La Religion (Louis Racine)/Chant IV

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Chant III Table Chant V


La Religion (Louis Racine)
Traduction par Louis Racine.
Œuvres de Louis RacineLe Normant, Imprimeur-LibraireTome 1 (p. 181-196).

CHANT QUATRIÈME.

 
Les empires détruits, les trônes renversés,
Les champs couverts de morts, les peuples dispersés,
Et tous ces grands revers, que notre erreur commune
Croit nommer justement les jeux de la fortune,
Sont les jeux de celui, qui maître de nos cœurs,
A ses desseins secrets fait servir nos fureurs,
Et de nos passions réglant la folle ivresse,
De ses projets par elle accomplit la sagesse.
Les conquérants n’ont fait par leur ambition
Que hâter les progrès de la religion :
Nos haines, nos combats ont affermi sa gloire :
C’est le prouver assez, que conter son histoire.
Je sais bien que féconde en agréments divers
La riche fiction est le charme des vers.
Nous vivons du mensonge, et le fruit de nos veilles
N’est que l’art d’amuser par de fausses merveilles :
Mais à des faits divins mon écrit consacré,
Par ces vains ornements serait déshonoré.
Je laisse à Sannasar son audace profane :
Loin de moi ces attraits que mon sujet condamne :
L’âme de mon récit est la simplicité.
Ici tout est merveille, et tout est vérité.
Le Dieu qui dans ses mains tient la paix et la guerre,
Tranquille au haut des cieux change à son gré la terre.
Avant que le lien de la religion
Soit un lien commun de toute nation,

Il veut que l’univers ne soit qu’un seul empire.
A ce même dessein dès longtemps Rome aspire ;
Mais un état si vaste, en proie aux factions,
Est le règne du trouble, et des divisions.
Il veut que sur la terre aux mêmes lois soumise,
Un paisible commerce en tous lieux favorise
De ses ordres nouveaux les ministres divins.
Ils pourront les porter par de libres chemins,
Si l’univers n’a plus pour maître qu’un seul homme.
Il l’a voulu ce Dieu : la liberté de Rome
Ranimant ses soldats par César abattus,
Du dernier coup frappée, expire avec Brutus.
Dans ses hardis vaisseaux une reine ose encore
Rassembler follement les peuples de l’aurore.
Elle fuit l’insensée : avec elle tout fuit,
Et son indigne amant honteusement la suit.
Jusqu’à Rome bientôt par Auguste traînées
Toutes les nations à son char enchaînées,
L’Arabe, le Gelon, le brûlant Africain,
Et l’habitant glacé du Nord le plus lointain,
Vont orner du vainqueur la marche triomphante.
Le Parthe s’en alarme, et d’une main tremblante
Rapporte les drapeaux à Crassus arrachés.
Dans leurs Alpes en vain les Rhètes sont cachés :
La foudre les atteint, tout subit l’esclavage.
L’Araxe mugissant sous un pont qui l’outrage,
De son antique orgueil reçoit le châtiment,
Et l’Euphrate soumis coule plus mollement.
Paisible souverain des mers et de la terre,
Auguste ferme enfin le temple de la guerre.

Il est fermé ce temple, où par cent nœuds d’airain
La discorde attachée, et déplorant en vain
Tant de complots détruits, tant de fureurs trompées,
Frémit sur un amas de lances et d’épées.
Aux champs déshonorés par de si longs combats
La main du laboureur rend leurs premiers appas.
Le marchand loin du port, autrefois son asile,
Fait voler ses vaisseaux sur une mer tranquille.
Les poètes surpris d’un spectacle si beau
Sont saisis à l’instant d’un transport tout nouveau.
Ils annoncent que Rome après tant de miracles
Va voir le temps heureux prédit par ses oracles.
Un siècle, disent-ils, recommence son cours,
Qui doit de l’âge d’or nous ramener les jours.
Déjà descend du ciel une race nouvelle ;
La terre va reprendre une face plus belle ;
Tout y deviendra pur, et ses premiers forfaits,
S’il en reste, seront effacés pour jamais.
Tant de prédictions qui frappent les oreilles,
Font d’un grand changement espérer les merveilles.
Vers l’orient alors chacun tourne les yeux :
C’est de-là qu’on attend ce roi victorieux,
Qui sortant des climats où le jour prend naissance,
Doit soumettre la terre à son obéissance.
Jérusalem s’éveille à des bruits si flatteurs :
L’héritier de Jacob en cherche les auteurs.
Des prophètes sacrés parcourant les volumes,
Sans peine il reconnaît le siècle, dont leurs plumes
Ont décrit tant de fois les jours délicieux.
Il est venu ce temps, l’espoir de nos aïeux,

Où le fer, dont la dent rend les guérets fertiles,
Sera forgé du fer des lances inutiles.
La justice et la paix s’embrassent devant nous.
Le glaive étincelant d’un royaume jaloux
N’ose plus aujourd’hui s’irriter contre un autre :
Le bonheur des humains nous annonce le nôtre.
Sous un joug étranger nous avons succombé,
Et des mains de Juda notre sceptre est tombé.
Mais notre opprobre même assure notre gloire :
Des promesses du ciel rappelons la mémoire.
Cependant il paraît à ce peuple étonné
Un homme (si ce nom lui peut être donné)
Qui sortant tout à coup d’une retraite obscure,
En maître, et comme Dieu, commande à la nature.
A sa voix sont ouverts des yeux longtemps fermés,
du soleil qui les frappe éblouis et charmés.
D’un mot il fait tomber la barrière invincible,
Qui rendait une oreille aux sons inaccessible ;
Et la langue qui sort de la captivité,
Par de rapides chants bénit sa liberté.
Des malheureux traînaient leurs membres inutiles,
Qu’à son ordre à l’instant ils retrouvent dociles.
Le mourant étendu sur un lit de douleurs
De ses fils désolés court essuyer les pleurs.
La mort même n’est plus certaine de sa proie.
Objet tout à la fois d’épouvante et de joie,
Celui que du tombeau rappelle un cri puissant,
Se relève, et sa sœur pâlit en l’embrassant.
Il ne repousse point les fleuves vers leur source :
Il ne dérange pas les astres dans leur course.

On lui demande en vain des signes dans les cieux.
Vient-il pour contenter les esprits curieux ?
Ce qu’il fait d’éclatant, c’est sur nous qu’il l’opère ;
Et pour nous sort de lui sa vertu salutaire.
Il guérit nos langueurs, il nous rappelle au jour :
Sa puissance toujours annonce son amour.
Mais c’est peu d’enchanter les yeux par ces merveilles.
Il parle : ses discours ravissent les oreilles.
Par lui sont annoncés de terribles arrêts ;
Par lui sont révélés de sublimes secrets.
Lui seul n’est point ému des secrets qu’il révèle ;
Il parle froidement d’une gloire éternelle ;
Il étonne le monde, et n’est point étonné :
Dans cette même gloire il semble qu’il soit né :
Il paraît ici bas peu jaloux de la sienne.
Qu’empressé de l’entendre un peuple le prévienne,
Il n’adoucit jamais aux esprits révoltés
Ses dogmes rigoureux, ses dures vérités.
C’est en vain qu’on murmure, il faut croire, il l’ordonne.
D’un œil indifférent il voit qu’on l’abandonne.
D’un tel législateur quel sera le destin ?
Jadis de la vertu Platon prévit la fin.
A souffrir, disait-il, que

son héros s’apprête :
la rage des méchants doit fondre sur sa tête.
S’il se montre à la terre, à la terre arraché,
Proscrit, frappé, sanglant, à la croix attaché,
Paix secrète du cœur, gage de l’innocence,
C’est toi seule à sa mort qui seras sa défense.
L’oracle est accompli. Le juste est immolé.
Tout s’émeut, et des bords du Jourdain désolé
Au Tibre en un moment le bruit s’en fait entendre.
D’intrépides humains courent pour le répandre :
Ils volent : l’univers est rempli de leur voix.
Repentez-vous, pleurez, et montez à sa croix,
Quel que soit le forfait, la victime l’expie.
Vous avez fait mourir le maître de la vie.
Celui que vos bourreaux traînaient en criminel,
Est l’image, l’éclat, le fils de l’éternel.
Ce Dieu dont la parole enfanta la lumière,
Couché dans un tombeau dormait dans la poussière ;
Mais la mort est vaincue, et l’enfer dépouillé.
La nature a frémi, son Dieu s’est réveillé.
Il vit, nos yeux l’ont vu. Croyez. Parole étrange !
Ils commandent de croire : on les croit, et tout change.
Simples dans leurs discours, simples dans leurs écrits,
Les accusera-t-on d’éblouir nos esprits ?
Ils comptent leurs erreurs, leur honte, leur faiblesse.
Par eux, de leur naissance apprenant la bassesse,
J’apprends aussi par eux leur infidélité,
Le trouble de leur maître, et sa timidité.
A l’aspect de la mort il s’attriste, il frissonne :
Languissant, prosterné, la force l’abandonne,

Et le calice amer qu’on lui doit présenter,
Loin de lui, s’il pouvait, il voudrait l’écarter.
Est-il donc d’un héros d’écouter la nature ?
Socrate en étouffa jusqu’au moindre murmure.
L’imposture, féconde en discours séduisants,
Eût orné son récit de charmes plus puissants.
Leurs écrits, dites-vous, dépouillés d’artifice,
Ne font point dans leur cœur soupçonner de malice ;
Mais peut-être on les trompe, et séduits les premiers,
Ils ont crû follement des mensonges grossiers.
Si tous ces faits sont faux, ont-ils pu les écrire
Parmi des ennemis prêts à les contredire ?
A peine aux yeux mortels leur maître est disparu :
A toute heure, en tout lieu, tout un peuple l’a vu
Qu’elle a d’autorité l’histoire, qu’en silence
Sont contraints d’écouter des témoins qu’elle offense !
Mais en quel triste état te découvrent mes yeux,
Ville jadis si belle, ô peuple ami des cieux !
Qu’as-tu fait à ton Dieu ? Sa vengeance est certaine.
Comment à tant d’amour succède tant de haine ?
Son bras de jour en jour s’appesantit sur toi,
Et tu ne fus jamais plus zélé pour sa loi.

Combien d’avant-coureurs annoncent ta ruine !
Et la guerre étrangère, et la guerre intestine,
Et les embrasements, et la peste, et la faim,
Que de maux rassemblés ! L’orage éclate enfin.
Le nuage est crevé, je vois partir la foudre.
Jérusalem n’est plus, et le temple est en poudre.
Ce n’est point à Titus que les lauriers sont dus :
Ce n’est point moi, dit-il, leur dieu les a perdus.
Oui sans doute le ciel les punit d’une offense :
Je n’ai fait que prêter mon bras à sa vengeance.
Ils l’ont bien mérité ce châtiment affreux.
Le sang de leur victime est retombé sur eux.
Le père a pour longtemps proscrit ses fils rebelles :
Le maître a retranché les branches infidèles.
Il n’a point toutefois arraché l’arbre ingrat ;
Mais un nouveau prodige en a changé l’éclat.
Sur cet arbre étonné que de branches nouvelles,
Sauvages autrefois, aujourd’hui naturelles !
Que vois-je ? L’étranger dépouille l’héritier,
Et le fils adopté succède le premier.
De ces nouveaux enfants que la mère est féconde !
Ils ne font que de naître, et remplissent le monde.
Les maîtres des pays par le Nil arrosés,
D’une antique sagesse enfin désabusés,
Ont déjà de la croix embrassé la folie.
A l’aspect d’un bois vil le Parthe s’humilie :

Et réunis entre eux pour la première fois,
Les Scythes vagabonds reconnaissent des lois.
A l’auteur du soleil le Perse offre un hommage,
Que l’erreur si longtemps lui fit rendre à l’ouvrage.
Des déserts libyens le farouche habitant,
Le Sarmate indocile, et l’Arabe inconstant,
Se ses sauvages mœurs adoucit la rudesse.
Corinthe se réveille, et sort de sa mollesse.
Athènes ouvrant les yeux reconnaît le pouvoir
Du Dieu qu’elle adora longtemps sans le savoir.
Mieux instruite aujourd’hui, cet autel qu’elle honore,
N’est plus enfin l’autel d’un maître qu’elle ignore.
Il est trouvé ce dieu tant cherché par Platon :
L’aréopage entier retentit de son nom.
Les Gaulois détestant les honneurs homicides,
Qu’offre à leurs dieux cruels le fer de leurs druides,
Apprennent que pour nous le ciel moins rigoureux,
Ne demanda jamais le sang d’un malheureux,
Et qu’un cœur qu’a brisé le repentir du crime,
Est aux yeux d’un dieu saint la plus sainte victime.
Tes illustres martyrs sont tes premiers trésors,
Opulente cité, la gloire de ces bords,
Où la Saône enchantée à pas lents se promène,
N’arrivant qu’à regret au Rhône qui l’entraîne.
Toi que la Seine embrasse, et qui doit à ton tour
L’enfermer dans le sein de ton vaste contour,
Ville heureuse, sur toi brille la foi naissante.
Qu’un jour tes sages rois la rendront florissante !
Sur vos têtes aussi luit cet astre divin,
Vous que baignent les flots du Danube et du Rhin ;

Vous qui buvez les eaux du Tage, et de l’Ibère ;
Vous que dans vos forêts le jour à peine éclaire.
Et vous que séparant du reste des humains,
Les mers avaient sauvé des fureurs des romains ;
Lieux où ne put voler leur aigle ambitieuse,
Je vois dans vos climats la foi victorieuse.
Au grand nom qui du monde a couru les deux bouts,
De l’Inde à la Tamise on fléchit les genoux.
La croix a tout conquis, et l’église s’écrie,
Comment à tant d’enfants ai-je donné la vie !

Sur les rives du Tibre éclate sa splendeur :
Là de son règne saint s’élève la grandeur,
Et dans Rome est fondé son trône inébranlable,
A tout ambitieux trône peu désirable.
Sur ses degrés sanglants je ne vois que des morts
C’était pour en tomber qu’on y montait alors.
Dans ces temps où la foi conduisait aux supplices,
D’un troupeau condamné glorieuses prémices,
Les pasteurs ne briguaient qu’un supplice plus grand.
Tel fut chez les chrétiens l’honneur du premier rang.
Quel spectacle en effet à mes yeux se présente !
Quels tourments inconnus, que la fureur invente !
De bitumes couverts, ils servent de flambeaux :
Déchirés lentement ils tombent en lambeaux :
Dans ces barbares jeux, théâtre du carnage,
Des tigres, des lions on irrite la rage.
Que de feux ! Que de croix ! Que d’échafauds dressés !
Combien de bourreaux las, de glaives émoussés !
Injuste contre eux seuls, le plus juste des princes,
Par ce sang odieux contente ses provinces.

Pour eux tout empereur, Trajan même est Néron.
Ils se nomment chrétiens, et leur crime est leur nom.
Ils demandent la mort, ils courent aux supplices :
Les plus longues douleurs prolongent leurs délices :
Les rigueurs des tyrans leur semblent d’heureux dons :
Ils bénissent la main qui détruit leurs prisons.
Qui peut leur inspirer la haine de la vie ?
D’éterniser son nom la ridicule envie,
Quelquefois, je l’avoue, en étouffe l’amour.
Lorsque sur un bûcher Peregrin las du jour,
D’un trépas éclatant cherche la renommée,
Un cynique orgueilleux s’évapore en fumée.
Mais cet immense amas de femmes et d’enfants,
Qu’immolent les romains, qu’égorgent les Persans,
Tant d’hommes dont les noms sont restés sans mémoire,
Courraient-ils à la mort pour vivre dans l’histoire ?
Plaignez, me dira-t-on, leur triste aveuglement,
L’erreur a ses martyrs : le bonze follement
Ose offrir à son dieu, stérile sacrifice,
Un corps qu’a déchiré son bizarre caprice.
Victime d’un usage antique et rigoureux,
La veuve, sans frémir, s’élance dans les feux,
Pour rejoindre un époux que souvent elle abhorre.
Chez un peuple insensé cette loi vit encore.
Egarement cruel ! Loi digne de nos pleurs !
Que la religion enfante de malheurs !
Respectons des mortels que Dieu même autorise.
Oui, de ses plus grands dons le ciel les favorise,
Et le ciel n’a jamais favorisé l’erreur.
Ils chassent cet esprit et de haine et d’horreur,

Cet infernal tyran, dont nos maux font la joie :
A la voix des chrétiens abandonnant sa proie,
Des corps qu’il tourmentait il s’enfuit consterné.
Le prince du mensonge est enfin détrôné.
Il usurpa l’empire, et sans peine et sans gloire,
Lorsque l’homme emporté par la fureur de croire,
Sans que l’art eût besoin d’éblouir sa raison,
Au plus vil imposteur se livrait sans soupçon.
Mais ces temps n’étoilent plus : la Grèce la première
Avait du moins ouvert la route à la lumière.
On la cherchait, Platon par ses fameux écrits
Des honteuses erreurs inspirait le mépris.
Pleines de ses leçons, des écoles célèbres,
De l’enfance du monde écartant les ténèbres,
Le grave philosophe est partout révéré ;
Souvent même à la cour il se voit honoré.
Son crédit peut nous perdre, et sa haine y conspire.
Mais en vain cette haine arme Celse et Porphire.
Que peuvent contre nous leurs traits injurieux ?
Il fallait nous porter des coups plus sérieux,
Approfondir des faits récents à la mémoire,
Et sur ses fondements renverser notre histoire.
Qui ne sait que railler, évite un vrai combat.
On traite les chrétiens d’ennemis de l’état.
On impute le crime à ceux dont la doctrine
N’a pu que dans le ciel prendre son origine.
Ainsi que dans leurs mœurs, tout est pur dans leurs lois.
C’est par eux qu’on apprend à respecter les rois,
Et que même aux Nérons on doit l’obéissance.
De Dieu, nous disent-ils, descend toute puissance ;

Le prince son image, et maître des humains,
Tient du maître des cieux le glaive dans ses mains.
Sujets, obéissez ; le murmure est un crime.
En vain contre un pouvoir cruel, mais légitime,
Des peuples révoltés s’arment de toutes parts,
Les chrétiens sont toujours fidèles aux Césars.
Ont-ils donc par faiblesse une âme si soumise ?
Leur pouvoir éclatant redouble ma surprise.
La nature obéit, et tremble devant eux.
Quel spectacle étonnant de miracles nombreux ?
Que de tristes mourants, qui fermaient leur paupière,
Sont tout à coup rendus à la douce lumière !
Et du fond des tombeaux que de morts rappelés !
De deux camps ennemis par la soif désolés,
Quand d’un soleil brûlant la chaleur les embrase,
L’un périt, le ciel tonne, et la foudre l’écrase ;
Et tandis que les feux écartent le Germain,
un torrent salutaire abreuve le romain :
Le soldat demi-mort, dans une heureuse pluie
Trouve tout à la fois la victoire et la vie.
De ce bienfait, le prince admire les auteurs,
Et le peuple obstiné les appelle enchanteurs.
Enchantement divin qui commande au tonnerre !
Le charme vient du ciel, quand il change la terre.
Elle change : bientôt l’objet de ses horreurs,
La croix, orne le front de ses fiers empereurs.
Constantin triomphant fait triompher la gloire
Du signe lumineux qui promit sa victoire.

Les temples sont déserts, et le prêtre interdit
renversant l’encensoir de son dieu sans crédit,
abandonne un autel toujours vide d’offrandes.
Delphes jadis si prompt à répondre aux demandes,
D’un silence honteux subit les tristes lois.
Enfin, comme Apollon, tous les dieux sont sans voix.
Aux tombeaux des martyrs, fertiles en miracles,
Les peuples et les rois cherchent de vrais oracles.
On implore un mortel qu’on avait massacré,
Et l’on brise le dieu qu’on avait adoré.
A ce torrent vainqueur Rome longtemps s’oppose,
Et de son Jupiter veut défendre la cause.
Mais contre elle il est temps de venger les chrétiens.
Du sang de tes enfants, grand Dieu, tu te souviens.
Tant de cris qu’éleva sa fureur idolâtre,
Ont assez retenti dans son amphithéâtre.
Tu vas lui demander compte de ses arrêts.
Ô Dieu des conquérants, tes vengeurs sont tous prêts,
Et Rome va tomber d’une chute éternelle,
Ainsi que Babylone et ta ville infidèle.
Oui, c’est ce même Dieu qui sait à ses desseins
Ramener tous les pas des aveugles humains.
Sous d’orgueilleux vainqueurs quand les villes succombent,
Quand l’affreux contrecoup des empires qui tombent
Dans le monde ébranlé jette au loin la terreur ;
Que sont tous ces héros qu’admire notre erreur ?
Les ministres d’un Dieu qui punit des coupables,
Instruments de colère, et verges méprisables.

Que prétend Attila ? Que demande Alaric ?
Où s’emporte Odoacre ? Où vole Genseric ?
Ils sont, sans le savoir, armés pour la querelle
D’un maître qui du Nord tour à tour les appelle.
Devant leurs bataillons il fait marcher l’horreur :
Rome antique est livrée au barbare en fureur :
De sa cendre renaît une ville plus belle,
Et tout sera soumis à la Rome nouvelle.
Je la vois cette Rome, où d’augustes vieillards,
Héritiers d’un apôtre, et vainqueurs des Césars,
Souverains sans armée, et conquérants sans guerre,
A leur triple couronne ont asservi la terre.
Le fer n’est pas l’appui de leurs vastes états ;
Leur trône n’est jamais entouré de soldats.
Terrible par ses clefs, et son glaive invisible,
Tranquillement assis dans un palais paisible,
Par l’anneau d’un pêcheur autorisant ses lois,
Au rang de ses enfants un prêtre met nos rois.
Ils en ont le respect, et l’humble caractère.
Qu’il ait toujours pour eux des entrailles de père !
D’une religion si prompte en ses progrès
Si j’osais jusqu’à nous compter tous les succès,
Peindre les souverains humiliant leur tête,
Et la suivre partout de conquête en conquête ;
Quel champ je m’ouvrirais ! Quel récit glorieux !
Mais que pourrais-je apprendre à quiconque a des yeux ?
L’arbre couvre la terre, et ses branches s’étendent
Partout où du soleil les rayons se répandent.
De l’aurore au couchant on adore aujourd’hui
Celui qui de sa croix attira tout à lui.

Dans le temps que ce Dieu parmi nous daigna vivre,
L’aurais-je mieux connu, quand j’aurais pu le suivre
Des rives du Jourdain, au sommet du Thabor ?
Non, maintenant sa gloire éclate plus encor.
Je vois à ses côtés Moïse avec Elie.
Tout prophète l’annonce, et la loi le publie.
Ses apôtres enfin sont sortis du sommeil.
Que de nouveaux témoins m’a produit leur réveil !
C’est en mourant pour lui, qu’ils lui rendent hommage :
Ils sont tous égorgés ; voilà leur témoignage.
Je le vois : c’est lui-même, et je n’en puis douter.
Mais c’est peu de le voir, il le faut écouter :
La voix de tout ce sang que l’amour fit répandre,
Me répète la voix que le ciel fit entendre,
Quand le Thabor brilla de l’un de ses rayons,
Oui, c’est ce fils si cher : écoutons, et croyons.
Le joug qu’il nous impose est, dit-on, trop pénible ;
Ses dogmes sont obscurs ; sa morale est terrible ;
Nos esprits et nos cœurs sont en captivité.
D’une nouvelle ardeur justement transporté,
De ces plaintes je veux repousser l’injustice :
Il n’est pas temps encor que ma course finisse :
Poursuivons le déiste en ses détours divers.
Quel sujet fut plus grand, et plus digne des vers ?