elle n’est plus, et je reste seule…
Elle ne tarda pas à me tenir parole, et à m’en informer à notre manière accoutumée. La semaine sainte arriva ; le concours à nos ténèbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que l’on donne à vos comédiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne devraient jamais être entendus dans les temples du Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres où l’on célèbre la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l’expiation des crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien préparées ; quelques-unes avaient de la voix ; presque toutes de l’expression et du goût ; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et que la communauté était satisfaite du succès de mes soins.
Vous savez, monsieur, que le jeudi l’on transporte le Saint-Sacrement de son tabernacle dans un reposoir particulier, où il reste jusqu’au vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives des religieuses, qui se rendent au reposoir les unes après les autres, ou deux à deux. Il y a un tableau qui indique à chacune son heure d’adoration ; que je fus contente d’y lire : La sœur Sainte-Suzanne et la sœur Sainte-Ursule, depuis deux heures du matin jusqu’à trois ! Je me rendis au reposoir à l’heure marquée ; ma compagne y était. Nous nous plaçâmes l’une à côté de l’autre sur les marches de l’autel ; nous nous prosternâmes ensemble, nous adorâmes Dieu pendant une demi-heure. Au bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la main et me la serra en disant :
« Nous n’aurons peut-être jamais l’occasion de nous entretenir aussi longtemps et aussi librement ; Dieu connaît la contrainte où nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons tout entier. Je n’ai pas lu votre mémoire ; mais il n’est pas difficile de deviner ce qu’il contient ; j’en aurai incessamment la réponse. Mais si cette réponse vous autorise à poursuivre la résiliation de vos vœux, ne voyez-vous pas qu’il faudra nécessairement que vous confériez avec des gens de loi ?
— Il est vrai.
— Que vous aurez besoin de liberté ?
— Il est vrai.
— Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions présentes pour vous en procurer ?
— J’y ai pensé.
— Vous le ferez donc ?
— Je verrai.
— Autre chose : si votre affaire s’entame, vous demeurerez ici abandonnée à toute la fureur de la communauté. Avez-vous prévu les persécutions qui vous attendent ?
— Elles ne seront pas plus grandes que celles que j’ai souffertes.
— Je n’en sais rien.
— Pardonnez-moi. D’abord on n’osera disposer de ma liberté.
— Et pourquoi cela ?
— Parce qu’alors je serai sous la protection des lois : il faudra me représenter ; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et le cloître ; j’aurai la bouche ouverte, la liberté de me plaindre ; je vous attesterai toutes ; on n’osera avoir des torts dont je pourrais me plaindre ; on n’aura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux qu’on en usât mal avec moi ; mais on ne le fera pas : soyez sûre qu’on prendra une conduite tout opposée. On me sollicitera, on me représentera le tort que je vais me faire à moi-même et à la maison ; et comptez qu’on n’en viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la séduction ne pourront rien, et qu’on s’interdira les voies de force.
— Mais il est incroyable que vous ayez tant d’aversion pour un état dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs.
— Je la sens cette aversion ; je l’apportai en naissant, et elle ne me quittera pas. Je finirais par être une mauvaise religieuse ; il faut prévenir ce moment.
— Mais si par malheur vous succombez ?
— Si je succombe, je demanderai à changer de maison, ou je mourrai dans celle-ci.
— On souffre longtemps avant que de mourir. Ah ! mon amie, votre démarche me fait frémir : je tremble que vos vœux ne soient résiliés, et qu’ils ne le soient pas. S’ils le sont, que deviendrez-vous ? Que ferez-vous dans le monde ? Vous avez de la figure, de l’esprit et des talents ; mais on dit que cela ne mène à rien avec la vertu ; et je sais que vous ne vous départirez pas de cette dernière qualité.
— Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas à la vertu ; c’est sur elle seule que je compte ; plus elle est rare parmi les hommes, plus elle y doit être considérée.
— On la loue, mais on ne fait rien pour elle.
— C’est elle qui m’encourage et qui me soutient dans mon projet. Quoi qu’on m’objecte, on respectera mes mœurs ; on ne dira pas, du moins, comme de la plupart des autres, que je sois entraînée hors de mon état par une passion déréglée : je ne vois personne, je ne connais personne. Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n’a pas été volontaire. Avez-vous lu mon mémoire ?
— Non ; j’ai ouvert le paquet que vous m’avez donné, parce qu’il était sans adresse, et que j’ai dû penser qu’il était pour moi ; mais les premières lignes m’ont détrompée, et je n’ai pas été plus loin. Que vous fûtes bien inspirée de me l’avoir remis ! un moment plus tard, on l’aurait trouvé sur vous… Mais l’heure qui finit notre station approche, prosternons-nous ; que celles qui vont nous succéder nous trouvent dans la situation où nous devons être. Demandez à Dieu qu’il vous éclaire et qu’il vous conduise ; je vais unir ma prière et mes soupirs aux vôtres. »
J’avais l’âme un peu soulagée. Ma compagne priait droite ; moi, je me prosternai ; mon front était appuyé contre la dernière marche de l’autel, et mes bras étaient étendus sur les marches supérieures. Je ne crois pas m’être jamais adressée à Dieu avec plus de consolation et de ferveur ; le cœur me palpitait avec violence ; j’oubliai en un instant tout ce qui m’environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni combien j’y serais encore restée ; mais je fus un spectacle bien touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être seule ; je me trompais ; elles étaient toutes les trois placées derrière moi et fondant en larmes : elles n’avaient osé m’interrompre ; elles attendaient que je sortisse de moi-même de l’état de transport et d’effusion où elles me voyaient. Quand je me retournai de leur côté, mon visage avait sans doute un caractère bien imposant, si j’en juge par l’effet qu’il produisit sur elles et par ce qu’elles ajoutèrent, que je ressemblais alors à notre ancienne supérieure, lorsqu’elle nous consolait, et que ma vue leur avait causé le même tressaillement. Si j’avais eu quelque penchant à l’hypocrisie ou au fanatisme, et que j’eusse voulu jouer un rôle dans la maison, je ne doute point qu’il ne m’eût réussi. Mon âme s’allume facilement, s’exalte, se touche ; et cette bonne supérieure m’a dit cent fois en m’embrassant que personne n’aurait aimé Dieu comme moi ; que j’avais un cœur de chair et les autres un cœur de pierre. Il est sûr que j’éprouvais une facilité extrême à partager son extase ; et que, dans les prières qu’elle faisait à haute voix, quelquefois il m’arrivait de prendre la parole, de suivre le fil de ses idées et de rencontrer, comme d’inspiration, une partie de ce qu’elle aurait dit elle-même. Les autres l’écoutaient en silence ou la suivaient, moi je l’interrompais, ou je la devançais, ou je parlais avec elle. Je conservais très-longtemps l’impression que j’avais prise ; et il fallait apparemment que je lui en restituasse quelque chose ; car si l’on discernait dans les autres qu’elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle qu’elle avait conversé avec moi. Mais qu’est-ce que cela signifie, quand la vocation n’y est pas ?… Notre station finie, nous cédâmes la place à celles qui nous succédaient ; nous nous embrassâmes bien tendrement, ma jeune compagne et moi, avant que de nous séparer.
La scène du reposoir fit bruit dans la maison ; ajoutez à cela le succès de nos ténèbres du vendredi saint : je chantai, je touchai de l’orgue, je fus applaudie. Ô têtes folles de religieuses ! je n’eus presque rien à faire pour me réconcilier avec toute la communauté ; on vint au-devant de moi, la supérieure la première. Quelques personnes du monde cherchèrent à me connaître ; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m’y refuser. Je vis M. le premier président, madame de Soubise, et une foule d’honnêtes gens, des moines, des prêtres, des militaires, des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde ; et parmi tout cela cette sorte d’étourdis que vous appelez des talons rouges, et que j’eus bientôt congédiés. Je ne cultivai de connaissances que celles qu’on ne pouvait m’objecter ; j’abandonnai le reste à celles de nos religieuses qui n’étaient pas si difficiles.
J’oubliais de vous dire que la première marque de bonté qu’on me donna, ce fut de me rétablir dans ma cellule. J’eus le courage de redemander le petit portrait de notre ancienne supérieure ; et l’on n’eut pas celui de me le refuser ; il a repris sa place sur mon cœur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous les matins, mon premier mouvement est d’élever mon âme à Dieu, le second est de le baiser ; lorsque je veux prier et que je me sens l’âme froide, je le détache de mon cou, je le place devant moi, je le regarde, et il m’inspire. C’est bien dommage que nous n’ayons pas connu les saints personnages, dont les simulacres sont exposés à notre vénération ; ils feraient bien une autre impression sur nous ; ils ne nous laisseraient pas à leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons.
J’eus la réponse à mon mémoire ; elle était d’un M. Manouri[10], ni favorable ni défavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on demandait un grand nombre d’éclaircissements auxquels il était difficile de satisfaire sans se voir ; je me nommai donc ; et j’invitai M. Manouri à se rendre à Longchamp. Ces messieurs se déplacent difficilement ; cependant il vint. Nous nous entretînmes très-longtemps ; nous convînmes d’une correspondance par laquelle il me ferait parvenir sûrement ses demandes, et je lui enverrais mes réponses. J’employai de mon côté tout le temps qu’il donnait à mon affaire, à disposer les esprits, à intéresser à mon sort et à me faire des protections. Je me nommai, je révélai ma conduite dans la première maison que j’avais habitée, ce que j’avais souffert dans la maison domestique, les peines qu’on m’avait faites en couvent, ma réclamation à Sainte-Marie, mon séjour à Longchamp, ma prise d’habit, ma profession, la cruauté avec laquelle j’avais été traitée depuis que j’avais consommé mes vœux. On me plaignit, on m’offrit du secours ; je retins la bonne volonté qu’on me témoignait pour le temps où je pourrais en avoir besoin, sans m’expliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison ; j’avais obtenu de Rome la permission de réclamer contre mes vœux ; incessamment l’action allait être intentée, qu’on était là-dessus dans une sécurité profonde. Je vous laisse donc à penser quelle fut la surprise de ma supérieure, lorsqu’on lui signifia, au nom de sœur Marie-Suzanne Simonin, une protestation contre ses vœux, avec la demande de quitter l’habit de religion, et de sortir du cloître pour disposer d’elle comme elle le jugerait à propos.
J’avais bien prévu que je trouverais plusieurs sortes d’opposition ; celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles de mes beaux-frères et sœurs alarmés : ils avaient eu tout le bien de la famille ; et libre, j’aurais eu des reprises considérables à faire sur eux. J’écrivis à mes sœurs ; je les suppliai de n’apporter aucune opposition à ma sortie ; j’en appelai à leur conscience sur le peu de liberté de mes vœux ; je leur offris un désistement par acte authentique de toutes mes prétentions à la succession de mon père et de ma mère ; je n’épargnai rien pour leur persuader que ce n’était ici une démarche ni d’intérêt, ni de passion. Je ne m’en imposai point sur leurs sentiments ; cet acte que je leur proposais, fait tandis que j’étais encore engagée en religion, devenait invalide ; et il était trop incertain pour elles que je le ratifiasse quand je serais libre : et puis leur convenait-il d’accepter mes propositions ? Laisseront-elles une sœur sans asile et sans fortune ? Jouiront-elles de son bien ? Que dira-t-on dans le monde ? Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous ? S’il lui prend fantaisie de se marier, qui sait la sorte d’homme qu’elle épousera ? Et si elle a des enfants ?… Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative… Voilà ce qu’elles se dirent et ce qu’elles firent.
À peine la supérieure eut-elle reçu l’acte juridique de ma demande, qu’elle accourut dans ma cellule.
« Comment, sœur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter ?
— Oui, madame.
— Et vous allez appeler de vos vœux ?
— Oui, madame.
— Ne les avez-vous pas faits librement ?
— Non, madame.
— Et qui est-ce qui vous a contrainte ?
— Tout.
— Monsieur votre père ?
— Mon père.
— Madame votre mère ?
— Elle-même.
— Et pourquoi ne pas réclamer au pied des autels ?
— J’étais si peu à moi, que je ne me rappelle pas même d’y avoir assisté.
— Pouvez-vous parler ainsi ?
— Je dis la vérité.
— Quoi ! vous n’avez pas entendu le prêtre vous demander : Sœur Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu obéissance, chasteté et pauvreté ?
— Je n’en ai pas mémoire.
— Vous n’avez pas répondu qu’oui ?
— Je n’en ai pas mémoire.
— Et vous imaginez que les hommes vous en croiront ?
— Ils m’en croiront ou non ; mais le fait n’en sera pas moins vrai.
— Chère enfant, si de pareils prétextes étaient écoutés, voyez quels abus il s’ensuivrait ! Vous avez fait une démarche inconsidérée ; vous vous êtes laissé entraîner par un sentiment de vengeance ; vous avez à cœur les châtiments que vous m’avez obligée de vous infliger ; vous avez cru qu’ils suffisaient pour rompre vos vœux ; vous vous êtes trompée, cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le parjure est le plus grand de tous les crimes ; que vous l’avez déjà commis dans votre cœur ; et que vous allez le consommer.
— Je ne serai point parjure, je n’ai rien juré.
— Si l’on a eu quelques torts avec vous, n’ont-ils pas été réparés ?
— Ce ne sont point ces torts qui m’ont déterminée.
— Qu’est-ce donc ?
— Le défaut de vocation, le défaut de liberté dans mes vœux.
— Si vous n’étiez point appelée ; si vous étiez contrainte, que ne le disiez-vous quand il en était temps ?
— Et à quoi cela m’aurait-il servi ?
— Que ne montriez-vous la même fermeté que vous eûtes à Sainte-Marie ?
— Est-ce que la fermeté dépend de nous ? Je fus ferme la première fois ; la seconde, j’étais imbécile.
— Que n’appeliez-vous un homme de loi ? Que ne protestiez-vous ? Vous avez eu les vingt-quatre heures pour constater votre regret.
— Savais-je rien de ces formalités ? Quand je les aurais sues, étais-je en état d’en user ? Quand j’aurais été en état d’en user, l’aurais-je pu ? Quoi ! madame, ne vous êtes-vous pas aperçue vous-même de mon aliénation ? Si je vous prends à témoin, jurerez-vous que j’étais saine d’esprit ?
— Je le jurerai !
— Eh bien ! madame, c’est vous, et non pas moi, qui serez parjure.
— Mon enfant, vous allez faire un éclat inutile. Revenez à vous, je vous en conjure par votre propre intérêt, par celui de la maison ; ces sortes d’affaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses.
— Ce ne sera pas ma faute.
— Les gens du monde sont méchants ; on fera les suppositions les plus défavorables à votre esprit, à votre cœur, à vos mœurs ; on croira…
— Tout ce qu’on voudra.
— Mais parlez-moi à cœur ouvert ; si vous avez quelque mécontentement secret, quel qu’il soit, il y a du remède.
— J’étais, je suis et je serai toute ma vie mécontente de mon état.
— L’esprit séducteur qui nous environne sans cesse, et qui cherche à nous perdre, aurait-il profité de la liberté trop grande qu’on vous a accordée depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste ?
— Non, madame : vous savez que je ne fais pas un serment sans peine : j’atteste Dieu que mon cœur est innocent, et qu’il n’y eut jamais aucun sentiment honteux.
— Cela ne se conçoit pas.
— Rien cependant, madame, n’est plus facile à concevoir. Chacun a son caractère, et j’ai le mien ; vous aimez la vie monastique, et je la hais ; vous avez reçu de Dieu les grâces de votre état, et elles me manquent toutes ; vous vous seriez perdue dans le monde ; et vous assurez ici votre salut ; je me perdrais ici, et j’espère me sauver dans le monde ; je suis et je serai une mauvaise religieuse.
— Et pourquoi ? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous.
— Mais c’est avec peine et à contre-cœur.
— Vous en méritez davantage.
— Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mérite ; et je suis forcée de m’avouer qu’en me soumettant à tout, je ne mérite rien. Je suis lasse d’être une hypocrite ; en faisant ce qui sauve les autres, je me déteste et je me damne. En un mot, madame, je ne connais de véritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur goût pour la retraite, et qui y resteraient quand elles n’auraient autour d’elles ni grilles, ni murailles qui les retinssent. Il s’en manque bien que je sois de ce nombre : mon corps est ici, mais mon cœur n’y est pas ; il est au dehors : et s’il fallait opter entre la mort et la clôture perpétuelle, je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments.
— Quoi ! vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements qui vous ont consacrée à Jésus-Christ ?
— Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et sans liberté… »
Je lui répondis avec bien de la modération, car ce n’était pas là ce que mon cœur me suggérait ; il me disait : « Oh ! que ne suis-je au moment où je pourrai les déchirer et les jeter loin de moi !… »
Cependant ma réponse l’atterra ; elle pâlit, elle voulut encore parler ; mais ses lèvres tremblaient ; elle ne savait pas trop ce qu’elle avait encore à me dire. Je me promenais à grands pas dans ma cellule, et elle s’écriait :
« Ô mon Dieu ! que diront nos sœurs ? Jésus, jetez sur elle un regard de pitié ! Sœur Sainte-Suzanne !
— Madame.
— C’est donc un parti pris ? Vous voulez nous déshonorer, nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre !
— Je veux sortir d’ici.
— Mais si ce n’est que la maison qui vous déplaise…
— C’est la maison, c’est mon état, c’est la religion ; je ne veux être renfermée ni ici ni ailleurs.
— Mon enfant, vous êtes possédée du démon ; c’est lui qui vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte ; rien n’est plus vrai : voyez dans quel état vous êtes ! »
En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe était en désordre, que ma guimpe s’était tournée presque sens devant derrière, et que mon voile était tombé sur mes épaules. J’étais ennuyée des propos de cette méchante supérieure qui n’avait avec moi qu’un ton radouci et faux ; et je lui dis avec dépit :
« Non, madame, non, je ne veux plus de ce vêtement, je n’en veux plus… »
Cependant je tâchais de rajuster mon voile ; mes mains tremblaient ; et plus je m’efforçais à l’arranger, plus je le dérangeais : impatientée, je le saisis avec violence, je l’arrachai, je le jetai par terre, et je restai devant ma supérieure, le front ceint d’un bandeau, et la tête échevelée. Cependant elle, incertaine si elle devait rester, allait et venait en disant :
« Ô Jésus ! elle est possédée ; rien n’est plus vrai, elle est possédée… »
Et l’hypocrite se signait avec la croix de son rosaire.
Je ne tardai pas à revenir à moi ; je sentis l’indécence de mon état et l’imprudence de mes discours ; je me composai de mon mieux ; je ramassai mon voile et je le remis ; puis, me tournant vers elle, je lui dis :
« Madame, je ne suis ni folle, ni possédée ; je suis honteuse de mes violences, et je vous en demande pardon ; mais jugez par là combien l’état de religieuse me convient peu, et combien il est juste que je cherche à m’en tirer, si je puis. »
Elle, sans m’écouter, répétait : « Que dira le monde ? Que diront nos sœurs ?
— Madame, lui dis-je, voulez-vous éviter un éclat ; il y aurait un moyen. Je ne cours point après ma dot ; je ne demande que la liberté : je ne dis point que vous m’ouvriez les portes ; mais faites seulement aujourd’hui, demain, après, qu’elles soient mal gardées ; et ne vous apercevez de mon évasion que le plus tard que vous pourrez…
— Malheureuse ! qu’osez-vous me proposer ?
— Un conseil qu’une bonne et sage supérieure devrait suivre avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison ; et le couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les malfaiteurs ; il faut que j’en sorte ou que j’y périsse. Madame, lui dis-je en prenant un ton grave et un regard assuré, écoutez-moi : si les lois auxquelles je me suis adressée trompaient mon attente ; et que, poussée par des mouvements d’un désespoir que je ne connais que trop… vous avez un puits… il y a des fenêtres dans la maison… partout on a des murs devant soi… on a un vêtement qu’on peut dépecer… des mains dont on peut user…
— Arrêtez, malheureuse ! vous me faites frémir. Quoi ! vous pourriez…
— Je pourrais, au défaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la vie, repousser les aliments ; on est maître de boire et de manger, ou de n’en rien faire… S’il arrivait, après ce que je viens de vous dire, que j’eusse le courage…, et vous savez que je n’en manque pas, et qu’il en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir…, transportez-vous au jugement de Dieu, et dites-moi laquelle de la supérieure ou de sa religieuse lui semblerait la plus coupable ?… Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien à la maison ; épargnez-moi un forfait, épargnez-vous de longs remords : concertons ensemble…
— Y pensez-vous, sœur Sainte-Suzanne ? Que je manque au premier de mes devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilége !
— Le vrai sacrilége, madame, c’est moi qui le commets tous les jours en profanant par le mépris les habits sacrés que je porte. Ôtez-les-moi, j’en suis indigne ; faites chercher dans le village les haillons de la paysanne la plus pauvre ; et que la clôture me soit entr’ouverte.
— Et où irez-vous pour être mieux ?
— Je ne sais où j’irai ; mais on n’est mal qu’où Dieu ne nous veut point : et Dieu ne me veut point ici.
— Vous n’avez rien.
— Il est vrai ; mais l’indigence n’est pas ce que je crains le plus.
— Craignez les désordres auxquels elle entraîne.
— Le passé me répond de l’avenir ; si j’avais voulu écouter le crime, je serais libre. Mais s’il me convient de sortir de cette maison, ce sera, ou de votre consentement, ou par l’autorité des lois. Vous pouvez opter… »
Cette conversation avait duré. En me la rappelant, je rougis des choses indiscrètes et ridicules que j’avais faites et dites ; mais il était trop tard. La supérieure en était encore à ses exclamations « que dira le monde ! que diront nos sœurs ! » lorsque la cloche qui nous appelait à l’office vint nous séparer. Elle me dit en me quittant :
« Sœur Sainte-Suzanne, vous allez à l’église ; demandez à Dieu qu’il vous touche et qu’il vous rende l’esprit de votre état ; interrogez votre conscience, et croyez ce qu’elle vous dira : il est impossible qu’elle ne vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant. »
Nous descendîmes presque ensemble. L’office s’acheva : à la fin de l’office, lorsque toutes les sœurs étaient sur le point de se séparer, elle frappa sur son bréviaire et les arrêta.
« Mes sœurs, leur dit-elle, je vous invite à vous jeter au pied des autels, et à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qu’il a abandonnée, qui a perdu le goût et l’esprit de la religion, et qui est sur le point de se porter à une action sacrilège aux yeux de Dieu, et honteuse aux yeux des hommes. »
Je ne saurais vous peindre la surprise générale ; en un clin d’œil, chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses compagnes, cherchant à démêler la coupable à son embarras. Toutes se prosternèrent et prièrent en silence. Au bout d’un espace de temps assez considérable, la prieure entonna à voix basse le Veni, Creator, et toutes continuèrent à voix basse le Veni, Creator ; puis, après un second silence, la prieure frappa sur son pupitre, et l’on sortit.
Je vous laisse à penser le murmure qui s’éleva dans la communauté : « Qui est-ce ? Qui n’est-ce pas ? Qu’a-t-elle fait ? Que veut-elle faire ?… » Ces soupçons ne durèrent pas longtemps. Ma demande commençait à faire du bruit dans le monde ; je recevais des visites sans fin : les uns m’apportaient des reproches, d’autres m’apportaient des conseils ; j’étais approuvée des uns, j’étais blâmée des autres. Je n’avais qu’un moyen de me justifier aux yeux de tous, c’était de les instruire de la conduite de mes parents ; et vous concevez quel ménagement j’avais à garder sur ce point ; il n’y avait que quelques personnes, qui me restèrent sincèrement attachées, et M. Manouri, qui s’était chargé de mon affaire, à qui je pusse m’ouvrir entièrement. Lorsque j’étais effrayée des tourments dont j’étais menacée, ce cachot, où j’avais été traînée une fois, se représentait à mon imagination dans toute son horreur ; je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes craintes à M. Manouri ; et il me dit : « Il est impossible de vous éviter toutes sortes de peines : vous en aurez, vous avez dû vous y attendre ; il faut vous armer de patience, et vous soutenir par l’espoir qu’elles finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous n’y rentrerez jamais ; c’est mon affaire… » En effet, quelques jours après il apporta un ordre à la supérieure de me représenter toutes et quantes fois elle en serait requise.
Le lendemain, après l’office, je fus encore recommandée aux prières publiques de la communauté : l’on pria en silence, et l’on dit à voix basse la même hymne que la veille. Même cérémonie le troisième jour, avec cette différence que l’on m’ordonna de me placer debout au milieu du chœur, et que l’on récita les prières pour les agonisants, les litanies des Saints, avec le refrain ora pro eâ. Le quatrième jour, ce fut une momerie qui marquait bien le caractère bizarre de la supérieure. À la fin de l’office, on me fit coucher dans une bière au milieu du chœur ; on plaça des chandeliers à mes côtés, avec un bénitier ; on me couvrit d’un suaire, et l’on récita l’office des morts, après lequel chaque religieuse, en sortant, me jeta de l’eau bénite, en disant : Requiescat in pace. Il faut entendre la langue des couvents, pour connaître l’espèce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux religieuses relevèrent le suaire, éteignirent les cierges, et me laissèrent là, trempée jusqu’à la peau, de l’eau dont elles m’avaient malicieusement arrosée. Mes habits se séchèrent sur moi ; je n’avais pas de quoi me rechanger. Cette mortification fut suivie d’une autre. La communauté s’assembla ; on me regarda comme une réprouvée, ma démarche fut traitée d’apostasie ; et l’on défendit, sous peine de désobéissance, à toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m’approcher, et de toucher même aux choses qui m’auraient servi. Ces ordres furent exécutés à la rigueur. Nos corridors sont étroits ; deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine à passer de front : si j’allais, et qu’une religieuse vînt à moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant son voile et son vêtement, de crainte qu’il ne frottât contre le mien. Si l’on avait quelque chose à recevoir de moi, je le posais à terre, et on le prenait avec un linge ; si l’on avait quelque chose à me donner, on me le jetait. Si l’on avait eu le malheur de me toucher, l’on se croyait souillée, et l’on allait s’en confesser et s’en faire absoudre chez la supérieure. On a dit que la flatterie était vile et basse ; elle est encore bien cruelle et bien ingénieuse, lorsqu’elle se propose de plaire par les mortifications qu’elle invente. Combien de fois je me suis rappelé le mot de ma céleste supérieure de Moni : « Entre toutes ces créatures que vous voyez autour de moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien ! mon enfant, il n’y en a presque pas une, non, presque pas une, dont je ne pusse faire une bête féroce ; étrange métamorphose pour laquelle la disposition est d’autant plus grande, qu’on est entré plus jeune dans une cellule, et que l’on connaît moins la vie sociale : ce discours vous étonne ; Dieu vous préserve d’en éprouver la vérité. Sœur Suzanne, la bonne religieuse est celle qui apporte dans le cloître quelque grande faute à expier. »
Je fus privée de tous les emplois. À l’église, on laissait une stalle vide à chaque côté de celle que j’occupais. J’étais seule à une table au réfectoire ; on ne m’y servait pas ; j’étais obligée d’aller dans la cuisine demander ma portion ; la première fois, la sœur cuisinière me cria : « N’entrez pas, éloignez-vous… »
Je lui obéis.
« Que voulez-vous ?
— À manger.
— À manger ! vous n’êtes pas digne de vivre… »
Quelquefois je m’en retournais, et je passais la journée sans rien prendre ; quelquefois j’insistais ; et l’on me mettait sur le seuil des mets qu’on aurait eu honte de présenter à des animaux ; je les ramassais en pleurant, et je m’en allais. Arrivais-je quelquefois à la porte du chœur la dernière, je la trouvais fermée ; je m’y mettais à genoux ; et là j’attendais la fin de l’office : si c’était au jardin, je m’en retournais dans ma cellule. Cependant, mes forces s’affaiblissant par le peu de nourriture, la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus encore par la peine que j’avais à supporter tant de marques réitérées d’inhumanité, je sentis que, si je persistais à souffrir sans me plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai donc à parler à la supérieure ; j’étais à moitié morte de frayeur : j’allai cependant frapper doucement à sa porte. Elle ouvrit ; à ma vue, elle recula plusieurs pas en arrière, en me criant :
« Apostate, éloignez-vous ! »
Je m’éloignai.
« Encore. »
Je m’éloignai encore.
« Que voulez-vous ?
— Puisque ni Dieu ni les hommes ne m’ont point condamnée à mourir, je veux, madame, que vous ordonniez qu’on me fasse vivre.
— Vivre ! me dit-elle, en me répétant le propos de la sœur cuisinière, en êtes-vous digne ?
— Il n’y a que Dieu qui le sache ; mais je vous préviens que si l’on me refuse la nourriture, je serai forcée d’en porter mes plaintes à ceux qui m’ont acceptée sous leur protection. Je ne suis ici qu’en dépôt, jusqu’à ce que mon sort et mon état soient décidés.
— Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards ; j’y pourvoirai… »
Je m’en allai ; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses ordres apparemment, mais je n’en fus guère mieux soignée ; on se faisait un mérite de lui désobéir : on me jetait les mets les plus grossiers, encore les gâtait-on avec de la cendre et toutes sortes d’ordures.
Voilà la vie que j’ai menée tant que mon procès a duré. Le parloir ne me fut pas tout à fait interdit ; on ne pouvait m’ôter la liberté de conférer avec mes juges ni avec mon avocat ; encore celui-ci fut-il obligé d’employer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir. Alors une sœur m’accompagnait ; elle se plaignait, si je parlais bas ; elle s’impatientait, si je restais trop ; elle m’interrompait, me démentait, me contredisait, répétait à la supérieure mes discours, les altérait, les empoisonnait, m’en supposait même que je n’avais pas tenus ; que sais-je ? On en vint jusqu’à me voler, me dépouiller, m’ôter mes chaises, mes couvertures et mes matelas ; on ne me donnait plus de linge blanc ; mes vêtements se déchiraient ; j’étais presque sans bas et sans souliers. J’avais peine à obtenir de l’eau ; j’ai plusieurs fois été obligée d’en aller chercher moi-même au puits, à ce puits dont je vous ai parlé. On me cassa mes vaisseaux : alors j’en étais réduite à boire l’eau que j’avais tirée, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous des fenêtres, j’étais obligée de fuir, ou de m’exposer à recevoir les immondices des cellules. Quelques sœurs m’ont craché au visage. J’étais devenue d’une malpropreté hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pourrais faire à nos directeurs, la confession me fut interdite.
Un jour de grande fête, c’était, je crois, le jour de l’Ascension, on embarrassa ma serrure ; je ne pus aller à la messe ; et j’aurais peut-être manqué à tous les autres offices, sans la visite de M. Manouri, à qui l’on dit d’abord que l’on ne savait pas ce que j’étais devenue, qu’on ne me voyait plus, et que je ne faisais aucune action de christianisme. Cependant, à force de me tourmenter, j’abattis ma serrure, et je me rendis à la porte du chœur, que je trouvai fermée, comme il arrivait lorsque je ne venais pas des premières. J’étais couchée à terre, la tête et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, et le reste de mon corps étendu fermait le passage ; lorsque l’office finit, et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première s’arrêta tout court ; les autres arrivèrent à sa suite ; la supérieure se douta de ce que c’était, et dit :
« Marchez sur elle, ce n’est qu’un cadavre. »
Quelques-unes obéirent, et me foulèrent aux pieds ; d’autres furent moins inhumaines ; mais aucune n’osa me tendre la main pour me relever. Tandis que j’étais absente, on enleva de ma cellule mon prie-dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix ; et il ne me resta que celui que je portais à mon rosaire, qu’on ne me laissa pas longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun des vaisseaux les plus nécessaires, forcée de sortir la nuit pour satisfaire aux besoins de la nature, et accusée le matin de troubler le repos de la maison, d’errer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fenêtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait à l’étage au-dessus ; descendait l’étage au-dessous ; et celles qui n’étaient pas du complot disaient qu’il se passait dans ma chambre des choses étranges ; qu’elles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits ; qu’il fallait que j’eusse fait un pacte ; et qu’il faudrait incessamment déserter de mon corridor.
Il y a dans les communautés des têtes faibles ; c’est même le grand nombre : celles-là croyaient ce qu’on leur disait, n’osaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma rencontre, et s’enfuyaient en criant : « Satan, éloignez-vous de moi ! Mon Dieu, venez à mon secours !… » Une des plus jeunes était au fond du corridor, j’allais à elle, et il n’y avait pas moyen de m’éviter ; la frayeur la plus terrible la prit. D’abord elle se tourna le visage contre le mur, marmottant d’une voix tremblante : « Mon Dieu ! mon Dieu ! Jésus ! Marie !… » Cependant j’avançais ; quand elle me sentit près d’elle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir, s’élance de mon côté, se précipite avec violence entre mes bras, et s’écrie : « À moi ! à moi ! miséricorde ! je suis perdue ! Sœur Sainte-Suzanne, ne me faites point de mal ; sœur Sainte-Suzanne, ayez pitié de moi… » Et en disant ces mots, la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau.
On accourt à ses cris, on l’emporte ; et je ne saurais vous dire comment cette aventure fut travestie ; on en fit l’histoire la plus criminelle : on dit que le démon de l’impureté s’était emparé de moi ; on me supposa des desseins, des actions que je n’ose nommer, et des désirs bizarres auxquels on attribua le désordre évident dans lequel la jeune religieuse s’était trouvée. En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce qu’on peut imaginer d’une femme et d’une autre femme, et moins encore d’une femme seule ; cependant comme mon lit était sans rideaux, et qu’on entrait dans ma chambre à toute heure, que vous dirai-je, monsieur ? Il faut qu’avec toute leur retenue extérieure, la modestie de leurs regards, la chasteté de leur expression, ces femmes aient le cœur bien corrompu : elles savent du moins qu’on commet seule des actions déshonnêtes, et moi je ne le sais pas ; aussi n’ai-je jamais bien compris ce dont elles m’accusaient : et elles s’exprimaient en des termes si obscurs, que je n’ai jamais su ce qu’il y avait à leur répondre.
Je ne finirais point, si je voulais suivre ce détail de persécutions. Ah ! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que vous leur préparez, si vous souffrez qu’ils entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte et la plus décidée. Qu’on est injuste dans le monde ! On permet à un enfant de disposer de sa liberté à un âge où il ne lui est pas permis de disposer d’un écu. Tuez plutôt votre fille que de l’emprisonner dans un cloître malgré elle ; oui, tuez-la. Combien j’ai désiré de fois d’avoir été étouffée par ma mère en naissant ! elle eût été moins cruelle. Croiriez-vous bien qu’on m’ôta mon bréviaire, et qu’on me défendit de prier Dieu ? Vous pensez bien que je n’obéis pas. Hélas ! c’était mon unique consolation ; j’élevais mes mains vers le ciel, je poussais des cris, et j’osais espérer qu’ils étaient entendus du seul être qui voyait toute ma misère. On écoutait à ma porte ; et un jour que je m’adressais à lui dans l’accablement de mon cœur, et que je l’appelais à mon aide, on me dit :
« Vous appelez Dieu en vain, il n’y a plus de Dieu pour vous ; mourez désespérée, et soyez damnée… »
D’autres ajoutèrent : « Amen sur l’apostate ! Amen sur elle ! »
Mais voici un trait qui vous paraîtra bien plus étrange qu’aucun autre. Je ne sais si c’est méchanceté ou illusion ; c’est que, quoique je ne fisse rien qui marquât un esprit dérangé, à plus forte raison un esprit obsédé de l’esprit infernal, elles délibérèrent entre elles s’il ne fallait pas m’exorciser ; et il fut conclu, à la pluralité des voix, que j’avais renoncé à mon chrême et à mon baptême ; que le démon résidait en moi, et qu’il m’éloignait des offices divins. Une autre ajouta qu’à certaines prières je grinçais des dents et que je frémissais dans l’église ; qu’à l’élévation du Saint-Sacrement je me tordais les bras. Une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus mon rosaire (qu’on m’avait volé) ; que je proférais des blasphèmes que je n’ose vous répéter. Toutes, qu’il se passait en moi quelque chose qui n’était pas naturel, et qu’il fallait en donner avis au grand vicaire ; ce qui fut fait.
Ce grand vicaire était un M. Hébert, homme d’âge et d’expérience, brusque, mais juste, mais éclairé. On lui fit le détail du désordre de la maison ; et il est sûr qu’il était grand, et que, si j’en étais la cause, c’était une cause bien innocente. Vous vous doutez, sans doute, qu’on n’omit pas dans le mémoire qui lui fut envoyé, mes courses de nuit, mes absences du chœur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que l’une avait vu, ce qu’une autre avait entendu, mon aversion pour les choses saintes, mes blasphèmes, les actions obscènes qu’on m’imputait ; pour l’aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce qu’on voulut. Les accusations étaient si fortes et si multipliées, qu’avec tout son bon sens, M. Hébert ne put s’empêcher d’y donner en partie, et de croire qu’il y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante, pour s’en instruire par lui-même ; il fit annoncer sa visite, et vint en effet accompagné de deux jeunes ecclésiastiques qu’on avait attachés à sa personne, et qui le soulageaient dans ses pénibles fonctions.
Quelques jours auparavant, la nuit, j’entendis entrer doucement dans ma chambre. Je ne dis rien, j’attendis qu’on me parlât ; et l’on m’appelait d’une voix basse et tremblante :
« Sœur Sainte-Suzanne, dormez-vous ?
— Non, je ne dors pas. Qui est-ce ?
— C’est moi.
— Qui, vous ?
— Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s’expose à se perdre, pour vous donner un conseil, peut-être inutile. Écoutez : Il y a, demain, ou après, visite du grand vicaire : vous serez accusée ; préparez-vous à vous défendre. Adieu ; ayez du courage, et que le Seigneur soit avec vous. »
Cela dit, elle s’éloigna avec la légèreté d’une ombre.
Vous le voyez, il y a partout, même dans les maisons religieuses, quelques âmes compatissantes que rien n’endurcit.
Cependant, mon procès se suivait avec chaleur : une foule de personnes de tout état, de tout sexe, de toutes conditions, que je ne connaissais pas, s’intéressèrent à mon sort et sollicitèrent pour moi. Vous fûtes de ce nombre, et peut-être l’histoire de mon procès vous est-elle mieux connue qu’à moi ; car, sur la fin, je ne pouvais plus conférer avec M. Manouri. On lui dit que j’étais malade ; il se douta qu’on le trompait ; il trembla qu’on ne m’eût jetée dans le cachot. Il s’adressa à l’archevêché, où l’on ne daigna pas l’écouter ; on y était prévenu que j’étais folle, ou peut-être quelque chose de pis. Il se retourna du côté des juges ; il insista sur l’exécution de l’ordre signifié à la supérieure de me représenter, morte ou vive, quand elle en serait sommée. Les juges séculiers entreprirent les juges ecclésiastiques ; ceux-ci sentirent les conséquences que cet incident pouvait avoir, si on n’allait au-devant ; et ce fut là ce qui accéléra apparemment la visite du grand vicaire ; car ces messieurs, fatigués des tracasseries éternelles de couvent, ne se pressent pas communément de s’en mêler : ils savent, par expérience, que leur autorité est toujours éludée et compromise.
Je profitai de l’avis de mon amie, pour invoquer le secours de Dieu, rassurer mon âme et préparer ma défense. Je ne demandai au ciel que le bonheur d’être interrogée et entendue sans partialité ; je l’obtins, mais vous allez apprendre à quel prix. S’il était de mon intérêt de paraître devant mon juge innocente et sage, il n’importait pas moins à ma supérieure qu’on me vît méchante, obsédée du démon, coupable et folle. Aussi, tandis que je redoublais de ferveur et de prières, on redoubla de méchancetés : on ne me donna d’aliments que ce qu’il en fallait pour m’empêcher de mourir de faim ; on m’excéda de mortifications ; on multiplia autour de moi les épouvantes ; on m’ôta tout à fait le repos de la nuit ; tout ce qui peut abattre la santé et troubler l’esprit, on le mit en œuvre ; ce fut un raffinement de cruauté dont vous n’avez pas d’idée. Jugez du reste par ce trait :
Un jour que je sortais de ma cellule pour aller à l’église ou ailleurs, je vis une pincette à terre, en travers dans le corridor ; je me baissai pour la ramasser, et la placer de manière que celle qui l’avait égarée la retrouvât facilement : la lumière m’empêcha de voir qu’elle était presque rouge ; je la saisis ; mais en la laissant retomber, elle emporta avec elle toute la peau du dedans de ma main dépouillée. On exposait, la nuit, dans les endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes pieds, ou à la hauteur de ma tête ; je me suis blessée cent fois ; je ne sais comment je ne me suis pas tuée. Je n’avais pas de quoi m’éclairer, et j’étais obligée d’aller en tremblant, les mains devant moi. On semait des verres cassés sous mes pieds. J’étais bien résolue de dire tout cela, et je me tins parole à peu près. Je trouvais la porte des commodités fermée, et j’étais obligée de descendre plusieurs étages et de courir au fond du jardin quand la porte en était ouverte ; quand elle ne l’était pas… Ah ! monsieur, les méchantes créatures que des femmes recluses, qui sont bien sûres de seconder la haine de leur supérieure, et qui croient servir Dieu en vous désespérant ! Il était temps que l’archidiacre arrivât ; il était temps que mon procès finît.
Voici le moment le plus terrible de ma vie : car songez bien, monsieur, que j’ignorais absolument sous quelles couleurs on m’avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique, et qu’il venait avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait. On crut qu’il n’y avait qu’une forte terreur qui pût me montrer dans cet état ; et voici comment on s’y prit pour me la donner.
Le jour de sa visite, dès le grand matin, la supérieure entra dans ma cellule ; elle était accompagnée de trois sœurs ; l’une portait un bénitier, l’autre un crucifix, une troisième des cordes. La supérieure me dit, avec une voix forte et menaçante :
« Levez-vous… Mettez-vous à genoux, et recommandez votre âme à Dieu.
— Madame, lui dis-je, avant que de vous obéir, pourrais-je vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez décidé de moi et ce qu’il faut que je demande à Dieu ? »
Une sueur froide se répandit sur tout mon corps ; je tremblais, je sentais mes genoux plier ; je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes ; elles étaient debout sur une même ligne, le visage sombre, les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur avait séparé chaque mot de la question que j’avais faite. Je crus, au silence qu’on gardait, que je n’avais pas été entendue ; je recommençai les derniers mots de cette question, car je n’eus pas la force de la répéter tout entière ; je dis donc avec une voix faible et qui s’éteignait :
« Quelle grâce faut-il que je demande à Dieu ? »
On me répondit :
« Demandez-lui pardon des péchés de toute votre vie ; parlez-lui comme si vous étiez au moment de paraître devant lui. »
À ces mots, je crus qu’elles avaient tenu conseil, et qu’elles avaient résolu de se défaire de moi. J’avais bien entendu dire que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux, qu’ils jugeaient, qu’ils condamnaient et qu’ils suppliciaient. Je ne croyais pas qu’on eût jamais exercé cette inhumaine juridiction dans aucun couvent de femmes ; mais il y avait tant d’autres choses que je n’avais pas devinées et qui s’y passaient ! À cette idée de mort prochaine, je voulus crier ; mais ma bouche était ouverte, et il n’en sortait aucun son ; j’avançais vers la supérieure des bras suppliants, et mon corps défaillant se renversait en arrière ; je tombai, mais ma chute ne fut pas dure. Dans ces moments de transe où la force abandonne, insensiblement les membres se dérobent, s’affaissent, pour ainsi dire, les uns sur les autres ; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble chercher à défaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment ; j’entendis seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et lointaines ; soit qu’elles parlassent, soit que les oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne sais combien je restai dans cet état, mais j’en fus tirée par une fraîcheur subite qui me causa une convulsion légère, et qui m’arracha un profond soupir. J’étais traversée d’eau ; elle coulait de mes vêtements à terre ; c’était celle d’un grand bénitier qu’on m’avait répandue sur le corps. J’étais couchée sur le côté, étendue dans cette eau, la tête appuyée contre le mur, la bouche entr’ouverte et les yeux à demi morts et fermés ; je cherchai à les ouvrir et à regarder ; mais il me sembla que j’étais enveloppée d’un air épais, à travers lequel je n’entrevoyais que des vêtements flottants, auxquels je cherchais à m’attacher sans le pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je n’étais pas soutenue ; je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant ; mon extrême faiblesse diminua peu à peu ; je me soulevai ; je m’appuyais le dos contre le mur ; j’avais les deux mains dans l’eau, la tête penchée sur la poitrine ; et je poussais une plainte inarticulée, entrecoupée et pénible. Ces femmes me regardaient d’un air qui marquait la nécessité, l’inflexibilité et qui m’ôtait le courage de les implorer. La supérieure dit :
« Qu’on la mette debout. »
On me prit sous les bras, et l’on me releva. Elle ajouta :
« Puisqu’elle ne veut pas se recommander à Dieu, tant pis pour elle ; vous savez ce que vous avez à faire ; achevez. »
Je crus que ces cordes qu’on avait apportées étaient destinées à m’étrangler ; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je demandai le crucifix à baiser, on me le refusa. Je demandai les cordes à baiser, on me les présenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la supérieure, et je le baisai ; je dis :
« Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Chères sœurs, tâchez de ne pas me faire souffrir. »
Et je présentai mon cou.
Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu’on me fit : il est sûr que ceux qu’on mène au supplice, et je m’y croyais, sont morts avant que d’être exécutés. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit, les bras liés derrière le dos, assise, avec un grand christ de fer sur mes genoux…
… Monsieur le marquis, je vois d’ici tout le mal que je vous cause ; mais vous avez voulu savoir si je méritais un peu la compassion que j’attends de vous…
Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne sur toutes les religions du monde ; quelle profonde sagesse il y avait dans ce que l’aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l’état où j’étais, de quoi m’aurait servi l’image d’un législateur heureux et comblé de gloire ? Je voyais l’innocent, le flanc percé, le front couronné d’épines, les mains et les pieds percés de clous, et expirant dans les souffrances ; et je me disais : « Voilà mon Dieu, et j’ose me plaindre !… » Je m’attachai à cette idée, et je sentis la consolation renaître dans mon cœur ; je connus la vanité de la vie, et je me trouvai trop heureuse de la perdre, avant que d’avoir eu le temps de multiplier mes fautes. Cependant je comptais mes années, je trouvais que j’avais à peine vingt ans, et je soupirais ; j’étais trop affaiblie, trop abattue, pour que mon esprit pût s’élever au-dessus des terreurs de la mort ; en pleine santé, je crois que j’aurais pu me résoudre avec plus de courage.
Cependant la supérieure et ses satellites revinrent ; elles me trouvèrent plus de présence d’esprit qu’elles ne s’y attendaient et qu’elles ne m’en auraient voulu. Elles me levèrent debout ; on m’attacha mon voile sur le visage ; deux me prirent sous les bras ; une troisième me poussait par derrière, et la supérieure m’ordonnait de marcher. J’allai sans voir où j’allais, mais croyant aller au supplice ; et je disais : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Mon Dieu, soutenez-moi ! Mon Dieu, ne m’abandonnez pas ! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé ! »
J’arrivai dans l’église. Le grand vicaire y avait célébré la messe. La communauté y était assemblée. J’oubliais de vous dire que, quand je fus à la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et m’entraînaient, les unes par les bras, tandis que d’autres me retenaient par derrière, comme si j’avais résisté, et que j’eusse répugné à entrer dans l’église ; cependant il n’en était rien. On me conduisit vers les marches de l’autel : j’avais peine à me tenir debout ; et l’on me tirait à genoux, comme si je refusais de m’y mettre ; on me tenait comme si j’avais eu le dessein de fuir. On chanta le Veni, Creator ; on exposa le Saint-Sacrement ; on donna la bénédiction. Au moment de la bénédiction, où l’on s’incline par vénération, celles qui m’avaient saisie par le bras me courbèrent comme de force, et les autres m’appuyaient les mains sur les épaules. Je sentais ces différents mouvements ; mais il m’était impossible d’en deviner la fin ; enfin tout s’éclaircit.
Après la bénédiction, le grand vicaire se dépouilla de sa chasuble, se revêtit seulement de son aube et de son étole, et s’avança vers les marches de l’autel où j’étais à genoux ; il était entre les deux ecclésiastiques, le dos tourné à l’autel, sur lequel le Saint-Sacrement était exposé, et le visage de mon côté. Il s’approcha de moi et me dit :
« Sœur Suzanne, levez-vous. »
Les sœurs qui me tenaient me levèrent brusquement ; d’autres m’entouraient et me tenaient embrassée par le milieu du corps, comme si elles eussent craint que je m’échappasse. Il ajouta :
« Qu’on la délie. »
On ne lui obéissait pas ; on feignait de voir de l’inconvénient ou même du péril à me laisser libre ; mais je vous ai dit que cet homme était brusque : il répéta d’une voix ferme et dure :
« Qu’on la délie. »
On obéit.
À peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse et aiguë qui le fit pâlir ; et les religieuses hypocrites qui m’approchaient s’écartèrent comme effrayées. Il se remit ; les sœurs revinrent comme en tremblant ; je demeurais immobile, et il me dit :
« Qu’avez-vous ? »
Je ne lui répondis qu’en lui montrant mes deux bras ; la corde dont on me les avait garrottés m’était entrée presque entièrement dans les chairs ; et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s’était extravasé ; il conçut que ma plainte venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit :
« Qu’on lui lève son voile. »
On l’avait cousu en différents endroits, sans que je m’en aperçusse : et l’on apporta encore bien de l’embarras et de la violence à une chose qui n’en exigeait que parce qu’on y avait pourvu ; il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée ou folle ; cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d’autres, et l’on me vit.
J’ai la figure intéressante ; la profonde douleur l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix qui touche ; on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de l’archidiacre ; pour lui, il ignorait ces sentiments ; juste, mais peu sensible, il était du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nés pour pratiquer la vertu, sans en éprouver la douceur ; ils font le bien par esprit d’ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son étole, et me la posant sur la tête, il me dit :
« Sœur Suzanne, croyez-vous en Dieu père, fils et Saint-Esprit ? »
Je répondis :
« J’y crois.
— Croyez-vous en notre mère sainte Église ?
— J’y crois.
— Renoncez-vous à Satan et à ses œuvres ? »
Au lieu de répondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un grand cri, et le bout de son étole se sépara de ma tête. Il se troubla ; ses compagnons pâlirent ; entre les sœurs, les unes s’enfuirent, et les autres qui étaient dans leurs stalles, les quittèrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe qu’on se rapaisât ; cependant il me regardait ; il s’attendait à quelque chose d’extraordinaire. Je le rassurai en lui disant :
« Monsieur, ce n’est rien ; c’est une de ces religieuses qui m’a piquée vivement avec quelque chose de pointu ; » et levant les yeux et les mains au ciel, j’ajoutai en versant un torrent de larmes :
« C’est qu’on m’a blessée au moment où vous me demandiez si je renonçais à Satan et à ses pompes, et je vois bien pourquoi… »
Toutes protestèrent par la bouche de la supérieure qu’on ne m’avait pas touchée.
L’archidiacre me remit le bas de son étole sur la tête ; les religieuses allaient se rapprocher ; mais il leur fit signe de s’éloigner, et il me redemanda si je renonçais à Satan et à ses œuvres ; et je lui répondis fermement :
« J’y renonce, j’y renonce. »
Il se fit apporter un christ et me le présenta à baiser ; et je le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du côté.
Il m’ordonna de l’adorer à voix haute ; je le posai à terre, et je dis à genoux :
« Mon Dieu, mon sauveur, vous qui êtes mort sur la croix pour mes péchés et pour tous ceux du genre humain, je vous adore, appliquez-moi le mérite des tourments que vous avez soufferts ; faites couler sur moi une goutte du sang que vous avez répandu, et que je sois purifiée. Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne à tous mes ennemis… »
Il me dit ensuite :
« Faites un acte de foi… » et je le fis.
« Faites un acte d’amour… » et je le fis.
« Faites un acte d’espérance… » et je le fis.
« Faites un acte de charité… » et je le fis.
Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus ; mais je pense qu’apparemment ils étaient pathétiques ; car j’arrachai des sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes ecclésiastiques en versèrent des larmes, et l’archidiacre étonné me demanda d’où j’avais tiré les prières que je venais de réciter.
Je lui dis :
« Du fond de mon cœur ; ce sont mes pensées et mes sentiments ; j’en atteste Dieu qui nous écoute partout, et qui est présent sur cet autel. Je suis chrétienne, je suis innocente ; si j’ai fait quelques fautes, Dieu seul les connaît ; et il n’y a que lui qui soit en droit de m’en demander compte et de les punir… »
À ces mots, il jeta un regard terrible sur la supérieure.
Le reste de cette cérémonie, où la majesté de Dieu venait d’être insultée, les choses les plus saintes profanées, et le ministre de l’Église bafoué, s’acheva ; et les religieuses se retirèrent, excepté la supérieure, moi et les jeunes ecclésiastiques. L’archidiacre s’assit, et tirant le mémoire qu’on lui avait présenté contre moi, il le lut à haute voix, et m’interrogea sur les articles qu’il contenait.
« Pourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point ?
— C’est qu’on m’en empêche.
— Pourquoi n’approchez-vous point des sacrements ?
— C’est qu’on m’en empêche.
— Pourquoi n’assistez-vous ni à la messe, ni aux offices divins ?
« C’est qu’on m’en empêche. »
La supérieure voulut prendre la parole ; il lui dit avec son ton :
« Madame, taisez-vous… Pourquoi sortez-vous la nuit de votre cellule ?
— C’est qu’on m’a privée d’eau, de pot à l’eau et de tous les vaisseaux nécessaires aux besoins de la nature.
— Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre cellule ?
— C’est qu’on s’occupe à m’ôter le repos. »
La supérieure voulut encore parler ; il lui dit pour la seconde fois :
« Madame, je vous ai déjà dit de vous taire ; vous répondrez quand je vous interrogerai… Qu’est-ce qu’une religieuse qu’on a arrachée de vos mains, et qu’on a trouvée renversée à terre dans le corridor ?
— C’est la suite de l’horreur qu’on lui avait inspirée de moi.
— Est-elle votre amie ?
— Non, monsieur.
— N’êtes-vous jamais entrée dans sa cellule ?
— Jamais.
— Ne lui avez-vous jamais fait rien d’indécent, soit à elle, soit à d’autres ?
— Jamais.
— Pourquoi vous a-t-on liée ?
— Je l’ignore.
— Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas ?
— C’est que j’en ai brisé la serrure.
— Pourquoi l’avez-vous brisée ?
— Pour ouvrir la porte et assister à l’office le jour de l’Ascension.
— Vous vous êtes donc montrée à l’église ce jour-là ?
— Oui, monsieur… »
La supérieure dit :
« Monsieur, cela n’est pas vrai ; toute la communauté… »
Je l’interrompis.
« Assurera que la porte du chœur était fermée ; qu’elles m’ont trouvée prosternée à cette porte, et que vous leur avez ordonné de marcher sur moi, ce que quelques-unes ont fait ; mais je leur pardonne et à vous, madame, de l’avoir ordonné ; je ne suis pas venue pour accuser personne, mais pour me défendre.
— Pourquoi n’avez-vous ni rosaire, ni crucifix ?
— C’est qu’on me les a ôtés.
— Où est votre bréviaire ?
— On me l’a ôté.
— Comment priez-vous donc ?
— Je fais ma prière de cœur et d’esprit, quoiqu’on m’ait défendu de prier.
— Qui est-ce qui vous a fait cette défense ?
— Madame… »
La supérieure allait encore parler.
« Madame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez défendu de prier ? Dites oui ou non.
— Je croyais, et j’avais raison de croire…
— Il ne s’agit pas de cela ; lui avez-vous défendu de prier, oui ou non ?
— Je lui ai défendu, mais… »
Elle allait continuer.
« Mais, reprit l’archidiacre, mais… Sœur Suzanne, pourquoi êtes-vous pieds nus ?
— C’est qu’on ne me fournit ni bas, ni souliers.
— Pourquoi votre linge et vos vêtements sont-ils dans cet état de vétusté et de malpropreté ?
— C’est qu’il y a plus de trois mois qu’on me refuse du linge, et que je suis forcée de coucher avec mes vêtements.
— Pourquoi couchez-vous avec vos vêtements ?
— C’est que je n’ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures, ni draps, ni linge de nuit.
— Pourquoi n’en avez-vous point ?
— C’est qu’on me les a ôtés.
— Êtes-vous nourrie ?
— Je demande à l’être.
— Vous ne l’êtes donc pas ? »
Je me tus ; et il ajouta :
« Il est incroyable qu’on en ait usé avec vous si sévèrement, sans que vous ayez commis quelque faute qui l’ait mérité.
— Ma faute est de n’être point appelée à l’état religieux, et de revenir contre des vœux que je n’ai pas faits librement.
— C’est aux lois à décider cette affaire ; et de quelque manière qu’elles prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez les devoirs de la vie religieuse.
— Personne, monsieur, n’y est plus exact que moi.
— Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes.
— C’est tout ce que je demande.
— N’avez-vous à vous plaindre de personne ?
— Non, monsieur, je vous l’ai dit ; je ne suis point venue pour accuser, mais pour me défendre.
— Allez.
— Monsieur, où faut-il que j’aille ?
— Dans votre cellule. »
Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux pieds de la supérieure et de l’archidiacre.
« Eh bien, me dit-il, qu’est-ce qu’il y a ? »
Je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et déchiré :
« Vous voyez ! »
Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui liront ces mémoires : « Des horreurs si multipliées, si variées, si continues ! Une suite d’atrocités si recherchées dans les âmes religieuses ! Cela n’est pas vraisemblable, » diront-ils, dites-vous. Et j’en conviens, mais cela est vrai, et puisse le ciel que j’atteste, me juger dans toute sa rigueur et me condamner aux feux éternels, si j’ai permis à la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus légère ! Quoique j’aie longtemps éprouvé combien l’aversion d’une supérieure était un violent aiguillon à la perversité naturelle, surtout lorsque celle-ci pouvait se faire un mérite, s’applaudir et se vanter de ses forfaits, le ressentiment ne m’empêchera point d’être juste. Plus j’y réfléchis, plus je me persuade que ce qui m’arrive n’était point encore arrivé, et n’arrivera peut-être jamais. Une fois (et plût à Dieu que ce soit la première et la dernière !) il plut à la Providence, dont les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunée toute la masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui l’avaient précédée dans un cloître, et qui devaient lui succéder. J’ai souffert, j’ai beaucoup souffert ; mais le sort de mes persécutrices me paraît et m’a toujours paru plus à plaindre que le mien. J’aimerais mieux, j’aurais mieux aimé mourir que de quitter mon rôle, à la condition de prendre le leur. Mes peines finiront, je l’espère de vos bontés ; la mémoire, la honte et le remords du crime leur resteront jusqu’à l’heure dernière. Elles s’accusent déjà, n’en doutez pas ; elles s’accuseront toute leur vie ; et la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, monsieur le marquis, ma situation présente est déplorable, la vie m’est à charge ; je suis une femme, j’ai l’esprit faible comme celles de mon sexe ; Dieu peut m’abandonner ; je ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps ce que j’ai supporté. Monsieur le marquis, craignez qu’un fatal moment ne revienne ; quand vous useriez vos yeux à pleurer sur ma destinée ; quand vous seriez déchiré de remords, je ne sortirais pas pour cela de l’abîme où je serais tombée ; il se fermerait à jamais sur une désespérée.
« Allez, » me dit l’archidiacre.
Un des ecclésiastiques me donna la main pour me relever ; et l’archidiacre ajouta :
« Je vous ai interrogée, je vais interroger votre supérieure ; et je ne sortirai point d’ici que l’ordre n’y soit rétabli. »
Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes ; toutes les religieuses étaient sur le seuil de leurs cellules ; elles se parlaient d’un côté du corridor à l’autre ; aussitôt que je parus, elles se retirèrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les unes après les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule ; je me mis à genoux contre le mur, et je priai Dieu d’avoir égard à la modération avec laquelle j’avais parlé à l’archidiacre, et de lui faire connaître mon innocence et la vérité.
Je priais, lorsque l’archidiacre, ses deux compagnons et la supérieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j’étais sans tapisserie, sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans matelas, sans couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui fermât, presque sans vitre entière à mes fenêtres. Je me levai ; et l’archidiacre s’arrêtant tout court et tournant des yeux d’indignation sur la supérieure, lui dit :
« Eh bien ! madame ? »
Elle répondit :
« Je l’ignorais.
— Vous l’ignoriez ? vous mentez ! Avez-vous passé un jour sans entrer ici, et n’en descendiez-vous pas quand vous êtes venue ?… Sœur Suzanne, parlez : madame n’est-elle pas entrée ici d’aujourd’hui ? »
Je ne répondis rien ; il n’insista pas ; mais les jeunes ecclésiastiques laissant tomber leurs bras, la tête baissée et les yeux comme fixés en terre, décelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous ; et j’entendis l’archidiacre qui disait à la supérieure dans le corridor :
« Vous êtes indigne de vos fonctions ; vous mériteriez d’être déposée. J’en porterai mes plaintes à monseigneur. Que tout ce désordre soit réparé avant que je sois sorti. »
Et continuant de marcher, et branlant sa tête, il ajoutait :
« Cela est horrible. Des chrétiennes ! des religieuses ! des créatures humaines ! cela est horrible. »
Depuis ce moment je n’entendis plus parler de rien ; mais j’eus du linge, d’autres vêtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des vaisseaux, mon bréviaire, mes livres de piété, mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui me rétablissait dans l’état commun des religieuses ; la liberté du parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires.
Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mémoire qui fit peu de sensation ; il y avait trop d’esprit, pas assez de pathétique, presque point de raisons. Il ne faut pas s’en prendre tout à fait à cet habile avocat. Je ne voulais point absolument qu’il attaquât la réputation de mes parents ; je voulais qu’il ménageât l’état religieux et surtout la maison où j’étais ; je ne voulais pas qu’il peignît de couleurs trop odieuses mes beaux-frères et mes sœurs. Je n’avais en ma faveur qu’une première protestation, solennelle à la vérité, mais faite dans un autre couvent, et nullement renouvelée depuis. Quand on donne des bornes si étroites à ses défenses, et qu’on a affaire à des parties qui n’en mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et l’injuste, qui avancent et nient avec la même impudence, et qui ne rougissent ni des imputations, ni des soupçons, ni de la médisance, ni de la calomnie, il est difficile de l’emporter, surtout à des tribunaux, où l’habitude et l’ennui des affaires ne permettent presque pas qu’on examine avec quelque scrupule les plus importantes ; et où les contestations de la nature de la mienne sont toujours regardées d’un œil défavorable par l’homme politique, qui craint que, sur le succès d’une religieuse réclamant contre ses vœux, une infinité d’autres ne soient engagées dans la même démarche : on sent secrètement que, si l’on souffrait que les portes de ces prisons s’abattissent en faveur d’une malheureuse, la foule s’y porterait et chercherait à les forcer. On s’occupe à nous décourager et à nous résigner toutes à notre sort par le désespoir de le changer. Il me semble pourtant que, dans un État bien gouverné, ce devrait être le contraire : entrer difficilement en religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à tant d’autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure, même juste d’ailleurs ? Les couvents sont-ils donc si essentiels à la constitution d’un État ? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des religieuses ? L’Église ne peut-elle absolument s’en passer ? Quel besoin a l’époux de tant de vierges folles ? et l’espèce humaine de tant de victimes ? Ne sentira-t-on jamais la nécessité de rétrécir l’ouverture de ces gouffres, où les races futures vont se perdre ? Toutes les prières de routine qui se font là, valent-elles une obole que la commisération donne au pauvre ? Dieu qui a créé l’homme sociable, approuve-t-il qu’il se renferme ? Dieu qui l’a créé si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la témérité de ses vœux ? Ces vœux, qui heurtent la pente générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés que par quelques créatures mal organisées, en qui les germes des passions sont flétris, et qu’on rangerait à bon droit parmi les monstres, si nos lumières nous permettaient de connaître aussi facilement et aussi bien la structure intérieure de l’homme que sa forme extérieure ? Toutes ces cérémonies lugubres qu’on observe à la prise d’habit et à la profession, quand on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et au malheur, suspendent-elles les fonctions animales ? Au contraire ne se réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l’oisiveté avec une violence inconnue aux gens du monde, qu’une foule de distractions emporte ? Où est-ce qu’on voit des têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent ? Où est-ce qu’on voit cet ennui profond, cette pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et se consume ? Où les nuits sont-elles troublées par des gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées d’une mélancolie qu’on ne sait à quoi attribuer ? Où est-ce que la nature, révoltée d’une contrainte pour laquelle elle n’est point faite, brise les obstacles qu’on lui oppose, devient furieuse, jette l’économie animale dans un désordre auquel il n’y a plus de remède ? En quel endroit le chagrin et l’humeur ont-ils anéanti toutes les qualités sociales ? Où est-ce qu’il n’y a ni père, ni frère, ni sœur, ni parent, ni ami ? Où est-ce que l’homme, ne se considérant que comme un être d’un instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde, comme un voyageur les objets qu’il rencontre, sans attachement ? Où est le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs ? Où est le lieu de la servitude et du despotisme ? Où sont les haines qui ne s’éteignent point ? Où sont les passions couvées dans le silence ? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité ? On ne sait pas l’histoire de ces asiles, disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il ajoutait dans un autre endroit : « Faire vœu de pauvreté, c’est s’engager par serment à être paresseux et voleur ; faire vœu de chasteté, c’est promettre à Dieu l’infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois ; faire vœu d’obéissance, c’est renoncer à la prérogative inaliénable de l’homme, la liberté. Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d’un fanatique ou d’un hypocrite. »
Une fille demanda à ses parents la permission d’entrer parmi nous. Son père lui dit qu’il y consentait, mais qu’il lui donnait trois ans pour y penser. Cette loi parut dure à la jeune personne, pleine de ferveur ; cependant il fallut s’y soumettre. Sa vocation ne s’étant point démentie, elle retourna à son père, et elle lui dit que les trois ans étaient écoulés. « Voilà qui est bien, mon enfant, lui répondit-il ; je vous ai accordé trois ans pour vous éprouver, j’espère que vous voudrez bien m’en accorder autant pour me résoudre… » Cela parut encore beaucoup plus dur, et il y eut des larmes répandues ; mais le père était un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six années elle entra, elle fit profession. C’était une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte à tous ses devoirs ; mais il arriva que les directeurs abusèrent de sa franchise, pour s’instruire au tribunal de la pénitence de ce qui se passait dans la maison. Nos supérieures s’en doutèrent ; elle fut enfermée ; privée des exercices de la religion ; elle en devint folle : et comment la tête résisterait-elle aux persécutions de cinquante personnes qui s’occupent depuis le commencement du jour jusqu’à la fin à vous tourmenter ? Auparavant on avait tendu à sa mère un piège, qui marque bien l’avarice des cloîtres. On inspira à la mère de cette recluse le désir d’entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille. Elle s’adressa aux grands vicaires, qui lui accordèrent la permission qu’elle sollicitait. Elle entra ; elle courut à la cellule de son enfant ; mais quel fut son étonnement de n’y voir que les quatre murs tout nus ! On en avait tout enlevé. On se doutait bien que cette mère tendre et sensible ne laisserait pas sa fille dans cet état ; en effet, elle la remeubla, la remit en vêtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette curiosité lui coûtait trop cher pour l’avoir une seconde fois ; et que trois ou quatre visites par an comme celle-là ruineraient ses frères et ses sœurs… C’est là que l’ambition et le luxe sacrifient une portion des familles pour faire à celle qui reste un sort plus avantageux ; c’est la sentine où l’on jette le rebut de la société. Combien de mères comme la mienne expient un crime secret par un autre !
M. Manouri publia un second mémoire qui fit un peu plus d’effet. On sollicita vivement ; j’offris encore à mes sœurs de leur laisser la possession entière et tranquille de la succession de mes parents. Il y eut un moment où mon procès prit le tour le plus favorable, et où j’espérai la liberté ; je n’en fus que plus cruellement trompée ; mon affaire fut plaidée à l’audience et perdue. Toute la communauté en était instruite, que je l’ignorais. C’était un mouvement, un tumulte, une joie, de petits entretiens secrets, des allées, des venues chez la supérieure, et des religieuses les unes chez les autres. J’étais toute tremblante ; je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir ; pas une amie entre les bras de qui j’allasse me jeter. Ô la cruelle matinée que celle du jugement d’un grand procès ! Je voulais prier, je ne pouvais pas ; je me mettais à genoux, je me recueillais, je commençais une oraison, mais bientôt mon esprit était emporté malgré moi au milieu de mes juges : je les voyais, j’entendais les avocats, je m’adressais à eux, j’interrompais le mien, je trouvais ma cause mal défendue. Je ne connaissais aucun des magistrats, cependant je m’en faisais des images de toute espèce ; les unes favorables, les autres sinistres, d’autres indifférentes : j’étais dans une agitation, dans un trouble d’idées qui ne se conçoit pas. Le bruit fit place à un profond silence ; les religieuses ne se parlaient plus ; il me parut qu’elles avaient au chœur la voix plus brillante qu’à l’ordinaire, du moins celles qui chantaient ; les autres ne chantaient point ; au sortir de l’office elles se retirèrent en silence. Je me persuadais que l’attente les inquiétait autant que moi : mais l’après-midi, le bruit et le mouvement reprirent subitement de tout côté ; j’entendis des portes s’ouvrir, se refermer, des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent bas. Je mis l’oreille à ma serrure ; mais il me parut qu’on se taisait en passant, et qu’on marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que j’avais perdu mon procès, je n’en doutai pas un instant. Je me mis à tourner dans ma cellule sans parler ; j’étouffais, je ne pouvais me plaindre, je croisais mes bras sur ma tête, je m’appuyais le front tantôt contre un mur, tantôt contre l’autre ; je voulais me reposer sur mon lit, mais j’en étais empêchée par un battement de cœur : il est sûr que j’entendais battre mon cœur, et qu’il faisait soulever mon vêtement. J’en étais là lorsqu’on me vint dire que l’on me demandait. Je descendis, je n’osais avancer. Celle qui m’avait avertie était si gaie, que je pensai que la nouvelle que l’on m’apportait ne pouvait être que fort triste : j’allai pourtant. Arrivée à la porte du parloir, je m’arrêtai tout court, et je me jetai dans le recoin des deux murs ; je ne pouvais me soutenir ; cependant j’entrai. Il n’y avait personne ; j’attendis ; on avait empêché celui qui m’avait fait appeler de paraître avant moi ; on se doutait bien que c’était un émissaire de mon avocat ; on voulait savoir ce qui se passerait entre nous ; on s’était rassemblé pour entendre. Lorsqu’il se montra, j’étais assise, la tête penchée sur mon bras, et appuyée contre les barreaux de la grille.
« C’est de la part de M. Manouri, me dit-il.
— C’est, lui répondis-je, pour m’apprendre que j’ai perdu mon procès.
— Madame, je n’en sais rien ; mais il m’a donné cette lettre ; il avait l’air affligé quand il m’en a chargé ; et je suis venu à toute bride, comme il me l’a recommandé.
— Donnez… »
Il me tendit la lettre, et je la pris sans me déplacer et sans le regarder ; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme j’étais. Cependant cet homme me demanda : « N’y a-t-il point de réponse ?
— Non, lui dis-je, allez. »
Il s’en alla ; et je gardai la même place, ne pouvant me remuer ni me résoudre à sortir.
Il n’est permis en couvent ni d’écrire, ni de recevoir des lettres sans la permission de la supérieure ; on lui remet et celles qu’on reçoit, et celles qu’on écrit : il fallait donc lui porter la mienne. Je me mis en chemin pour cela ; je crus que je n’arriverais jamais : un patient, qui sort du cachot pour aller entendre sa condamnation, ne marche ni plus lentement, ni plus abattu. Cependant me voilà à sa porte. Les religieuses m’examinaient de loin ; elles ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La supérieure était avec quelques autres religieuses ; je m’en aperçus au bas de leurs robes, car je n’osai lever les yeux ; je lui présentai ma lettre d’une main vacillante ; elle la prit, la lut et me la rendit. Je m’en retournai dans ma cellule ; je me jetai sur mon lit, ma lettre à côté de moi, et j’y restai sans la lire, sans me lever pour aller dîner, sans faire aucun mouvement jusqu’à l’office de l’après-midi. À trois heures et demie, la cloche m’avertit de descendre. Il y avait déjà quelques religieuses d’arrivées ; la supérieure était à l’entrée du chœur ; elle m’arrêta, m’ordonna de me mettre à genoux en dehors ; le reste de la communauté entra, et la porte se ferma. Après l’office, elles sortirent toutes ; je les laissai passer ; je me levai pour les suivre la dernière : je commençai dès ce moment à me condamner à tout ce qu’on voudrait : on venait de m’interdire l’église, je m’interdis de moi-même le réfectoire et la récréation. J’envisageais ma condition de tous les côtés, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes talents et dans ma soumission. Je me serais contentée de l’espèce d’oubli où l’on me laissa durant plusieurs jours. J’eus quelques visites, mais celle de M. Manouri fut la seule qu’on me permit de recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, précisément comme j’étais quand je reçus son émissaire, la tête posée sur les bras, et les bras appuyés contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il n’osait ni me regarder, ni me parler.
« Madame, me dit-il, sans se déranger, je vous ai écrit ; vous avez lu ma lettre ?
— Je l’ai reçue, mais je ne l’ai pas lue.
— Vous ignorez donc…
— Non, monsieur, je n’ignore rien, j’ai deviné mon sort, et j’y suis résignée.
— Comment en use-t-on avec vous ?
— On ne songe pas encore à moi ; mais le passé m’apprend ce que l’avenir me prépare. Je n’ai qu’une consolation, c’est que, privée de l’espérance qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que j’ai déjà souffert ; je mourrai. La faute que j’ai commise n’est pas de celles qu’on pardonne en religion. Je ne demande point à Dieu d’amollir le cœur de celles à la discrétion desquelles il lui plaît de m’abandonner, mais de m’accorder la force de souffrir, de me sauver du désespoir, et de m’appeler à lui promptement.
— Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez été ma propre sœur que je n’aurais pas mieux fait… »
Cet homme a le cœur sensible.
« Madame, ajouta-t-il, si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi. Je verrai le premier président, j’en suis considéré ; je verrai les grands vicaires et l’archevêque.
— Monsieur, ne voyez personne, tout est fini.
— Mais si l’on pouvait vous faire changer de maison ?
— Il y a trop d’obstacles.
— Mais quels sont donc ces obstacles ?
— Une permission difficile à obtenir, une dot nouvelle à faire ou l’ancienne à retirer de cette maison ; et puis, que trouverai-je dans un autre couvent ? Mon cœur inflexible, des supérieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas meilleures qu’ici, les mêmes devoirs, les mêmes peines. Il vaut mieux que j’achève ici mes jours ; ils y seront plus courts.
— Mais, madame, vous avez intéressé beaucoup d’honnêtes gens, la plupart sont opulents : on ne vous arrêtera pas ici, quand vous sortirez sans rien emporter.
— Je le crois.
— Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-être de celles qui restent.
— Mais ces honnêtes gens, ces gens opulents ne pensent plus à moi, et vous les trouverez bien froids lorsqu’il s’agira de me doter à leurs dépens. Pourquoi voulez-vous qu’il soit plus facile aux gens du monde de tirer du cloître une religieuse sans vocation, qu’aux personnes pieuses d’y en faire entrer une bien appelée ? Dote-t-on facilement ces dernières ? Eh ! monsieur, tout le monde s’est retiré depuis la perte de mon procès ; je ne vois plus personne.
— Madame, chargez-moi seulement de cette affaire ; j’y serai plus heureux.
— Je ne demande rien, je n’espère rien, je ne m’oppose à rien, le seul ressort qui me restait est brisé. Si je pouvais seulement me promettre que Dieu me changeât, et que les qualités de l’état religieux succédassent dans mon âme à l’espérance de le quitter, que j’ai perdue… Mais cela ne se peut ; ce vêtement s’est attaché à ma peau, à mes os, et ne m’en gêne que davantage. Ah ! quel sort ! être religieuse à jamais, et sentir qu’on ne sera jamais que mauvaise religieuse ! passer toute sa vie à se frapper la tête contre les barreaux de sa prison ! »
En cet endroit je me mis à pousser des cris ; je voulais les étouffer, mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit :
« Madame, oserais-je vous faire une question ?
— Faites, monsieur.
— Une douleur aussi violente n’aurait-elle pas quelque motif secret ?
— Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens là que je la hais, je sens que je la haïrai toujours. Je ne saurais m’assujettir à toutes les misères qui remplissent la journée d’une recluse : c’est un tissu de puérilités que je méprise ; j’y serais faite, si j’avais pu m’y faire ; j’ai cherché cent fois à m’en imposer, à me briser là-dessus ; je ne saurais. J’ai envié, j’ai demandé à Dieu l’heureuse imbécillité d’esprit de mes compagnes ; je ne l’ai point obtenue, il ne me l’accordera pas. Je fais tout mal, je dis tout de travers, le défaut de vocation perce dans toutes mes actions, on le voit ; j’insulte à tout moment à la vie monastique ; on appelle orgueil mon inaptitude ; on s’occupe à m’humilier ; les fautes et les punitions se multiplient à l’infini, et les journées se passent à mesurer des yeux la hauteur des murs.
— Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose.
— Monsieur, ne tentez rien.
— Il faut changer de maison, je m’en occuperai. Je viendrai vous revoir ; j’espère qu’on ne vous célera pas ; vous aurez incessamment de mes nouvelles. Soyez sûre que, si vous y consentez, je réussirai à vous tirer d’ici. Si l’on en usait trop sévèrement avec vous, ne me le laissez pas ignorer. »
Il était tard quand M. Manouri s’en alla. Je retournai dans ma cellule. L’office du soir ne tarda pas à sonner : j’arrivai des premières ; je laissai passer les religieuses, et je me tins pour dit qu’il fallait demeurer à la porte ; en effet, la supérieure la ferma sur moi. Le soir, à souper, elle me fit signe en entrant de m’asseoir à terre au milieu du réfectoire ; j’obéis, et l’on ne me servit que du pain et de l’eau ; j’en mangeai un peu, que j’arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint conseil ; toute la communauté fut appelée à mon jugement ; et l’on me condamna à être privée de récréation, à entendre pendant un mois l’office à la porte du chœur, à manger à terre au milieu du réfectoire, à faire amende honorable trois jours de suite, à renouveler ma prise d’habit et mes vœux, à prendre le cilice, à jeûner de deux jours l’un, et à me macérer après l’office du soir tous les vendredis. J’étais à genoux, le voile baissé, tandis que cette sentence m’était prononcée.
Dès le lendemain, la supérieure vint dans ma cellule avec une religieuse qui portait sur son bras un cilice et cette robe d’étoffe grossière dont on m’avait revêtue lorsque je fus conduite dans le cachot. J’entendis ce que cela signifiait ; je me déshabillai, ou plutôt on m’arracha mon voile, on me dépouilla ; et je pris cette robe. J’avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules ; et tout mon vêtement se réduisait à ce cilice que l’on me donna, à une chemise très-dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusqu’aux pieds. Ce fut ainsi que je restai vêtue pendant la journée, et que je comparus à tous les exercices.
Le soir, lorsque je fus retirée dans ma cellule, j’entendis qu’on s’en approchait en chantant les litanies ; c’était toute la maison rangée sur deux lignes. On entra, je me présentai ; on me passa une corde au cou ; on me mit dans la main une torche allumée et une discipline dans l’autre. Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur consacré à sainte Marie : on était venu en chantant à voix basse, on s’en retourna en silence. Quand je fus arrivée à ce petit oratoire, qui était éclairé de deux lumières, on m’ordonna de demander pardon à Dieu et à la communauté du scandale que j’avais donné ; la religieuse qui me conduisait me disait tout bas ce qu’il fallait que je répétasse, et je le répétai mot à mot. Après cela on m’ôta la corde, on me déshabilla jusqu’à la ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars sur mes épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit dans la main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l’on commença le Miserere. Je compris ce que l’on attendait de moi, et je l’exécutai. Le Miserere fini, la supérieure me fit une courte exhortation ; on éteignit les lumières, les religieuses se retirèrent, et je me rhabillai.
Quand je fus rentrée dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes aux pieds ; j’y regardai ; ils étaient tout ensanglantés des coupures de morceaux de verre que l’on avait eu la méchanceté de répandre sur mon chemin.
Je fis amende honorable de la même manière, les deux jours suivants ; seulement le dernier, on ajouta un psaume au Miserere.
Le quatrième jour, on me rendit l’habit de religieuse, à peu près avec la même cérémonie qu’on le prend à cette solennité quand elle est publique.
Le cinquième, je renouvelai mes vœux. J’accomplis pendant un mois le reste de la pénitence qu’on m’avait imposée, après quoi je rentrai à peu près dans l’ordre commun de la communauté : je repris ma place au chœur et au réfectoire, et je vaquai à mon tour aux différentes fonctions de la maison. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur cette jeune amie qui s’intéressait à mon sort ! elle me parut presque aussi changée que moi ; elle était d’une maigreur à effrayer ; elle avait sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et les yeux presque éteints.
« Sœur Ursule, lui dis-je tout bas, qu’avez-vous ? — Ce que j’ai ! me répondit-elle ; je vous aime, et vous me le demandez ! il était temps que votre supplice finît, j’en serais morte. »
Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je n’avais pas eu les pieds blessés, c’était elle qui avait eu l’attention de balayer furtivement les corridors, et de rejeter à droite et à gauche les morceaux de verre. Les jours où j’étais condamnée à jeûner au pain et à l’eau, elle se privait d’une partie de sa portion qu’elle enveloppait d’un linge blanc, et qu’elle jetait dans ma cellule. On avait tiré au sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort était tombé sur elle ; elle eut la fermeté d’aller trouver la supérieure, et de lui protester qu’elle se résoudrait plutôt à mourir qu’à cette infâme et cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille était d’une famille considérée ; elle jouissait d’une pension forte qu’elle employait au gré de la supérieure ; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de café, une religieuse qui prit sa place. Je n’oserais penser que la main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne ; elle est devenue folle, et elle est enfermée ; mais la supérieure vit, gouverne, tourmente et se porte bien.
Il était impossible que ma santé résistât à de si longues et de si dures épreuves ; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la sœur Ursule montra bien toute l’amitié qu’elle avait pour moi ; je lui dois la vie. Ce n’était pas un bien qu’elle me conservait, elle me le disait quelquefois elle-même : cependant il n’y avait sorte de services qu’elle ne me rendît les jours qu’elle était d’infirmerie ; les autres jours je n’étais pas négligée, grâce à l’intérêt qu’elle prenait à moi, et aux petites récompenses qu’elle distribuait à celles qui me veillaient, selon que j’en avais été plus ou moins satisfaite. Elle avait demandé à me garder la nuit, et la supérieure le lui avait refusé, sous prétexte qu’elle était trop délicate pour suffire à cette fatigue : ce fut un véritable chagrin pour elle. Tous ses soins n’empêchèrent point les progrès du mal ; je fus réduite à toute extrémité ; je reçus les derniers sacrements. Quelques moments auparavant je demandai à voir la communauté assemblée, ce qui me fut accordé. Les religieuses entourèrent mon lit, la supérieure était au milieu d’elles ; ma jeune amie occupait mon chevet, et me tenait une main qu’elle arrosait de ses larmes. On présuma que j’avais quelque chose à dire, on me souleva, et l’on me soutint sur mon séant à l’aide de deux oreillers. Alors, m’adressant à la supérieure, je la priai de m’accorder sa bénédiction et l’oubli des fautes que j’avais commises ; je demandai pardon à toutes mes compagnes du scandale que je leur avais donné. J’avais fait apporter à côté de moi une infinité de bagatelles, ou qui paraient ma cellule, ou qui étaient à mon usage particulier, et je priai la supérieure de me permettre d’en disposer ; elle y consentit, et je les donnai à celles qui lui avaient servi de satellites lorsqu’on m’avait jetée dans le cachot. Je fis approcher la religieuse qui m’avait conduite par la corde le jour de mon amende honorable, et je lui dis en l’embrassant et en lui présentant mon rosaire et mon christ : « Chère sœur, souvenez-vous de moi dans vos prières, et soyez sûre que je ne vous oublierai pas devant Dieu… » Et pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas prise dans ce moment ? J’allais à lui sans inquiétude. C’est un si grand bonheur ! et qui est-ce qui peut se le promettre deux fois ? qui sait ce que je serai au dernier moment ? il faut pourtant que j’y vienne. Puisse Dieu renouveler encore mes peines, et me l’accorder aussi tranquille que je l’avais ! Je voyais les cieux ouverts, et ils l’étaient, sans doute ; car la conscience alors ne trompe pas, et elle me promettait une félicité éternelle.
Après avoir été administrée, je tombai dans une espèce de léthargie ; on désespéra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps me tâter le pouls ; je sentais des mains se promener sur mon visage, et j’entendais différentes voix qui disaient, comme dans le lointain : « Il remonte… Son nez est froid… Elle n’ira pas à demain… Le rosaire et le christ vous resteront… » Et une autre voix courroucée qui disait : « Éloignez-vous, éloignez-vous ; laissez-la mourir en paix ; ne l’avez-vous pas assez tourmentée ?… » Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque je sortis de cette crise, et que je rouvris les yeux, de me trouver entre les bras de mon amie. Elle ne m’avait point quittée ; elle avait passé la nuit à me secourir, à répéter les prières des agonisants, à me faire baiser le christ et à l’approcher de ses lèvres, après l’avoir séparé des miennes. Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un profond soupir, que c’était le dernier ; et elle se mit à jeter des cris et à m’appeler son amie ; à dire : « Mon Dieu, ayez pitié d’elle et de moi ! Mon Dieu, recevez son âme ! Chère amie ! quand vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de sœur Ursule… » Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main.
M. Bouvard[11] arriva dans ce moment ; c’est le médecin de la maison ; cet homme est habile, à ce qu’on dit, mais il est despote, orgueilleux et dur. Il écarta mon amie avec violence ; il me tâta le pouls et la peau ; il était accompagné de la supérieure et de ses favorites. Il fit quelques questions monosyllabiques sur ce qui s’était passé ; il répondit : « Elle s’en tirera. » Et regardant la supérieure, à qui ce mot ne plaisait pas : « Oui, madame, lui dit-il, elle s’en tirera ; la peau est bonne, la fièvre est tombée, et la vie commence à poindre dans les yeux. »
À chacun de ces mots, la joie se déployait sur le visage de mon amie ; et sur celui de la supérieure et de ses compagnes je ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal.
« Monsieur, lui dis-je, je ne demande pas à vivre.
— Tant pis, » me répondit-il ; puis il ordonna quelque chose, et sortit. On dit que pendant ma léthargie, j’avais dit plusieurs fois : « Chère mère, je vais donc vous joindre ! je vous dirai tout. » C’était apparemment à mon ancienne supérieure que je m’adressais, je n’en doute pas. Je ne donnai son portrait à personne, je désirais de l’emporter avec moi sous la tombe.
Le pronostic de M. Bouvard se vérifia ; la fièvre diminua, des sueurs abondantes achevèrent de l’emporter ; et l’on ne douta plus de ma guérison : je guéris en effet, mais j’eus une convalescence très-longue. Il était dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines qu’il est possible d’éprouver. Il y avait eu de la malignité dans ma maladie ; la sœur Ursule ne m’avait presque point quittée. Lorsque je commençais à prendre des forces, les siennes se perdirent, ses digestions se dérangèrent, elle était attaquée l’après-midi de défaillances qui duraient quelquefois un quart d’heure : dans cet état, elle était comme morte, sa vue s’éteignait, une sueur froide lui couvrait le front, et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues ; ses bras, sans mouvement, pendaient à ses côtés. On ne la soulageait un peu qu’en la délaçant et qu’en relâchant ses vêtements. Quand elle revenait de cet évanouissement, sa première idée était de me chercher à ses côtés, et elle m’y trouvait toujours ; quelquefois même, lorsqu’il lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle promenait sa main autour d’elle sans ouvrir les yeux. Cette action était si peu équivoque, que quelques religieuses s’étant offertes à cette main qui tâtonnait, et n’en étant pas reconnues, parce qu’alors elle retombait sans mouvement, elles me disaient : « Sœur Suzanne, c’est à vous qu’elle en veut, approchez-vous donc… » Je me jetais à ses genoux, j’attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posée jusqu’à la fin de son évanouissement ; quand il était fini, elle me disait : « Eh bien ! sœur Suzanne, c’est moi qui m’en irai, et c’est vous qui resterez ; c’est moi qui la reverrai la première, je lui parlerai de vous, elle ne m’entendra pas sans pleurer. S’il y a des larmes amères, il en est aussi de bien douces, et si l’on aime là-haut, pourquoi n’y pleurerait-on pas ? » Alors elle penchait sa tête sur mon cou ; elle en répandait avec abondance, et elle ajoutait : « Adieu, Sœur Suzanne ; adieu, mon amie ; qui est-ce qui partagera vos peines quand je n’y serai plus ? Qui est-ce qui…? Ah ! chère amie, que je vous plains ! Je m’en vais, je le sens, je m’en vais. Si vous étiez heureuse, combien j’aurais de regret à mourir ! »
Son état m’effrayait. Je parlai à la supérieure. Je voulais qu’on la mît à l’infirmerie, qu’on la dispensât des offices et des autres exercices pénibles de la maison, qu’on appelât un médecin ; mais on me répondit toujours que ce n’était rien, que ces défaillances se passeraient toutes seules ; et la chère sœur Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire à ses devoirs et à suivre la vie commune. Un jour, après les matines, auxquelles elle avait assisté, elle ne parut point. Je pensai qu’elle était bien mal ; l’office du matin fini, je volai chez elle, je la trouvai couchée sur son lit tout habillée ; elle me dit : « Vous voilà, chère amie ? Je me doutais que vous ne tarderiez pas à venir, et je vous attendais. Écoutez-moi. Que j’avais d’impatience que vous vinssiez ! Ma défaillance a été si forte et si longue, que j’ai cru que j’y resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilà la clef de mon oratoire, vous en ouvrirez l’armoire, vous enlèverez une petite planche qui sépare en deux parties le tiroir d’en bas ; vous trouverez derrière cette planche un paquet de papiers ; je n’ai jamais pu me résoudre à m’en séparer, quelque danger que je courusse à les garder, et quelque douleur que je ressentisse à les lire ; hélas ! ils sont presque effacés de mes larmes : quand je ne serai plus, vous les brûlerez… »
Elle était si faible et si oppressée, qu’elle ne put prononcer de suite deux mots de ce discours ; elle s’arrêtait presque à chaque syllabe, et puis elle parlait si bas, que j’avais peine à l’entendre, quoique mon oreille fût presque collée sur sa bouche. Je pris la clef, je lui montrai du doigt l’oratoire, et elle me fit signe de la tête que oui ; ensuite, pressentant que j’allais la perdre, et persuadée que sa maladie était une suite ou de la mienne, ou de la peine qu’elle avait prise, ou des soins qu’elle m’avait donnés, je me mis à pleurer et à me désoler de toute ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains ; je lui demandai pardon : cependant elle était comme distraite, elle ne m’entendait pas ; et une de ses mains se reposait sur mon visage et me caressait ; je crois qu’elle ne me voyait plus, peut-être même me croyait-elle sortie, car elle m’appela.
« Sœur Suzanne ? »
Je lui dis : « Me voilà.
— Quelle heure est-il ?
— Il est onze heures et demie.
— Onze heures et demie ! Allez-vous-en dîner ; allez, vous reviendrez tout de suite… »
Le dîner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus à la porte
elle me rappela ; je revins ; elle fit un effort pour me présenter
ses joues ; je les baisai : elle me prit la main, elle me la tenait
serrée ; il semblait qu’elle ne voulait pas, qu’elle ne pouvait me
quitter : « cependant il le faut, dit-elle en me lâchant, Dieu le
veut ; adieu, sœur Suzanne. Donnez-moi mon crucifix… » Je le
lui mis entre les mains, et je m’en allai.
On était sur le point de sortir de table. Je m’adressai à la supérieure, je lui parlai, en présence de toutes les religieuses, du danger de la sœur Ursule, je la pressai d’en juger par elle-même. « Eh bien ! dit-elle, il faut la voir. » Elle y monta, accompagnée de quelques autres ; je les suivis : elles entrèrent dans sa cellule ; la pauvre sœur n’était plus ; elle était étendue sur son lit, toute vêtue, la tête inclinée sur son oreiller, la bouche entr’ouverte, les yeux fermés, et le christ entre ses mains. La supérieure la regarda froidement, et dit : « Elle est morte. Qui l’aurait crue si proche de sa fin ? C’était une excellente fille : qu’on aille sonner pour elle, et qu’on l’ensevelisse. »
Je restai seule à son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur ; cependant j’enviais son sort. Je m’approchai d’elle, je lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage, dont les traits commençaient à s’altérer ; ensuite je songeai à exécuter ce qu’elle m’avait recommandé. Pour n’être pas interrompue dans cette occupation, j’attendis que tout le monde fût à l’office : j’ouvris l’oratoire, j’abattis la planche et je trouvai un rouleau de papiers assez considérable que je brûlai dès le soir. Cette jeune fille avait toujours été mélancolique ; et je n’ai pas mémoire de l’avoir vue sourire, excepté une fois dans sa maladie.
Me voilà donc seule dans cette maison, dans le monde ; car je ne connaissais pas un être qui s’intéressât à moi. Je n’avais plus entendu parler de l’avocat Manouri ; je présumais, ou qu’il avait été rebuté par les difficultés ; ou que, distrait par des amusements ou par ses occupations, les offres de services qu’il m’avait faites étaient bien loin de sa mémoire, et je ne lui en savais pas très-mauvais gré : j’ai le caractère porté à l’indulgence ; je puis tout pardonner aux hommes, excepté l’injustice, l’ingratitude et l’inhumanité. J’excusais donc l’avocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient montré tant de vivacité dans le cours de mon procès, et pour qui je n’existais plus ; et vous-même, monsieur le marquis, lorsque nos supérieurs ecclésiastiques firent une visite dans la maison.
Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les religieuses, ils se font rendre compte de l’administration temporelle et spirituelle ; et, selon l’esprit qu’ils apportent à leurs fonctions, ils réparent ou ils augmentent le désordre. Je revis donc l’honnête et dur M. Hébert, avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se rappelèrent apparemment l’état déplorable où j’avais autrefois comparu devant eux ; leurs yeux s’humectèrent ; et je remarquai sur leur visage l’attendrissement et la joie. M. Hébert s’assit, et me fit asseoir vis-à-vis de lui ; ses deux compagnons se tinrent debout derrière sa chaise ; leurs regards étaient attachés sur moi. M. Hébert me dit :
« Eh bien ! Suzanne, comment en use-t-on à présent avec vous ? »
Je lui répondis : « Monsieur, on m’oublie.
— Tant mieux.
— Et c’est aussi tout ce que je souhaite : mais j’aurais une grâce importante à vous demander ; c’est d’appeler ici ma mère supérieure.
— Et pourquoi ?
— C’est que, s’il arrive que l’on vous fasse quelque plainte d’elle, elle ne manquera de m’en accuser.
— J’entends ; mais dites-moi toujours ce que vous en savez.
— Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu’elle entende elle-même vos questions et mes réponses.
— Dites toujours.
— Monsieur, vous m’allez perdre.
— Non, ne craignez rien ; de ce jour vous n’êtes plus sous son autorité ; avant la fin de la semaine vous serez transférée à Sainte-Eutrope, près d’Arpajon. Vous avez un bon ami.
— Un bon ami, monsieur ! je ne m’en connais point.
— C’est votre avocat.
— M. Manouri ?
— Lui-même.
— Je ne croyais pas qu’il se souvînt encore de moi.
— Il a vu vos sœurs ; il a vu M. l’archevêque, le premier président, toutes les personnes connues par leur piété ; il vous a fait une dot dans la maison que je viens de vous nommer ; et vous n’avez plus qu’un moment à rester ici. Ainsi, si vous avez connaissance de quelque désordre, vous pouvez m’en instruire sans vous compromettre ; et je vous l’ordonne par la sainte obéissance.
— Je n’en connais point.
— Quoi ! on a gardé quelque mesure avec vous depuis la perte de votre procès ?
— On a cru, et l’on a dû croire que j’avais commis une faute en revenant contre mes vœux ; et l’on m’en a fait demander pardon à Dieu.
— Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoir… »
Et en disant ces mots il secouait la tête, il fronçait les sourcils ; et je conçus qu’il ne tenait qu’à moi de renvoyer à la supérieure une partie des coups de discipline qu’elle m’avait fait donner ; mais ce n’était pas mon dessein. L’archidiacre vit bien qu’il ne saurait rien de moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce qu’il m’avait confié de ma translation à Sainte-Eutrope d’Arpajon.
Comme le bonhomme Hébert marchait seul dans le corridor, ses deux compagnons se retournèrent, et me saluèrent d’un air très-affectueux et très-doux. Je ne sais qui ils sont : mais Dieu veuille leur conserver ce caractère tendre et miséricordieux qui est si rare dans leur état, et qui convient si fort aux dépositaires de la faiblesse de l’homme et aux intercesseurs de la miséricorde de Dieu. Je croyais M. Hébert occupé à consoler, à interroger ou à réprimander quelque autre religieuse, lorsqu’il rentra dans ma cellule. Il me dit :
« D’où connaissez-vous M. Manouri ?
— Par mon procès.
— Qui est-ce qui vous l’a donné ?
— C’est madame la présidente.
— Il a fallu que vous conférassiez souvent avec lui dans le cours de votre affaire ?
— Non, monsieur, je l’ai peu vu.
— Comment l’avez-vous instruit ?
— Par quelques mémoires écrits de ma main.
— Vous avez des copies de ces mémoires ?
— Non, monsieur.
— Qui est-ce qui lui remettait ces mémoires ?
— Madame la présidente.
— Et d’où la connaissiez-vous ?
— Je la connaissais par la sœur Ursule, mon amie et sa
parente.
— Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procès ?
— Une fois.
— C’est bien peu. Il ne vous a point écrit ?
— Non, monsieur.
— Vous ne lui avez point écrit ?
— Non, monsieur.
— Il vous apprendra sans doute ce qu’il a fait pour vous. Je vous ordonne de ne le point voir au parloir ; et s’il vous écrit, soit directement, soit indirectement, de m’envoyer sa lettre sans l’ouvrir ; entendez-vous, sans l’ouvrir. — Oui, monsieur ; et je vous obéirai… »
Soit que la méfiance de M. Hébert me regardât, ou mon bienfaiteur, j’en fus blessée.
M. Manouri vint à Longchamp dans la soirée même : je tins parole à l’archidiacre ; je refusai de lui parler. Le lendemain il m’écrivit par son émissaire ; je reçus sa lettre et je l’envoyai, sans l’ouvrir, à M. Hébert. C’était le mardi, autant qu’il m’en souvient. J’attendais toujours avec impatience l’effet de la promesse de l’archidiacre et des mouvements de M. Manouri. Le mercredi, le jeudi, le vendredi se passèrent sans que j’entendisse parler de rien. Combien ces journées me parurent longues ! Je tremblais qu’il ne fût survenu quelque obstacle qui eût tout dérangé. Je ne recouvrais pas ma liberté, mais je changeais de prison ; et c’est quelque chose. Un premier événement heureux fait germer en nous l’espérance d’un second ; et c’est peut-être là l’origine du proverbe qu’un bonheur ne vient point sans un autre.
Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n’avais pas de peine à supposer que je gagnerais quelque chose à vivre avec d’autres prisonnières ; quelles qu’elles fussent, elles ne pouvaient être ni plus méchantes, ni plus malintentionnées. Le samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement dans la maison ; il faut bien peu de chose pour mettre des têtes de religieuses en l’air. On allait, on venait, on se parlait bas ; les portes des dortoirs s’ouvraient et se fermaient ; c’est, comme vous l’avez pu voir jusqu’ici, le signal des révolutions monastiques. J’étais seule dans ma cellule ; le cœur me battait. J’écoutais à la porte, je regardais par ma fenêtre, je me démenais sans savoir ce que je faisais ; je me disais à moi-même en tressaillant de joie : « C’est moi qu’on vient chercher ; tout à l’heure je n’y serai plus… » et je ne me trompais pas.
Deux figures inconnues se présentèrent à moi ; c’étaient une religieuse et la tourière d’Arpajon : elles m’instruisirent en un mot du sujet de leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui m’appartenait ; je le jetai pêle-mêle dans le tablier de la tourière, qui le mit en paquets. Je ne demandai point à voir la supérieure ; la sœur Ursule n’était plus ; je ne quittais personne. Je descends ; on m’ouvre les portes, après avoir visité ce que j’emportais ; je monte dans un carrosse, et me voilà partie.
L’archidiacre et ses deux jeunes ecclésiastiques, madame la présidente de *** et M. Manouri, s’étaient rassemblés chez la supérieure, où on les avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse m’instruisit de la maison ; et la tourière ajoutait pour refrain à chaque phrase de l’éloge qu’on m’en faisait : « C’est la pure vérité… » Elle se félicitait du choix qu’on avait fait d’elle pour aller me prendre, et voulait être mon amie ; en conséquence elle me confia quelques secrets, et me donna quelques conseils sur ma conduite ; ces conseils étaient apparemment à son usage ; mais ils ne pouvaient être au mien. Je ne sais si vous avez vu le couvent d’Arpajon ; c’est un bâtiment carré, dont un des côtés regarde sur le grand chemin, et l’autre sur la campagne et les jardins. Il y avait à chaque fenêtre de la première façade une, deux, ou trois religieuses ; cette seule circonstance m’en apprit, sur l’ordre qui régnait dans la maison, plus que tout ce que la religieuse et sa compagne ne m’en avaient dit. On connaissait apparemment la voiture où nous étions ; car en un clin d’œil toutes ces têtes voilées disparurent ; et j’arrivai à la porte de ma nouvelle prison. La supérieure vint au-devant de moi, les bras ouverts, m’embrassa, me prit par la main et me conduisit dans la salle de la communauté, où quelques religieuses m’avaient devancée, et où d’autres accoururent.
Cette supérieure s’appelle madame***. Je ne saurais me refuser à l’envie de vous la peindre avant que d’aller plus loin. C’est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements : sa tête n’est jamais assise sur ses épaules ; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vêtement ; sa figure est plutôt bien que mal ; ses yeux, dont l’un, c’est le droit, est plus haut et plus grand que l’autre, sont pleins de feu et distraits : quand elle marche, elle jette ses bras en avant et en arrière. Veut-elle parler ? elle ouvre la bouche, avant que d’avoir arrangé ses idées ; aussi bégaye-t-elle un peu. Est-elle assise ? elle s’agite sur son fauteuil, comme si quelque chose l’incommodait : elle oublie toute bienséance ; elle lève sa guimpe pour se frotter la peau ; elle croise les jambes ; elle vous interroge ; vous lui répondez, et elle ne vous écoute pas ; elle vous parle, et elle se perd, s’arrête tout court, ne sait plus où elle en est, se fâche, et vous appelle grosse bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez sur la voie : elle est tantôt familière jusqu’à tutoyer, tantôt impérieuse et fière jusqu’au dédain ; ses moments de dignité sont courts ; elle est alternativement compatissante et dure ; sa figure décomposée marque tout le décousu de son esprit et toute l’inégalité de son caractère ; aussi l’ordre et le désordre se succédaient-ils dans la maison ; il y avait des jours où tout était confondu, les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses ; où l’on courait dans les chambres les unes des autres ; où l’on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des liqueurs ; où l’office se faisait avec la célérité la plus indécente ; au milieu de ce tumulte le visage de la supérieure change subitement, la cloche sonne ; on se renferme, on se retire, le silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte, et l’on croirait que tout est mort subitement. Une religieuse alors manque-t-elle à la moindre chose ? elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne de se déshabiller et de se donner vingt coups de discipline ; la religieuse obéit, se déshabille, prend sa discipline, et se macère ; mais à peine s’est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue compatissante, lui arrache l’instrument de pénitence, se met à pleurer, dit qu’elle est bien malheureuse d’avoir à punir, lui baise le front, les yeux, la bouche, les épaules ; la caresse, la loue[12]. « Mais, qu’elle a la peau blanche et douce ! le bel embonpoint ! le beau cou ! le beau chignon !… Sœur Sainte-Augustine, mais tu es folle d’être honteuse ; laisse tomber ce linge ; je suis femme, et ta supérieure. Oh ! la belle gorge ! qu’elle est ferme ! et je souffrirais que cela fût déchiré par des pointes ? Non, non, il n’en sera rien » Elle la baise encore, la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est très-mal avec ces femmes-là ; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou déplaira, ce qu’il faut éviter ou faire ; il n’y a rien de réglé ; ou l’on est servi à profusion, ou l’on meurt de faim ; l’économie de la maison s’embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou négligées ; on est toujours trop près ou trop loin des supérieures de ce caractère ; il n’y a ni vraie distance, ni mesure ; on passe de la disgrâce à la faveur, et de la faveur à la disgrâce, sans qu’on sache pourquoi. Voulez-vous que je vous donne, dans une petite chose, un exemple général de son administration ? Deux fois l’année, elle courait de cellule en cellule, et faisait jeter par les fenêtres toutes les bouteilles de liqueur qu’elle y trouvait, et quatre jours après, elle-même en renvoyait à la plupart de ses religieuses. Voilà celle à qui j’avais fait le vœu solennel d’obéissance ; car nous portons nos vœux d’une maison dans une autre[13].
J’entrai avec elle ; elle me conduisait en me tenant embrassée par le milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains et de confitures. Le grave archidiacre commença mon éloge, qu’elle interrompit par : « On a eu tort, on a eu tort, je le sais… » Le grave archidiacre voulut continuer ; et la supérieure l’interrompit par : « Comment s’en sont-elles défaites ? C’est la modestie et la douceur même, on dit qu’elle est remplie de talents… » Le grave archidiacre voulut reprendre ses derniers mots ; la supérieure l’interrompit encore, en me disant bas à l’oreille : « Je vous aime à la folie ; et quand ces pédants-là seront sortis, je ferai venir nos sœurs, et vous nous chanterez un petit air, n’est-ce pas ?… » Il me prit une envie de rire. Le grave M. Hébert fut un peu déconcerté ; ses deux jeunes compagnons souriaient de son embarras et du mien. Cependant M. Hébert revint à son caractère et à ses manières accoutumées, lui ordonna brusquement de s’asseoir, et lui imposa silence. Elle s’assit ; mais elle n’était pas à son aise ; elle se tourmentait à sa place, elle se grattait la tête, elle rajustait son vêtement où il n’était pas dérangé ; elle bâillait ; et cependant l’archidiacre pérorait sensément sur la maison que j’avais quittée, sur les désagréments que j’avais éprouvés, sur celle où j’entrais, sur les obligations que j’avais aux personnes qui m’avaient servie. En cet endroit je regardai M. Manouri, il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus générale ; le silence pénible imposé à la supérieure cessa. Je m’approchai de M. Manouri, je le remerciai des services qu’il m’avait rendus ; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon attendrissement, car j’étais vraiment touchée, un mélange de larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je ne l’aurais pu faire. Sa réponse ne fut pas plus arrangée que mon discours ; il fut aussi troublé que moi. Je ne sais ce qu’il me disait ; mais j’entendais, qu’il serait trop récompensé s’il avait adouci la rigueur de mon sort ; qu’il se ressouviendrait de ce qu’il avait fait, avec plus de plaisir encore que moi ; qu’il était bien fâché que ses occupations, qui l’attachaient au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter souvent le cloître d’Arpajon ; mais qu’il espérait de monsieur l’archidiacre et de madame la supérieure la permission de s’informer de ma santé et de ma situation.
L’archidiacre n’entendit pas cela ; mais la supérieure répondit : « Monsieur, tant que vous voudrez ; elle fera tout ce qui lui plaira ; nous tâcherons de réparer ici les chagrins qu’on lui a donnés… » Et puis tout bas à moi : « Mon enfant, tu as donc bien souffert ? Mais comment ces créatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter ? J’ai connu ta supérieure ; nous avons été pensionnaires ensemble à Port-Royal, c’était la bête noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir ; tu me raconteras tout cela…. » Et en disant ces mots, elle prenait une de mes mains qu’elle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes ecclésiastiques me firent aussi leur compliment. Il était tard ; M. Manouri prit congé de nous ; l’archidiacre et ses compagnons allèrent chez M.***, seigneur d’Arpajon, où ils étaient invités, et je restai seule avec la supérieure ; mais ce ne fut pas pour longtemps : toutes les religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent pêle-mêle : en un instant je me vis entourée d’une centaine de personnes. Je ne savais à qui entendre ni à qui répondre ; c’étaient des figures de toute espèce et des propos de toutes couleurs ; cependant je discernai qu’on n’était mécontent ni de mes réponses ni de ma personne.
Quand cette conférence importune eut duré quelque temps, et que la première curiosité eut été satisfaite, la foule diminua ; la supérieure écarta le reste, et elle vint elle-même m’installer dans ma cellule. Elle m’en fit les honneurs à sa mode ; elle me montrait l’oratoire, et disait : « C’est là que ma petite amie priera Dieu ; je veux qu’on lui mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blessés. Il n’y a point d’eau bénite dans ce bénitier ; cette sœur Dorothée oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil ; voyez s’il vous sera commode… »
Et tout en parlant ainsi, elle m’assit, me pencha la tête sur le dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla à la fenêtre, pour s’assurer que les châssis se levaient et se baissaient facilement : à mon lit, et elle en tira et retira les rideaux, pour voir s’ils fermaient bien. Elle examina les couvertures : « Elles sont bonnes. » Elle prit le traversin, et le faisant bouffer, elle disait : « Chère tête sera fort bien là-dessus ; ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communauté ; ces matelas sont bons… » Cela fait, elle vient à moi, m’embrasse, et me quitte. Pendant cette scène je disais en moi-même : « Ô la folle créature ! » Et je m’attendais à de bons et de mauvais jours.
Je m’arrangeai dans ma cellule ; j’assistai à l’office du soir, au souper, à la récréation qui suivit. Quelques religieuses s’approchèrent de moi, d’autres s’en éloignèrent ; celles-là comptaient sur ma protection auprès de la supérieure ; celles-ci étaient déjà alarmées de la prédilection qu’elle m’avait accordée. Ces premiers moments se passèrent en éloges réciproques, en questions sur la maison que j’avais quittée, en essais de mon caractère, de mes inclinations, de mes goûts, de mon esprit : on vous tâte partout ; c’est une suite de petites embûches qu’on vous tend, et d’où l’on tire les conséquences les plus justes. Par exemple, on jette un mot de médisance, et l’on vous regarde ; on entame une histoire, et l’on attend que vous en demandiez la suite, ou que vous la laissiez ; si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiqu’on sache bien qu’il n’en est rien ; on vous loue ou l’on vous blâme à dessein ; on cherche à démêler vos pensées les plus secrètes ; on vous interroge sur vos lectures ; on vous offre des livres sacrés et profanes ; on remarque votre choix ; on vous invite à de légères infractions de la règle ; on vous fait des confidences, on vous jette des mots sur les travers de la supérieure : tout se recueille et se redit ; on vous quitte, on vous reprend ; on sonde vos sentiments sur les mœurs, sur la piété, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur tout. Il résulte de ces expériences réitérées une épithète qui vous caractérise, et qu’on attache en surnom à celui que vous portez ; ainsi je fus appelée Sainte-Suzanne la réservée.
Le premier soir, j’eus la visite de la supérieure ; elle vint à mon déshabiller ; ce fut elle qui m’ôta mon voile et ma guimpe, et qui me coiffa de nuit : ce fut elle qui me déshabilla. Elle me tint cent propos doux, et me fit mille caresses qui m’embarrassèrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je n’y entendais rien ni elle non plus ; à présent même que j’y réfléchis, qu’aurions-nous pu y entendre ? Cependant j’en parlai à mon directeur, qui traita cette familiarité, qui me paraissait innocente et qui me le paraît encore, d’un ton fort sérieux, et me défendit gravement de m’y prêter davantage. Elle me baisa le cou, les épaules, les bras ; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au lit ; elle releva mes couvertures d’un et d’autre côté, me baisa les yeux, tira mes rideaux et s’en alla. J’oubliais de vous dire qu’elle supposa que j’étais fatiguée, et qu’elle me permit de rester au lit tant que je voudrais. J’usai de sa permission ; c’est, je crois, la seule bonne nuit que j’aie passée dans le cloître ; et si, je n’en suis presque jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, j’entendis frapper doucement à ma porte ; j’étais encore couchée ; je répondis, on entra ; c’était une religieuse qui me dit, d’assez mauvaise humeur, qu’il était tard, et que la mère supérieure me demandait. Je me levai, je m’habillai à la hâte, et j’allai.
« Bonjour, mon enfant, me dit-elle ; avez-vous bien passé la nuit ? Voilà du café qui vous attend depuis une heure ; je crois qu’il sera bon ; dépêchez-vous de le prendre, et puis après nous causerons… »
Et tout en disant cela elle étendait un mouchoir sur la table, en déployait un autre sur moi, versait le café, et le sucrait. Les autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je déjeunais, elle m’entretint de mes compagnes, me les peignit selon son aversion ou son goût, me fit mille amitiés, mille questions sur la maison que j’avais quittée, sur mes parents, sur les désagréments que j’avais eus ; loua, blâma à sa fantaisie, n’entendit jamais ma réponse jusqu’au bout. Je ne la contredis point ; elle fut contente de mon esprit, de mon jugement et de ma discrétion. Cependant il vint une religieuse, puis une autre, puis une troisième, puis une quatrième, une cinquième ; on parla des oiseaux de la mère, celle-ci des tics de la sœur, celle-là de tous les petits ridicules des absentes ; on se mit en gaieté. Il y avait une épinette dans un coin de la cellule, j’y posai les doigts par distraction ; car, nouvelle arrivée dans la maison, et ne connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne m’amusait guère ; et quand j’aurais été plus au fait, cela ne m’aurait pas amusée davantage. Il faut trop d’esprit pour bien plaisanter ; et puis, qui est-ce qui n’a point un ridicule ? Tandis que l’on riait, je faisais des accords ; peu à peu j’attirai l’attention. La supérieure vint à moi, et me frappant un petit coup sur l’épaule : « Allons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous ; joue d’abord, et puis après tu chanteras. » Je fis ce qu’elle me disait, j’exécutai quelques pièces que j’avais dans les doigts ; je préludai de fantaisie ; et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville.
« Voilà qui est fort bien, me dit la supérieure ; mais nous avons de la sainteté à l’église tant qu’il nous plaît : nous sommes seules ; celles-ci sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes ; chante-nous quelque chose de plus gai. »
Quelques-unes des religieuses dirent : « Mais elle ne sait peut-être que cela ; elle est fatiguée de son voyage ; il faut la ménager ; en voilà bien assez pour une fois.
— Non, non, dit la supérieure, elle s’accompagne à merveille, elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne l’ai pas laide ; cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilité que de force et d’étendue), je ne la tiendrai quitte qu’elle ne nous ait dit autre chose. »
J’étais un peu offensée du propos des religieuses ; je répondis à la supérieure que cela n’amusait plus les sœurs.
« Mais cela m’amuse encore, moi. »
Je me doutais de cette réponse. Je chantai donc une chansonnette assez délicate ; et toutes battirent des mains, me louèrent, m’embrassèrent, me caressèrent, m’en demandèrent une seconde ; petites minauderies fausses, dictées par la réponse de la supérieure ; il n’y en avait presque pas une là qui ne m’eût ôté ma voix et rompu les doigts, si elle l’avait pu. Celles qui n’avaient peut-être entendu de musique de leur vie, s’avisèrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que déplaisants, qui ne prirent point auprès de la supérieure.
« Taisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je veux qu’elle vienne ici tous les jours ; j’ai su un peu de clavecin autrefois, et je veux qu’elle m’y remette.
— Ah ! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n’a pas tout oublié…
— Très-volontiers, cède-moi ta place… »
Elle préluda, elle joua des choses folles, bizarres, décousues comme ses idées ; mais je vis, à travers tous les défauts de son exécution, qu’elle avait la main infiniment plus légère que moi. Je le lui dis, car j’aime à louer, et j’ai rarement perdu l’occasion de le faire avec vérité ; cela est si doux ! Les religieuses s’éclipsèrent les unes après les autres, et je restai presque seule avec la supérieure à parler musique. Elle était assise ; j’étais debout ; elle me prenait les mains, et elle me disait en les serrant : « Mais outre qu’elle joue bien, c’est qu’elle a les plus jolis doigts du monde ; voyez donc, sœur Thérèse… » Sœur Thérèse baissait les yeux, rougissait et bégayait ; cependant, que j’eusse les doigts jolis ou non, que la supérieure eût tort ou raison de l’observer, qu’est-ce que cela faisait à cette sœur ? La supérieure m’embrassait par le milieu du corps ; et elle trouvait que j’avais la plus jolie taille. Elle m’avait tirée à elle ; elle me fit asseoir sur ses genoux ; elle me relevait la tête avec les mains, et m’invitait à la regarder ; elle louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint : je ne répondais rien, j’avais les yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses comme une idiote. Sœur Thérèse était distraite, inquiète, se promenait à droite et à gauche, touchait à tout sans avoir besoin de rien, ne savait que faire de sa personne, regardait par la fenêtre, croyait avoir entendu frapper à la porte ; et la supérieure lui dit : « Sainte-Thérèse, tu peux t’en aller si tu t’ennuies.
— Madame, je ne m’ennuie pas.
— C’est que j’ai mille choses à demander à cette enfant.
— Je le crois.
— Je veux savoir toute son histoire ; comment réparerai-je les peines qu’on lui a faites, si je les ignore ? Je veux qu’elle me les raconte sans rien omettre ; je suis sûre que j’en aurai le cœur déchiré, et que j’en pleurerai ; mais n’importe : Sainte-Suzanne, quand est-ce que je saurai tout ?
— Madame, quand vous l’ordonnerez.
— Je t’en prierais tout à l’heure, si nous en avions le temps. Quelle heure est-il ?… »
Sœur Thérèse répondit : « Madame, il est cinq heures, et les vêpres vont sonner.
— Qu’elle commence toujours.
— Mais, madame, vous m’aviez promis un moment de consolation avant vêpres. J’ai des pensées qui m’inquiètent ; je voudrais bien ouvrir mon cœur à maman. Si je vais à l’office sans cela, je ne pourrai prier, je serai distraite.
— Non, non, dit la supérieure, tu es folle avec tes idées. Je gage que je sais ce que c’est ; nous en parlerons demain.
— Ah ! chère mère, dit sœur Thérèse, en se jetant aux pieds de la supérieure et en fondant en larmes, que ce soit tout à l’heure.
— Madame, dis-je à la supérieure, en me levant de sur ses genoux où j’étais restée, accordez à ma sœur ce qu’elle vous demande ; ne laissez pas durer sa peine ; je vais me retirer ; j’aurai toujours le temps de satisfaire l’intérêt que vous voulez bien prendre à moi ; et quand vous aurez entendu ma sœur Thérèse, elle ne souffrira plus… »
Je fis un mouvement vers la porte pour sortir ; la supérieure me retenait d’une main ; sœur Thérèse, à genoux, s’était emparée de l’autre, la baisait et pleurait ; et la supérieure lui disait :
« En vérité, Sainte-Thérèse, tu es bien incommode avec tes inquiétudes ; je te l’ai déjà dit, cela me déplaît, cela me gêne ; je ne veux pas être gênée.
— Je le sais, mais je ne suis pas maîtresse de mes sentiments, je voudrais et je ne saurais… »
Cependant je m’étais retirée, et j’avais laissé avec la supérieure la jeune sœur. Je ne pus m’empêcher de la regarder à l’église ; il lui restait de l’abattement et de la tristesse ; nos yeux se rencontrèrent plusieurs fois ; et il me sembla qu’elle avait de la peine à soutenir mon regard. Pour la supérieure, elle s’était assoupie dans sa stalle.
L’office fut dépêché en un clin d’œil : le chœur n’était pas, à ce qu’il me parut, l’endroit de la maison où l’on se plaisait le plus. On en sortit avec la vitesse et le babil d’une troupe d’oiseaux qui s’échapperaient de leur volière ; et les sœurs se répandirent les unes chez les autres, en courant, en riant, en parlant ; la supérieure se renferma dans sa cellule, et la sœur Thérèse s’arrêta sur la porte de la sienne, m’épiant comme si elle eût été curieuse de savoir ce que je deviendrais. Je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la sœur Thérèse ne se referma que quelque temps après, et se referma doucement. Il me vint en idée que cette jeune fille était jalouse de moi, et qu’elle craignait que je ne lui ravisse la place qu’elle occupait dans les bonnes grâces et l’intimité de la supérieure. Je l’observai plusieurs jours de suite ; et lorsque je me crus suffisamment assurée de mon soupçon par ses petites colères, ses puériles alarmes, sa persévérance à me suivre à la piste, à m’examiner, à se trouver entre la supérieure et moi, à briser nos entretiens, à déprimer mes qualités, à faire sortir mes défauts ; plus encore à sa pâleur, à sa douleur, à ses pleurs, au dérangement de sa santé, et même de son esprit, je l’allai trouver et je lui dis : « Chère amie, qu’avez-vous ? »
Elle ne me répondit pas ; ma visite la surprit et l’embarrassa ; elle ne savait ni que dire, ni que faire.
« Vous ne me rendez pas assez de justice ; parlez-moi vrai, vous craignez que je n’abuse du goût que notre mère a pris pour moi ; que je ne vous éloigne de son cœur. Rassurez-vous ; cela n’est pas dans mon caractère : si j’étais jamais assez heureuse pour obtenir quelque empire sur son esprit…
— Vous aurez tout celui qu’il vous plaira ; elle vous aime ; elle fait aujourd’hui pour vous précisément ce qu’elle a fait pour moi dans les commencements.
— Eh bien ! soyez sûre que je ne me servirai de la confiance qu’elle m’accordera, que pour vous rendre plus chérie.
— Et cela dépendra-t-il de vous ?
— Et pourquoi cela n’en dépendrait-il pas ? »
Au lieu de me répondre, elle se jeta à mon cou, et elle me dit en soupirant : « Ce n’est pas votre faute, je le sais bien, je me le dis à tout moment ; mais promettez-moi…
— Que voulez-vous que je vous promette ?
— Que…
— Achevez ; je ferai tout ce qui dépendra de moi. »
Elle hésita, se couvrit les yeux de ses mains, et me dit d’une voix si basse qu’à peine je l’entendais : « Que vous la verrez le moins souvent que vous pourrez… »
Cette demande me parut si étrange, que je ne pus m’empêcher de lui répondre : « Et que vous importe que je voie souvent ou rarement notre supérieure ? Je ne suis point fâchée que vous la voyiez sans cesse, moi. Vous ne devez pas être plus fâchée que j’en fasse autant ; ne suffit-il pas que je vous proteste que je ne vous nuirai auprès d’elle, ni à vous, ni à personne ? »
Elle ne me répondit que par ces mots qu’elle prononça d’une manière douloureuse, en se séparant de moi, et en se jetant sur son lit : « Je suis perdue !
— Perdue ! Et pourquoi ? Mais il faut que vous me croyiez la plus méchante créature qui soit au monde ! »
Nous en étions là lorsque la supérieure entra. Elle avait passé à ma cellule ; elle ne m’y avait point trouvée ; elle avait parcouru presque toute la maison inutilement ; il ne lui vint pas en pensée que j’étais chez sœur Sainte-Thérèse. Lorsqu’elle l’eut appris par celles qu’elle avait envoyées à ma découverte, elle accourut. Elle avait un peu de trouble dans le regard et sur son visage ; mais toute sa personne était si rarement ensemble ! Sainte-Thérèse était en silence, assise sur son lit, moi debout. Je lui dis : « Ma chère mère, je vous demande pardon d’être venue ici sans votre permission.
— Il est vrai, me répondit-elle, qu’il eût été mieux de la demander.
— Mais cette chère sœur m’a fait compassion ; j’ai vu qu’elle était en peine.
— Et de quoi ?
— Vous le dirai-je ? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas ? C’est une délicatesse qui fait tant d’honneur à son âme, et qui marque si vivement son attachement pour vous. Les témoignages de bonté que vous m’avez donnés, ont alarmé sa tendresse ; elle a craint que je n’obtinsse dans votre cœur la préférence sur elle ; ce sentiment de jalousie, si honnête d’ailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chère mère, était, à ce qu’il m’a semblé, devenu cruel pour ma sœur, et je la rassurais. »
La supérieure, après m’avoir écoutée, prit un air sévère et imposant, et lui dit :
« Sœur Thérèse, je vous ai aimée, et je vous aime encore ; je n’ai point à me plaindre de vous, et vous n’aurez point à vous plaindre de moi ; mais je ne saurais souffrir ces prétentions exclusives. Défaites-vous-en, si vous craignez d’éteindre ce qui me reste d’attachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la sœur Agathe… » Puis, se tournant vers moi, elle me dit : « C’est cette grande brune que vous voyez au chœur vis-à-vis de moi. » (Car je me répandais si peu ; il y avait si peu de temps que j’étais à la maison ; j’étais si nouvelle, que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) Elle ajouta : « Je l’aimais, lorsque sœur Thérèse entra ici, et que je commençai à la chérir. Elle eut les mêmes inquiétudes ; elle fit les mêmes folies : je l’en avertis ; elle ne se corrigea point, et je fus obligée d’en venir à des voies sévères qui ont duré trop longtemps, et qui sont très-contraires à mon caractère ; car elles vous diront toutes que je suis bonne, et que je ne punis jamais qu’à contre-cœur… »
Puis s’adressant à Sainte-Thérèse, elle ajouta : « Mon enfant, je ne veux point être gênée, je vous l’ai déjà dit ; vous me connaissez ; ne me faites point sortir de mon caractère… » Ensuite elle me dit, en s’appuyant d’une main sur mon épaule : « Venez, Sainte-Suzanne ; reconduisez-moi. »
Nous sortîmes. Sœur Thérèse voulut nous suivre ; mais la supérieure détournant la tête négligemment par-dessus mon épaule, lui dit d’un ton de despotisme : « Rentrez dans votre cellule, et n’en sortez pas que je ne vous le permette… » Elle obéit, ferma sa porte avec violence, et s’échappa en quelques discours qui firent frémir la supérieure ; je ne sais pourquoi, car ils n’avaient pas de sens ; je vis sa colère, et je lui dis : « Chère mère, si vous avez quelque bonté pour moi, pardonnez à ma sœur Thérèse ; elle a la tête perdue, elle ne sait ce qu’elle dit, elle ne sait ce qu’elle fait.
— Que je lui pardonne ! Je le veux bien ; mais que me donnerez-vous ?
— Ah ! chère mère, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui vous plût et qui vous apaisât ? »
Elle baissa les yeux, rougit et soupira ; en vérité, c’était comme un amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment sur moi, comme si elle eût défailli : « Approchez votre front, que je le baise… » Je me penchai, et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sitôt qu’une religieuse avait fait quelque faute, j’intercédais pour elle, et j’étais sûre d’obtenir sa grâce par quelque faveur innocente ; c’était toujours un baiser ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les bras, mais plus souvent sur la bouche ; elle trouvait que j’avais l’haleine pure, les dents blanches, et les lèvres fraîches et vermeilles.
En vérité je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges qu’elle me donnait : si c’était mon front, il était blanc, uni et d’une forme charmante ; si c’étaient mes yeux, ils étaient brillants ; si c’étaient mes joues, elles étaient vermeilles et douces ; si c’étaient mes mains, elles étaient petites et potelées ; si c’était ma gorge, elle était d’une fermeté de pierre et d’une forme admirable ; si c’étaient mes bras, il était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds ; si c’était mon cou, aucune des sœurs ne l’avait mieux fait et d’une beauté plus exquise et plus rare : que sais-je tout ce qu’elle me disait ! Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges ; j’en rabattais beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me regardant de la tête aux pieds, avec un air de complaisance que je n’ai jamais vu à aucune autre femme, elle me disait : « Non, c’est le plus grand bonheur que Dieu l’ait appelée dans la retraite ; avec cette figure-là, dans le monde, elle aurait damné autant d’hommes qu’elle en aurait vu, et elle se serait damnée avec eux. Dieu fait bien tout ce qu’il fait. »
Cependant nous nous avancions vers sa cellule ; je me disposais à la quitter ; mais elle me prit par la main et me dit : « Il est trop tard pour commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp ; mais entrez, vous me donnerez une petite leçon de clavecin. »
Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, préparé un livre, approché une chaise ; car elle était vive. Je m’assis. Elle pensa que je pourrais avoir froid ; elle détacha de dessus les chaises un coussin qu’elle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds, qu’elle mit dessus ; ensuite je jouai quelques pièces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti : cependant elle avait levé un coin de mon linge de cou, sa main était placée sur mon épaule nue, et l’extrémité de ses doigts posée sur ma gorge. Elle soupirait ; elle paraissait oppressée, son haleine s’embarrassait ; la main qu’elle tenait sur mon épaule d’abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, comme si elle eût été sans force et sans vie ; et sa tête tombait sur la mienne. En vérité cette folle-là était d’une sensibilité incroyable, et avait le goût le plus vif pour la musique ; je n’ai jamais connu personne sur qui elle eût produit des effets aussi singuliers.
Nous nous amusions ainsi d’une manière aussi simple que douce, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit avec violence ; j’en eus frayeur, et la supérieure aussi : c’était cette extravagante de Sainte-Thérèse : son vêtement était en désordre, ses yeux étaient troublés ; elle nous parcourait l’une et l’autre avec l’attention la plus bizarre ; les lèvres lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint à elle, et se jeta aux pieds de la supérieure ; je joignis ma prière à la sienne, et j’obtins encore son pardon ; mais la supérieure lui protesta, de la manière la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des fautes de cette nature, et nous sortîmes toutes deux ensemble.
En retournant dans nos cellules, je lui dis : « Chère sœur, prenez garde, vous indisposerez notre mère ; je ne vous abandonnerai pas ; mais vous userez mon crédit auprès d’elle ; et je serai désespérée de ne pouvoir plus rien ni pour vous ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos idées ? »
Point de réponse.
« Que craignez-vous de moi ? »
Point de réponse.
« Est-ce que notre mère ne peut pas nous aimer également toutes deux ?
— Non, non, me répondit-elle avec violence, cela ne se peut ; bientôt je lui répugnerai, et j’en mourrai de douleur. Ah ! pourquoi êtes-vous venue ici ? vous n’y serez pas heureuse longtemps, j’en suis sûre ; et je serai malheureuse pour toujours.
— Mais, lui dis-je, c’est un grand malheur, je le sais, que d’avoir perdu la bienveillance de sa supérieure ; mais j’en connais un plus grand, c’est de l’avoir mérité : vous n’avez rien à vous reprocher.
— Ah ! plût à Dieu !
— Si vous vous accusez en vous-même de quelque faute, il faut la réparer ; et le moyen le plus sûr, c’est d’en supporter patiemment la peine.
— Je ne saurais ; je ne saurais ; et puis, est-ce à elle à m’en punir !
— À elle, sœur Thérèse, à elle ! Est-ce qu’on parle ainsi d’une supérieure ? Cela n’est pas bien ; vous vous oubliez. Je suis sûre que cette faute est plus grave qu’aucune de celles que vous vous reprochez.
— Ah ! plût à Dieu ! me dit-elle encore, plût à Dieu !… » et nous nous séparâmes ; elle pour aller se désoler dans sa cellule, moi pour aller rêver dans la mienne à la bizarrerie des têtes de femmes.
Voilà l’effet de la retraite. L’homme est né pour la société ; séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s’élèveront dans son cœur ; des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce ; dans un cloître, où l’idée de nécessité se joint à celle de servitude, c’est pis encore. On sort d’une forêt, on ne sort plus d’un cloître ; on est libre dans la forêt, on est esclave dans le cloître. Il faut peut-être plus de force d’âme encore pour résister à la solitude qu’à la misère ; la misère avilit, la retraite déprave. Vaut-il mieux vivre dans l’abjection que dans la folie ? C’est ce que je n’oserais décider ; mais il faut éviter l’une et l’autre.
Je voyais croître de jour en jour la tendresse que la supérieure avait conçue pour moi. J’étais sans cesse dans sa cellule, ou elle était dans la mienne ; pour la moindre indisposition, elle m’ordonnait l’infirmerie, elle me dispensait des offices, elle m’envoyait coucher de bonne heure, ou m’interdisait l’oraison du matin. Au chœur, au réfectoire, à la récréation, elle trouvait moyen de me donner des marques d’amitié ; au chœur s’il se rencontrait un verset qui contînt quelque sentiment affectueux et tendre, elle le chantait en me l’adressant, ou elle me regardait s’il était chanté par une autre ; au réfectoire, elle m’envoyait toujours quelque chose de ce qu’on lui servait d’exquis ; à la récréation, elle m’embrassait par le milieu du corps, elle me disait les choses les plus douces et les plus obligeantes ; on ne lui faisait aucun présent que je ne le partageasse : chocolat, sucre, café, liqueurs, tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fût ; elle avait déparé sa cellule d’estampes, d’ustensiles, de meubles et d’une infinité de choses agréables ou commodes, pour en orner la mienne ; je ne pouvais presque pas m’en absenter un moment, qu’à mon retour je ne me trouvasse enrichie de quelques dons. J’allais l’en remercier chez elle, et elle en ressentait une joie qui ne peut s’exprimer ; elle m’embrassait, me caressait, me prenait sur ses genoux, m’entretenait des choses les plus secrètes de la maison, et se promettait, si je l’aimais, une vie mille fois plus heureuse que celle qu’elle aurait passée dans le monde. Après cela elle s’arrêtait, me regardait avec des yeux attendris, et me disait : « Sœur Suzanne, m’aimez-vous ?
— Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer ? Il faudrait que j’eusse l’âme bien ingrate.
— Cela est vrai.
— Vous avez tant de bonté.
— Dites de goût pour vous… »
Et en prononçant ces mots, elle baissait les yeux ; la main dont elle me tenait embrassée me serrait plus fortement ; celle qu’elle avait appuyée sur mon genou pressait davantage ; elle m’attirait sur elle ; mon visage se trouvait placé sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa chaise, elle tremblait ; on eût dit qu’elle avait à me confier quelque chose, et qu’elle n’osait, elle versait des larmes, et puis elle me disait : « Ah ! sœur Suzanne, vous ne m’aimez pas !
— Je ne vous aime pas, chère mère !
— Non.
— Et dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour vous le prouver.
— Il faudrait que vous le devinassiez.
— Je cherche, je ne devine rien. »
Cependant elle avait levé son linge de cou, et avait mis une de mes mains sur sa gorge ; elle se taisait, je me taisais aussi ; elle paraissait goûter le plus grand plaisir. Elle m’invitait à lui baiser le front, les joues, les yeux et la bouche ; et je lui obéissais : je ne crois pas qu’il y eût du mal à cela ; cependant son plaisir s’accroissait ; et comme je ne demandais pas mieux que d’ajouter à son bonheur d’une manière innocente, je lui baisais encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main qu’elle avait posée sur mon genou se promenait sur tous mes vêtements, depuis l’extrémité de mes pieds jusqu’à ma ceinture, me pressant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre ; elle m’exhortait en bégayant, et d’une voix altérée et basse, à redoubler mes caresses, je les redoublais ; enfin il vint un moment, je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, où elle devint pâle comme la mort ; ses yeux se fermèrent, tout son corps se tendit avec violence, ses lèvres se pressèrent d’abord, elles étaient humectées comme d’une mousse légère ; puis sa bouche s’entr’ouvrit, et elle me parut mourir en poussant un profond soupir. Je me levai brusquement ; je crus qu’elle se trouvait mal ; je voulais sortir, appeler. Elle entr’ouvrit faiblement les yeux, et me dit d’une voix éteinte : « Innocente ! ce n’est rien ; qu’allez-vous faire ? arrêtez… » Je la regardai avec des yeux hébétés, incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les yeux ; elle ne pouvait plus parler du tout ; elle me fit signe d’approcher et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi ; je craignais, je tremblais, le cœur me palpitait, j’avais de la peine à respirer, je me sentais troublée, oppressée, agitée, j’avais peur ; il me semblait que les forces m’abandonnaient et que j’allais défaillir ; cependant je ne saurais dire que ce fût de la peine que je ressentisse. J’allais près d’elle ; elle me fit signe encore de la main de m’asseoir sur ses genoux ; je m’assis ; elle était comme morte, et moi comme si j’allais mourir. Nous demeurâmes assez longtemps l’une et l’autre dans cet état singulier. Si quelque religieuse fût survenue, en vérité elle eût été bien effrayée ; elle aurait imaginé, ou que nous nous étions trouvées mal, ou que nous nous étions endormies. Cependant cette bonne supérieure, car il est impossible d’être si sensible et de n’être pas bonne, me parut revenir à elle. Elle était toujours renversée sur sa chaise ; ses yeux étaient toujours fermés, mais son visage s’était animé des plus belles couleurs : elle prenait une de mes mains qu’elle baisait, et moi je lui disais : « Ah ! chère mère, vous m’avez bien fait peur… » Elle sourit doucement, sans ouvrir les yeux. « Mais est-ce que vous n’avez pas souffert ?
— Non.
— Je l’ai cru.
— L’innocente ! ah ! la chère innocente ! qu’elle me plaît ! »
En disant ces mots, elle se releva, se remit sur sa chaise, me prit à brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de force, puis elle me dit : « Quel âge avez-vous ?
— Je n’ai pas encore vingt ans.
— Cela ne se conçoit pas.
— Chère mère, rien n’est plus vrai.
— Je veux savoir toute votre vie ; vous me la direz ?
— Oui, chère mère.
— Toute ?
— Toute.
— Mais on pourrait venir ; allons nous mettre au clavecin : vous me donnerez leçon. »
Nous y allâmes ; mais je ne sais comment cela se fit ; les mains me tremblaient, le papier ne me montrait qu’un amas confus de notes ; je ne pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se mit à rire, elle prit ma place, mais ce fut pis encore ; à peine pouvait-elle soutenir ses bras.
« Mon enfant, me dit-elle, je vois que tu n’es guère en état de me montrer ni moi d’apprendre ; je suis un peu fatiguée, il faut que je me repose, adieu. Demain, sans plus tarder, je veux savoir tout ce qui s’est passé dans cette chère petite âme-là ; adieu… »
Les autres fois, quand je sortais, elle m’accompagnait jusqu’à sa porte, elle me suivait des yeux tout le long du corridor jusqu’à la mienne ; elle me jetait un baiser avec les mains, et ne rentrait chez elle que quand j’étais rentrée chez moi ; cette fois-ci, à peine se leva-t-elle ; ce fut tout ce qu’elle put faire que de gagner le fauteuil qui était à côté de son lit ; elle s’assit, pencha la tête sur son oreiller, me jeta le baiser avec les mains ; ses yeux se fermèrent, et je m’en allai.
Ma cellule était presque vis-à-vis la cellule de Sainte-Thérèse ; la sienne était ouverte ; elle m’attendait, elle m’arrêta et me dit :
« Ah ! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre mère ?
— Oui, lui dis-je.
— Vous y êtes demeurée longtemps ?
— Autant qu’elle l’a voulu.
— Ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis.
— Je ne vous ai rien promis.
— Oseriez-vous me dire ce que vous y avez fait ?… »
Quoique ma conscience ne me reprochât rien, je vous avouerai cependant, monsieur le marquis, que sa question me troubla ; elle s’en aperçut, elle insista, et je lui répondis : « Chère sœur, peut-être ne m’en croiriez-vous pas ; mais vous en croirez peut-être notre chère mère, et je la prierai de vous en instruire.
— Ma chère Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacité, gardez-vous-en bien ; vous ne voulez pas me rendre malheureuse ; elle ne me le pardonnerait jamais ; vous ne la connaissez pas : elle est capable de passer de la plus grande sensibilité jusqu’à la férocité ; je ne sais pas ce que je deviendrais. Promettez-moi de ne lui rien dire.
— Vous le voulez ?
— Je vous le demande à genoux. Je suis désespérée, je vois bien qu’il faut me résoudre ; je me résoudrai. Promettez-moi de ne lui rien dire… »
Je la relevai, je lui donnai ma parole ; elle y compta, elle eut raison ; et nous nous renfermâmes, elle dans sa cellule, moi dans la mienne.
Rentrée chez moi, je me trouvai rêveuse ; je voulus prier, et je ne le pus pas ; je cherchai à m’occuper ; je commençai un ouvrage que je quittai pour un autre, que je quittai pour un autre encore ; mes mains s’arrêtaient d’elles-mêmes, et j’étais comme imbécile ; jamais je n’avais rien éprouvé de pareil. Mes yeux se fermèrent d’eux-mêmes ; je fis un petit sommeil, quoique je ne dorme jamais le jour. Réveillée, je m’interrogeai sur ce qui s’était passé entre la supérieure et moi, je m’examinai ; je crus entrevoir en examinant encore… mais c’était des idées si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi. Le résultat de mes réflexions, c’est que c’était peut-être une maladie à laquelle elle était sujette ; puis il m’en vint une autre, c’est que peut-être cette maladie se gagnait, que Sainte-Thérèse l’avait prise, et que je la prendrais aussi.
Le lendemain, après l’office du matin, notre supérieure me dit : « Sainte-Suzanne, c’est aujourd’hui que j’espère savoir tout ce qui vous est arrivé ; venez… »
J’allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil à côté de son lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse ; je la dominais un peu, parce que je suis plus grande, et que j’étais plus élevée. Elle était si proche de moi, que mes deux genoux étaient entrelacés dans les siens, et elle était accoudée sur son lit. Après un petit moment de silence, je lui dis :
« Quoique je sois bien jeune, j’ai bien eu de la peine ; il y aura bientôt vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout, et si vous aurez le cœur de l’entendre ; peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp, peines partout ; chère mère, par où voulez-vous que je commence ?
— Par les premières.
— Mais, lui dis-je, chère mère, cela sera bien long et bien triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.
— Ne crains rien ; j’aime à pleurer : c’est un état délicieux pour une âme tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois aimer à pleurer aussi ; tu essuieras mes larmes, j’essuierai les tiennes, et peut-être nous serons heureuses au milieu du récit de tes souffrances ; qui sait jusqu’où l’attendrissement peut nous mener ?… » Et en prononçant ces derniers mots, elle me regarda de bas en haut avec des yeux déjà humides ; elle me prit les deux mains ; elle s’approcha de moi plus près encore, en sorte qu’elle me touchait et que je la touchais.
« Raconte, mon enfant, dit-elle ; j’attends, je me sens les dispositions les plus pressantes à m’attendrir ; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux… »
Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l’écrire. Je ne saurais vous dire l’effet qu’il produisit sur elle, les soupirs qu’elle poussa, les pleurs qu’elle versa, les marques d’indignation qu’elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp ; je serais bien fâchée qu’il leur arrivât la plus petite partie des maux qu’elle leur souhaita ; je ne voudrais pas avoir arraché un cheveu de la tête de mon plus cruel ennemi. De temps en temps elle m’interrompait, elle se levait, elle se promenait, puis elle se rasseyait à sa place ; d’autres fois elle levait les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tête entre mes genoux. Quand je lui parlai de ma scène du cachot, de celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris ; quand je fus à la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps penché sur son lit, le visage caché dans sa couverture et les bras étendus au-dessus de sa tête ; et moi, je lui disais : « Chère mère, je vous demande pardon de la peine que je vous ai causée ; je vous en avais prévenue, mais c’est vous qui l’avez voulu… » Et elle ne me répondait que par ces mots :
« Les méchantes créatures ! les horribles créatures ! Il n’y a que dans les couvents où l’humanité puisse s’éteindre à ce point. Lorsque la haine vient à s’unir à la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus où les choses seront portées. Heureusement je suis douce ; j’aime toutes mes religieuses ; elles ont pris, les unes plus, les autres moins de mon caractère, et toutes elles s’aiment entre elles. Mais comment cette faible santé a-t-elle pu résister à tant de tourments ? Comment tous ces petits membres n’ont-ils pas été brisés ? Comment toute cette machine délicate n’a-t-elle pas été détruite ? Comment l’éclat de ces yeux ne s’est-il pas éteint dans les larmes ? Les cruelles ! serrer ces bras avec des cordes !… » Et elle me prenait les bras, et elle les baisait. « Noyer de larmes ces yeux !… » Et elle les baisait. « Arracher la plainte et le gémissement de cette bouche !… » Et elle la baisait. « Condamner ce visage charmant et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse !… » Et elle le baisait. « Faner les roses de ces joues !… » Et elle les flattait de la main et les baisait. « Déparer cette tête ! arracher ces cheveux ! charger ce front de souci !… » Et elle baisait ma tête, mon front, mes cheveux… « Oser entourer ce cou d’une corde, et déchirer ces épaules avec des pointes aiguës !… » Et elle écartait mon linge de cou et de tête ; elle entr’ouvrait le haut de ma robe ; mes cheveux tombaient épars sur mes épaules découvertes ; ma poitrine était à demi nue, et ses baisers se répandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et sur ma poitrine à demi nue.
Je m’aperçus alors, au tremblement qui la saisissait, au trouble de son discours, à l’égarement de ses yeux et de ses mains, à son genou qui se pressait entre les miens, à l’ardeur dont elle me serrait et à la violence dont ses bras m’enlaçaient, que sa maladie ne tarderait pas à la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi ; mais j’étais saisie d’une frayeur, d’un tremblement et d’une défaillance qui me vérifiaient le soupçon que j’avais eu que son mal était contagieux.
Je lui dis : « Chère mère, voyez dans quel désordre vous m’avez mise ! si l’on venait…
— Reste, reste, me dit-elle d’une voix oppressée ; on ne viendra pas… »
Cependant je faisais effort pour me lever et m’arracher d’elle, et je lui disais : « Chère mère, prenez garde, voilà votre mal qui va vous prendre. Souffrez que je m’éloigne… »
Je voulais m’éloigner ; je le voulais, cela est sûr ; mais je ne le pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se dérobaient sous moi. Elle était assise, j’étais debout, elle m’attirait, je craignis de tomber sur elle et de la blesser ; je m’assis sur le bord de son lit et je lui dis :
« Chère mère, je ne sais ce que j’ai, je me trouve mal.
— Et moi aussi, me dit-elle ; mais repose-toi un moment, cela passera, ce ne sera rien… »
En effet, ma supérieure reprit du calme, et moi aussi. Nous étions l’une et l’autre abattues ; moi, la tête penchée sur son oreiller ; elle, la tête posée sur un de mes genoux, le front placé sur une de mes mains. Nous restâmes quelques moments dans cet état ; je ne sais ce qu’elle pensait ; pour moi, je ne pensais à rien, je ne le pouvais, j’étais d’une faiblesse qui m’occupait tout entière. Nous gardions le silence, lorsque la supérieure le rompit la première ; elle me dit : « Suzanne, il m’a paru par ce que vous m’avez dit de votre première supérieure qu’elle vous était fort chère.
— Beaucoup.
— Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle était mieux aimée de vous… Vous ne me répondez pas ?
— J’étais malheureuse, elle adoucissait mes peines.
— Mais d’où vient votre répugnance pour la vie religieuse ? Suzanne, vous ne m’avez pas tout dit.
— Pardonnez-moi, madame.
— Quoi ! il n’est pas possible, aimable comme vous l’êtes, car, mon enfant, vous l’êtes beaucoup, vous ne savez pas combien, que personne ne vous l’ait dit.
— On me l’a dit.
— Et celui qui vous le disait ne vous déplaisait pas ?
— Non.
— Et vous vous êtes pris de goût pour lui ?
— Point du tout.
— Quoi ! votre cœur n’a jamais rien senti ?
— Rien.
— Quoi ! ce n’est pas une passion, ou secrète ou désapprouvée de vos parents, qui vous a donné de l’aversion pour le couvent ? Confiez-moi cela ; je suis indulgente.
— Je n’ai, chère mère, rien à vous confier là-dessus.
— Mais, encore une fois, d’où vient votre répugnance pour la vie religieuse ?
— De la vie même. J’en hais les devoirs, les occupations, la retraite, la contrainte ; il me semble que je suis appelée à autre chose.
— Mais à quoi cela vous semble-t-il ?
— À l’ennui qui m’accable ; je m’ennuie.
— Ici même ?
— Oui, chère mère ; ici même, malgré toute la bonté que vous avez pour moi.
— Mais, est-ce que vous éprouvez en vous-même des mouvements, des désirs ?
— Aucun.
— Je le crois ; vous me paraissez d’un caractère tranquille.
— Assez.
— Froid, même.
— Je ne sais.
— Vous ne connaissez pas le monde ?
— Je le connais peu.
— Quel attrait peut-il donc avoir pour vous ?
— Cela ne m’est pas bien expliqué ; mais il faut pourtant qu’il en ait.
— Est-ce la liberté que vous regrettez ?
— C’est cela, et peut-être beaucoup d’autres choses.
— Et ces autres choses, quelles sont-elles ? Mon amie, parlez-moi à cœur ouvert ; voudriez-vous être mariée ?
— Je l’aimerais mieux que d’être ce que je suis ; cela est certain.
— Pourquoi cette préférence ?
— Je l’ignore.
— Vous l’ignorez ? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur vous la présence d’un homme ?
— Aucune ; s’il a de l’esprit et qu’il parle bien, je l’écoute avec plaisir ; s’il est d’une belle figure, je le remarque.
— Et votre cœur est tranquille ?
— Jusqu’à présent, il est resté sans émotion.
— Quoi ! lorsqu’ils ont attaché leurs regards animés sur les vôtres, vous n’avez pas ressenti…
— Quelquefois de l’embarras ; ils me faisaient baisser les yeux.
— Et sans aucun trouble ?
— Aucun.
— Et vos sens ne vous disaient rien ?
— Je ne sais ce que c’est que le langage des sens.
— Ils en ont un, cependant.
— Cela se peut.
— Et vous ne le connaissez pas ?
— Point du tout.
— Quoi ! vous… C’est un langage bien doux ; et voudriez-vous le connaître ?
— Non, chère mère ; à quoi cela me servirait-il ?
— À dissiper votre ennui.
— À l’augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage des sens, sans objet ?
— Quand on parle, c’est toujours à quelqu’un ; cela vaut mieux sans doute que de s’entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout à fait sans plaisir.
— Je n’entends rien à cela.
— Si tu voulais, chère enfant, je te deviendrais plus claire.
— Non, chère mère, non. Je ne sais rien ; et j’aime mieux ne rien savoir, que d’acquérir des connaissances qui me rendraient peut-être plus à plaindre que je ne le suis. Je n’ai point de désirs, et je n’en veux point chercher que je ne pourrais satisfaire.
— Et pourquoi ne le pourrais-tu pas ?
— Et comment le pourrais-je ?
— Comme moi.
— Comme vous ! Mais il n’y a personne dans cette maison.
— J’y suis, chère amie ; vous y êtes.
— Eh bien ! que vous suis-je ? que m’êtes-vous ?
— Qu’elle est innocente !
— Oh ! il est vrai, chère mère, que je le suis beaucoup, et que j’aimerais mieux mourir que de cesser de l’être. »
Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fâcheux pour elle, mais ils la firent tout à coup changer de visage ; elle devint sérieuse, embarrassée ; sa main, qu’elle avait posée sur un de mes genoux, cessa d’abord de le presser, et puis se retira ; elle tenait ses yeux baissés.
Je lui dis : « Ma chère mère, qu’est-ce qui m’est arrivé ? Est-ce qu’il me serait échappé quelque chose qui vous aurait offensée ? Pardonnez-moi. J’use de la liberté que vous m’avez accordée ; je n’étudie rien de ce que j’ai à vous dire ; et puis, quand je m’étudierais, je ne dirais pas autrement, peut-être plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si étrangères ! Pardonnez-moi… »
En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour de son cou, et je posai ma tête sur son épaule. Elle jeta les deux siens autour de moi, et me serra fort tendrement. Nous demeurâmes ainsi quelques instants ; ensuite, reprenant sa tendresse et sa sérénité, elle me dit : « Suzanne, dormez-vous bien ?
— Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps.
— Vous endormez-vous tout de suite ?
— Assez communément.
— Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, à quoi pensez-vous ?
— À ma vie passée, à celle qui me reste ; ou je prie Dieu, ou je pleure ; que sais-je ?
— Et le matin, quand vous vous éveillez de bonne heure ?
— Je me lève.
— Tout de suite ?
— Tout de suite.
— Vous n’aimez donc pas à rêver ?
— Non.
— À vous reposer sur votre oreiller ?
— Non.
— À jouir de la douce chaleur du lit ?
— Non.
— Jamais ?… »
Elle s’arrêta à ce mot, et elle eut raison ; ce qu’elle avait à me demander n’était pas bien, et peut-être ferai-je beaucoup plus mal de le dire, mais j’ai résolu de ne rien celer. « … Jamais vous n’avez été tentée de regarder, avec complaisance, combien vous êtes belle ?
— Non, chère mère. Je ne sais pas si je suis si belle que vous le dites ; et puis, quand je le serais, c’est pour les autres qu’on est belle, et non pour soi.
— Jamais vous n’avez pensé à promener vos mains sur cette belle gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et si blanches ?
— Oh ! pour cela, non ; il y a du péché à cela ; et si cela m’était arrivé, je ne sais comment j’aurais fait pour l’avouer à confesse… »
Je ne sais ce que nous dîmes encore, lorsqu’on vint l’avertir qu’on la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dépit, et qu’elle aurait mieux aimé continuer de causer avec moi, quoique ce que nous disions ne valût guère la peine d’être regretté ; cependant nous nous séparâmes.
Jamais la communauté n’avait été plus heureuse que depuis que j’y étais entrée. La supérieure paraissait avoir perdu l’inégalité de son caractère ; on disait que je l’avais fixée. Elle donna même en ma faveur plusieurs jours de récréation, et ce qu’on appelle des fêtes ; ces jours on est un peu mieux servi qu’à l’ordinaire ; les offices sont plus courts, et tout le temps qui les sépare est accordé à la récréation. Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi.
La scène que je viens de peindre fut suivie d’un grand nombre d’autres semblables que je néglige. Voici la suite de la précédente.
L’inquiétude commençait à s’emparer de la supérieure ; elle perdait sa gaieté, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le monde dormait et que la maison était dans le silence, elle se leva ; après avoir erré quelque temps dans les corridors, elle vint à ma cellule. J’ai le sommeil léger, je crus la reconnaître. Elle s’arrêta. En s’appuyant le front apparemment contre ma porte, elle fit assez de bruit pour me réveiller, si j’avais dormi. Je gardai le silence ; il me sembla que j’entendais une voix qui se plaignait, quelqu’un qui soupirait : j’eus d’abord un léger frisson, ensuite je me déterminai à dire Ave. Au lieu de me répondre, on s’éloignait à pas léger. On revint quelque temps après ; les plaintes et les soupirs recommencèrent ; je dis encore Ave, et l’on s’éloigna pour la seconde fois. Je me rassurai, et je m’endormis. Pendant que je dormais, on entra, on s’assit à côté de mon lit ; mes rideaux étaient entr’ouverts ; on tenait une petite bougie dont la lumière m’éclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir ; ce fut du moins ce que j’en jugeai à son attitude, lorsque j’ouvris les yeux ; et cette personne, c’était la supérieure.
Je me levai subitement ; elle vit ma frayeur ; elle me dit : « Suzanne, rassurez-vous ; c’est moi… » Je me remis la tête sur mon oreiller, et je lui dis : « Chère mère, que faites-vous ici à l’heure qu’il est ? Qu’est-ce qui peut vous avoir amenée ? Pourquoi ne dormez-vous pas ?
— Je ne saurais dormir, me répondit-elle ; je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent ; à peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon imagination ; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing, la corde au cou ; je crois qu’elles vont disposer de votre vie ; je frissonne, je tremble ; une sueur froide se répand sur tout mon corps ; je veux aller à votre secours ; je pousse des cris, je m’éveille, et c’est inutilement que j’attends que le sommeil revienne. Voilà ce qui m’est arrivé cette nuit ; j’ai craint que le ciel ne m’annonçât quelque malheur arrivé à mon amie ; je me suis levée, je me suis approchée de votre porte, j’ai écouté ; il m’a semblé que vous ne dormiez pas ; vous avez parlé, je me suis retirée ; je suis revenue, vous avez encore parlé, et je me suis encore éloignée ; je suis revenue une troisième fois ; et lorsque j’ai cru que vous dormiez, je suis entrée. Il y a déjà quelque temps que je suis à côté de vous, et que je crains de vous éveiller : j’ai balancé d’abord si je tirerais vos rideaux ; je voulais m’en aller, crainte de troubler votre repos ; mais je n’ai pu résister au désir de voir si ma chère Suzanne se portait bien ; je vous ai regardée : que vous êtes belle à voir, même quand vous dormez !
— Ma chère mère, que vous êtes bonne !
— J’ai pris du froid ; mais je sais que je n’ai rien à craindre de fâcheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre main. »
Je la lui donnai.
« Que son pouls est tranquille ! qu’il est égal ! rien ne l’émeut.
— J’ai le sommeil assez paisible.
— Que vous êtes heureuse !
— Chère mère, vous continuerez de vous refroidir.
— Vous avez raison ; adieu, belle amie, adieu, je m’en vais. »
Cependant elle ne s’en allait point, elle continuait à me regarder ; deux larmes coulèrent de ses yeux. « Chère mère, lui dis-je, qu’avez-vous ? vous pleurez ; que je suis fâchée de vous avoir entretenue de mes peines !… » À l’instant elle ferma ma porte, elle éteignit sa bougie, et elle se précipita sur moi. Elle me tenait embrassée ; elle était couchée sur ma couverture à côté de moi ; son visage était collé sur le mien, ses larmes mouillaient mes joues ; elle soupirait, et elle me disait d’une voix plaintive et entrecoupée : « Chère amie, ayez pitié de moi !
— Chère mère, lui dis-je, qu’avez-vous ? Est-ce que vous vous trouvez mal ? Que faut-il que je fasse ?
— Je tremble, me dit-elle, je frissonne ; un froid mortel s’est répandu sur moi.
— Voulez-vous que je me lève et que je vous cède mon lit ?
— Non, me dit-elle, il ne serait pas nécessaire que vous vous levassiez ; écartez seulement un peu la couverture, que je m’approche de vous ; que je me réchauffe, et que je guérisse.
— Chère mère, lui dis-je, mais cela est défendu. Que dirait-on si on le savait ? J’ai vu mettre en pénitence des religieuses, pour des choses beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie à une religieuse d’aller la nuit dans la cellule d’une autre, c’était sa bonne amie, et je ne saurais vous dire tout le mal qu’on en pensait. Le directeur m’a demandé quelquefois si l’on ne m’avait jamais proposé de venir dormir à côté de moi, et il m’a sérieusement recommandé de ne le pas souffrir. Je lui ai même parlé des caresses que vous me faisiez ; je les trouve très-innocentes, mais lui, il ne pense point ainsi ; je ne sais comment j’ai oublié ses conseils ; je m’étais bien proposé de vous en parler.
— Chère amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne n’en saura rien. C’est moi qui récompense ou qui punis ; et quoi qu’en dise le directeur, je ne vois pas quel mal il y a à une amie, à recevoir à côté d’elle une amie que l’inquiétude a saisie, qui s’est éveillée, et qui est venue, pendant la nuit et malgré la rigueur de la saison, voir si sa bien-aimée n’était dans aucun péril. Suzanne, n’avez-vous jamais partagé le même lit chez vos parents avec une de vos sœurs ?
— Non, jamais.
— Si l’occasion s’en était présentée, ne l’auriez-vous pas fait sans scrupule ? Si votre sœur, alarmée et transie de froid, était venue vous demander place à côté de vous, l’auriez-vous refusée ?
— Je crois que non.
— Et ne suis-je pas votre chère mère ?
— Oui, vous l’êtes ; mais cela est défendu.
— Chère amie, c’est moi qui le défends aux autres, et qui vous le permets et vous le demande. Que je me réchauffe un moment, et je m’en irai. Donnez-moi votre main… » Je la lui donnai. « Tenez, me dit-elle, tâtez, voyez ; je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre… » et cela était vrai. « Oh ! la chère mère, lui dis-je, elle en sera malade. Mais attendez, je vais m’éloigner sur le bord, et vous vous mettrez dans l’endroit chaud. » Je me rangeai de côté, je levai la couverture, et elle se mit à ma place. Oh ! qu’elle était mal ! Elle avait un tremblement général dans tous les membres ; elle voulait me parler, elle voulait s’approcher de moi ; elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait à voix basse : « Suzanne, mon amie, approchez-vous un peu… » Elle étendait ses bras ; je lui tournais le dos ; elle me prit doucement, elle me tira vers elle ; elle passa son bras droit sous mon corps et l’autre dessus, et elle me dit : « Je suis glacée ; j’ai si froid que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal.
— Chère mère, ne craignez rien. »
Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l’autre autour de ma ceinture ; ses pieds étaient posés sous les miens, et je les pressais pour les réchauffer ; et la chère mère me disait : « Ah ! chère amie, voyez comme mes pieds se sont promptement réchauffés, parce qu’il n’y a rien qui les sépare des vôtres.
— Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez partout de la même manière ?
— Rien, si vous voulez. »
Je m’étais retournée, elle avait écarté son linge, et j’allais écarter le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups violents à la porte. Effrayée, je me jette sur-le-champ hors du lit d’un côté, et la supérieure de l’autre ; nous écoutons, et nous entendons quelqu’un qui regagnait, sur la pointe du pied, la cellule voisine. « Ah ! lui dis-je, c’est ma sœur Sainte-Thérèse ; elle vous aura vue passer dans le corridor, et entrer chez moi ; elle nous aura écoutées, elle aura surpris nos discours ; que dira-t-elle ?… » J’étais plus morte que vive. « Oui, c’est elle, me dit la supérieure d’un ton irrité ; c’est elle, je n’en doute pas ; mais j’espère qu’elle se ressouviendra longtemps de sa témérité.
— Ah ! chère mère, lui dis-je, ne lui faites point de mal.
— Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir : recouchez-vous, dormez bien, je vous dispense de l’oraison. Je vais chez cette étourdie. Donnez-moi votre main… »
Je la lui tendis d’un bord du lit à l’autre ; elle releva la manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur toute la longueur, depuis l’extrémité des doigts jusqu’à l’épaule ; et elle sortit en protestant que la téméraire qui avait osé la troubler s’en ressouviendrait. Aussitôt je m’avançai promptement à l’autre bord de ma couche vers la porte, et j’écoutai : elle entra chez sœur Thérèse. Je fus tentée de me lever et d’aller m’interposer entre elle et la supérieure, s’il arrivait que la scène devînt violente ; mais j’étais si troublée, si mal à mon aise, que j’aimai mieux rester dans mon lit ; mais je n’y dormis pas. Je pensai que j’allais devenir l’entretien de la maison ; que cette aventure, qui n’avait rien en soi que de bien simple, serait racontée avec les circonstances les plus défavorables ; qu’il en serait ici pis encore qu’à Longchamp, où je fus accusée de je ne sais quoi ; que notre faute parviendrait à la connaissance des supérieurs, que notre mère serait déposée ; et que nous serions l’une et l’autre sévèrement punies. Cependant j’avais l’oreille au guet, j’attendais avec impatience que notre mère sortît de chez sœur Thérèse ; cette affaire fut difficile à accommoder apparemment, car elle y passa presque la nuit. Que je la plaignais ! elle était en chemise, toute nue, et transie de colère et de froid.
Le matin, j’avais bien envie de profiter de la permission qu’elle m’avait donnée, et de demeurer couchée ; cependant il me vint en esprit qu’il n’en fallait rien faire. Je m’habillai bien vite, et me trouvai la première au chœur, où la supérieure et Sainte-Thérèse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir ; premièrement, parce que j’aurais eu de la peine à soutenir la présence de cette sœur sans embarras ; secondement, c’est que, puisqu’on lui avait permis de s’absenter de l’office, elle avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon qu’elle ne lui aurait accordé qu’à des conditions qui devaient me tranquilliser. J’avais deviné.
À peine l’office fut-il achevé, que la supérieure m’envoya chercher. J’allai la voir : elle était encore au lit, elle avait l’air abattu ; elle me dit : « J’ai souffert ; je n’ai point dormi ; Sainte-Thérèse est folle ; si cela lui arrive encore, je l’enfermerai.
— Ah ! chère mère lui dis-je, ne l’enfermez jamais.
— Cela dépendra de sa conduite : elle m’a promis qu’elle serait meilleure ; et j’y compte. Et vous, chère Suzanne, comment vous portez-vous ?
— Bien, chère mère.
— Avez-vous un peu reposé ?
— Fort peu.
— On m’a dit que vous aviez été au chœur ; pourquoi n’êtes-vous pas restée sur votre traversin ?
— J’y aurais été mal ; et puis j’ai pensé qu’il valait mieux…
— Non, il n’y avait point d’inconvénient. Mais je me sens quelque envie de sommeiller ; je vous conseille d’en aller faire autant chez vous, à moins que vous n’aimiez mieux accepter une place à côté de moi.
— Chère mère, je vous suis infiniment obligée ; j’ai l’habitude de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.
— Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner ; on me servira ici : peut-être ne me lèverai-je pas du reste de la journée. Vous viendrez avec quelques autres que j’ai fait avertir.
— Et sœur Sainte-Thérèse en sera-t-elle ? lui demandai-je.
— Non, me répondit-elle.
— Je n’en suis pas fâchée.
— Et pourquoi ?
— Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.
— Rassurez-vous, mon enfant ; je te réponds qu’elle a plus de frayeur de toi que tu n’en dois avoir d’elle. »
Je la quittai, j’allai me reposer. L’après-midi, je me rendis chez la supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison ; les autres avaient fait leur visite et s’étaient retirées. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c’était un assez agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n’en avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d’embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu’elle portait d’assez bonne grâce, des bras ronds comme s’ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes ; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue à les ouvrir ; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet ; les bras étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J’étais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur ses genoux ; d’autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle ; il y en avait à terre assises sur les coussins qu’on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d’autres brunes ; aucune ne se ressemblait, quoiqu’elles fussent toutes belles. Leurs caractères étaient aussi variés que leurs physionomies ; celles-ci étaient sereines, celles-là gaies, d’autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l’ai dit. Il n’était pas difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies ; les amies s’étaient placées, ou l’une à côté de l’autre, ou en face ; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure les parcourait des yeux ; elle reprochait à l’une son application, à l’autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là sa tristesse ; elle se faisait apporter l’ouvrage, elle louait ou blâmait ; elle raccommodait à l’une son ajustement de tête… « Ce voile est trop avancé… Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit pas assez les joues… Voilà des plis qui font mal… » Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses.
Tandis qu’on était ainsi occupé, j’entendis frapper doucement à la porte, j’y allai. La supérieure me dit : « Sainte-Suzanne, vous reviendrez.
— Oui, chère mère.
— N’y manquez pas, car j’ai quelque chose d’important à vous communiquer.
— Je vais rentrer… »
C’était cette pauvre Sainte-Thérèse. Elle demeura un petit moment sans parler, et moi aussi ; ensuite je lui dis : « Chère sœur, est-ce à moi que vous en voulez ?
— Oui.
— À quoi puis-je vous servir ?
— Je vais vous le dire. J’ai encouru la disgrâce de notre chère mère ; je croyais qu’elle m’avait pardonné, et j’avais quelque raison de le penser ; cependant vous êtes toutes assemblées chez elle, je n’y suis pas, et j’ai ordre de demeurer chez moi.
— Est-ce que vous voudriez entrer ?
— Oui.
— Est-ce que vous souhaiteriez que j’en sollicitasse la permission ?
— Oui.
— Attendez, chère amie, j’y vais.
— Sincèrement, vous lui parlerez pour moi ?
— Sans doute ; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas, et pourquoi ne le ferais-je pas après vous l’avoir promis ?
— Ah ! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui pardonne le goût qu’elle a pour vous ; c’est que vous possédez tous les charmes, la plus belle âme et le plus beau corps. »
J’étais enchantée d’avoir ce petit service à lui rendre. Je
rentrai. Une autre avait pris ma place en mon absence sur le
bord du lit de la supérieure, était penchée vers elle, le coude
appuyé entre ses deux cuisses, et lui montrait son ouvrage ; la
supérieure, les yeux presque fermés, lui disait oui et non, sans
presque la regarder ; et j’étais debout à côté d’elle sans qu’elle
s’en aperçût. Cependant elle ne tarda pas à revenir de sa légère
distraction. Celle qui s’était emparée de ma place, me la rendit ;
je me rassis ; ensuite me penchant doucement vers la supérieure,
qui s’était un peu relevée sur ses oreillers, je me tus, mais je
la regardai comme si j’avais une grâce à lui demander. « Eh
bien, me dit-elle, qu’est-ce qu’il y a ? parlez, que voulez-vous ?
est-ce qu’il est en moi de vous refuser quelque chose ?
— La sœur Sainte-Thérèse…
— J’entends. Je suis très-mécontente d’elle ; mais Sainte-Suzanne intercède pour elle, et je lui pardonne ; allez lui dire qu’elle peut entrer. »
J’y courus. La pauvre petite sœur attendait à la porte ; je lui dis d’avancer : elle le fit en tremblant, elle avait les yeux baissés ; elle tenait un long morceau de mousseline attaché sur un patron qui lui échappa des mains au premier pas ; je le ramassai ; je la pris par un bras et la conduisis à la supérieure. Elle se jeta à genoux ; elle saisit une de ses mains, qu’elle baisa en poussant quelques soupirs, et en versant une larme ; puis elle s’empara d’une des miennes, qu’elle joignit à celle de la supérieure, et les baisa l’une et l’autre. La supérieure lui fit signe de se lever et de se placer où elle voudrait ; elle obéit. On servit une collation. La supérieure se leva ; elle ne s’assit point avec nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la tête de l’une, la renversant doucement en arrière et lui baisant le front, levant le linge de cou à une autre, plaçant sa main dessus, et demeurant appuyée sur le clos de son fauteuil ; passant à une troisième, et laissant aller sur elle une de ses mains, ou la plaçant sur sa bouche ; goûtant du bout des lèvres aux choses qu’on avait servies, et les distribuant à celle-ci, à celle-là. Après avoir circulé ainsi un moment, elle s’arrêta en face de moi, me regardant avec des yeux très-affectueux et très-tendres ; cependant les autres les avaient baissés, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la distraire, mais surtout la sœur Sainte-Thérèse. La collation faite, je me mis au clavecin ; et j’accompagnai deux sœurs qui chantèrent sans méthode, avec du goût, de la justesse et de la voix. Je chantai aussi, et je m’accompagnai. La supérieure était assise au pied du clavecin, et paraissait goûter le plus grand plaisir à m’entendre et à me voir ; les autres écoutaient debout sans rien faire, ou s’étaient remises à l’ouvrage. Cette soirée fut délicieuse. Cela fait, toutes se retirèrent.
Je m’en allais avec les autres ; mais la supérieure m’arrêta :
« Quelle heure est-il ? me dit-elle.
— Tout à l’heure six heures.
— Quelques-unes de nos discrètes vont entrer. J’ai réfléchi sur ce que vous m’avez dit de votre sortie de Longchamp ; je leur ai communiqué mes idées ; elles les ont approuvées, et nous avons une proposition à vous faire. Il est impossible que nous ne réussissions pas ; et si nous réussissons, cela fera un petit bien à la maison et quelque douceur pour vous… »
À six heures, les discrètes entrèrent ; la discrétion des maisons religieuses est toujours bien décrépite et bien vieille. Je me levai, elles s’assirent ; et la supérieure me dit : « Sœur Sainte-Suzanne, ne m’avez-vous pas appris que vous deviez à la bienfaisance de M. Manouri la dot qu’on vous a faite ici ?
— Oui, chère mère.
— Je ne me suis donc pas trompée, et les sœurs de Longchamp sont restées en possession de la dot que vous leur avez payée en entrant chez elles ?
— Oui, chère mère.
— Elles ne vous en ont rien rendu ?
— Non, chère mère.
— Elles ne vous en font point de pension ?
— Non, chère mère.
— Cela n’est pas juste ; c’est ce que j’ai communiqué à nos discrètes ; et elles pensent, comme moi, que vous êtes en droit de demander contre elles, ou que cette dot vous soit restituée au profit de notre maison, ou qu’elles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de l’intérêt que M. Manouri a pris à votre sort, n’a rien de commun avec ce que les sœurs de Longchamp vous doivent ; ce n’est point à leur acquit qu’il a fourni votre dot.
— Je ne le crois pas ; mais pour s’en assurer, le plus court c’est de lui écrire.
— Sans doute ; mais au cas que sa réponse soit telle que nous la désirons, voici les propositions que nous avons à vous faire : nous entreprendrons le procès en votre nom contre la maison de Longchamp ; la nôtre fera les frais, qui ne seront pas considérables, parce qu’il y a bien de l’apparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de cette affaire ; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moitié par moitié le fonds ou la rente. Qu’en pensez-vous, chère sœur ? vous ne répondez pas, vous rêvez.
— Je rêve que ces sœurs de Longchamp m’ont fait beaucoup de mal, et que je serais au désespoir qu’elles imaginassent que je me venge.
— Il ne s’agit pas de se venger ; il s’agit de redemander ce qui vous est dû.
— Se donner encore une fois en spectacle !
— C’est le plus petit inconvénient ; il ne sera presque pas question de vous. Et puis notre communauté est pauvre, et celle de Longchamp est riche. Vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez ; nous n’avons pas besoin de ce motif pour nous intéresser à votre conservation ; nous vous aimons toutes… » Et toutes les discrètes à la fois : « Et qui est-ce qui ne l’aimerait pas ? elle est parfaite.
— Je puis cesser d’être d’un moment à l’autre, une autre supérieure n’aurait pas peut-être pour vous les mêmes sentiments que moi : ah ! non, sûrement, elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites indispositions, de petits besoins ; il est fort doux de posséder un petit argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-même ou pour obliger les autres.
— Chères mères, leur dis-je, ces considérations ne sont pas à négliger, puisque vous avez la bonté de les faire ; il y en a d’autres qui me touchent davantage ; mais il n’y a point de répugnance que je ne sois prête à vous sacrifier. La seule grâce que j’aie à vous demander, chère mère, c’est de ne rien commencer sans en avoir conféré en ma présence avec M. Manouri.
— Rien n’est plus convenable. Voulez-vous lui écrire vous-même ?
— Chère mère, comme il vous plaira.
— Écrivez-lui ; et pour ne pas revenir deux fois là-dessus, car je n’aime pas ces sortes d’affaires, elles m’ennuient à périr, écrivez à l’instant. »
On me donna une plume, de l’encre et du papier, et sur-le-champ je priai M. Manouri de vouloir bien se transporter à Arpajon aussitôt que ses occupations le lui permettraient ; que j’avais besoin encore de ses secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc. Le concile assemblé lut cette lettre, l’approuva, et elle fut envoyée.
M. Manouri vint quelques jours après. La supérieure lui exposa ce dont il s’agissait ; il ne balança pas un moment à être de son avis ; on traita mes scrupules de ridiculités ; il fut conclu que les religieuses de Longchamp seraient assignées dès le lendemain. Elles le furent ; et voilà que, malgré que j’en aie, mon nom reparaît dans des mémoires, des factum, à l’audience, et cela avec des détails, des suppositions, des mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une créature défavorable à ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur le marquis, est-ce qu’il est permis aux avocats de calomnier tant qu’il leur plaît ? Est-ce qu’il n’y a point de justice contre eux ? Si j’avais pu prévoir toutes les amertumes que cette affaire entraînerait, je vous proteste que je n’aurais jamais consenti à ce qu’elle s’entamât. On eut l’attention d’envoyer à plusieurs religieuses de notre maison les pièces qu’on publia contre moi. À tout moment, elles venaient me demander les détails d’événements horribles qui n’avaient pas l’ombre de la vérité. Plus je montrais d’ignorance, plus on me croyait coupable ; parce que je n’expliquais rien, que je n’avouais rien, que je niais tout, on croyait que tout était vrai ; on souriait, on me disait des mots entortillés, mais très-offensants ; on haussait les épaules à mon innocence. Je pleurais, j’étais désolée.
Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d’aller à confesse arriva. Je m’étais déjà accusée des premières caresses que ma supérieure m’avait faites ; le directeur m’avait très-expressément défendu de m’y prêter davantage ; mais le moyen de se refuser à des choses qui font grand plaisir à une autre dont on dépend entièrement, et auxquelles on n’entend soi-même aucun mal ?
Ce directeur devant jouer un grand rôle dans le reste de mes mémoires, je crois qu’il est à propos que vous le connaissiez.
C’est un cordelier ; il s’appelle le P. Lemoine ; il n’a pas plus de quarante-cinq ans. C’est une des plus belles physionomies qu’on puisse voir ; elle est douce, sereine, ouverte, riante, agréable quand il n’y pense pas ; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austère. Je ne connais pas deux hommes plus différents que le P. Lemoine à l’autel et le P. Lemoine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes religieuses en sont là ; et moi-même je me suis surprise plusieurs fois sur le point d’aller à la grille, arrêtée tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance, ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d’emprunt qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles j’avais à parler. Le P. Lemoine est grand, bien fait, gai, très-aimable quand il s’oublie ; il parle à merveille ; il a dans sa maison la réputation d’un grand théologien, et dans le monde celle d’un grand prédicateur ; il converse à ravir. C’est un homme très-instruit d’une infinité de connaissances étrangères à son état : il a la plus belle voix, il sait la musique, l’histoire et les langues ; il est docteur de Sorbonne. Quoiqu’il soit jeune, il a passé par les dignités principales de son ordre. Je le crois sans intrigue et sans ambition ; il est aimé de ses confrères. Il avait sollicité la supériorité de la maison d’Étampes, comme un poste tranquille où il pourrait se livrer sans distraction à quelques études qu’il avait commencées ; et on la lui avait accordée. C’est une grande affaire pour une maison de religieuses que le choix d’un confesseur : il faut être dirigée par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir le P. Lemoine, et on l’eut, du moins par extraordinaire.
On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes fêtes, et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans toute la communauté ; comme on était joyeuse, comme on se renfermait, comme on travaillait à son examen, comme on se préparait à l’occuper le plus longtemps qu’il serait possible.
C’était la veille de la Pentecôte. Il était attendu. J’étais inquiète, la supérieure s’en aperçut, elle m’en parla. Je ne lui cachai point la raison de mon souci ; elle m’en parut plus alarmée encore que moi, quoiqu’elle fît tout pour me le celer. Elle traita le P. Lemoine d’homme ridicule, se moqua de mes scrupules, me demanda si le P. Lemoine en savait plus sur l’innocence de ses sentiments et des miens que notre conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui répondis que non. « Eh bien ! me dit-elle, je suis votre supérieure, vous me devez l’obéissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises. Il est inutile que vous alliez à confesse, si vous n’avez que des bagatelles à lui dire. »
Cependant le P. Lemoine arriva ; et je me disposais à la confession, tandis que de plus pressées s’en étaient emparées. Mon tour approchait, lorsque la supérieure vint à moi, me tira à l’écart, et me dit : « Sainte-Suzanne, j’ai pensé à ce que vous m’avez dit ; retournez-vous-en dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez à confesse aujourd’hui.
— Et pourquoi, lui répondis-je, chère mère ? C’est demain un grand jour, c’est jour de communion générale : que voulez-vous qu’on pense, si je suis la seule qui n’approche point de la sainte table ?
— N’importe, on dira tout ce qu’on voudra, mais vous n’irez point à confesse.
— Chère mère, lui dis-je, s’il est vrai que vous m’aimiez, ne me donnez point cette mortification, je vous le demande en grâce.
— Non, non, cela ne se peut ; vous me feriez quelque tracasserie avec cet homme-là, et je n’en veux point avoir.
— Non, chère mère, je ne vous en ferai point !
— Promettez-moi donc… Cela est inutile, vous viendrez demain matin dans ma chambre, vous vous accuserez à moi : vous n’avez commis aucune faute, dont je ne puisse vous réconcilier et vous absoudre ; et vous communierez avec les autres. Allez. »
Je me retirai donc, et j’étais dans ma cellule, triste, inquiète, rêveuse, ne sachant quel parti prendre, si j’irais au P. Lemoine malgré ma supérieure, si je m’en tiendrais à son absolution le lendemain, et si je ferais mes dévotions avec le reste de la maison, ou si je m’éloignerais des sacrements, quoi qu’on en pût dire. Lorsqu’elle rentra, elle s’était confessée, et le P. Lemoine lui avait demandé pourquoi il ne m’avait point aperçue, si j’étais malade ; je ne sais ce qu’elle lui avait répondu, mais la fin de cela, c’est qu’il m’attendait au confessionnal. « Allez-y donc, me dit-elle, puisqu’il le faut, mais assurez-moi que vous vous tairez. » J’hésitais, elle insistait, « Eh ! folle, me disait-elle, quel mal veux-tu qu’il y ait à taire ce qu’il n’y a point eu de mal à faire ?
— Et quel mal y a-t-il à le dire ? lui répondis-je.
— Aucun, mais il y a de l’inconvénient. Qui sait l’importance que cet homme peut y mettre ? Assurez-moi donc… » Je balançai encore ; mais enfin je m’engageai à ne rien dire, s’il ne me questionnait pas, et j’allai.
Je me confessai, et je me tus ; mais le directeur m’interrogea, et je ne dissimulai rien. Il me fit mille, demandes singulières, auxquelles je ne comprends rien encore à présent que je me les rappelle. Il me traita avec indulgence ; mais il s’exprima sur la supérieure dans des termes qui me firent frémir ; il l’appela indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, âme corrompue ; et m’enjoignit, sous peine de péché mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir aucune de ses caresses.
« Mais, mon père, lui dis-je, c’est ma supérieure ; elle peut entrer chez moi, m’appeler chez elle quand il lui plaît.
— Je le sais, je le sais, et j’en suis désolé. Chère enfant, me dit-il, loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu’à présent ! Sans oser m’expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir moi-même le complice de votre indigne supérieure, et de faner, par le souffle empoisonné qui sortirait malgré moi de mes lèvres, une fleur délicate, qu’on ne garde fraîche et sans tache jusqu’à l’âge où vous êtes, que par une protection spéciale de la Providence, je vous ordonne de fuir votre supérieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la nuit ; de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgré vous ; d’aller dans le corridor, d’appeler s’il le faut, de descendre toute nue jusqu’au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire tout ce que l’amour de Dieu, la crainte du crime, la sainteté de votre état et l’intérêt de votre salut vous inspireraient, si Satan en personne se présentait à vous et vous poursuivait. Oui, mon enfant, Satan ; c’est sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre supérieure ; elle est enfoncée dans l’abîme du crime, elle cherche à vous y plonger ; et vous y seriez déjà peut-être avec elle, si votre innocence même ne l’avait remplie de terreur, et ne l’avait arrêtée. » Puis levant les yeux au ciel, il s’écria : « Mon Dieu ! continuez de protéger cette enfant… Dites avec moi : Satana, vade retrò, apage, Satana. Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout, répétez-lui mon discours ; dites-lui qu’il vaudrait mieux qu’elle ne fût pas née, ou qu’elle se précipitât seule aux enfers par une mort violente.
— Mais, mon père, lui répliquai-je, vous l’avez entendue elle-même tout à l’heure. »
Il ne me répondit rien ; mais poussant un soupir profond, il porta ses bras contre une des parois du confessionnal, et appuya sa tête dessus comme un homme pénétré de douleur : il demeura quelque temps dans cet état. Je ne savais que penser ; les genoux me tremblaient ; j’étais dans un trouble, un désordre qui ne se conçoit pas. Tel serait un voyageur qui marcherait dans les ténèbres entre des précipices qu’il ne verrait pas, et qui serait frappé de tout côté par des voix souterraines qui lui crieraient : « C’est fait de toi ! » Me regardant ensuite avec un air tranquille, mais attendri, il me dit : « Avez-vous de la santé ?
— Oui, mon père.
— Ne seriez-vous pas trop incommodée d’une nuit que vous passeriez sans dormir ?
— Non, mon père.
— Eh bien ! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci ; aussitôt après votre collation vous irez dans l’église, vous vous prosternerez au pied des autels, vous y passerez la nuit en prières. Vous ne savez pas le danger que vous avez couru : vous remercierez Dieu de vous en avoir garantie ; et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les autres religieuses. Je ne vous donne pour pénitence que de vous tenir loin de votre supérieure, et que de repousser ses caresses empoisonnées. Allez ; je vais de mon côté unir mes prières aux vôtres. Combien vous m’allez causer d’inquiétudes ! Je sens toutes les suites du conseil que je vous donne ; mais je vous le dois, et je me le dois à moi-même. Dieu est le maître ; et nous n’avons qu’une loi. »
Je ne me rappelle, monsieur, que très-imparfaitement tout ce qu’il me dit. À présent que je compare son discours tel que je viens de vous le rapporter, avec l’impression terrible qu’il me lit, je n’y trouve pas de comparaison ; mais cela vient de ce qu’il est brisé, décousu ; qu’il y manque beaucoup de choses que je n’ai pas retenues, parce que je n’y attachais aucune idée distincte, et que je ne voyais et ne vois encore aucune importance à des choses sur lesquelles il se récriait avec le plus de violence. Par exemple, qu’est-ce qu’il trouvait de si étrange dans la scène du clavecin ? N’y a-t-il pas des personnes sur lesquelles la musique fait la plus violente impression ? On m’a dit à moi-même que certains airs, certaines modulations changeaient entièrement ma physionomie : alors j’étais tout à fait hors de moi, je ne savais presque pas ce que je devenais ; je ne crois pas que j’en fusse moins innocente. Pourquoi n’en eût-il pas été de même de ma supérieure, qui était certainement, malgré toutes ses folies et ses inégalités, une des femmes les plus sensibles qu’il y eût au monde ? Elle ne pouvait entendre un récit un peu touchant sans fondre en larmes ; quand je lui racontai mon histoire, je la mis dans un état à faire pitié. Que ne lui faisait-il un crime aussi de sa commisération ? Et la scène de la nuit, dont il attendait l’issue avec une frayeur mortelle… Certainement cet homme est trop sévère.
Quoi qu’il en soit, j’exécutai ponctuellement ce qu’il m’avait prescrit, et dont il avait sans doute prévu la suite immédiate. Tout au sortir du confessionnal, j’allai me prosterner au pied des autels ; j’avais la tête troublée d’effroi ; j’y demeurai jusqu’à souper. La supérieure, inquiète de ce que j’étais devenue, m’avait fait appeler ; on lui avait répondu que j’étais en prière. Elle s’était montrée plusieurs fois à la porte du chœur ; mais j’avais fait semblant de ne la point apercevoir. L’heure du souper sonna ; je me rendis au réfectoire ; je soupai à la hâte ; et le souper fini, je revins aussitôt à l’église ; je ne parus point à la récréation du soir ; à l’heure de se retirer et de se coucher je ne remontai point. La supérieure n’ignorait pas ce que j’étais devenue. La nuit était fort avancée ; tout était en silence dans la maison, lorsqu’elle descendit auprès de moi. L’image sous laquelle le directeur me l’avait montrée, se retraça à mon imagination ; le tremblement me prit, je n’osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage hideux, et tout enveloppée de flammes, et je disais au dedans de moi : « Satana, vade retrò, apage, Satana. Mon Dieu, conservez-moi, éloignez de moi ce démon. »
Elle se mit à genoux, et après avoir prié quelque temps, elle me dit : « Sainte-Suzanne, que faites-vous ici ?
— Madame, vous le voyez.
— Savez-vous l’heure qu’il est ?
— Oui, madame.
— Pourquoi n’êtes-vous pas rentrée chez vous à l’heure de la retraite ?
— C’est que je me disposais à célébrer demain le grand jour.
— Votre dessein était donc de passer ici la nuit ?
— Oui, madame.
— Et qui est-ce qui vous l’a permis ?
— Le directeur me l’a ordonné.
— Le directeur n’a rien à ordonner contre la règle de la maison ; et moi, je vous ordonne de vous aller coucher.
— Madame, c’est la pénitence qu’il m’a imposée.
— Vous la remplacerez par d’autres œuvres.
— Cela n’est pas à mon choix.
— Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraîcheur de l’église pendant la nuit vous incommodera ; vous prierez dans votre cellule. »
Après cela, elle voulut me prendre par la main ; mais je m’éloignai avec vitesse. « Vous me fuyez, me dit-elle.
— Oui, madame, je vous fuis. »
Rassurée par la sainteté du lieu, par la présence de la Divinité, par l’innocence de mon cœur, j’osai lever les yeux sur elle ; mais à peine l’eus-je aperçue, que je poussai un grand cri et que je me mis à courir dans le chœur comme une insensée, en criant : « Loin de moi, Satan ! … »
Elle ne me suivait point, elle restait à sa place, et elle me disait, en tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la voix la plus touchante et la plus douce : « Qu’avez-vous ? D’où vient cet effroi ? Arrêtez. Je ne suis point Satan, je suis votre supérieure et votre amie. »
Je m’arrêtai, je retournai encore la tête vers elle, et je vis que j’avais été effrayée par une apparence bizarre que mon imagination avait réalisée ; c’est qu’elle était placée, par rapport à la lampe de l’église, de manière qu’il n’y avait que son visage et que l’extrémité de ses mains qui fussent éclairées, et que le reste était dans l’ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue à moi, je me jetai dans une stalle. Elle s’approcha, elle allait s’asseoir dans la stalle voisine, lorsque je me levai et me plaçai dans la stalle au-dessous. Je voyageai ainsi de stalle en stalle, et elle aussi jusqu’à la dernière : là, je m’arrêtai, et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle et moi.
« Je le veux bien, » me dit-elle.
Nous nous assîmes toutes deux ; une stalle nous séparait ; alors la supérieure prenant la parole, me dit : « Pourrait-on savoir de vous, Sainte-Suzanne, d’où vient l’effroi que ma présence vous cause ?
— Chère mère, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n’est pas moi, c’est le P. Lemoine. Il m’a représenté la tendresse que vous avez pour moi, les caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je n’entends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il m’a ordonné de vous fuir, de ne plus entrer chez vous, seule ; de sortir de ma cellule, si vous y veniez ; il vous a peinte à mon esprit comme le démon. Que sais-je ce qu’il ne m’a pas dit là-dessus.
— Vous lui avez donc parlé ?
— Non, chère mère ; mais je n’ai pu me dispenser de lui répondre.
— Me voilà donc bien horrible à vos yeux ?
— Non, chère mère, je ne saurais m’empêcher de vous aimer, de sentir tout le prix de vos bontés, de vous prier de me les continuer ; mais j’obéirai à mon directeur.
— Vous ne viendrez donc plus me voir ?
— Non, chère mère.
— Vous ne me recevrez plus chez vous ?
— Non, chère mère.
— Vous repousserez mes caresses ?
— Il m’en coûtera beaucoup, car je suis née caressante, et j’aime à être caressée ; mais il le faudra ; je l’ai promis à mon directeur, et j’en ai fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la manière dont il s’explique ! C’est un homme pieux, c’est un homme éclairé ; quel intérêt a-t-il à me montrer du péril où il n’y en a point ? À éloigner le cœur d’une religieuse du cœur de sa supérieure ? Mais peut-être reconnaît-il, dans des actions très-innocentes de votre part et de la mienne, un germe de corruption secrète qu’il croit tout développé en vous, et qu’il craint que vous ne développiez en moi. Je ne vous cacherai pas qu’en revenant sur les impressions que j’ai quelquefois ressenties… D’où vient, chère mère, qu’au sortir d’auprès de vous, en rentrant chez moi, j’étais agitée, rêveuse ? D’où vient que je ne pouvais ni prier, ni m’occuper ? D’où vient une espèce d’ennui que je n’avais jamais éprouvé ? Pourquoi, moi qui n’ai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil ? Je croyais que c’était en vous une maladie contagieuse, dont l’effet commençait à s’opérer en moi ; mais le P. Lemoine voit cela bien autrement.
— Et comment voit-il cela ?
— Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommée, la mienne projetée. Que sais-je ?
— Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire ; ce n’est pas la première algarade de cette nature qu’il m’ait causée. Il suffit que je m’attache à quelqu’un d’une amitié tendre, pour qu’il s’occupe à lui tourner la cervelle ; peu s’en est fallu qu’il n’ait rendu folle cette pauvre Sainte-Thérèse. Cela commence à m’ennuyer, et je me déferai de cet homme-là ; aussi bien il demeure à dix lieues d’ici ; c’est un embarras que de le faire venir ; on ne l’a pas quand on veut : mais nous parlerons de cela plus à l’aise. Vous ne voulez donc pas remonter ?
— Non, chère mère, je vous demande en grâce de me permettre de passer ici la nuit. Si je manquais à ce devoir, demain je n’oserais approcher des sacrements avec le reste de la communauté. Mais vous, chère mère, communierez-vous ?
— Sans doute.
— Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit ?
— Non.
— Mais comment cela s’est-il fait ?
— C’est qu’il n’a point été dans le cas de me parler. On ne
va à confesse que pour s’accuser de ses péchés ; et je n’en vois
point à aimer bien tendrement une enfant aussi aimable que
Sainte-Suzanne. S’il y avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment qui devrait se répandre également sur toutes celles qui composent la communauté ; mais cela
ne dépend pas de moi ; je ne saurais m’empêcher de distinguer
le mérite où il est, et de m’y porter d’un goût de préférence.
J’en demande pardon à Dieu ; et je ne conçois pas comment
votre P. Lemoine voit ma damnation scellée dans une partialité
si naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je tâche de
faire le bonheur de toutes ; mais il y en a que j’estime et que
j’aime plus que d’autres, parce qu’elles sont plus aimables et
plus estimables. Voilà tout mon crime avec vous ; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous bien grand ?
— Non, chère mère.
— Allons, chère enfant, faisons encore chacune une petite prière, et retirons-nous. »
Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans l’église ; elle y consentit, à condition que cela n’arriverait plus, et elle se retira.
Je revins sur ce qu’elle m’avait dit ; je demandai à Dieu de m’éclairer ; je réfléchis et je conclus, tout bien considéré, que quoique des personnes fussent d’un même sexe, il pouvait y avoir du moins de l’indécence dans la manière dont elles se témoignaient leur amitié ; que le P. Lemoine, homme austère, avait peut-être outré les choses, mais que le conseil d’éviter l’extrême familiarité de ma supérieure, par beaucoup de réserve, était bon à suivre, et je me le promis.
Le matin, lorsque les religieuses vinrent au chœur, elles me trouvèrent à ma place ; elles approchèrent toutes de la sainte table, et la supérieure à leur tête, ce qui acheva de me persuader son innocence, sans me détacher du parti que j’avais pris. Et puis il s’en manquait beaucoup que je sentisse pour elle tout l’attrait qu’elle éprouvait pour moi. Je ne pouvais m’empêcher de la comparer à ma première supérieure : quelle différence ! ce n’était ni la même piété, ni la même gravité, ni la même dignité, ni la même ferveur, ni le même esprit, ni le même goût de l’ordre.
Il arriva dans l’intervalle de peu de jours deux grands événements : l’un, c’est que je gagnai mon procès contre les religieuses de Longchamp ; elles furent condamnées à payer à la maison de Sainte-Eutrope, où j’étais, une pension proportionnée à ma dot ; l’autre, c’est le changement de directeur. Ce fut la supérieure qui m’apprit elle-même ce dernier.
Cependant je n’allais plus chez elle qu’accompagnée ; elle ne venait plus seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je l’évitais ; elle s’en apercevait, et m’en faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait dans cette âme, mais il fallait que ce fût quelque chose d’extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait dans les corridors, surtout dans le mien ; je l’entendais passer et repasser ; s’arrêter à ma porte, se plaindre, soupirer ; je tremblais, et je me renfonçais dans mon lit. Le jour, si j’étais à la promenade, dans la salle du travail, ou dans la chambre de récréation, de manière que je ne pusse l’apercevoir, elle passait des heures entières à me considérer ; elle épiait toutes mes démarches : si je descendais, je la trouvais au bas des degrés ; elle m’attendait au haut quand je remontais. Un jour elle m’arrêta, elle se mit à me regarder sans mot dire ; des pleurs coulèrent abondamment de ses yeux, puis tout à coup se jetant à terre et me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit : « Sœur cruelle, demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne m’évite pas ; je ne saurais plus vivre sans toi… » Son état me fit pitié, ses yeux étaient éteints ; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs. C’était ma supérieure, elle était à mes pieds, la tête appuyée contre mon genou qu’elle tenait embrassé ; je lui tendis les mains, elle les prit avec ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore ; je la relevai. Elle chancelait, elle avait peine à marcher ; je la reconduisis à sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder.
« Non, lui dis-je, chère mère, non, je me le suis promis ; c’est le mieux pour vous et pour moi ; j’occupe trop de place dans votre âme, c’est autant de perdu pour Dieu à qui vous la devez tout entière.
— Est-ce à vous à me le reprocher ?… »
Je tâchais, en lui parlant, à dégager ma main de la sienne.
« Vous ne voulez donc pas entrer ? me dit-elle.
— Non, chère mère, non.
— Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne ? vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas : vous me ferez mourir… »
Ces derniers mots m’inspirèrent un sentiment tout contraire à celui qu’elle se proposait ; je retirai ma main avec vivacité, et je m’enfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis, rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit à pousser les plaintes les plus aiguës. Je les entendis ; elles me pénétrèrent. Je fus un moment incertaine si je continuerais de m’éloigner ou si je retournerais ; cependant je ne sais par quel mouvement d’aversion je m’éloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de l’état où je la laissais ; je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi, je m’y trouvai mal à mon aise ; je ne savais à quoi m’occuper ; je fis quelques tours en long et en large, distraite et troublée ; je sortis, je rentrai ; enfin j’allai frapper à la porte de Sainte-Thérèse, ma voisine. Elle était en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses amies ; je lui dis : « Chère sœur, je suis fâchée de vous interrompre, mais je vous prie de m’écouter un moment, j’aurais un mot à vous dire… » Elle me suivit chez moi, et je lui dis : « Je ne sais ce qu’a notre mère supérieure, elle est désolée ; si vous alliez la trouver, peut-être la consoleriez-vous… » Elle ne me répondit pas ; elle laissa son amie chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supérieure.
Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour ; elle devint mélancolique et sérieuse ; la gaieté, qui depuis mon arrivée dans la maison n’avait point cessé, disparut tout à coup ; tout rentra dans l’ordre le plus austère ; les offices se firent avec la dignité convenable ; les étrangers furent presque entièrement exclus du parloir ; défense aux religieuses de fréquenter les unes chez les autres ; les exercices reprirent avec l’exactitude la plus scrupuleuse ; plus d’assemblée chez la supérieure, plus de collation ; les fautes les plus légères furent sévèrement punies ; on s’adressait encore à moi quelquefois pour obtenir grâce, mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette révolution ne fut ignorée de personne ; les anciennes n’en étaient pas fâchées, les jeunes s’en désespéraient ; elles me regardaient de mauvais œil ; pour moi, tranquille sur ma conduite, je négligeais leur humeur et leurs reproches.
Cette supérieure, que je ne pouvais ni soulager ni m’empêcher de plaindre, passa successivement de la mélancolie à la piété, et de la piété au délire. Je ne la suivrai point dans le cours de ces différents progrès, cela me jetterait dans un détail qui n’aurait point de fin ; je vous dirai seulement que, dans son premier état, tantôt elle me cherchait, tantôt elle m’évitait ; nous traitait quelquefois, les autres et moi, avec sa douceur accoutumée ; quelquefois aussi elle passait subitement à la rigueur la plus outrée ; elle nous appelait et nous renvoyait ; donnait récréation et révoquait ses ordres un moment après ; nous faisait appeler au chœur ; et lorsque tout était en mouvement pour lui obéir, un second coup de cloche renfermait la communauté. Il est difficile d’imaginer le trouble de la vie que l’on menait ; la journée se passait à sortir de chez soi et à y rentrer, à prendre son bréviaire et à le quitter, à monter et à descendre, à baisser son voile et à le relever. La nuit était presque aussi interrompue que le jour.
Quelques religieuses s’adressèrent à moi, et tâchèrent de me faire entendre qu’avec un peu plus de complaisance et d’égards pour la supérieure, tout reviendrait à l’ordre, elles auraient dû dire au désordre, accoutumé : je leur répondais tristement : « Je vous plains ; mais dites-moi clairement ce qu’il faut que je fasse… » Les unes s’en retournaient en baissant la tête et sans me répondre ; d’autres me donnaient des conseils qu’il m’était impossible d’arranger avec ceux de notre directeur ; je parle de celui qu’on avait révoqué, car pour son successeur, nous ne l’avions pas encore vu.
La supérieure ne sortait plus de nuit, elle passait des semaines entières sans se montrer ni à l’office, ni au chœur, ni au réfectoire, ni à la récréation ; elle demeurait renfermée dans sa chambre ; elle errait dans les corridors ou elle descendait à l’église ; elle allait frapper aux portes des religieuses et elle leur disait d’une voix plaintive : « Sœur une telle, priez pour moi ; sœur une telle, priez pour moi… » Le bruit se répandit qu’elle se disposait à une confession générale.
Un jour que je descendis la première à l’église, je vis un papier attaché au voile de la grille, je m’en approchai et je lus : « Chères sœurs, vous êtes invitées à prier pour une religieuse qui s’est égarée de ses devoirs et qui veut retourner à Dieu… » Je fus tentée de l’arracher, cependant je le laissai. Quelques jours après, c’en était un autre, sur lequel on avait écrit : « Chères sœurs, vous êtes invitées à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses égarements ; ils sont grands… » Un autre jour, c’était une autre invitation qui disait : « Chères sœurs, vous êtes priées de demander à Dieu d’éloigner le désespoir d’une religieuse qui a perdu toute confiance dans la miséricorde divine… »
Toutes ces invitations où se peignaient les cruelles vicissitudes de cette âme en peine m’attristaient profondément. Il m’arriva une fois de demeurer comme un terme vis-à-vis un de ces placards ; je m’étais demandé à moi-même qu’est-ce que c’était que ces égarements qu’elle se reprochait ; d’où venaient les transes de cette femme ; quels crimes elle pouvait avoir à se reprocher ; je revenais sur les exclamations du directeur, je me rappelais ses expressions, j’y cherchais un sens, je n’y en trouvais point et je demeurais comme absorbée. Quelques religieuses qui me regardaient causaient entre elles ; et si je ne me suis pas trompée, elles me regardaient comme incessamment menacée des mêmes terreurs.
Cette pauvre supérieure ne se montrait que son voile baissé ; elle ne se mêlait plus des affaires de la maison ; elle ne parlait à personne ; elle avait de fréquentes conférences avec le nouveau directeur qu’on nous avait donné. C’était un jeune bénédictin. Je ne sais s’il lui avait imposé toutes les mortifications qu’elle pratiquait ; elle jeûnait trois jours de la semaine ; elle se macérait ; elle entendait l’office dans les stalles inférieures. Il fallait passer devant sa porte pour aller à l’église ; là, nous la trouvions prosternée, le visage contre terre, et elle ne se relevait que quand il n’y avait plus personne. La nuit, elle descendait en chemise, nus pieds ; si Sainte-Thérèse ou moi nous la rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai prosternée, les bras étendus et la face contre terre ; et elle me dit : « Avancez, marchez, foulez-moi aux pieds ; je ne mérite pas un autre traitement. »
Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la communauté eut le temps de pâtir et de me prendre en aversion. Je ne reviendrai pas sur les désagréments d’une religieuse qu’on hait dans sa maison, vous en devez être instruit à présent. Je sentis peu à peu renaître le dégoût de mon état. Je portai ce dégoût et mes peines dans le sein du nouveau directeur ; il s’appelle dom Morel ; c’est un homme d’un caractère ardent : il touche à la quarantaine. Il parut m’écouter avec attention et avec intérêt ; il désira de connaître les événements de ma vie ; il me fit entrer dans les détails les plus minutieux sur ma famille, sur mes penchants, mon caractère, les maisons où j’avais été, celle où j’étais, sur ce qui s’était passé entre ma supérieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre à la conduite de la supérieure avec moi la même importance que le P. Lemoine ; à peine daigna-t-il me jeter là-dessus quelques mots ; il regarda cette affaire comme finie ; la chose qui le touchait le plus, c’étaient mes dispositions secrètes sur la vie religieuse. À mesure que je m’ouvrais, sa confiance faisait les mêmes progrès ; si je me confessais à lui, il se confiait à moi ; ce qu’il me disait de ses peines avait la plus parfaite conformité avec les miennes ; il était entré en religion malgré lui ; il supportait son état avec le même dégoût, et il n’était guère moins à plaindre que moi.
« Mais, chère sœur, ajoutait-il, que faire à cela ? Il n’y a plus qu’une ressource, c’est de rendre notre condition la moins fâcheuse qu’il sera possible. » Et puis il me donnait les mêmes conseils qu’il suivait ; ils étaient sages. « Avec cela, ajoutait-il, on n’évite pas les chagrins, on se résout seulement à les supporter. Les personnes religieuses ne sont heureuses qu’autant qu’elles se font un mérite devant Dieu de leurs croix ; alors elles s’en réjouissent, elles vont au-devant des mortifications ; plus elles sont amères et fréquentes, plus elles s’en félicitent ; c’est un échange qu’elles ont fait de leur bonheur présent contre un bonheur à venir ; elles s’assurent celui-ci par le sacrifice volontaire de celui-là. Quand elles ont bien souffert, elles disent à Dieu : Ampliùs, Domine ; Seigneur, encore davantage… et c’est une prière que Dieu ne manque guère d’exaucer. Mais si ces peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous en promettre la même récompense, nous n’avons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur, la résignation : cela est triste. Hélas ! comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je n’ai pas ? Cependant sans cela nous nous exposons à être perdus dans l’autre vie, après avoir été bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pénitences, nous nous damnons presque aussi sûrement que les gens du monde au milieu des plaisirs ; nous nous privons, ils jouissent ; et après cette vie les mêmes supplices nous attendent. Que la condition d’un religieux, d’une religieuse qui n’est point appelée, est fâcheuse ! c’est la nôtre, pourtant ; et nous ne pouvons la changer. On nous a chargés de chaînes pesantes, que nous sommes condamnés à secouer sans cesse, sans aucun espoir de les rompre ; tâchons, chère sœur, de les traîner. Allez, je reviendrai vous voir. »
Il revint quelques jours après ; je le vis au parloir, je l’examinai de plus près. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne, une infinité de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de points de contact et de ressemblance ; il avait presque subi les mêmes persécutions domestiques et religieuses. Je ne m’apercevais pas que la peinture de ses dégoûts était peu propre à dissiper les miens ; cependant cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes dégoûts produisait le même effet en lui. C’est ainsi que la ressemblance des caractères se joignant à celle des événements, plus nous nous revoyions, plus nous nous plaisions l’un à l’autre ; l’histoire de ses moments, c’était l’histoire des miens ; l’histoire de ses sentiments, c’était l’histoire des miens ; l’histoire de son âme, c’était l’histoire de la mienne.
Lorsque nous nous étions bien entretenus de nous, nous parlions aussi des autres, et surtout de la supérieure. Sa qualité de directeur le rendait très-réservé ; cependant j’aperçus à travers ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne durerait pas ; qu’elle luttait contre elle-même, mais en vain ; et qu’il arriverait de deux choses l’une, ou qu’elle reviendrait incessamment à ses premiers penchants, ou qu’elle perdrait la tête. J’avais la plus forte curiosité d’en savoir davantage ; il aurait bien pu m’éclairer sur des questions que je m’étais faites et auxquelles je n’avais jamais pu me répondre ; mais je n’osais l’interroger ; je me hasardai seulement à lui demander s’il connaissait le P. Lemoine.
« Oui, me dit-il, je le connais ; c’est un homme de mérite, il en a beaucoup.
— Nous avons cessé de l’avoir d’un moment à l’autre.
— Il est vrai.
— Ne pourriez-vous point me dire comment cela s’est fait ?
— Je serais fâché que cela transpirât.
— Vous pouvez compter sur ma discrétion.
— On a, je crois, écrit contre lui à l’archevêché.
— Et qu’a-t-on pu dire ?
— Qu’il demeurait trop loin de la maison ; qu’on ne l’avait pas quand on voulait ; qu’il était d’une morale trop austère ; qu’on avait quelque raison de le soupçonner des sentiments des novateurs ; qu’il semait la division dans la maison, et qu’il éloignait l’esprit des religieuses de leur supérieure.
— Et d’où savez-vous cela ?
— De lui-même.
— Vous le voyez donc ?
— Oui, je le vois ; il m’a parlé de vous quelquefois.
— Qu’est-ce qu’il vous en a dit ?
— Que vous étiez bien à plaindre ; qu’il ne concevait pas comment vous aviez pu résister à toutes les peines que vous aviez souffertes ; que, quoiqu’il n’ait eu l’occasion de vous entretenir qu’une ou deux fois, il ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie religieuse ; qu’il avait dans l’esprit… »
Là, il s’arrêta tout court ; et moi j’ajoutai : « Qu’avait-il dans l’esprit ? »
Dom Morel me répondit : « Ceci est une affaire de confiance trop particulière pour qu’il me soit libre d’achever… »
Je n’insistai pas, j’ajoutai seulement : « Il est vrai que c’est le P. Lemoine qui m’a inspiré de l’éloignement pour ma supérieure.
— Il a bien fait.
— Et pourquoi ?
— Ma sœur, me répondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en à ses conseils, et tâchez d’en ignorer la raison tant que vous vivrez.
— Mais il me semble que si je connaissais le péril, je serais d’autant plus attentive à l’éviter.
— Peut-être aussi serait-ce le contraire.
— Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi.
— J’ai de vos mœurs et de votre innocence l’opinion que j’en dois avoir ; mais croyez qu’il y a des lumières funestes que vous ne pourriez acquérir sans y perdre. C’est votre innocence même qui en a imposé à votre supérieure ; plus instruite, elle vous aurait moins respectée.
— Je ne vous entends pas.
— Tant mieux.
— Mais que la familiarité et les caresses d’une femme peuvent-elles avoir de dangereux pour une autre femme ? »
Point de réponse de la part de dom Morel.
« Ne suis-je pas la même que j’étais en entrant ici ? »
Point de réponse de la part de dom Morel.
« N’aurais-je pas continué d’être la même ? Où est donc le mal de s’aimer, de se le dire, de se le témoigner ? cela est si doux !
— Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu’il avait toujours tenus baissés tandis que je parlais.
— Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses ? Ma pauvre supérieure ! dans quel état elle est tombée !
— Il est fâcheux, et je crains bien qu’il n’empire. Elle n’était pas faite pour son état ; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard, quand on s’oppose au penchant général de la nature : cette contrainte la détourne à des affections déréglées, qui sont d’autant plus violentes, qu’elles sont mal fondées ; c’est une espèce de folie.
— Elle est folle ?
— Oui, elle l’est, et le deviendra davantage.
— Et vous croyez que c’est là le sort qui attend ceux qui sont engagés dans un état auquel ils n’étaient point appelés ?
— Non, pas tous : il y en a qui meurent auparavant ; il y en a dont le caractère flexible se prête à la longue ; il y en a que des espérances vagues soutiennent quelque temps.
— Et quelles espérances pour une religieuse ?
— Quelles ? d’abord celle de faire résilier ses vœux.
— Et quand on n’a plus celle-là ?
— Celles qu’on trouvera les portes ouvertes, un jour ; que les hommes reviendront de l’extravagance d’enfermer dans des sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis ; que le feu prendra à la maison ; que les murs de la clôture tomberont ; que quelqu’un les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tête ; on s’en entretient ; on regarde, en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs sont bien hauts ; si l’on est dans sa cellule, on saisit les barreaux de sa grille, et on les ébranle doucement, de distraction ; si l’on a la rue sous ses fenêtres, on y regarde ; si l’on entend passer quelqu’un, le cœur palpite, on soupire sourdement après un libérateur ; s’il s’élève quelque tumulte dont le bruit pénètre jusque dans la maison, on espère ; on compte sur une maladie, qui nous approchera d’un homme, ou qui nous enverra aux eaux.
— Il est vrai, il est vrai, m’écriai-je ; vous lisez au fond de mon cœur ; je me suis fait, je me fais encore ces illusions.
— Et lorsqu’on vient à les perdre en y réfléchissant, car ces vapeurs salutaires, que le cœur envoie vers la raison, sont par intervalles dissipées, alors on voit toute la profondeur de sa misère ; on se déteste soi-même ; on déteste les autres ; on pleure, on gémit, on crie, on sent les approches du désespoir. Alors les unes courent se jeter aux genoux de leur supérieure, et vont y chercher de la consolation ; d’autres se prosternent ou dans leur cellule ou au pied des autels, et appellent le ciel à leur secours ; d’autres déchirent leurs vêtements et s’arrachent les cheveux ; d’autres cherchent un puits profond, des fenêtres bien hautes, un lacet, et le trouvent quelquefois ; d’autres, après s’être tourmentées longtemps, tombent dans une espèce d’abrutissement et restent imbéciles ; d’autres, qui ont des organes faibles et délicats, se consument de langueur ; il y en a en qui l’organisation se trouble et qui deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les mêmes illusions consolantes renaissent et les bercent presque jusqu’au tombeau ; leur vie se passe dans les alternatives de l’erreur et du désespoir.
— Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en poussant un profond soupir, sont celles qui éprouvent successivement tous ces états… Ah ! mon père, que je suis fâchée de vous avoir entendu !
— Et pourquoi ?
— Je ne me connaissais pas ; je me connais ; mes illusions dureront moins. Dans les moments… »
J’allais continuer, lorsqu’une autre religieuse entra, et puis une autre, et puis une troisième, et puis quatre, cinq, six, je ne sais combien. La conversation devint générale ; les unes regardaient le directeur ; d’autres l’écoutaient en silence et les yeux baissés ; plusieurs l’interrogeaient à la fois ; toutes se récriaient sur la sagesse de ses réponses ; cependant je m’étais retirée dans un angle où je m’abandonnais à une rêverie profonde. Au milieu de ces entretiens où chacune cherchait à se faire valoir et à fixer la préférence de l’homme saint par son côté avantageux, on entendit arriver quelqu’un à pas lents, s’arrêter par intervalles et pousser des soupirs ; on écouta ; l’on dit à voix basse : « C’est elle, c’est notre supérieure ; » ensuite l’on se tut et l’on s’assit en rond. Ce l’était en effet : elle entra ; son voile lui tombait jusqu’à la ceinture ; ses bras étaient croisés sur sa poitrine et sa tête penchée. Je fus la première qu’elle aperçut ; à l’instant elle dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l’autre main elle nous fit signe à toutes de sortir ; nous sortîmes en silence, et elle demeura seule avec dom Morel.
Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion de moi ; mais puisque je n’ai point eu honte de ce que j’ai fait, pourquoi rougirais-je de l’avouer ? Et puis comment supprimer dans ce récit un événement qui n’a pas laissé que d’avoir des suites ? Disons donc que j’ai un tour d’esprit bien singulier ; lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accroître votre commisération, j’écris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilité incroyables ; mon âme est gaie, l’expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec douceur, il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que vous m’écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer à vos yeux sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, l’expression se refuse, la plume va mal, le caractère même de mon écriture s’en ressent, et je ne continue que parce que je me flatte secrètement que vous ne lirez pas ces endroits. En voici un :
Lorsque toutes nos sœurs furent retirées… — « Eh bien ! que fîtes-vous ? » — Vous ne devinez pas ? Non, vous êtes trop honnête pour cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer doucement à la porte du parloir, et écouter ce qui se disait là. Cela est fort mal, direz-vous… Oh ! pour cela oui, cela est fort mal : je me le dis à moi-même ; et mon trouble, les précautions que je pris pour n’être pas aperçue, les fois que je m’arrêtai, la voix de ma conscience qui me pressait à chaque pas de m’en retourner, ne me permettaient pas d’en douter ; cependant la curiosité fut la plus forte, et j’allai. Mais s’il est mal d’avoir été surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules, n’est-il pas plus mal encore de vous les rendre ? Voilà encore un de ces endroits que j’écris, parce que je me flatte que vous ne me lirez pas ; cependant cela n’est pas vrai, mais il faut que je me le persuade.
Le premier mot que j’entendis après un assez long silence me fit frémir ; ce fut :
« Mon père, je suis damnée[14]… »
Je me rassurai. J’écoutais ; le voile qui jusqu’alors m’avait dérobé le péril que j’avais couru se déchirait lorsqu’on m’appela ; il fallut aller, j’allai donc ; mais, hélas ! je n’en avais que trop entendu. Quelle femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme !…
Ici les Mémoires de la sœur Suzanne sont interrompus ; ce qui suit ne sont plus que les réclames de ce qu’elle se promettait apparemment d’employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure devint folle, et que c’est à son état malheureux qu’il faut rapporter les fragments que je vais transcrire.
Après cette confession, nous eûmes quelques jours de sérénité. La joie rentre dans la communauté, et l’on m’en fait des compliments que je rejette avec indignation.
Elle ne me fuyait plus ; elle me regardait ; mais ma présence ne paraissait plus la troubler. Je m’occupais à lui dérober l’horreur qu’elle m’inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale curiosité j’avais appris à la mieux connaître.
Bientôt elle devint silencieuse ; elle ne dit plus que oui ou non ; elle se promène seule ; elle se refuse les aliments ; son sang s’allume, la fièvre la prend et le délire succède à la fièvre.
Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m’invite à m’approcher, elle m’adresse les propos les plus tendres. Si elle entend marcher autour de sa chambre, elle s’écrie : « C’est elle qui passe ; c’est son pas, je le reconnais. Qu’on l’appelle… Non, non, qu’on la laisse. »
Une chose singulière, c’est qu’il ne lui arrivait jamais de se tromper, et de prendre une autre pour moi.
Elle riait aux éclats ; le moment d’après elle fondait en larmes. Nos sœurs l’entouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle.
Elle disait tout à coup : « Je n’ai point été à l’église, je n’ai point prié Dieu… Je veux sortir de ce lit, je veux m’habiller ; qu’on m’habille… » Si l’on s’y opposait, elle ajoutait : « Donnez-moi du moins mon bréviaire… » On le lui donnait ; elle l’ouvrait, elle en tournait les feuillets avec le doigt, et elle continuait de les tourner lors même qu’il n’y en avait plus ; cependant elle avait les yeux égarés.
Une nuit, elle descendit seule à l’église ; quelques-unes de nos sœurs la suivirent ; elle se prosterna sur les marches de l’autel, elle se mit à gémir, à soupirer, à prier tout haut ; elle sortit, elle rentra ; elle dit : « Qu’on l’aille chercher, c’est une âme si pure ! c’est une créature si innocente ! si elle joignait ses prières aux miennes… » Puis s’adressant à toute la communauté et se tournant vers des stalles qui étaient vides, elle s’écriait : « Sortez, sortez toutes, qu’elle reste seule avec moi. Vous n’êtes pas dignes d’en approcher ; si vos voix se mêlaient à la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la douceur du sien. Qu’on s’éloigne, qu’on s’éloigne… » Puis elle m’exhortait à demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu ; le ciel lui paraissait se sillonner d’éclairs, s’entr’ouvrir et gronder sur sa tête ; des anges en descendaient en courroux ; les regards de la Divinité la faisaient trembler ; elle courait de tous côtés, elle se renfonçait dans les angles obscurs de l’église, elle demandait miséricorde, elle se collait la face contre terre, elle s’y assoupissait, la fraîcheur humide du lieu l’avait saisie, on la transportait dans sa cellule comme morte.
Cette terrible scène de la nuit, elle l’ignorait le lendemain. Elle disait : « Où sont nos sœurs ? je ne vois plus personne, je suis restée seule dans cette maison ; elles m’ont toutes abandonnée, et Sainte-Thérèse aussi ; elles ont bien fait. Puisque Sainte-Suzanne n’y est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas… Ah ! si je la rencontrais ! mais elle n’y est plus, n’est-ce pas ? n’est-ce pas qu’elle n’y est plus ?… Heureuse la maison qui la possède ! Elle dira tout à sa nouvelle supérieure ; que pensera-t-elle de moi ?… Est-ce que Sainte-Thérèse est morte ? j’ai entendu sonner en mort toute la nuit… La pauvre fille ! elle est perdue à jamais ; et c’est moi ! c’est moi ! Un jour, je lui serai confrontée ; que lui dirai-je ? que lui répondrai-je ?… Malheur à elle ! Malheur à moi ! »
Dans un autre moment, elle disait : « Nos sœurs sont-elles revenues ? Dites-leur que je suis bien malade… Soulevez mon oreiller… Délacez-moi… Je sens là quelque chose qui m’oppresse… La tête me brûle, ôtez-moi mes coiffes… Je veux me laver… Apportez-moi de l’eau ; versez, versez encore… Elles sont blanches ; mais la souillure de l’âme est restée… Je voudrais être morte ; je voudrais n’être point née, je ne l’aurais point vue. »
Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée, hurlant, écumant et courant autour de sa cellule, les mains posées sur ses oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre la muraille… « Éloignez-vous de ce gouffre ; entendez-vous ces cris ? Ce sont les enfers ; il s’élève de cet abîme profond des feux que je vois ; du milieu des feux j’entends des voix confuses qui m’appellent… Mon Dieu, ayez pitié de moi !… Allez vite ; sonnez, assemblez la communauté ; dites qu’on prie pour moi, je prierai aussi… Mais à peine fait-il jour, nos sœurs dorment… Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ; je voudrais dormir, et je ne saurais. »
Une de nos sœurs lui disait : « Madame, vous avez quelque peine ; confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-être.
— Sœur Agathe, écoutez, approchez-vous de moi … plus près… plus près encore… il ne faut pas qu’on nous entende. Je vais tout révéler, tout ; mais gardez-moi le secret… Vous l’avez vue ? — Qui, madame ?
— N’est-il pas vrai que personne n’a la même douceur ? Comme elle marche ! Quelle décence ! quelle noblesse ! quelle modestie !… Allez à elle ; dites-lui… Eh ! non, ne dites rien ; n’allez pas… Vous n’en pourriez approcher ; les anges du ciel la gardent, ils veillent autour d’elle ; je les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayée comme moi. Restez… Si vous alliez, que lui diriez-vous ? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse pas…
— Mais, madame, si vous consultiez votre directeur.
— Oui, mais oui… Non, non, je sais ce qu’il me dira ; je l’ai tant entendu… De quoi l’entretiendrais-je ?… Si je pouvais perdre la mémoire !… Si je pouvais rentrer dans le néant, ou renaître !… N’appelez point le directeur. J’aimerais mieux qu’on me lût la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Lisez… Je commence à respirer… Il ne faut qu’une goutte de ce sang pour me purifier… Voyez, il s’élance en bouillonnant de son côté… Inclinez cette plaie sacrée sur ma tête… Son sang coule sur moi, et ne s’y attache pas… Je suis perdue !… Éloignez ce christ… Rapportez-le-moi… »
On le lui rapportait ; elle le serrait entre ses bras, elle le baisait partout, et puis elle ajoutait : « Ce sont ses yeux, c’est sa bouche ; quand la reverrai-je ? Sœur Agathe, dites-lui que je l’aime ; peignez-lui bien mon état ; dites-lui que je meurs. »
Elle fut saignée : on lui donna les bains ; mais son mal semblait s’accroître par les remèdes. Je n’ose vous décrire toutes les actions indécentes qu’elle fit, vous répéter tous les discours malhonnêtes qui lui échappèrent dans son délire. À tout moment elle portait la main à son front, comme pour en écarter des idées importunes, des images, que sais-je quelles images ! Elle se renfonçait la tête dans son lit, elle se couvrait le visage de ses draps. « C’est le tentateur, disait-elle, c’est lui ! Quelle forme bizarre il a prise ! Prenez de l’eau bénite ; jetez de l’eau bénite sur moi… Cessez, cessez ; il n’y est plus. »
On ne tarda pas à la séquestrer ; mais sa prison ne fut pas si bien gardée, qu’elle ne réussît un jour à s’en échapper. Elle avait déchiré ses vêtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras ; elle criait : « Je suis votre supérieure, vous en avez toutes fait le serment ; qu’on m’obéisse. Vous m’avez emprisonnée, malheureuses ! voilà donc la récompense de mes bontés ! vous m’offensez, parce que je suis trop bonne ; je ne le serai plus… Au feu !… au meurtre !… au voleur !… à mon secours !… À moi, sœur Thérèse… À moi, sœur Suzanne… » Cependant on l’avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison ; et elle disait : « Vous avez raison, vous avez raison, hélas ! je suis devenue folle, je le sens. »
Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents supplices ; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liées sur le dos ; elle en voyait avec des torches à la main ; elle se joignait à celles qui faisaient amende honorable ; elle se croyait conduite à la mort ; elle disait au bourreau : « J’ai mérité mon sort, je l’ai mérité ; encore si ce tourment était le dernier ; mais une éternité ! une éternité de feux !… »
Je ne dis rien ici qui ne soit vrai ; et tout ce que j’aurais encore à dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d’en souiller ces papiers.
Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable, elle mourut. Quelle mort, monsieur le marquis ! je l’ai vue, je l’ai vue la terrible image du désespoir et du crime à sa dernière heure ; elle se croyait entourée d’esprits infernaux ; ils attendaient son âme pour s’en saisir ; elle disait d’une voix étouffée : « Les voilà ! les voilà !… » et leur opposant de droite et de gauche un christ qu’elle tenait à la main ; elle hurlait, elle criait : « Mon Dieu !… mon Dieu !… » La sœur Thérèse la suivit de près ; et nous eûmes une autre supérieure, âgée et pleine d’humeur et de superstition.
On m’accuse d’avoir ensorcelé sa devancière ; elle le croit, et mes chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est également persécuté par ses supérieurs, et me persuade de me sauver de la maison.
Ma fuite est projetée. Je me rends dans le jardin entre onze heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi ; elles se cassent, et je tombe ; j’ai les jambes dépouillées, et une violente contusion aux reins. Une seconde, une troisième tentative m’élèvent au haut du mur ; je descends. Quelle est ma surprise ! au lieu d’une chaise de poste dans laquelle j’espérais d’être reçue, je trouve un mauvais carrosse public. Me voilà sur le chemin de Paris avec un jeune bénédictin. Je ne tardai pas à m’apercevoir, au ton indécent qu’il prenait et aux libertés qu’il se permettait, qu’on ne tenait avec moi aucune des conditions qu’on avait stipulées ; alors je regrettai ma cellule, et je sentis toute l’horreur de ma situation.
C’est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre. Quelle scène ! Quel homme ! Je crie ; le cocher vient à mon secours. Rixe violente entre le fiacre et le moine.
J’arrive à Paris. La voiture arrête dans une petite rue, à une porte étroite qui s’ouvrait dans une allée obscure et malpropre. La maîtresse du logis vient au-devant de moi, et m’installe à l’étage le plus élevé, dans une petite chambre où je trouve à peu près les meubles nécessaires. Je reçois des visites de la femme qui occupait le premier. « Vous êtes jeune, vous devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes aussi aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause, on joue, on chante, on danse ; nous réunissons toutes les sortes d’amusements. Si vous tournez la tête à tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames n’en seront ni jalouses ni fâchées. Venez, mademoiselle… » Celle qui me parlait ainsi était d’un certain âge, elle avait le regard tendre, la voix douce, et le propos très-insinuant.
Je passe une quinzaine dans cette maison, exposée à toutes les instances de mon perfide ravisseur, et à toutes les scènes tumultueuses d’un lieu suspect, épiant à chaque instant l’occasion de m’échapper.
Un jour enfin je la trouvai ; la nuit était avancée : si j’eusse été voisine de mon couvent, j’y retournais. Je cours sans savoir où je vais. Je suis arrêtée par des hommes ; la frayeur me saisit. Je tombe évanouie de fatigue sur le seuil de la boutique d’un chandelier ; on me secourt ; en revenant à moi, je me trouve étendue sur un grabat, environnée de plusieurs personnes. On me demande qui j’étais ; je ne sais ce que je répondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire ; je prends son bras ; nous marchons. Nous avions déjà fait beaucoup de chemin, lorsque cette fille me dit : « Mademoiselle, vous savez apparemment où nous allons ?
— Non, mon enfant ; à l’hôpital, je crois.
— À l’hôpital ? est-ce que vous seriez hors de maison ?
— Hélas ! oui.
— Qu’avez-vous donc fait pour avoir été chassée à l’heure qu’il est ! Mais nous voilà à la porte de Sainte-Catherine ; voyons si nous pourrions nous faire ouvrir ; en tout cas, ne craignez rien, vous ne resterez pas dans la rue, vous coucherez avec moi. »
Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu’elle voit mes jambes dépouillées de leur peau par la chute que j’avais faite en sortant du couvent. J’y passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne à Sainte-Catherine ; j’y demeure trois jours, au bout desquels on m’annonce qu’il faut, ou me rendre à l’hôpital général, ou prendre la première condition qui s’offrira.
Danger que je courus à Sainte-Catherine, de la part des hommes et des femmes ; car c’est là, à ce qu’on m’a dit depuis, que les libertins et les matrones de la ville vont se pourvoir. L’attente de la misère ne donna aucune force aux séductions grossières auxquelles j’y fus exposée. Je vends mes hardes, et j’en choisis de plus conformes à mon état.
J’entre au service d’une blanchisseuse, chez laquelle je suis actuellement. Je reçois le linge et je le repasse ; ma journée est pénible ; je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée, mais en revanche traitée avec humanité. Le mari est cocher de place ; sa femme est un peu brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si je pouvais espérer d’en jouir paisiblement.
J’ai appris que la police s’était saisie de mon ravisseur, et l’avait remis entre les mains de ses supérieurs. Le pauvre homme ! il est plus à plaindre que moi ; son attentat a fait bruit ; et vous ne savez pas la cruauté avec laquelle les religieux punissent les fautes d’éclat : un cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie ; et c’est aussi le sort qui m’attend si je suis reprise ; mais il y vivra plus longtemps que moi.
La douleur de ma chute se fait sentir ; mes jambes sont enflées, et je ne saurais faire un pas : je travaille assise, car j’aurais peine à me tenir debout. Cependant j’appréhende le moment de ma guérison : alors quel prétexte aurai-je pour ne point sortir ? et à quel péril ne m’exposerai-je pas en me montrant ? Mais heureusement j’ai encore du temps devant moi. Mes parents, qui ne peuvent douter que je ne sois à Paris, font sûrement toutes les perquisitions imaginables. J’avais résolu d’appeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses conseils, mais il n’était plus.
Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que j’entends dans la maison, sur l’escalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et l’ouvrage me tombe des mains. Je passe presque toutes les nuits sans fermer l’œil ; si je dors ; c’est d’un sommeil interrompu ; je parle, j’appelle, je crie ; je ne conçois pas comment ceux qui m’entourent ne m’ont pas encore devinée.
Il paraît que mon évasion est publique ; je m’y attendais. Une de mes camarades m’en parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses, et les réflexions les plus propres à désoler. Par bonheur elle étendait sur des cordes le linge mouillé, le clos tourné à la lampe ; et mon trouble n’en pouvait être aperçu : cependant ma maîtresse ayant remarqué que je pleurais, m’a dit : « Marie, qu’avez-vous ? — Rien, lui ai-je répondu. — Quoi donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez assez bête pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse sans mœurs, sans religion, et qui s’amourache d’un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent ? Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle n’avait qu’à boire, manger, prier Dieu et dormir ; elle était bien où elle était, que ne s’y tenait-elle ? Si elle avait été seulement trois ou quatre fois à la rivière par le temps qu’il fait, cela l’aurait raccommodée avec son état… » À cela j’ai répondu qu’on ne connaissait bien que ses peines ; j’aurais mieux fait de me taire, car elle n’aurait pas ajouté : « Allez, c’est une coquine que Dieu punira… » À ce propos, je me suis penchée sur ma table ; et j’y suis restée jusqu’à ce que ma maîtresse m’ait dit : « Mais, Marie, à quoi rêvez-vous donc ? Tandis que vous dormez là, l’ouvrage n’avance pas. »
Je n’ai jamais eu l’esprit du cloître, et il y paraît assez à ma démarche ; mais je me suis accoutumée en religion à certaines pratiques que je répète machinalement ; par exemple, une cloche vient-elle à sonner ? ou je fais le signe de la croix, ou je m’agenouille. Frappe-t-on à la porte ? je dis Ave. M’interroge-t-on ? C’est toujours une réponse qui finit par oui ou non, chère mère, ou ma sœur. S’il survient un étranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire la révérence, je m’incline. Mes compagnes se mettent à rire, et croient que je m’amuse à contrefaire la religieuse ; mais il est impossible que leur erreur dure ; mes étourderies me décèleront, et je serai perdue.
Monsieur, hâtez-vous de me secourir. Vous me direz, sans doute : Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici ; mon ambition n’est pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou même de simple domestique, pourvu que je vécusse ignorée dans une campagne, au fond d’une province, chez d’honnêtes gens qui ne reçussent pas un grand monde. Les gages n’y feront rien ; de la sécurité, du repos, du pain et de l’eau. Soyez très-assuré qu’on sera satisfait de mon service. J’ai appris dans la maison de mon père à travailler ; et au couvent, à obéir ; je suis jeune, j’ai le caractère très-doux ; quand mes jambes seront guéries, j’aurai plus de force qu’il n’en faut pour suffire à l’occupation. Je sais coudre, filer, broder et blanchir ; quand j’étais dans le monde, je raccommodais moi-même mes dentelles, et j’y serai bientôt remise ; je ne suis maladroite à rien, et je saurai m’abaisser à tout. J’ai de la voix, je sais la musique, et je touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mère qui en aurait le goût ; et j’en pourrais même donner leçon à ses enfants ; mais je craindrais d’être trahie par ces marques d’une éducation recherchée. S’il fallait apprendre à coiffer, j’ai du goût, je prendrais un maître, et je ne tarderais pas à me procurer ce petit talent. Monsieur, une condition supportable, s’il se peut, ou une condition telle quelle, c’est tout ce qu’il me faut ; et je ne souhaite rien au delà. Vous pouvez répondre de mes mœurs ; malgré les apparences, j’en ai ; j’ai même de la piété. Ah ! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n’aurais plus rien à craindre des hommes, si Dieu ne m’avait arrêtée ; ce puits profond, situé au bout du jardin de la maison, combien je l’ai visité de fois ! Si je ne m’y suis pas précipitée, c’est qu’on m’en laissait l’entière liberté. J’ignore quel est le destin qui m’est réservé ; mais s’il faut que je rentre un jour dans un couvent, quel qu’il soit, je ne réponds de rien ; il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitié de moi, et ne vous préparez pas à vous-même de longs regrets.
P. S. Je suis accablée de fatigues, la terreur m’environne, et le repos me fuit. Ces mémoires, que j’écrivais à la hâte, je viens de les relire à tête reposée, et je me suis aperçue que sans en avoir le moindre projet, je m’étais montrée à chaque ligne aussi malheureuse à la vérité que je l’étais, mais beaucoup plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles à la peinture de nos peines qu’à l’image de nos charmes ? et nous promettrions-nous encore plus de facilité à les séduire qu’à les toucher ? Je les connais trop peu, et je ne me suis pas assez étudiée pour savoir cela. Cependant si le marquis, à qui l’on accorde le tact le plus délicat, venait à se persuader que ce n’est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je m’adresse, que penserait-il de moi ? Cette réflexion m’inquiète. En vérité, il aurait bien tort de m’imputer personnellement un instinct propre à tout mon sexe. Je suis une femme, peut-être un peu coquette, que sais-je ? Mais c’est naturellement et sans artifice.
- ↑ Célèbre maître de danse, déjà nommé.
- ↑ Variante : Toussé.
- ↑ Variante : J’allais les porter.
- ↑ Variante : Que la nuit qui précéda fut terrible pour moi !
- ↑ Dans un Essai sur les Fêtes nationales, an II (1794), Boissy-d’Anglas dit que Diderot n’a jamais pu voir sans attendrissement, sans un sentiment de respect, d’admiration, la procession de la Fête-Dieu.
- ↑ Variante : Que je n’osais la regarder.
- ↑ L’abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi et vendredi de la semaine sainte par ses offices chantés. La supérieure, qui mettait de la coquetterie à avoir les plus belles voix, n’hésitait pas à emprunter, pour ces circonstances, les chœurs de l’Opéra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les Bijoux indiscrets, avait fait profession dans cette maison, et y revoyait ainsi une fois par an ses anciennes compagnes.
- ↑ Air de Telaïre, dans Castor et Pollux, tragédie lyrique de Bernard, musique de Rameau (1737). Il était chanté par Mlle Arnould.
- ↑ Au cachot qu’on nommait in pace.
- ↑ Avocat célèbre de l’époque.
- ↑ L’ennemi intime de Bordeu.
- ↑ De cet endroit jusqu’à : « On est très-mal avec ces femmes-là… » M. Génin met des points.
- ↑ M. Génin supprime la suite de cet épisode, sauf deux fragments insignifiants, jusqu’à la confession de la supérieure, qui n’a plus, naturellement, de raison d’être. Il eût mieux valu supprimer tout ce qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. Mais le sentiment de la justice ne perd jamais entièrement ses droits, et après avoir fait remarquer qu’il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon, M. Génin ne peut s’empêcher d’ajouter : « Il faut cependant faire observer l’art prodigieux avec lequel Diderot a sauvé l’innocence de son héroïne. L’intérêt du roman était à ce prix. Sœur Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans être maculée, sans se douter même du danger qu’elle a couru. » Et nous ajouterons : Sans que les lecteurs vraiment innocents puissent eux-mêmes s’en douter.
- ↑ Ce mot si heureux, dont l’effet est si dramatique, et qu’on peut même appeler un de ces mots trouvés, que l’homme de génie regarde avec raison comme une bonne fortune, et pour ainsi dire comme une espèce d’inspiration, toutes les fois qu’il le rencontre, n’est pas de l’invention de Diderot. Il lui a été donné par Mme d’Holbach, qu’il consultait sur la manière dont il commencerait la confession de la supérieure, et qui, surprise de son embarras et de le voir ainsi arrêté depuis plus d’un mois dans une route où elle n’apercevait pas le plus léger obstacle, lui dit, sur le simple exposé des faits précédents : « Il n’y a pas ici à choisir entre plusieurs débuts, également heureux. Il n’y a qu’une seule manière d’être vrai. Votre supérieure n’a qu’un mot à dire, et ce mot, le voici : Mon père, je suis damnée. » Ce mot, qui, dans la circonstance donnée, paraît être, en effet, le véritable accent de la passion, le mot de la nature, devait plaire à Diderot par sa justesse et sa simplicité. Il en fut fortement frappé, et il se plaisait à citer cet exemple de l’extrême finesse de tact et d’instinct de certaines femmes : il croyait même, et avec raison, ce me semble, que ce mot, dont il n’oubliait jamais de faire honneur à son auteur, était un de ceux que l’homme qui connaîtrait le mieux la nature humaine chercherait peut-être inutilement, et qui ne pouvaient être trouvés que par une femme. Cette anecdote, peu connue, m’a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j’ai cru devoir la consigner ici. (N.)