La Religion de la beauté/02

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La Religion de la beauté
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 655-695).
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LA RELIGION DE LA BEAUTÉ
ÉTUDE SUR JOHN RUSKIN

II.[1].
SES PAROLES[2]

Parmi tous les étonnemens que provoque en nous la physionomie de Ruskin, le plus grand sans doute est celui que nous cause sa popularité. Un philosophe qui se fait lire des foules, au XIXe siècle, à ce point qu’une seule édition d’un seul de ses livres lui rapporte 150 000 francs, et que des gens s’en sont allés de Londres à Orpington, leurs quatorze sous dans la main, trouver son éditeur campagnard, au milieu de ses ruches à miel, afin de lui acheter un fascicule de Fors Clavigera, voilà qui n’est point banal. Mais si ce philosophe se trouve être un esthéticien, et si les œuvres d’art forment le sujet ou le prétexte de ses ouvrages, le phénomène devient tout à fait surprenant. Car de tous les genres littéraires la critique d’art est, par une singulière fortune, celui peut-être que les auteurs aiment le mieux aborder, mais dont les lecteurs se délient le plus, assurés qu’ils sont, par tant et de si décisives expériences, d’y trouver le plus souvent un verbiage pédant et superficiel. Et si, pour expliquer la popularité des livres ruskiniens et leur charme auprès des femmes mêmes et des enfans, on ajoute qu’à la vérité ils ne traitent point tous de questions d’art, mais parfois aussi des plus émouvans problèmes de l’économie politique, le phénomène devient miracle, et l’explication passe en étrange té le fait.

Pour avoir triomphé de semblables sujets, serait-ce que l’auteur les aurait ravalés, abâtardis, vidés de toute leur scientifique moelle, et accommodés aux goûts actuels et médiocres des foules, sacrifiant la forme pour insinuer l’idée ? Au contraire. Ruskin est l’ennemi né de toute concession. Il parle sans aucune considération des goûts de ceux qui l’écoutent. Le suive qui peut ! Au public de voir s’il veut s’instruire en pénétrant le sens parfois caché de ses paraboles. Il fait comme la nature qui ne met pas à nu son or, « le type physique de la sagesse, mais le dissimule dans les entrailles de la terre. » Si les mineurs manquent à ces placers, ce sera pour une autre génération ! — « Tous mes amis me prient de ne pas écrire ces lettres-ci, sous prétexte qu’aucun ouvrier ne les comprendra maintenant, — mais quelle utilité eût-il pu y avoir d’écrire des lettres uniquement pour les hommes produits par les enseignemens de Stuart Mill ? Oui, je m’adresse aux laboureurs de l’Angleterre, mais non de l’Angleterre de 1870-1873. Les temps viendront… » En attendant qu’ils viennent, le maître parle en pleine foule avec la liberté d’un prêcheur de désert. Il écrit comme le saint Mathieu de Rembrandt, qu’on voit au Louvre. Il semble uniquement préoccupé de ce qu’un ange chuchote, lu, derrière lui, à son oreille…

Comment la foule a-t-elle pris le chemin de ce désert ? Pourquoi s’est-elle rassemblée devant l’écrivain qui, pas plus que le vieil évangéliste de Rembrandt, n’a marché vers elle ? Pour le savoir, écoutons ses paroles. Non pas encore avec l’intention d’y découvrir une pensée directrice qui y circule et les coordonner mais d’abord, sans système, au hasard, afin de guetter selon quels procédés neufs, sous quelles formes multiples, par quels détours-inaperçus, Ruskin a fait courir à cette pensée esthétique, à cette religion de la beauté, le peuple le moins artiste de la terre. Ecoutons-les toutes, sans distinction : paroles de la vingtième année et paroles de la soixante-seizième année, paroles destinées à prouver, paroles destinées à dépeindre, paroles destinées à émouvoir, paroles de l’écrivain, paroles du conférencier et paroles du guide, c’est-à-dire paroles qui viennent vous trouver au coin du feu d’hiver, alternant avec les crépitemens des branches dans l’âtre, paroles qui furent prononcées dans une assemblée vibrante aux impressions réflexes sur l’orateur, ou paroles que vous lirez seulement devant les monumens lointains, sur les marches des campaniles ou sur les rampes des montagnes, — paroles qui instruisent, paroles qui évoquent, paroles qui entraînent, ou au contraire-vous arrêtent et vous retiennent immobiles sous une voûte cachant une immensité ou sur une tombe cachant un néant… En analysant quelques-unes de ces paroles, nous comprendrons peut-être-pourquoi elles furent tant écoutées.


I

On dit qu’en 1851, des fermiers de l’Ecosse voyant aux devantures des libraires une brochure intitulée : Notes sur la construction des bergeries, par John Ruskin, et pensant y trouver quelques utiles conseils pour procurer un logement sain à leurs moutons, donnèrent leurs deux shillings et emportèrent la brochure. Ils y trouvèrent une thèse théologique, prêchant la doctrine d’ « un seul troupeau et un seul pasteur », et se terminant par l’espoir que l’Angleterre deviendrait une nouvelle Jérusalem. Ainsi, dès le titre d’un ouvrage de Ruskin, l’attention est en éveil et la logique en déroute. L’enseigne est splendide et incompréhensible. Quoi de plus beau que Deucalion, titre si concis qu’il sert d’adresse télégraphique à son éditeur, que la Reine de l’Air, Mimera Pulveris, la Mesnie de l’Amour, la Couronne d’olivier sauvage, Sésame et les Lis, Aratra Pentelici, Ariadne Florentina, ou encore Sur le vieux chemin et Nos pères nous ont dit… ! Mais quoi de moins clair ? Est-il même possible de conjecturer ce qu’on trouvera sous ces pavillons multicolores, claquant au vont ? Et si l’on passe aux sous-titres, quel éclaircissement attendre de ceux-ci pour Sésame et les Lis : « 1° Des trésors des rois ; 2° Des jardins des reines ; 3° les Mystères et les Arts de la vie ? » ou de celui-ci pour Hortus Inclusus : « Messages de la Forêt vers le Jardin ? » Mais parce qu’il répugne à l’esprit humain qu’un fait ou qu’un mot étrange soit sans explication, on cherche et le plus souvent on trouve. Parfois le sens du titre nous est donné dès la préface, comme dans Jusqu’à ce dernier, et parfois il faut attendre la dernière page, comme dans Munera Pulveris. Ici, il est emprunté à une ode d’Horace, et là à une parabole de l’Evangile. Le Repos de Saint-Marc est une allusion aux reliques de l’église de Venise et la Mesnie de l’Amour à un vers du Roman de la Rose, où il est dit de l’amour qu’ « il étoit tout couvert d’oisiaulx. » Tantôt il est pris dans une vieille gravure florentine du labyrinthe (Ariadne florentina) et tantôt dans un poème de Keats (A Joy for ever). Ruskin, sentant lui-même combien quelques-uns de ses titres étaient déroutans, a tenté de mettre ses lecteurs sur la voie, et, dans Fors Clarigera, — série de lettres mensuelles adressées aux travailleurs, de 1871 à 1884, — il y a trois pages consacrées à cette ingrate besogne, au bout desquelles on croit comprendre que Fors, racine de Fortune signifie destin, que Clavi signifie à la fois la clef nécessaire pour ouvrir la porte de la vérité (Clavis), la massue d’Hercule nécessaire pour combattre le mal (Clava) et le gouvernail qui fixe la direction de la vie (Clavus) ; enfin que géra, de gero, veut dire : « qui porte. » Mais à quoi bon tant d’étymologies ? Les titres des ouvrages d’un écrivain qui combat perpétuellement pour l’art et contre l’état social moderne, sont des cris de guerre. Pourvu qu’ils retentissent, qu’importe ce qu’ils signifient ? Savaient-ils bien le sens de ce qu’ils disaient, tous ceux qui se sont rués à l’assaut au cri de : Mont joie et Saint-Denis !

Si, le pavillon examiné, on passe aux marchandises qu’il couvre, on continue à être choqué par leur désordre et attiré par leur richesse. Nul plan d’ensemble, nulle ordonnance suivie, tout au plus une « tendance comme la loi de la forme, dans le cristal ». « Le sujet que je veux traiter devant vous est branché et, pire que branché, réticulé en tant de directions diverses que je sais à peine quel rejeton suivre et à quel nœud d’abord m’accrocher. » Alors il s’accroche à tous à la fois. « C’est une de mes mauvaises habitudes, que de mettre la moitié de mes livres dans mes préfaces. » Mais, en même temps, c’est un de ses moyens inconsciens de saisir tout de suite l’attention du lecteur. D’un bond, vous atteignez le sujet même ; seulement, étourdi de la chute, vous n’apercevez pas bien quel il est. Jeté dans cette exposition universelle des idées, vous vous mettez à rayonner dans tous les sens, inquiet de vous perdre et charmé de vous promener. Ce n’est pas que les étiquettes manquent. Il y en a plus que chez tout autre écrivain. Chaque phrase est numérotée, et les Ruskiniens se disent entre eux : « Vous souvenez-vous du paragraphe 25 du chapitre VI du volume II des Pierres de Venise ? » ou encore : « Méditons le paragraphe 243 d’Aratra Pentelici ! » Vous apercevez, de tous côtés, des cloisons, des grilles, des compartimens qui semblent séparer les sujets les uns des autres : non croyez rien. Il est tels chapitres que vous trouverez réimprimés dans plusieurs volumes différens ; il en est d’autres qui, anticipant sur les suivans ou revenant sur ceux qui les ont précédés, dérangent toute l’économie du volume. « Ceci, à la vérité, avoue-t-il de temps en temps, appartient à une autre partie de mon sujet. » Ses livres se pénètrent comme nos budgets et sa composition s’enchevêtre comme ces graphiques de la marche des trains que s’évertuent à déchiffrer, dans les gares, les voyageurs désœuvrés. « Un de mes amis me reproche douloureusement le caractère décousu de ma Fors Clavigera, et insiste pour que j’écrive à la place un livre ordonné, mais il aurait aussi bien fait d’insister auprès d’un bouleau croissant de la fente d’un rocher, afin qu’il fixât d’avance la direction de ses branches. Les vents et les torrens les arrangeront selon leurs fantaisies sauvages ; tout ce que l’arbre a à faire ou peut faire, c’est de croître, gaiement s’il est possible, tristement si la gaieté est impossible et de laisser les dents noires et les cicatrices mordre le blanc rosé de son tronc là où le voudra la destinée… » A la vérité, dans ses premiers ouvrages : les Modern Pointers, les Sept Lampes de l’architecture, les Pierres de Venise, on saisit une intention de composition, d’ailleurs maladroite, et les matériaux se classent sinon avec ordre, du moins avec symétrie. Mais après ces grandes assises de son œuvre, le plan est absent et la composition amorphe. Partout Ruskin vous parlera de tout : of many things, comme il avait sous-intitulé un de ses volumes des Modern Painters, ce qui fit beaucoup rire et est pourtant le seul titre exact qu’il leur ait jamais assigné. Si vous attendez d’un livre une thèse unique et liée sur un seul objet défini, si vous n’êtes pas résolu, en l’ouvrant, à laisser là tout appétit de logique et tout instinct de classification, il ne faut pas vous hasarder dans ce merveilleux dédale. Sésame n’aura pas de vertu pour vous y introduire, ni Ariadne de fil pour vous y guider. On s’y hasarde pourtant, parce que, si l’ensemble est confus, chaque idée particulière qu’on y démêle paraît plus claire et mieux définie que dans aucun traité d’esthétique ordinaire.

On n’y est pas invité à méditer sur quelque axiome comme celui-ci : « Le but de l’art est de retrouver dans les objets extérieurs son propre moi » ou c’est « l’interprétation de la belle nature ou de la belle force au moyen de leurs signes les plus expressifs », ni à tirer de longues déductions de cette pensée que « le beau est la splendeur du vrai », propositions que le lecteur se garde d’autant plus de contester qu’il les a moins comprises. Non. On est en face d’une thèse simple et concrète, comme celle-ci par exemple :


L’art de Bellini est centralement représenté par deux tableaux, à Venise : l’un, la Madone dans la sacristie des Frari, avec deux saints à ses côtés et deux anges à ses pieds ; le second, la Madone avec quatre saints au-dessus du second autel de San Zaccaria.

A leur sujet, observez ceci :

D’abord, ils sont tous deux travaillés avec des matériaux entièrement consistans et permanens. L’or qui s’y trouve est représenté par la peinture, non posé avec de l’or réel. Et cependant la peinture est si solide que quatre cents ans ont passé sur lui sans que, autant que je puisse voir, aucune altération malheureuse d’aucune sorte y soit survenue.

Secondement, les figures des deux tableaux sont dans une paix parfaite. Aucun mouvement n’a lieu, excepté celui des petits anges jouant d’instrumens de musique, mais d’un geste ininterrompu et sans effort, comme dans un rêve. Un chœur d’anges chantans par La Robbia ou Donatello eût été attentif à sa musique ou ardemment transporté par elle comme dans un effort passager : dans les petits chœurs de chérubins, par Luini, dans l’Adoration des Bergers, de la cathédrale de Côme, nous sentons même, à leur anxiété consciencieuse, qu’ils pourraient bien faire une fausse note s’ils étaient moins attentifs. Mais les anges de Bellini, même les plus jeunes, chantent avec autant de calme que les Parques filent.

Laissez-moi ici vous faire remarquer que ce calme est l’attribut de la plus haute espèce d’art. L’introduction d’un incident vigoureux ou violemment émouvant, est toujours un aveu d’infériorité.

Tels sont les deux premiers attributs de l’art le meilleur. Une facture impeccable et une parfaite sérénité, une action continue, non pas momentanée — ou une inaction entière. Vous devez être intéressé à la vie même « des créatures, non à ce qui leur arrive.

Ensuite le troisième attribut de l’art le meilleur, est qu’il vous incline à songer à l’âme de la créature et par conséquent à sa physionomie plus qu’à son corps.

Et le quatrième est que, dans la physionomie, vous devez être toujours amené à voir seulement la beauté ou la joie, jamais la bassesse, le vice ou la douleur.

Telles sont les quatre conditions essentielles du plus grand art. Je les répète pour qu’elles soient aisément apprises :

1. Une main-d’œuvre impeccable et durable.

2. La sérénité dans le repos ou dans l’action.

3. La figure considérée comme le principal, non le corps.

4. Et la figure affranchie de tout vice ou douleur[3].


Voilà une thèse posée. Tout lecteur sait ce qui va se débattre et à quels résultats plastiques, tangibles, à quelles modifications de ses jugemens et des œuvres futures mène le parti qu’on prendra. Il prévoit que Michel-Ange, avec ses académies contournées, que Raphaël avec ses figures neutres et muettes sur des corps si parlans, que Ribera avec l’expression douloureuse de ses faces, seront proscrits par cette définition du grand art et que les primitifs au contraire et certains artistes de la première renaissance seront donnés en modèles. S’il aime par-dessus tout le mouvement des membres déployés, le choc des grappes humaines, les grands effets de rides et de contractions des muscles faciaux, il prendra parti contre l’esthéticien. Mais, en prenant parti contre sa thèse, il rendra du moins hommage à sa clarté. Il le désapprouve, donc il l’a compris.

L’ayant compris, il le suivra sans ennui, si l’homme qui peignit longuement avant que d’écrire, qui travailla enfant avec Richmond, Copley Fielding et Harding, vient à serrer de près quelque question technique ; si, par exemple, traitant de ce « travail impeccable » qu’il recommande comme la première qualité du grand art, il veut nous faire entendre comment les ombres doivent être représentées :


Vous vous rappelez que je vous ai dit que, lorsque les coloristes peignaient des masses ou des espaces en saillie, toujours cherchant la couleur, ils reconnurent du premier coup, et tinrent pour exact jusqu’au bout, ce fait que les ombres, quoique sans doute plus sombres que les lumières vis-à-vis desquelles elles jouent le rôle d’ombres, ne sont point nécessairement pour cela des couleurs moins vigoureuses, mais sont peut-être des couleurs plus vigoureuses. Quelques-uns des plus beaux bleus et pourpres dans la nature, par exemple, sont ceux des montagnes dans l’ombre, contre le ciel couleur d’ambre et l’ombre du creux du centre d’une églantine est un embrasement de feu orange dû à la quantité de ses étamines jaunes. Eh bien ! les Vénitiens virent toujours cela et tous les grands coloristes le voient, et sont ainsi séparés des non-coloristes ou écoles de simple clair-obscur, non par une différence dans le stylo seulement, mais parce qu’ils sont dans la vérité quand les autres sont dans l’erreur. C’est un fait absolu que les ombres sont des couleurs autant que les lumières, et quiconque les représente simplement par la teinte de la lumière atténuée ou assombrie les représente faussement. C’est là une question de fait, non de goût. Si vous êtes d’un tempérament spécialement sobre vous pouvez choisir des couleurs sobres là où les Vénitiens en auraient choisi des gaies ; cela est affaire de goût. Vous pouvez penser qu’il est convenable, pour un héros, de porter vêtement uni plutôt que brodé : cela est pareillement affaire de goût. Mais quoique vous puissiez aussi penser qu’il serait digne des jambes d’un héros d’être toutes noires ou brunes du côté qui est dans l’ombre, cependant si vous usez de couleurs, vous ne pouvez point l’accommoder de telle sorte à votre idée sans être dans l’erreur ; jamais, dans quelque circonstance que ce soit, il ne peut être entièrement noir ou brun sur un de ses côtés[4]. Mais le professeur d’art veut nous faire pénétrer plus profondément encore dans le sujet et porter de la clarté non plus sûr une chose tangible, mais dans notre propre impression esthétique, qu’il va être obligé d’affiner en l’analysant, afin de défendre sa thèse. Cette thèse, par exemple, est, dans un de ses livres, que la pire forme de trompe-l’œil architectural est la tromperie sur la main-d’œuvre, c’est-à-dire la substitution du moulage fait à la machine au travail de la main. Cette tromperie est déshonnête, dit-il. Pourquoi ? Interrogez vos impressions : elles vous répondront :


L’ornement a deux sources de charme entièrement distinctes : l’une, dérivée de la beauté abstraite de ses formes, que, pour le moment nous supposerons être égale, que ces formes soient façonnées à la main ou à la machine ; l’autre, le sentiment de la peine et de l’attention humaines qui ont été dépensées sur lui. Combien est grande cette dernière influence, nous pouvons peut-être en juger, en considérant qu’il n’y a pas de touffe de mauvaises herbes poussant dans la fente d’une ruine qui n’ait une beauté à tous les points de vue presque égale et à quelques-uns immensément supérieure à celle de la sculpture la plus parfaite de cette ruine, et que tout l’intérêt que nous prenons à l’œuvre du sculpteur, tout notre sentiment de sa richesse, bien qu’elle soit dix fois moins riche que les nœuds d’herbe poussés à côté d’elle ; de sa délicatesse, bien que mille fois moins délicate, de sa splendeur, quoique un million de fois moins parfaite, résultent de la connaissance que nous avons que c’est là l’œuvre d’un pauvre, maladroit et laborieux être humain. Son vrai charme tient à ce que nous découvrons en elle le témoignage des pensées, des intentions, des épreuves et des défaillances de cœur, — et aussi des réconforts et des joies du succès : un œil exercé peut retrouver la trace de tout cela, mais en admettant même que ce soit obscur, cela est présumé ou sous-entendu… Je suppose ici qu’un ornement travaillé à la main ne puisse généralement être distingué de celui fait par la machine, pas plus qu’un diamant ne peut être connu d’un strass ; oui, j’admets que ce dernier puisse faire illusion pour un moment à l’œil du maçon comme l’autre à l’œil du joaillier et qu’on ne puisse le découvrir que par l’examen le plus minutieux. Cependant, exactement de même qu’une femme de bon goût ne porterait pas de faux bijoux, de même un constructeur qui se respecte dédaigne les ornemens en faux[5].


Vous avez compris ce qui se passe en vous en face de telle ou telle œuvre. Ce n’est pas assez. Il faut comprendre ce qui s’est passé en celui qui l’a créée. Non pour lui prêter des idées ou des sentimens qu’il n’a pas eus, ce que Ruskin trouve puéril et ce qui fit pourtant le fond de toute une école critique pendant cinquante ans, mais afin de déterminer simplement dans quel sens se dirigea son effort, ce qu’une étude approfondie des œuvres suffit à indiquer. Pour vous convaincre de la faute des architectes modernes, qui remplacent l’homme par la machine, Ruskin vous a invités à vous interroger vous-même, à vous rendre un compte exact de vos sentimens devant les œuvres, — à faire, en quelque sorte, votre examen de conscience esthétique. Pour mieux sentir la grandeur des artistes anciens, de leurs mythes et de leurs imaginations religieuses, il faudra faire quelque chose de plus difficile encore : la psychologie esthétique de cet ancien, — du Grec, par exemple. Il comparera le Grec à l’enfant et se demandera ce que voit, ce que cherche, ce que désire et ce que rêve l’enfant :


Autant que j’ai pu moi-même l’observer, le caractère distinctif de l’enfant est de toujours vivre dans le présent tangible ; prenant peu de plaisir à se souvenir et rien que du tourment à attendre ; également faible dans la réflexion et dans la prévision, mais possédant de façon intense le présent actuel, le possédant en vérité, de façon si intense, que les douces journées de l’enfance paraissent aussi longues que plus tard le paraîtront vingt jours, et appliquant toutes ses facultés de cœur et d’imagination à de petites choses, de façon à les pouvoir transformer en tout ce qu’il veut. Confiné dans un petit jardin, il ne rêve pas être quelque part ailleurs, mais il en fait un grand jardin. En possession d’une cupule de gland, il ne la méprisera pas, ni ne la jettera, ni n’en désirera une d’or à la place. C’est l’adulte qui fait cela. L’enfant garde sa cupule de gland comme un trésor, et dans son esprit, il en fait une coupe d’or, de telle sorte qu’une grande personne qui se tient près de lui tout émerveillée, est toujours tentée de lui demander à propos de ces trésors, non pas : « Qu’est-ce vous voudriez avoir de mieux que cela ? » mais : « Qu’est-ce qu’il vous est possible de voir en cela ? » Car pour le regardant, il y a une disproportion risible et incompréhensible entre les paroles de l’enfant et la réalité. Le petit être lui dit gravement, en tenant la gaine de gland, que « ceci est une couronne de reine ou un bateau de fée » et, avec une délicieuse effronterie, il s’attend à ce que vous croyiez la même chose. Mais notez que le gland doit être là et dans sa main à lui : « Donnez-le-moi, alors, j’en ferai quelque chose de plus pour moi. » Tel est toujours le propre mot de l’enfant.

C’est aussi le mot par excellence du Grec : « Donnez-le-moi. Donnez-moi quelque chose de défini, ici, sous mes yeux, et je ferai avec cela quelque chose de plus[6]. »


L’exemple est topique ; mais autant que de clarté il est plein de charme et ces subtiles remarques de psychologie, si elles ont servi à l’esthéticien pour se faire mieux entendre, sont surtout venues en aide au lecteur pour lui rendre plus facile la tâche d’écouter. Sans digression, Ruskin nous a pourtant reposés de la thèse d’art en nous faisant assister à des jeux sans prétention et à des discours sans dogmatisme. Creuser jusqu’à sa signification intime une œuvre plastique devant laquelle on s’est arrêté, ce n’est donc point fatiguer, c’est distraire, c’est relayer les yeux par le cerveau et la sensibilité par l’entendement. On se lasse de voir et d’admirer les aspects extérieurs des choses sans rien connaître de leur structure, de leur histoire, de leurs désirs ou de leurs symboles. Lorsque vous êtes sur des montagnes où la flore est riche et variée, et qu’à chaque pas, dans les pierriers, sur les hauts plateaux, dans les fentes des rochers calcaires, dans les combes humides et le long des gaves, vous rencontrez des corolles que ne désigne point l’étiquette gourmée des expositions d’horticulture, vous ne voulez pas seulement voir, mais savoir, et si, pour le pur artiste, il y a bien quelque charme à cheminer parmi des plantes et des fleurs sans en connaître autre chose que ceci quelles sont belles, comme à passer dans un salon plein d’élégantes inconnues, — cependant, le passant d’ordinaire aime à s’informer. Parmi toutes ces anonymes beautés, vous regrettez de n’avoir aucun botaniste à vos côtés pour mettre des noms sur les figures des fleurs et sous leurs formes, des idées. La vue est satisfaite : elle a joui longuement, la fleur va tomber des doigts si l’intelligence n’y trouve sa pâture. Mais l’esthéticien, caché au détour d’un rocher, paraît et parle :


Aucune tribu de fleurs n’a eu une aussi grande, aussi variée et aussi saine influence sur l’homme, que ce grand groupe des Drosidae, influence résultant non tant de la blancheur de quelques-unes de leurs fleurs ou de l’éclat des autres que de cette forte et délicate substance de leurs pétales, qui leur permet de prendre des formes d’une inflexion élastique impeccable, soit en coupes comme le safran, soit en clochettes épanouies comme le vrai lis, soit en clochettes semblables à la bruyère, comme la jacinthe, soit en étoiles brillantes et parfaites, comme l’épi de la Vierge, ou bien, lorsque ces fleurs sont affectées par l’étrange reflet de la nature du serpent, qui forme le groupe labié de toutes les fleurs, se résolvant dans des formes d’une symétrie gracieusement fantastique, dans le glaïeul. Placez à leur côté, leurs sœurs Néréides, les nénuphars, et vous aurez en elles l’origine des formes les plus exquises du dessin ornemental, et les mythes floraux les plus puissans qu’aient jamais connus jusqu’ici les esprits humains, parus sur les bords du Gange ou du Nil, de l’Arno ou de l’Avon.

Considérez, en effet, ce que chacune de ces familles a signifié pour l’esprit de l’homme. D’abord, dans leur noblesse, les lis ont donné le lis de l’Annonciation ; les asphodèles, la fleur des Champs-Elysées ; les iris, la fleur de lis de la chevalerie et les Amaryllidées « le lis des champs » du Christ ; tandis que le jonc, toujours foulé aux pieds, devient l’emblème de l’humilité… « Les lis de toutes les espèces formant la couronne impériale de Perdita », forment la première tribu ; qui, donnant le type de la pureté parfaite dans le lis de la Madone, ont influencé par leur forme charmante tout le dessin décoratif de l’art religieux italien ; tandis que l’ornement de guerre fut continuellement enrichi par les courbes des triples pétales du giglio florentin et de la fleur de lis française, de telle sorte qu’il est impossible de mesurer leur influence pour le bien au moyen âge, en partie comme symbole du caractère de la femme, et en partie comme symbole de la splendeur et du raffinement de la chevalerie à leur plus haut point dans la cité qui fut la fleur des cités[7].


Des champs vous êtes entrés dans un musée, comme on le fait dans mainte petite bourgade d’Italie, sur la colline de Fiesole ou dans l’île de Torcello, par exemple, et, des jeunes moissons, chaudes de soleil, vous avez passé sans transition aux vieilles et froides pierres où les mousses mêmes ne veulent plus croître. Elles aussi, tout d’abord, ne parlent qu’aux yeux. Vous admirez le modelé, le relief, le jeu des ombres sur ces débris, parfois le galbe d’un geste nu et la noblesse des draperies chiffonnées, mais à moins d’être un praticien vous-même, votre attention se détourne si votre curiosité intellectuelle n’est point attirée. Ces débris au fond de ces salles froides, gisant sur les marbres noirs des musées britanniques ou dressés dans les niches des glyptothèques allemandes, sont si loin de la vie. Ils touchent si peu à tout ce que nous savons de l’économie du monde, à ce [que nous ressentons de ses passions ou de ses douleurs, à tout ce que nous aimons de ses plaisirs… Ils y touchent ! nous dit alors l’esthéticien qui a laissé là ses iris et qui sur la pierre la plus morne et la plus froide, sur un fragment de draperies sculptées, pose un doigt qui fait jaillir de la masse l’idée qui l’agita :


Toute noble draperie, soit en sculpture, soit en peinture (sans tenir compte pour le moment de la couleur ni du tissu), remplit, pour autant qu’elle est quelque chose de plus qu’une nécessité, l’une de deux grandes fonctions. Elle est l’interprète du mouvement et de la gravitation. Elle est le meilleur moyen d’exprimer le mouvement que vient de faire et que lait la figure, et elle est presque le seul moyen d’indiquer à l’œil la force de gravité qui s’oppose à ce mouvement. Les Grecs exagéraient les arrangemens de draperies qui expriment la légèreté de l’étoffe et suivent le geste de la personne. Les sculpteurs chrétiens, se souciant peu du corps ou le condamnant et faisant tout reposer sur l’expression, employèrent la draperie d’abord comme un voile, mais ils aperçurent bientôt en elle une capacité d’expression que les Grecs avaient ignorée ou méprisée. Le principal élément de cette expression était l’entière suppression de toute agitation dans ce qui était si éminemment susceptible d’être agité. Du haut des formes humaines, la draperie tombait d’aplomb, balayant lourdement le sol et cachant les pieds, tandis que la draperie grecque s’envolait souvent à partir de la cuisse. Les étoffes épaisses et massives des vêtemens monacaux, si complètement opposées à la gaze légère des vêtemens antiques, donnaient l’idée de la simplicité de la division aussi bien que de la lourdeur de la chute. Et ainsi, la draperie en vint graduellement à représenter l’esprit du repos comme auparavant elle avait fait celui du mouvement, — d’un repos saint et sévère. Le vent n’avait pas de prise sur le vêtement, pas plus que la passion sur l’âme, et le mouvement de la figure ne faisait qu’incliner en une ligne plus douce le calme du voile tombant, la figure étant suivie par lui comme un lent nuage par une languissante pluie : on ne le voyait se dérouler en ondulations plus légères que s’il accompagnait la danse des anges.

Ainsi traitée, la draperie est vraiment noble ; mais comme l’interprète de choses différentes et plus élevées. Comme révélant la gravitation, elle a une majesté spéciale, car elle est littéralement le seul moyen que nous ayons de représenter pleinement cette force naturelle de la terre (car l’eau qui tombe est moins passive et moins définie en ses lignes). De même aussi, dans les voilures, elle est belle parce qu’elle exprime la force d’un autre élément invisible[8]


A ces mots, le champ des idées s’élargit : l’horizon recule. Car pour aider à la compréhension d’une œuvre d’art, pour nous retenir un instant de plus devant un détail de sculpture, Ruskin met le monde physique tout entier à contribution, comme il a mis tout à l’heure le monde moral. Ici, dans le pli d’un voile et dans sa chute, il voit la loi mystérieuse qui régit les mondes et là, dans la courbe d’un pétale, il a vu la fleur qui annonce un Dieu. Toutes les notions scientifiques ou morales accumulées par les siècles se groupent naturellement autour de l’objet qu’il examine avec vous. Pour lui plus que pour tout autre


Le bruit de l’Océan tient dans un coquillage,


et tout grain de poussière est le Sésame enchanteur des palais du Savoir. Son appareil récepteur est circulaire comme ceux dont on fait usage pour la photographie panoramique. Où qu’il se place, il découvre l’ensemble des phénomènes naturels et des sympathies humaines ; sur quelque coupe qu’il se penche, elle reflète l’universalité des choses qui passent sur nos têtes. Une poésie saine, scientifique, nourrie, naît de ces simples rapprochemens. Il ne crée ni n’invente, ni ne découvre, ni ne suppose : il relie des idées et passe rapidement d’un point de vue à d’autres qu’on ne soupçonnait point si proches : il unit des sympathies obscures. Il se tient à un point central où aboutissent les conclusions de la science, de l’art, des religions et des philosophies, et brusquement, d’un seul coup, comme on ferme un circuit électrique, il met ces idées en communication. Un éclair jaillit… On dit : Qu’est-ce que cette force nouvelle ? Ces deux idées étaient sans mouvement, sans courant, sans poésie. Il n’y a rien de nouveau, sinon qu’on les a rapprochées, toutes chargées d’infini, et qu’il y a vie là où il n’y avait que notions inertes. Carlyle écrivait, le 19 avril 1861 : « Vendredi dernier, on me persuada d’aller entendre une conférence de Ruskin à l’institution d’Albermale Street, une conférence sur les feuilles d’arbres, considérées comme objets physiologiques, pittoresques, moraux et symboliques. La conférence passe pour avoir fait fiasco, et en effet cela est vrai au point de vue conférence, mais seulement à cause de l’EMBARRAS DES RICHESSES, un cas assez rare. Ruskin nous a jetés, comme à coups de canon, ses idées sur les feuilles, idées multiformes, curieuses, géniales, et, en fait, je ne me rappelle pas avoir jamais entendu là (dans cette célèbre salle de conférences) aucune jolie chose bien apprêtée qui m’ait plu autant que cette chose chaotique. » — C’est que le chaos ne peut être évité avec une semblable méthode, et l’attention finit par être lassée par ce déballage de richesses hétéroclites. Ruskin, dans sa manie de tout étreindre, en arrive à ressembler à cet enfant que rencontra saint Augustin sur une plage, qui prétendait faire tenir la mer dans le trou qu’il avait creusé. On se fatigue à passer d’une notion à une autre ; devant ces évocations de toutes les sciences et de tous les dogmes, l’intelligence nourrie, la mémoire surchargée, se refusent à une plus longue attention. On est rassasié d’idées.


II

Alors se lèvent des images… Comme il sait faire comprendre, Ruskin sait faire voir, et à l’instant où le lecteur lassé, inattentif, va se dérober à la dialectique, le ressaisir par l’imagination. Il nous a montré l’intellectuel dans ce qui n’est, au premier abord, que sensible. Il va rendre sensible ce qui semble, d’ordinaire, purement intellectuel. Il a traduit les images des peintres en idées ; il va traduire les idées des philosophes en images. Pour raconter, il montre ; pour prouver, il peint. S’il plaide en faveur de la simplicité de la composition dans le paysage historique, il ne se contente pas de vous dire que « l’impression est détruite par une multitude de faits contradictoires, et que l’accumulation qui n’est pas harmonieuse est discordante », que le peintre « qui s’efforce d’unir la simplicité à la magnificence, et de guider de la solitude vers les fêtes, et d’opposer à la mélancolie la gaîté, doit nécessairement aboutir à une confuse inanité », et cela parce que « chaque espèce de spectacle a son sens particulier, et que toute introduction de sentiment nouveau et différent affaiblit la force de l’impression première et que le mélange de toutes les émotions doit produire de l’apathie, comme le mélange de toutes les couleurs produit du blanc », — ce qui serait de la question une vue intéressante, mais abstraite. Il expérimente sa thèse esthétique sur un exemple sensible, un paysage qu’il a vu, et alors passe dans son argumentation une vision magnifique et rapide que reconnaîtront bien tous ceux qui ont cheminé un peu tard sur la voie Appia :


Il n’est peut-être rien sur la terre de plus impressionnant que la campagne de Rome, au soleil couchant. Imaginez, pour un moment, que vous êtes jeté, hors de tous les bruits et de tous les mouvemens du monde vivant seul, dans cette plaine inculte et dévastée. La terre cède et s’émiette sous votre pied, si légèrement que vous marchiez, car sa substance est blanche, creuse et cariée comme des débris d’ossemens humains. L’herbe longue et noueuse ondule et tressaute faiblement au vent du soir et ses ombres mouvantes tremblent fébrilement le long des tertres des ruines qui se dressent dans la lumière du soleil. Des monticules d’une terre pulvérulente se soulèvent autour de vous, comme si les morts qui sont au-dessous, s’agitaient dans leur sommeil. Des blocs épars, d’une pierre noire, débris anguleux de puissans édifices dont pas une pierre ne reste posée sur l’autre, gisent sur ces morts pour les empêcher de surgir… Une brume violacée, lourde de miasmes, s’étend horizontalement le long du désert, voilant les épaves spectrales de ces ruines massives, tandis que sur leurs déchirures, repose la rouge lumière du soir, ainsi que sur des autels qu’on a violés, un feu qui va mourir. La chaîne bleue des monts Albains se dresse sur la solennelle étendue d’un ciel vert, clair et quiet. Des nuages sombres se tiennent immobiles le long des promontoires des Apennins, comme des tours d’alarme. Se dirigeant de la plaine vers les montagnes, les aqueducs ruinés s’enfoncent dans l’ombre, arche après arche, comme des files obscures et innombrables de pleureurs funéraires qui quitteraient le tombeau d’une nation[9].


« Maintenant, faisons à ce paysage quelques modifications « idéalistes », dans le goût de Claude… » dit Ruskin, et la dissertation continue. Mais dorénavant la pensée de l’auteur et l’attention du lecteur ont un tableau qui les repose et les aide à se fixer. De la sorte, pas plus qu’on n’a perdu de vue les lois mystérieuses de la nature ou les nécessités morales de la vie quand on regardait les plis tombans d’une tunique grecque ou le délicat ouvrage à la main du meneau gothique, on ne perdra de vue les spectacles pittoresques si l’on vient à faire de l’esthétique pure, de la science, de l’histoire ou de la sociologie. On ne quittera pas le domaine des formes et des couleurs parce qu’on entrera dans celui des idées. On ne laissera point l’Art parce qu’on étudiera l’homme, car ce n’est pas seulement la vie d’un tableau qu’a retracée Ruskin, c’est aussi le tableau de la vie. Et c’est à quoi n’ont pas assez pris garde ceux qui l’ont accusé de faire de la littérature, de la morale ou de la psychologie à propos de peinture ; il serait beaucoup plus vrai de dire qu’il a fait de la peinture à propos de littérature, de morale ou de psychologie. Dans toutes les choses qui frappent noire entendement, il a considéré surtout le côté qui frappe nos yeux. Tout lui apparaît naturellement sous une forme linéaire et colorée, en relief, en perspective, en parti pris d’ombre et de lumière. Les problèmes les plus abstraits de l’économie sociale se présentent toujours à lui sous des apparences plastiques et pittoresques. Pour vous persuader que le capital est souvent plus nuisible qu’utile au travail, il vous trace une scène de pique-nique à la Van Loo qui se développe dans un tableau de danses villageoises à la Lancret et se termine sur une rixe de-paysans à la Breughel le Vieux ou à la Téniers[10]. Des visions se font et se défont, qui rendent les huit volumes économiques de Fors Clavigera semblables à une galerie de tableaux. On croyait entrer dans un office, on est venu dans un musée. On pensait examiner des graphiques, des statistiques et des bilans, on se trouve en face d’une gravure de l’Espérance, de Giotto, de la chapelle d’Arena, à Padoue ; de l’Adoration des Mages, de Bernard Luino, de Milan ; d’une vue de la chapelle de Santa-Maria della Spina, de Pise ; de vieilles médailles de Berne et de dessins de Kate Greenaway. Et pas un instant, au milieu de ces chères et douces images, l’auteur ne croit avoir oublié l’objet de « ses lettres aux travailleurs de l’Angleterre. » A ses yeux, il n’est pas de mécanisme économique qu’on ne puisse ramener à une composition de tableau de maître, ni de problème international qui ne se résolve en une scène ; vivante, jouée par quelques acteurs qu’il crée lui-même, qu’il peint à l’instant et dresse sur le théâtre de son imagination. S’il attaque le système inutile et coûteux de paix armée qui règne en ce moment en Europe, c’est sous cette forme vive et colorée :


Mes amis, je ne sais pas ce qui l’emporte du ridicule ou du mélancolique dans cette chose-ci. Elle est l’un et l’autre à un point inénarrable. Supposez qu’au lieu d’avoir été mandé par vous en ce moment (pour vous donner des conseils sur la construction de votre Bourse) je l’aie été par un particulier, vivant dans une maison de la banlieue avec son jardin séparé seulement par un espalier de la porte de son voisin, et qu’il m’ait appelé pour me consulter sur l’ameublement de son salon. Je commence à regarder autour de moi et à trouver que les murs sont un peu nus ; je pense que tel ou tel papier serait désirable pour les murs, peut-être une petite fresque ici et là sur le plafond et un rideau ou deux de damas aux fenêtres. « Ah ! dit mon commettant, des rideaux de damas, certainement ! Tout cela est fort beau, mais vous savez, je ne peux me payer de telles choses, en ce moment ! — Pourtant le monde vous attribue de splendides revenus ! — Ah oui, dit mon ami, mais vous savez que, à présent, je suis obligé à dépenser presque tout en pièges d’acier ! — En pièges d’acier ! Et pourquoi ? — Comment ! pour ce quidam, de l’autre côté du mur, vous savez ; nous sommes très bons amis, des amis excellens, mais nous sommes obligés de conserver des traquenards des deux côtés du mur ; nous ne pourrions pas vivre en de bons termes sans eux et sans nos pièges à fusil. Le pire est que nous sommes des gars assez ingénieux tous les deux et qu’il ne se passe pas de jour sans que nous inventions une nouvelle trappe ou un nouveau canon de fusil, etc. Nous dépensons environ 15 millions par an chacun dans nos pièges — en comptant tout, et je ne vois guère comment nous pourrions faire à moins. » Voilà une façon de vivre d’un haut comique pour deux particuliers ! mais pour deux nations, cela ne me semble pas entièrement comique. Bedlam serait comique peut-être, s’il ne contenait qu’un seul fou, et votre pantomime de Noël est comique lorsqu’il y a un seul clown, mais lorsque le monde entier devient clown et se tatoue lui-même en rouge avec son propre sang à la place de vermillon, il y a quelque chose d’autre que comique, je pense[11].


Ces derniers mots ne sont pas d’un littérateur qui développe une idée ; ils seraient d’un fou s’ils n’étaient d’un peintre. Toujours occupé de sensations visuelles, Ruskin va du rouge du vermillon au rouge du sang, sans transition, — parce qu’il n’y en a guère dans la couleur. Les images, en se succédant, tirent à elles et déforment son argumentation. « Nous autres, pourrait-il dire en transformant un mot connu, il faut que nous voyions pour penser ! » Qu’est-ce que l’éloge d’une vie intérieure ? Qu’est-ce que la réflexion que l’homme ne profite pas assez de l’expérience des anciens conducteurs de peuples et de la pensée des grands philosophes ? C’est là, pour la plupart d’entre nous, une idée pure ; avec Ruskin, c’est une image :


Il y a un dessin représentant le cimetière de Kirkby Lonsdale, son ruisseau, sa vallée, ses collines et, au-delà, le ciel enveloppé du matin. El voici que des écoliers, en bande, insoucieux également et de ces choses et des morts qui les ont quittées pour d’autres vallées et d’autres cieux, ont fait des piles de leurs petits livres sur une tombe pour les démolir à coups de cailloux. Ainsi nous jouons avec les paroles des morts, qui pourraient nous instruire et nous les jetons loin de nous, au gré de notre humeur insouciante et cruelle, ne songeant guère que ces feuilles qu’éparpille le vent furent amoncelées non seulement sur une pierre funéraire, mais bien sur les scellés d’un caveau enchanté… Que dis-je ? sur la porte d’une grande cité de rois endormis. Ils s’éveilleraient pour nous si nous savions seulement les appeler par leurs noms[12]


Et qu’est-ce que cette vie extérieure, d’ambition et d’ostentation, de bruit d’éloges et de vanités ridicules, que nous cherchons même au prix de notre repos ? C’est encore une image, c’est un tableau brossé de main de maître, où passent des ombres saisissantes à la Ribera, avec le trait ironique d’Holbein et l’épouvante de Schöngauer :


Mes amis, vous rappelez-vous cette vieille coutume scythe, lorsque mourait le chef d’une maison ? Il était vêtu de ses plus beaux habits, déposé dans son char et promené dans les maisons de ses amis. Chacun d’eux le plaçait au haut bout de la table et tout le monde festoyait en sa présence. Supposez qu’on vous offre en termes explicites, comme les tristes réalités de l’existence se chargent de vous l’offrir, d’obtenir cet honneur scythe graduellement, tandis que vous penseriez être encore en vie. Supposez qu’on vous dise : « Vous mourrez lentement ; votre sang refroidira de jour en jour ; votre chair se pétrifiera ; à la fin, votre cœur ne battra plus que comme un mécanisme de soupapes de fer rouillées ; votre vie s’effacera de vous et s’enfoncera à travers la terre jusque dans les glaces où souffre Caïn ; mais en revanche, jour par jour, votre corps sera plus splendidement vêtu et hissé dans des chars de plus en plus élevés et portera sur sa poitrine des insignes honorifiques de plus en plus nombreuses. Des couronnes sur sa tête, si vous voulez. Les hommes s’inclineront devant lui, contempleront et applaudiront autour de lui, s’amasseront en foule à sa suite, tout le long des rues. On lui bâtira des palais, on festoiera avec lui au haut bout des tables, toute la nuit durant : votre âme demeurera dans ce corps juste assez pour percevoir ce qui se passe et pour sentir le poids de la robe d’or sur les épaules et le sillon circulaire de la couronne creusé sur le crâne, rien de plus. » — Accepteriez-vous cette offre, ainsi faite verbalement par l’ange de la mort ? Le moindre d’entre vous l’accepterait-il, dites ? Cependant, en pratique et dans la réalité, tout homme l’accepte qui désire faire son chemin dans la vie, sans savoir ce qu’est la vie, qui comprend seulement qu’il fera bien d’obtenir plus de chevaux, plus de valets, plus de fortune, plus d’honneurs et non davantage d’âme personnelle. Celui-là seul progresse dans la vie, dont le cœur devient plus tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus actif et dont l’esprit s’en va entrant dans la vivante Paix[13].


Tournons quelques pages : la sombre vision s’évanouit. De la psychologie de l’ambitieux nous avons passé à la psychologie de la femme selon le cœur de Ruskin, la femme intellectuelle et modeste à qui toute science doit être donnée « non pour la transformer en un dictionnaire », non « avec le but de savoir, mais avec celui de sentir et de juger », et voici que cette pénétrante analyse de l’éducation féminine s’achève, elle aussi, par un tableau tout plein de jeux d’ombre et de lumière, tels qu’en rêvent les artistes.


Partout où va une vraie épouse, le home se transporte avec elle. Peu importe que, sur sa tête, il n’y ait que des étoiles et à ses pieds, pour tout foyer, dans le gazon refroidi de la nuit, que le ver luisant. Le home est partout où elle est, et si c’est une noble femme, il s’étend au loin autour d’elle, mieux que s’il était plafonné de cèdre ou peint de vermillon, répandant sa calme lumière sur ceux qui, autrement, seraient sans foyer. — Voilà donc, n’est-ce pas ? la vraie place et le vrai pouvoir de la femme, mais ne voyez-vous pas que, pour les remplir, elle doit être, autant qu’on peut dire cela d’une créature humaine, incapable d’erreur. Aussi loin qu’elle gouverne, tout doit aller droit, ou bien rien ne va. Elle doit être bonne, constamment, incorruptiblement ; sage, instinctivement, infailliblement, sage, non pour son propre développement, mais pour sa propre renonciation, sage, non pour s’élever au-dessus de son mari, mais pour ne jamais faillir à son côté ; sage, non avec l’étroitesse d’un orgueil insolent et dénué d’amour, mais avec la douceur passionnée d’une serviabilité modeste, infiniment multiforme, parce qu’infiniment applicable, — la vraie mobilité de la femme. — Dans ce grand sens, la donna è mobile non « comme la plume au vent, » ni même « variable comme l’ombre faite par le léger tremble frissonnant », mais variable comme la lumière, infiniment diverse dans sa belle et sereine répartition, — la lumière qui prend la couleur de tout objet qu’elle touche, mais afin de la faire briller[14].


C’est toujours d’un œil de peintre que l’écrivain scrute les dogmes et déchiffre les chartriers. Pour lui, l’histoire est une place publique, perspectivée par Canaletto, où vont et viennent des personnages splendidement ou misérablement vêtus, à la Guardi ou à la Tiepolo, portant des bannières qu’il décrit avec joie, composant des blasons qu’il analyse avec soin, frappant des monnaies qu’il fait miroiter devant vos yeux, d’un geste prompt et subtil. Un trèfle gravé sous les pieds du saint Jean dans un florin frappé au val de Serchio lui représente toute une victoire des Florentins sur les Pisans et il suit la marche du parti populaire de Florence à la progression d’une couleur sur les armoiries d’une ville comme on suit celle des heures à quelque ombre montante sur un mur :


J’ai esquissé pour vous ce lis vu de la base de la tour de Giotto. Vous pouvez juger par les sujets de sculpture, à ses côtés, qu’elle fut bâtie précisément dans le paroxysme de son triomphe commercial ; car tous les bas-reliefs extérieurs se rapportent aux métiers…

Une querelle étant survenue, en 1251, avec la ville gibeline de Pistoie, les Florentins, sous un podestat milanais, livrèrent ce qui fut, à proprement parler, leur première bataille communale et commerciale avec un grand carnage de Pistoiens. Assez naturellement, mais très imprudemment, les Gibelins de Florence ne voulurent point prendre part à cette bataille ; sur quoi, le peuple revenant très échauffé par la victoire les chassa et établit à Florence un gouvernement purement guelfe, changeant en même temps le drapeau de la cité, qui était de gueules au lis d’argent, en un d’argent au lis de gueules, mais le plus ancien blason de tous, simplement divisé par pal d’argent et de gueules, demeura toujours sur leur carroccio de bataille : non si muto mai.

Non si muto mai, cet ancien écu de Florence, divisé par pal d’argent et de gueules, c’est l’héraldique incommutable dans sa signification déclarant la nécessité de l’équilibre dans le gouvernement des hommes entre les pouvoirs rationnel et imaginatif : la neige de l’Alpe et le nuage embrasé. Eglise et État — Pape et Empereur — Clergé et Laïcité — toutes ces choses sont des oppositions partielles, accidentelles, trop souvent criminelles, mais les élémens corporel et spirituel qui semblent adversaires, demeurent en une éternelle harmonie.

Non moins que la nouvelle arme de l’écu, la fleur de lys rouge a une autre signification. Elle est rouge, non comme ecclésiastique, mais comme libre. Non comme Guelfe contre Gibelin, mais comme laboureur contre chevalier. — Il n’est plus son serf, mais son ministre. Son devoir n’est plus servitium, mais ministerium, mestier.

Dessinez donc ce lis rouge et fixez-le dans votre esprit comme le signe du grand changement dans le caractère de Florence, et dans ses lois, au milieu du XIIIe siècle, et rappelez-vous aussi lorsque vous irez à Florence et que vous verrez cette puissante tour du Palazzo Vecchio (noble encore en dépit des calamiteuses et maudites restaurations qui ont aplani son rude contour et effacé par des barbarismes modernes sa charmante sculpture). Quand vous la verrez terminant la perspective ombrée des Uffizi, ou bien s’élevant sur la cité vue de Fiesole ou de Bellosguardo, — rappelez-vous que, comme la tour de Giotto est le monument le plus notable dans le monde de la religion en Europe, de même sur cette tour du Palazzo Vecchio, se déploya pour la première fois aux vents l’étendard du lis, enseigne de son commerce qui était libéral, — parce qu’il était honnête[15].


Qui vient ainsi de parler ? Un historien ou un enlumineur ? un philosophe ou un paysagiste ? Qui parlera des laves et des roches siliceuses, des poudingues et des calcaires, des terrains stratifiés du Cumberland et de la marche des glaciers de Suisse ? Encore un peintre qui considère la science comme un paysage dont les lignes changent peu à peu sous la poussée des éléments, aux glissemens et aux renouveaux perpétuels, dont les lois s’expriment par des figures dans les nuages et par des figures dans les fleurs. Les religions lui apparaîtront de même comme des fresques de Primitifs où les vertus théologales s’imposent par de jolis gestes, où les dogmes se mesurent à la pureté des couleurs. Le cycle entier des idées et des choses est ainsi parcouru, le pinceau à la main. L’auteur pense en images, — ce que justement ne font pas certains grands peintres de son pays ; — et par là, plus que par ses dessins et ses aquarelles, il se trouve être réellement un pittore et l’un des plus pittoresques du Royaume-Uni. Cela est si vrai que, dans les mots mêmes dont il se sert pour traduire ses images, il ne trouve jamais qu’il y ait assez de couleur. Il n’est point satisfait de l’idée générale, amorphe, décolorée par un long usage, qu’ils offrent à l’esprit. Comme un peintre qui presse ses tubes pour leur faire rendre un peu plus de cobalt ou de vermillon, il secoue les vocables jusqu’à en faire sortir l’image primitive qui leur a donné naissance, afin d’évoquer quelque chose de plus aux yeux :


Le pays qu’arrosent le Pô et l’Adige, Paese che Adice e Po riga, selon l’expression de Dante, est la Lombardie. et eût été assez désigné par le nom de sa rivière principale, mais Dante a une raison spéciale pour nommer l’Adige. C’est toujours par la vallée de l’Adige que la puissance des Césars allemands descend en Italie et ce pont fortifié que sans doute beaucoup d’entre vous se rappellent, jeté sur l’Adige, à Vérone, fut bâti de telle sorte que les cavaliers allemands pussent, de tout temps, trouver un sûr accès dans la cité. Cette cité fut leur première forteresse en Italie, où aidés par la grande famille des Montecchi, Montacutes, Montaigus ou Montagnes, seigneurs tirant leurs noms des pics des montagnes, en lutte avec la famille des Cappellatti, — gens à chapeau écarlate. Et cet accident de nomenclature, joint à la connaissance qui vous est familière des luttes réelles des monts aigus avec les bonnets plats ou pétases des nuages (qui donnent localement au mont Pilate son nom Pileatus) peut, sur plus d’un point, illustrer pour vous cette lutte de l’Empereur Frédéric II avec Innocent IV qui, dans le bien comme dans le mal, représente, à toutes les époques, la guerre de l’autorité solide, rationnelle et temporelle du roi avec l’autorité plus ou moins fantomale, encapuchonnée, imaginative et nuageuse du pape et de l’Église[16].


En vain pour excuser cette manie d’étymologie qui à tout instant l’égaré en des digressions, dit-il que « la subtilité philologique c’est la subtilité philosophique » : le but qu’il poursuit est bien moins la précision philosophique que l’éclat du ton.

Mais ce ne sont encore ici que des images pour les yeux de l’esprit : Ruskin entend frapper l’œil physique de son lecteur. Pour cela, il multiplie les exemples graphiques dans ses volumes. Partout où il peut donner l’exemple plastique à la place de l’exemple littéraire, il le fait. Aucune page de littérature ne vaudrait pour montrer les différentes façons dont Ghirlandajo et Claude Lorrain comprennent le même paysage, la juxtaposition des deux gravures que donne Ruskin au volume IV de ses Modern painters : nulle poésie, si suggestive fût-elle, ne nous mesurerait la distance qu’il y a entre le bœuf de l’art indien, conventionnel et froid, et le bœuf vivant d’une médaille grecque, comme les deux gravures réunies sur la page 226 d’Aratra Pentelici. Et enfin, bien que ceci soit plutôt un jeu qu’une démonstration, quand Ruskin nous montre sur la même page une exquise reproduction du Dieu humain, tel qu’on le comprenait jadis : de l’Apollon de Syracuse, en face d’un portrait de l’homme civilisé, un Londonien d’affaires, coiffé du tuyau de poêle, le nez chaussé de lunettes, les favoris embroussaillés, nous avons en peu de temps une sensation plus vive que celle qu’aucun anthropologue, en un long rapport à quelque académie, ne pourrait nous en donner. L’image est jusque dans la typographie de ses livres où se sent à tout instant le désir de séduire ou de frapper les yeux. Les paragraphes sont habilement coupés ; les interlignages laborieusement étudiés, les italiques et les lettres capitales multipliées, des mots en vieux français ou en grec rompent délicieusement la monotonie des caractères anglais. Bien plus, si l’auteur veut montrer que le XIXe siècle a manqué au devoir social, il ne se contente pas d’imprimer au vif un passage du Daily Telegraph contant un cruel drame de la misère, arrivé dans le quartier de Christ-Church : les mots peignent assez d’eux-mêmes, mais le peintre, qui est en Ruskin, veut plus de couleur encore : il les imprime en lettres rouges, sous prétexte que « les faits eux-mêmes seront écrits en cette couleur, dans un livre dont chacun de nous, lettré ou illettré, aura à lire une page, un jour ou l’autre », — et, en attendant cette redoutable lecture, il y a, dans le volume de Sésame, trois pages sanglantes que nul n’oublie, une fois qu’il les a lues, surtout, si ce fut le soir, sous la lampe, à cause de la fatigue qu’elles lui ont procurée.

La minutie de Ruskin sévit ici dans toute son intensité. Elle est un charme lorsqu’elle succède à des généralités. L’étymologie repose de la vague éloquence et la couleur d’un mot amuse à regarder après les vastes teintes jetées sur les fresques de l’histoire. L’imago varie sans cesse de dimensions. Du regard d’ensemble jeté sur la campagne de Rome, nous avons passé à l’examen attentif d’un détail, d’un individu, d’une heure, d’une herbe, d’une syllabe. Notre vue s’est-elle maintenant fatiguée à déchiffrer des grimoires, les lettres d’un missel : il la reporte sur des plaines au loin étendues sous le soleil, l’Espace de Chintreuil après le Buisson de Ruysdaël. Se lasse-t-elle encore d’errer sur des espaces dont elle ne perçoit rien de précis qu’elle puisse analyser, ni de distinct dont elle puisse faire le tour ; il la ramène au scarabée qui court sous nos pieds. Slingelandt après Turner. Le panorama repose du microscope et le microscope du panorama. Aux relais de la route il semble que vous preniez avec vous tantôt un entomologiste et tantôt un géologue. Mais entomologiste, géologue ou poète, votre compagnon s’exprime toujours en peintre. Et comme peintre il n’invente point ni ne façonne à sa fantaisie des tableaux faits d’élémens épars. Quand il décrit un paysage, ce n’est pas un paysage quelconque : c’est celui qu’il a vu à un tel endroit, en telle saison, à telle heure, par tel effet, comme M. Monet peignant ses Meules et comme Achard devant un paysage, il n’ajoutera pas un brin d’herbe qu’il ne l’ait vu et n’ait été en extase devant lui. Il précise : c’est « une heure passée au coucher du soleil parmi les masses brisées de forêts de pins qui bordent le cours de l’Ain, au-dessus du village de Champagnole dans le Jura. »


C’était le printemps aussi, et toutes les fleurs se répandaient en grappes serrées comme par amour ; il y avait de la place assez pour toutes, mais elles écrasaient leurs feuilles, selon toutes sortes de formes étranges, uniquement afin d’être plus près les unes des autres. Il y avait là l’anémone des bois, étoile par étoile, s’achevant à tout moment en nébuleuses, et il y avait les oxalis, troupes par troupes, comme les processions virginales du mois de Marie. Les sombres fentes verticales du calcaire étaient bouchées par ces fleurs comme par une neige épaisse et bordée de lierre, sur ses arêtes, — d’un lierre léger et adorable comme de la vigne ; et de temps en temps un jaillissement bleu de violettes et les clochettes des primevères aux endroits ensoleillés, et sur le terrain le plus découvert, la vesce, la consoude et le bois gentil et les petits bourgeons de saphir de la Polygala Alpina, et la fraise sauvage, juste une fleur ou deux, tout cela noyé dans le velouté doré d’une mousse épaisse, chaude et couleur d’ambre. J’arrivai à ce moment sur le bord du ravin ; le murmure solennel de ses eaux monta soudainement d’au-dessous de moi, mêlé au chant des grives dans les branches des pins, et sur le côté opposé de la vallée, fermée tout le long comme par un mur des gris rochers de calcaire, il y avait un faucon, qui s’envolait lentement de leur sommet, les touchant presque de ses ailes, et avec les ombres projetées d’en haut par les pins, vacillant sur son plumage ; mais avec une profondeur de cent brasses sous sa poitrine et les courans ondoyans de la verte rivière glissant et brillant vertigineusement au-dessous de lui, les globes d’écume de l’eau courant dans le même sens que le vol de l’oiseau[17].


Ceci est vu. Rien n’est laborieusement mis en images. Tout est ressenti sous une forme imagée. Ce n’est pas un littérateur qui peint : c’est un peintre qui écrit. Ce n’est pas un calligraphe qui s’essaie à mettre des images, çà et là, dans le livre d’heures qu’il a copié : c’est un enlumineur qui, après avoir longtemps écrasé ses pinceaux sur les vélins, saisit la plume, tâche de s’expliquer et il semble bien qu’il lui est resté au bout des doigts de l’or ou de l’outremer qu’il a si longtemps maniés. Il en faut d’ailleurs, et la tâche est difficile, car voici qu’il va maintenant entreprendre de peindre l’air. Mais à son secours viennent toutes les idées qu’il a su démêler sous les apparences sensibles des tableaux de la nature et des maîtres, et, idées et images, cette fois réunies, les unes engendrant les autres, celles-ci reposant de celles-là, se fondent si bien qu’on ne sait plus si ceci est une aquarelle, un traité d’histoire naturelle ou de la poésie lyrique : L’abîme de l’air qui enveloppe la terre, outre en union avec la terre à sa surface et avec ses eaux, de telle sorte qu’il semble la cause de leur ascension dans les choses vivantes. D’abord, l’air les échauffe et aussi les ombrage, en maintenant la chaleur des rayons solaires dans son propre corps, mais en atténuant leur puissance avec ses nuages. Il chaude et rafraîchit à la fois, avec ses échanges de zéphyrs et de gelées, de telle façon, que les blanches guirlandes des champs du paysan suisse sont fondues par le rayonnement des rochers de Libye.

Il donne à la mer sa propre force ; forme et remplit chaque cellule de son écume, soutient les précipices et dessine les vallées de ses vagues, leur donne l’éclat alors qu’elles se meuvent sous la nuit et le feu blanchâtre à leurs plaines sous le soleil qui se lève ; il porte leurs voix le long des rochers, porte au-dessus d’elle une écume d’oiseaux, dessine par elle les fossettes des sables qu’aucun pied n’a touchés.

Il en retire une partie dans le creux de sa main, teint avec cela les collines d’un bleu sombre et leurs glaciers d’un rose mourant, incruste de saphir, avec cela, le dôme dans lequel il a un nuage à placer ; forme de cela les troupeaux célestes, les divise, les dénombre, les caresse, les porte dans son sein, les appelle à leurs voyages, veille sur leur repos, nourrit d’eux les ruisseaux qui ne tarissent point et les rosées qui sont intermittentes.

Il brode et tisse leur toison en une tapisserie fantastique, la déchire et la recommence, et voltige et flamboie, et chuchote parmi les fils d’or, la faisant frémir avec un plectre d’un feu étrange qui les traverse et les retraverse et est contenu en elles comme la vie.

Il pénètre dans la surface de la terre, la subjugue, tombe avec elle en une poussière féconde dont la chair peut être pétrie ; il s’unit dans la rosée à la substance du diamant et devient la feuille verte qui sort du terrain sec ; il entre dans les formes séparées de la terre qu’il a tempérée, commande au flux et au reflux du courant de leur vie, remplit leurs membres de sa propre légèreté, mesure leur existence par son impulsion intérieure, moule sur leurs lèvres les mots par lesquels une âme peut se faire connaître d’une autre âme, est pour elles l’entendement de l’oreille et le battement du cœur et, les quittant, les laisse à la paix qui n’entend, ni ne se meut plus[18]


Quelque chose pourtant manquerait encore si Ruskin tenait tout entier dans cet amas d’idées et d’images, et si, une fois l’intelligence rassasiée et l’imagination débordante, il nous laissait là ou bien réordonnait éternellement cette même fête pour l’imagination et ce même repas pour l’intelligence. D’autres aussi ont su mêler, dans leur critique, les aspects sensibles aux aspects abstraits et reposer de ceux-ci par ceux-là. D’autres ont peint en pensant et ont pensé en peignant, ont nourri leur poésie du sens caché de la nature et paré la science des charmes visibles de sa beauté. Mais il arrive un moment où ce dilettantisme habile, après avoir récréé par sa diversité, fatigue par sa sécheresse. Des couleurs qui passent, des idées qui se jouent, des points de vue qu’on découvre, — toujours le même paysage aperçu de différens sommets, — et des faits qu’on relate et des peuples qu’on analyse, forment un spectacle où tout notre être ne vibre pas. Plaisirs de l’imagination, plaisirs de l’intelligence, à ce qui vit ne sauraient suffire. Et l’on cherche, d’instinct, s’il n’y a pas quelque chose encore qui relie, qui entraîne, qui vivifie ces notions et ces images, qui ne séduise pas seulement en nous ce qui est philosophe et ce qui est artiste, mais qui aille au-delà conquérir la foule qui n’est ni l’un ni l’autre, quelque chose qui puisse plus longuement et plus profondément encore toucher l’âme humaine, et la rattacher de plus près à la religion de la beauté…


III

Il y a l’amour. Tous les critiques d’art ont décrit, beaucoup ont philosophé, peu ont aimé. Trop souvent on en a vu discuter l’authenticité d’un tableau comme on ferait un droit d’hypothèque et montrer en face de la beauté une âme tranquille de commissaire-priseur. Or, le lecteur se fatigue à voir sans comprendre, il se fatigue à comprendre sans voir, mais il se fatigue aussi à voir et à comprendre sans aimer. Avec Ruskin, on comprend, on voit et l’on aime, j’entends qu’on se passionne pour ou contre l’époque, je peuple, le talent de l’artiste, et qu’en apercevant les fibres vivantes, saignantes qui relient les statues ou les êtres peints à notre vie, à ses joies et à ses souffrances, à son mal et à son bien moral, on prend violemment parti. Le dilettantisme, la curiosité désintéressée des esthètes n’est pas son fait et il la flétrit. De cette passion, il tire son originalité. Vous trouverez chez Lessing des raisonnemens du même ordre et mieux liés, et chez Michelet des images semblables et mieux suivies. Stendhal a la psychologie, Topffer l’humour, Fromentin la technique, Winckelmann la dialectique, Th. Gautier la couleur, Reynolds la pédagogie, Taine la généralisation, Charles Blanc le répertoire : Ruskin a l’amour. D’un bout à l’autre, ses livres sont traversés par un souffle d’enthousiasme ou de colère : les raisonnemens que nous avons dits y circulent, mais comme moyens de propagande ; les images que nous y avons vues y apparaissent, mais comme pièces à conviction. Si les unes et les autres sont chaotiques, c’est que la main du défenseur a tremblé d’émotion en les faisant passer sous les yeux des juges, les lecteurs. Pris séparément, ces morceaux ne l’emportent pas sur tant d’autres de nos écrivains, mais assemblés et mis en mouvement par la passion furieuse du lutteur, ils acquièrent le charme même de la vie. — C’est l’amour aussi qui, pénétrant tous les détails d’une tendresse quasi virgilienne, efface les rides de l’érudit et corrige les poses du virtuose. Pourquoi ces trente pages sur les nuages, sur leur équilibre et leurs projections d’ombres, et sur leurs formes géométriques et leurs flocons et leurs chariots ? Parce qu’il faut montrer que Turner, qu’on bafoue et qu’on raille, « se tient seul, en ce point, plus qu’en aucun autre, dans l’art d’observer la nature. « Pourquoi ces seize pages sur l’embranchement des arbres ? Parce qu’il faut venger des interprétations de Claude Lorrain, la Beauté sans égale des branches que les ramifications du peintre classique expriment comme un portemanteau exprimerait les épaules humaines, « et s’il peut être allégué qu’une telle œuvre est néanmoins suffisante pour donner une « idée » d’un arbre, on répondra qu’elle n’a jamais donné ni ne donnera jamais l’idée d’un arbre à quiconque aime les arbres ! La description ainsi comprise n’a plus rien d’artificiel ni de déclamatoire. Ce n’est plus un jeu de l’esprit : il serait souvent plus vrai de dire qu’elle vient d’une peine du cœur. Lisez plutôt ces mots de la préface de la Reine de l’air, écrite à Vevey, devant la fumée des fabriques et des bateaux à vapeur :


Ce premier jour de mai 1869, je me retrouve écrivant là où mon œuvre fut commencée il y a trente-cinq ans, en vue des neiges des Alpes supérieures. Dans cette moitié de ce qui est la durée de vie permise à l’homme, j’ai vu d’étranges calamités fondre sur tous les spectacles que j’ai le mieux aimés et tâché de faire aimer aux autres. La lumière qui jadis réchauffait ces pales sommets de ses roses à l’aurore et de sa pourpre au couchant est maintenant affaiblie et obscurcie ; l’air qui, jadis, enduisait d’"azur les crevasses de tous leurs rochers dorés est maintenant souillé par les lourds volutes de fumée vomie par du feu pire que celui des volcans ; les ondulations mêmes de leurs glaciers diminuent et leurs neiges s’évanouissent, comme si l’enfer avait soufflé dessus ; les eaux qui jadis s’enfonçaient à leur pied en un repos de cristal sont maintenant ternies et souillées de nappe en nappe et de rive en rive. Ce que je dis là n’est point dit au hasard — c’est rigoureusement — horriblement vrai ! Je sais ce qu’étaient les lacs de Suisse ; aucune vasque de fontaine alpine à sa source n’était plus limpide. Ce matin, sur le lac de Genève, à un demi-mille du bord, je pouvais à peine voir le plat de ma rame, à deux mètres de profondeur.

La lumière, l’air, les eaux, sont tous souillés ! Qu’est-il advenu de la terre elle-même ? Prenez ce seul fait pour exemple de l’honneur rendu par le Suisse moderne à la terre du pays où il est né. Autrefois il y avait un petit rocher au bout de l’avenue, près le port de Neuchâtel ; c’était là le dernier marbre du pied du Jura, descendant dans l’eau bleue, et (à ce moment de l’année) couvert de brillantes touffes roses de saponaires. Je suis allé, il y a trois jours, cueillir un bouquet à cette place. L’excellent rocher naturel et ses fleurs étaient couverts par la poussière et les détritus de la ville ; mais au milieu de l’avenue, était une rocaille artificielle, nouvellement construite, avec une fontaine obligée à jaillir en un filet d’eau, et une inscription sur une de ses pierres rapportées :


Aux botanistes
Le club jurassique.


Ah ! maîtres de la science moderne, rendez-moi mon Athéné, faites-la sortir de vos fioles et enfermez-y sous scellés, s’il se peut, une fois encore Asmodée ! Vous avez divisé les élémens et vous les avez unis ; vous les avez domestiqués sur la terre et vous les avez discernés dans les étoiles. Enseignez-nous maintenant, seulement ceci, qui est tout ce que l’homme a besoin de savoir, — que l’air lui a été donné pour sa vie, et la pluie pour sa soif et pour son baptême et le feu pour sa chaleur et le soleil pour sa vue, et la terre pour sa nourriture, — et pour son repos[19].


Ne vous étonnez point de ce cri de détresse, à propos d’une fumée qui passe, ni de ces pleurs sur une touffe de saponaire qui a manqué au rendez-vous du printemps. C’est toute la virtuosité de Ruskin, que cette passion. Il n’a décrit que parce qu’il aime. Sa tendresse s’étend sur toutes les choses dont jouissent les yeux : les cristaux dont il a célébré les vertus, les caprices, les querelles, les chagrins et le repos, et les neiges et les glaciers dont il a chanté les voyages, et les pierres dont il a dit la vie, « l’iris de la terre », « les vagues vivantes », la bruma artifex et le « schisme des monts ». Elle s’étend sur toutes les plantes, sur celles qui vivent en campemens, sur le terrain, comme les lis, ou sur la surface des rochers ou les troncs des autres plantes, comme les lichens et les mousses, et qui demeurent là quelques-unes un an, d’autres plusieurs années, d’autres des myriades d’années, mais qui, quand elles périssent, passent comme passe l’Arabe avec sa tente, « pauvres nomades de la vie végétale qui ne laissent pas de souvenirs d’elles-mêmes, » et aussi sur les plantes qui bâtissent, édifient sur la terre et plongent bien loin des racines, — les plantes architecturales. Dans ces plantes, sa tendresse s’étend sur le bouton, et la tige qui porte les boutons perdant de son diamètre à chaque bouton, semblable à la flèche de Dijon ou à la fontaine entourellée d’Ulm ou aux colonnes de Vérone, et à la feuille dont il dit : « si vous pouvez peindre une feuille, vous pourrez peindre le monde ! » et au tronc des arbres, qu’il appelle « un messager vers les racines », et aux racines elles-mêmes qui « ont au cœur avec les boutons un même désir, qui est pour les uns de croître aussi droit que possible vers le ciel brillant, aux autres aussi profondément que possible dans la terre obscure » et il a des larmes encore pour ceux de ces boutons qui n’ont pas éclos, sacrifiés à la beauté de l’ensemble, par une inflexible loi. Et cette tendresse qui s’exhale avec la douce voix de Virgile, après avoir passé sur le front des forêts qui ondulent au vent, descend jusque sur les feuilles sans mouvement, les petites recluses, les touche avec le doux pinceau de Corot et, les touchant, leur infuse cette vie que tout ce qui aime prête à tout ce qui est aimé :


Nous avons trouvé de la beauté dans l’arbre qui porto un fruit et dans l’herbe qui porte une graine. Que dire de l’herbe sans graine, de ce lichen de rocher, sans fruit, sans fleur ? Que dire du lichen et des mousses ? Quoique celles-ci soient, dans leur luxuriance, touffues et riches comme de l’herbe, elles restent cependant, pour la plus grande part, les plus humbles des choses vertes qui vivent. Humbles créatures ! derniers dons miséricordieux de la terre, voilant de leur silencieuse mollesse la nudité de ses rocs monotones ! Créatures pleines de pitié jetant sur la disgrâce des ruines un étrange et tendre ennoblissement, — posant leurs doigts tranquilles sur les vieilles pierres branlantes pour leur enseigner le repos ! Je ne sais pas de mots qui puissent dire ce que sont ces mousses. Je n’en sais pas d’assez délicats, d’assez parfaits, d’assez riches. Comment dire les rondeurs vertes, touffues, éclatantes, les étoiles aux floraisons de rubis, à la broderie si fine qu’on dirait que les Esprits des Rochers peuvent filer le porphyre comme nous faisons le verre ; les réseaux d’argent, entremêlés et les dentelles d’ambre, lustrées, arborescentes, qui brunissent à travers chaque libre, en une broderie de soie changeante, splendide et capricieuse — et cependant demeurant calmes et recueillies, et façonnées uniquement pour les plus douces et les plus simples œuvres de miséricorde. On ne les cueillera pas, elles, comme les fleurs pour des guirlandes et des gages d’amour, mais l’oiseau sauvage en fera son nid et l’enfant fatigué son oreiller.

Et de même qu’elles furent le premier don miséricordieux de la terre, elles en sont le dernier. Lorsque tous les autres services des plantes et des arbres nous sont devenus inutiles, les mousses délicates et le gris lichen commencent leur veille funèbre autour de la pierre tombale. Les bois, les fleurs, les herbes qui portent des présens ont rempli leur office pour un temps, mais celles-ci remplissent le leur pour toujours. Des arbres pour le chantier du constructeur, des fleurs pour la chambre de la mariée, du blé pour les greniers, de la mousse pour la tombe[20].


La note humaine donnée par ce dernier trait, en faisant réapparaître parmi les joies de la nature qui s’épanouit et qui oublie le souvenir de l’homme qui souffre et qui se souvient, entraîne encore ceux des lecteurs que la pure sympathie pour les beautés des plantes n’eût point assez sollicités. Car, avec Ruskin, la pitié pour les êtres manque rarement de venir troubler l’admiration pour les choses. Les fleurs ne lui cachent pas les hommes, — comme faisaient les roses d’Héliogabale. Les œuvres, même les œuvres d’art, ne lui cachent pas les ouvriers. Dans le fond d’un musée, en face des délicats ou grandioses artifices que les siècles passés entassèrent pour notre plaisir, il pense au siècle présent, et lorsque l’injustice triomphe et que monte l’étiage des misères, il se détourne des images et pousse contre les réalités un cri de colère qui va saisir ceux que les cris d’extase n’ont pas touchés. Un jour qu’il évêque devant ses élèves d’Oxford deux des plus grandes pages d’art du monde entier : le Jugement dernier de Michel-Ange, au fond de la Sixtine, avec sa dégringolade de damnés et le Paradis du Tintoret obstruant de bienheureux tout le fond de la grande salle du palais des Doges, montant au plafond, descendant sur les plinthes, débordant les portes, et au moment où il termine sa minutieuse comparaison entre les deux chefs-d’œuvre en déplorant que ce Paradis soit voué à la destruction, par le mauvais entretien de la salle, tout à coup il s’arrête, en songeant à d’autres malheurs… C’est Paris qui vient d’être assiégé, Paris en proie à la famine et aux flammes, et il se demande si l’on peut réclamer justice pour les œuvres d’art quand il n’y a plus de pitié pour les hommes… Et la calme dissertation, faite de chronologie et de dialectique, s’achève aux applaudissemens de la foule, par une violente protestation où tout l’auditoire a frémi, parce que tout l’homme a vibré :


Les temps sont peut-être venus où nous allons apprendre à ne plus regarder les rêves des peintres pour avoir une idée du Jugement ou du Paradis. La colère du ciel ne sera plus longtemps, je pense, raillée pour notre amusement, ni son amour méprisé par notre orgueil. Croyez-moi, tous les Arts et tous les trésors des hommes leur sont conservés seulement s’ils ont d’abord choisi, dans leur cœur, non la colère de Dieu, mais sa bénédiction. Notre terre est maintenant encombrée de ruines, notre ciel est voilé par la mort. Ne pouvons-nous pas nous juger sagement nous-mêmes, en quelques points, dès à présent, au lieu de nous amuser avec la peinture de jugemens à venir[21] ?


Close ainsi, l’analyse d’une œuvre d’art n’a pas desséché le cœur ; l’étude des impressions ressenties, la culture du « moi » n’a fait que le rendre plus bienfaisant aux plaintes humaines, comme on ne cultive l’arbre que pour qu’il répande autour de lui plus de fruit. Comme cette analyse de la nature, comme cette analyse de l’art, celle de l’esprit humain se réchauffe chez Ruskin d’un rayon de tendresse. Cette tendresse est la même en face de l’âme d’un jeune soldat, lorsque c’est elle qu’il examine, dans sa conférence à Woolwich, qu’elle était en face des mousses de la nature ou du Paradis du Tintoret :


Etre héroïque dans le danger, s’écrie-t-il, en s’adressant aux femmes des officiers anglais, est peu de chose : vous êtes des Anglaises. Être héroïques dans les revers et les changemens de la fortune est peu : n’êtes-vous pas des amantes ? Être patientes dans le grand vide et le silence de la perte des êtres aimés est peu : n’aimez-vous pas encore dans le ciel ? Mais être héroïques dans le bonheur ; vous tenir avec gravité et avec droiture dans l’éblouissement du soleil matinal ; ne pas oublier le Dieu auquel vous vous confiez dans le moment où il vous donne le plus ; ne pas manquer à ceux qui se contient à vous dans le moment où ils semblent avoir le moins besoin de vous, telle est l’énergie difficile. Ce n’est pas dans la langueur de l’absence, ni dans le péril de la bataille, ni dans la consomption de la maladie que votre prière doit être la plus passionnée ou votre vigilance la plus tendre. Priez, mères et femmes, pour vos jeunes soldats, dans le moment où leur orgueil est en fleur ; priez pour eux lorsque les seuls dangers autour d’eux sont dans leurs propres volontés obstinées ; veillez et priez lorsqu’ils ont à faire face non à la mort, mais à la tentation[22] !


C’est l’amour aussi qui, ayant voilé ce que l’analyse a de trop minutieux, apaise ce que l’ironie du maître a de trop paradoxal. Car le mouvement imprimé à toutes ses pensées vient de l’humour aussi souvent que de l’amour. Il déconcerte par son persiflage comme il soulève par ses coups de lyrisme. Il disperse et il ramasse, il choque et il séduit. On ne s’endort pas avec lui, comme avec les poètes, au bercement rythmé d’un chant toujours tendre et noble ; il vous réveille, en plein lyrisme, par un violent paradoxe, débité sur un ton familier, quoique encore légèrement oratoire et qu’il qualifie lui-même de trop « antithétique » :


Le seul élément absolument et incomparablement héroïque dans la carrière du soldat me semble être qu’il est peu payé pour la remplir, — et qu’il l’est régulièrement, tandis que vous, commerçans et changeurs vous aimez à être payés très cher pour faire vos affaires et à l’aventure. Je ne puis jamais comprendre comment il se fait qu’un chevalier errant n’attend pas de paiement pour ses peines et qu’un colporteur errant en attend toujours, que les gens sont prêts à recevoir des coups pour rien, mais jamais à vendre des rubans bon marché, qu’ils sont disposés à aller en des croisades ferventes pour recouvrer la tombe d’un Dieu enterré, mais jamais en des voyages quelconques pour exécuter les ordres d’un Dieu vivant, — qu’ils iront n’importe où pieds nus pour prêcher leur foi, mais doivent être fort bien rémunérés pour la pratiquer, et sont parfaitement prêts à donner l’Évangile gratis, mais jamais les pains et les poissons[23].


Assez ! criez-vous… Mais l’auteur s’est lassé plus vite que vous encore. Son ironie ne se complaît pas en elle-même, en des jeux froids et inféconds. Elle ne naît pas de l’indifférence ou du mépris pour les hommes, mais de l’indignation contre le mal ou l’hypocrisie, — c’est-à-dire de l’amour. Ce n’est pas le produit d’un cœur qui ne bat point, mais d’un cœur qui bat trop vite. Et on le sent bien à ce passage, sur les oiseaux, — où la poésie est toute pénétrée d’humour, — commençant par ces vers du Roman de la Rose :


Trop parfoisaient beau servise
Ciz, oiselles que je vous devise
Il chantaient un chant ytel
Com fussent angle esperitel.


Tels étaient les imaginations et les spectacles auxquels prenaient plaisir les Anglais du temps de Chaucer. L’Angleterre était alors un pays simple ; nous montrions avec orgueil comme nos plus belles richesses nos oiseaux et nos arbres, nos femmes et nos enfans. Nous avons progressé maintenant jusqu’à devenir un pays riche, et notre premier plaisir est de tirer sur nos oiseaux ; mais il est devenu trop coûteux pour nous de garder nos arbres. Lord Derby, dont le cimier est l’aigle et l’enfant, — vous trouverez le nom du nord qui le désigne, l’oiseau et le bambin, rendus classiques par Scott, — est le premier à proposer que les oiseaux des bois n’aient plus de nids. Nous devons couper tous nos arbres, dit-il, afin de pouvoir user effectivement du labourage à vapeur, et l’effet du labourage à vapeur, — je le vois par un récent article du Cornhill Magazine, — c’est qu’un laboureur anglais ne doit plus avoir de nid, ni de marmots non plus, mais doit seulement attendre quelque prospérité dans la vie, s’il est parfaitement entendu, sobre et honnête et s’il se prive, au moins jusque l’âge de 45 ans, du « luxe du mariage ».

Messieurs, vous m’avez peut-être entendu blâmer parce que je ne faisais aucun effort pour enseigner dans les écoles d’artisans. Mais je peux seulement vous dire que depuis que la vie future du laboureur ou de l’artisan anglais (en faisant la somme de tous les bénéfices qu’il retire de nos récentes philosophie et économie politique) doit être passée dans un pays sans anges et sans oiseaux, sans prières et sans chants, sans arbres et sans fleurs, dans un état de sobriété exemplaire, et (en étendant le célibat catholique du clergé à la laïcité) dans un état de privation du luxe du mariage, je ne crois pas que cet artisan ou ce laboureur puisse trouver aucun profit ou plaisir à des conférences sur les Beaux-Arts[24].


L’ironie et le paradoxe chez Ruskin ne sont ainsi qu’un moyen de varier ses effets et qu’une autre forme de la passion. Toujours ils nous mènent à la charité. On doit prendre pour devise de la vie la plus noble, affirme Ruskin, le mot : « Buvons et mangeons, car demain nous mourrons ! » Paradoxe, dites-vous. Non, écoutez la suite : «… mais buvons et mangeons tous, et non quelques-uns seulement, enjoignant aux autres la sobriété. » — « Vous devez faire de la toilette, beaucoup de toilette, dit-il aux femmes, vous n’en faites pas assez, vous ne suivez pas assez la mode… pour les pauvres. Faites qu’ils soient beaux, et vous-mêmes alors vous paraîtrez belles, en un certain sens que vous n’imaginez pas, plus belles que jamais ! » Et il développe sa pensée avec une ironie à ce point tendue qu’elle en serait insupportable si, comme ces épées pointues des légendes, qui se mettent à fleurir, ses sarcasmes acérés ne se résolvaient en un chant d’amour :


Laissez donc les arceaux elles colonnes des églises, mesdemoiselles, c’est vous que Dieu aime à voir ornées, non elles. Gardez vos roses pour vos cheveux, vos broderies pour vos vêtemens. Vous êtes vous-mêmes l’église, mes enfans ; veillez à ce que vous soyez enfin ornées comme des femmes professant la piété, avec les pierres précieuses des bonnes œuvres, — et en habillant vos sœurs pauvres comme vous-mêmes. Placez des roses aussi dans leurs cheveux ; placez des pierres précieuses aussi sur leurs poitrines, — veillez à ce qu’elles soient parées de votre pourpre et de votre écarlate, avec d’autres délices encore, à ce qu’elles aussi apprennent à lire l’héraldique dorée du ciel, à ce qu’elles connaissent de la terre non seulement les labeurs, mais les charmes. A elles aussi que les joyaux héréditaires rappellent l’orgueil de leur père, et de leur mère la beauté[25] !


Parvenu à ces sommets de la charité, l’amour ne peut s’élever encore qu’en rencontrant le Christ. Qu’est-ce qui l’y mènera ? Une dissertation théologique, une biographie pieuse ? Non, ce qu’il y a de plus profane au monde : une ballade que l’esthéticien redira en souriant à la fin d’une conférence sur l’éducation des femmes, intitulée : Des jardins des reines. Car cette poésie que l’Evangile ne refuse à personne, pas même aux poètes et aux conteurs, qui, sans accepter son enseignement, font profiter leurs œuvres de son charme, Ruskin en a imprégné toute sa passion esthétique. Et au moment où on la croit épuisée, à l’instant où il semble avoir fait dire aux figures des fresques et aux feuilles des arbres tout ce qu’elles disent d’humain, voici que, par un détour d’une infinie souplesse, en fredonnant une romance, il leur fait moduler des symphonies célestes. Et les âmes ferventes ou mystiques, que les grandeurs de la charité ont déjà conduites à l’esthétique de la parure, viennent maintenant à l’esthétique de la plante et de la fleur, ressuscitées au printemps en même temps que le Christ et parées de belles couleurs grâce à sa fine clairvoyance d’artiste, et à ses divines sollicitudes de jardinier :


Viens dans le jardin, Maud,
Car cette chauve-souris noire, la nuit, s’est envolée,
Et le chèvrefeuille répand ses parfums,
Et le musc des roses est dans l’air.


Ne descendrez-vous point parmi elles ? parmi ces douces choses vivantes dont le jeune courage jailli de la terre, en portant la couleur intense du ciel, fait monter la vigueur de joyeux épis ? et dont la pureté, lavée de la poussière, s’ouvre, bouton par bouton, pour devenir la fleur de la promesse, — et se tournant encore vers vous et pour vous, « le pied-d’alouette : j’entends, j’entends, et le lis murmure : j’attends. »

Avez-vous remarqué que j’ai passé deux lignes quand je vous ai lu cette première stance et pensez-vous que je les aie oubliées ?


Viens dans le jardin. Maud,
Car cette chauve-souris noire, la nuit, s’est envolée,
Viens dans le jardin, Maud,
Me voici à la porte, tout seul.


Qui est-ce, pensez-vous, qui se tient seul à la porte d’un jardin plus doux encore, vous attendant ? Avez-vous entendu parler non d’une Maud, mais d’une Madeleine, qui descendit à son jardin, à l’aurore, et trouva quelqu’un, à la porte, qu’elle supposa être le jardinier ? Ne l’avez-vous pas cherché souvent Lui, cherché en vain, tout le long de la nuit, cherché en vain à la porte de cet ancien jardin où l’épée enflammée est plantée ? Il n’est jamais là, mais à la porte de ce jardin-ci, il attend toujours, — il attend de vous prendre par la main, prêt à vous mener voir les fruits de la vallée, voir si la vigne a fleuri, et si les grenades ont bourgeonné. Là, vous verrez, avec Lui, les petites vrilles de la vigne que sa main dispose ; là vous verrez pousser les grenades où sa main a laissé tomber la graine couleur de sang, — plus encore, vous verrez les cohortes des anges gardiens qui, des battemens de leurs ailes, écartent les oiseaux affamés des champs qu’il a ensemencés. Et vous les entendrez se crier les uns aux autres, à travers les rangées des vignes : « Emparons-nous des renards, des petits renards qui pillent les vignes, parce que tendres sont les raisins de nos vignes ! »

Oh ! reines que vous êtes — ô reines — parmi les collines et les tranquilles forêts vertes de ce pays qui est le vôtre, les renards auront-ils des terriers et les oiseaux de l’air des nids ? Et, dans vos villes, les pierres témoigneront-elles contre vous qu’elles sont les seuls oreillers où le Fils de l’Homme puisse reposer sa tête[26] ?


Ce ton exalté, s’il se prolongeait, lasserait vite en nous tout ce qui vibre. Mais il s’infléchit aussitôt jusqu’à celui de la conversation et voici que le prophète qui tonnait sur la montagne s’assied dans un rocking-chair, croise les jambes et se met à lire le journal… Notre amour avoué de l’ordre et de la suite, qui est un goût latin, est choqué, mais noire désir secret de mouvement, qui est un goût humain, est satisfait. Car rien, ici, n’est longtemps solennel ni tendu : rien n’est monocorde. La causerie repose de la prosopopée et l’apostrophe directe de l’impersonnelle description. Dans ses livres comme dans ses conférences, Ruskin vous parle, et fixe ses yeux dans vos yeux ; dans ses discours, comme dans ses livres, il se met parfois à réfléchir tout haut et à se poser à lui-même des questions. La forme ondule perpétuellement comme l’idée. Et de même que l’enthousiasme et l’ironie se disputent sa pensée, la période et le trait se disputent son style, l’une pour entraîner le lecteur par sa continuité enveloppante, l’autre pour le tenir en haleine par sa capricante mobilité. Dans la première moitié de son œuvre, de 1843 à 1860, c’est la première de ces deux formes qui domine, inspirée de l’Ecclesiastical Polily de Hooker et de George Herbert, de Johnson et de Gibbon. Ce sont de grandes phrases aux souples replis, aux périodes sonores, contenant jusqu’à 619 mots et 80 signes intermédiaires de ponctuation, se déroulant lentement comme ces longues lames que ne redoutent pas les nageurs et qui s’infléchissent et se relèvent tour à tour, l’une poussée par l’autre, jusqu’à ce que la dernière enfin vienne s’effondrer sur le rivage en y laissant à peine, de toute l’écume soulevée et de tout le fracas retenti, un peu de sel amer… Et dans ce fracas, une science de la mélodie, de la cadence, qui, s’il faut croire M. Frédéric Harrison, n’a pas de rivale dans toute la littérature anglaise[27]. Après 1860, tout change. On ne sent plus la passion théorique du jeune homme qui, ayant la vie devant lui, prend le temps de combattre en de belles attitudes. On sent la volonté du lutteur qui veut porter coup. Plus de grandes vagues : la lame est courte et dure. Une grêle de petites phrases bien ajustées tombe sur le lecteur. Et pourtant, elles reflètent, dans leur exiguïté, toutes les choses aimées de la terre et du ciel. C’est une bataille de rayons. On ne marche plus à l’obscure clarté des Sept lampes de l’architecture, mais au clair soleil attique de la Reine de l’air. Lui aussi, il a débarrassé ses toiles du bitume. Même il s’abstient de toute couleur qui ne serait que transition. Pas plus que les peintres de son pays ne mélangent leurs couleurs dissemblables, il ne fond ses différens styles. Il ne blaireaute pas sa pâte littéraire. Rien n’est ciment. Tout est idées. Et afin, sans doute, que ces idées soient plus nombreuses en un plus petit espace, comme ces « fleurs qui se serraient les unes contre les autres, par amour », non seulement les phrases, mais les mots eux-mêmes diminuent de longueur. La fin de la préface de la Reine de l’Air est presque uniquement faite de monosyllabes. A mesure qu’il s’élève dans la pure région des philosophies, il semble que tous les grands ornemens littéraires l’embarrassent, et comme un aéronaute qui, pour monter encore, fait le sacrifice de ses vêtemens inutiles, le voilà qui jette par-dessus la nacelle les « longues traînes » et les « fraises empesées, » les bizarreries du temps d’Elisabeth, « les inversions », « les longues sentences exégétiques » et les purpurei panni et les cascade-fashions et les allitérations, toute la défroque des Sept Lampes et des Modern Pointers, — et son style, dès lors allégé, prompt, précis, monte droit au but. C’est alors qu’on a vraiment Ruskin. À ce moment l’on possède, de son esprit, les fruits non les plus éclatans, mais les plus-mûrs : des images qui s’évident jusqu’à l’idée, des idées qui éclosent en images, des rêveries qui tournent en polémiques, des analyses qui s’achèvent en actions de grâces, de l’antithèse juste assez pour éclaircir, de l’érudition juste assez pour lester, trop de poésie pour traîner à terre, trop de science pour perdre pied, et enfin, pour ne pas être tout à fait dupe de son cœur, un peu d’humour, mais, pour ne pas être du tout dupe de son esprit, beaucoup d’amour.

En terminant la préface d’un livre sur le travail, le commerce et la guerre de l’Angleterre, plein de vibrantes exhortations aux ouvriers, aux patrons et aux jeunes officiers en faveur d’une justice sociale, Ruskin s’est demandé au nom de quoi il les exhorterait et ce que les gens gagneraient à suivre ses conseils… Le Paradis ? Soit, mais pour ceux qui n’y croyaient point ?… La fortune, le plaisir ? Mais puisqu’il les suppliait justement de s’en détacher ?… Alors il leur dit ces paroles où toutes les qualités que nous avons tour à tour aperçues, une à une, viennent s’unir et, s’unissant comme les morceaux épars d’un miroir, reflètent l’écrivain tout entier :


Si cependant cette vie n’était pas un rêve, ni le monde une maladrerie, mais bien le palais du père : si toute la paix et la puissance et la joie que vous pourrez atteindre doivent l’être ici-bas, et tous les fruits de la victoire ici-bas recueillis, sous peine de ne l’être jamais, voudriez-vous quand même, d’un bout à l’autre de la chétive totalité de vos jours, vous exténuer dans la flamme pour la vanité ? S’il ne reste pas pour vous de repos dans une vie à venir, n’en est-il pas que vous puissiez dès maintenant prendre ? L’herbe de la terre fut-elle créée verte pour vous servir seulement de linceul et non pour vous servir de lit ? et n’y aura-t-il jamais de repos possible pour vous au-dessus d’elle, mais seulement au-dessous ?


Les païens, dans leurs heures les plus tristes, ne pensèrent pas ainsi. Ils-savaient que la vie apporte son combat, mais ils attendaient aussi d’elle la couronne de tout combat ; oh ! pas bien magnifique ! seulement quelques-feuilles d’olivier sauvage, rafraîchissantes au front fatigué, durant quelques années de paix. Kilo eût pu être d’or, pensaient-ils, mais Jupiter était pauvre : c’était là tout ce que le Dieu pouvait leur donner. En cherchant mieux, ils-avaient connu que ce n’était que moquerie. Ni dans la guerre, ni dans la tyrannie, il n’y avait de bonheur pour eux, — seulement dans une aimable paix, féconde et libre.

La couronne devait être d’olivier sauvage, notez-le : — l’arbre qui croît sans que personne en prenne soin, qui n’égaie le rocher d’aucune touffe de-fleurs riantes, ni de branches vertes, mais seulement d’une molle neige de floraison et d’un fruit à peine formé, confondu avec la feuille grise et le tronc noueux comme l’aubépine, ne préparant pour vous aucun diadème sinon celui tressé par une telle fruste broderie ! Mais tel qu’il est, vous pouvez le gagner de votre vivant : c’est le type de l’honneur gris et du doux repos, Ἀρχὴ ὠδίνων γ’ ἕνεϰεν (melitoessa, aethlôn g’ heneken). La franchise de cœur et la gracieuseté, et la confiance ininterrompue et l’amour partagé, et la vue de la paix des autres, et la part prise à leurs peines, toutes ces choses et le ciel bleu au-dessus-de vous, et les douces eaux, et les douces fleurs de la terre au-dessous, et les mystères et les présences innombrables des choses qui vivent, peuvent encore être vos richesses ici, — richesses sans tourmens et divines, pleines de ressources pour la vie qui est présente et peut-être point sans promesses-pour la vie qui est à venir[28].


IV

Toutes ces paroles sont bien de notre temps. Elles en ont la curiosité analytique, les images cosmopolites, la tendresse humaine. Une autre époque ne les eût ni inspirées ni comprises. Si l’on examine en effet, d’une part, quelles sont les trois grandes caractéristiques de la vie que nous vivons, on trouvera qu’elle est plus savante que celle de nos pères, c’est-à-dire qu’elle recherche davantage les raisons de ses impressions, qu’elle est plus cosmopolite, c’est-à-dire qu’elle se colore de souvenirs glanés en plus de pays divers, et qu’elle est plus sociale, c’est-à-dire plus hantée par les rapports des classes entre elles et plus sensible à leurs peines de vivre comme à leurs désaccords. Si, d’autre part, nous résumons les impressions que nous laisse la critique ruskinienne, comparée à la critique d’art ordinaire, nous nous apercevrons qu’elle va plus loin dans l’examen minutieux des œuvres, qu’elle prend ses exemples en plus de pays et plus de paysages et qu’elle est mieux pénétrée du sens social de l’art, et de ses obscures affinités avec la vie des foules. Et par ces trois côtés, qui sont les plus apparens de son œuvre, l’homme de Brantwood apparaît non comme un écrivain d’hier, mais comme un écrivain d’aujourd’hui et mieux encore de demain. Chaque jour qui s’écoule, comme une fouille qui tombe, laisse voir davantage de son ciel. Parce que notre vie est de plus en plus analyste, voyageuse et inquiète, parce que nous avons de plus en plus d’informations, d’images et de pitié, nous nous sentons plus de sympathie pour sa science, pour son tourisme et sa sociologie. Ceux qui, trompés par ses aspects lakistes et loyalistes, l’appellent « suranné » n’ont compris ni son œuvre ni notre vie. — Sans doute il y a eu de tout temps-des analystes de la nature et de l’art, mais il n’ont pas été servis de tout temps par les outils et les documens de la science ou de la critique historique contemporaines. Il y a eu de tout temps des artistes, mais ils n’eussent pas toujours pu choisir leurs exemples-dans tous les musées de l’Europe, étudier les teintes de tous les glaciers, tremper leurs pinceaux d’aquarelle dans l’eau de tous les lacs. Il y a eu de tout temps des apôtres et des âmes vibrantes aux misères des humbles, mais il n’y a pas eu sans cesse, dans les hautes classes de la société, cette obsession de la fraternité pour les plus humbles, et toutes les journées qu’a vécues l’humanité n’ont pas été attristées ou enchantées par l’attente fiévreuse d’un « grand soir ». Ruskin combat donc son siècle, comme le nourrisson dont parle La Bruyère bat sa nourrice, tout dru de la force que son lait lui a donnée, et les paroles mêmes qu’il prononce portent le reflet de tout ce qu’il a maudit.

Nous avons entendu d’abord ses paroles d’analyste et elles nous ont fait souvenir de ce mot de Mazzini : « Ruskin est le plus puissant esprit analytique en ce moment en Europe. » Il a porté l’investigation scientifique au cœur même de la poésie, — désarticulant les mots pour examiner leur mécanisme et les raisons de leurs images ou de leur chant, mettant en figures géométriques les moutonnemens des nuages afin de se rendre compte de leurs perspectives et de leurs systèmes d’ombres portées, faisant la géologie des montagnes de Turner, la botanique des arbres de Claude Lorrain, la psychologie des anges de della Robbia, l’aviation des oiseaux de Pollajuolo ou de Ghiberti, la pathologie de la tête sculptée de Santa Maria Formosa, la dynamique des bas-reliefs de Jean de Pise, fouillant dans toutes les sciences pour y trouver des étais à ses bâtisses esthétiques, dès lors se passionnant pour ou contre les thèses de Saussure, de Darwin, de Tyndall, de James Forbes, d’Alphonse Fabre, de Heim, émettant ses théories à lui sur la façon dont se meuvent les serpens et progressent les glaciers, se souvenant devant les sculptures grecques ou florentines de la variabilité des espèces, toujours préoccupé de donner à ses systèmes les apparences d’une rigueur expérimentale. Nous l’avons vu remplir ses livres d’exemples ordonnés comme des équations, d’épreuves et de contre-épreuves, et parfois de diagrammes : « Voici les noms de vingt-cinq hommes et, en face de chacun, une ligne indiquant la longueur de sa vie et sa position dans le siècle, » et ainsi figurer les carrières des grands artistes, de Nicolas de Pise à Tintoret, à la façon d’un graphique indiquant la marche d’une exploitation minière ou le rendement d’un impôt. On l’a vu dès 1845, à Venise, étudier, au moyen du daguerréotype, des détails d’architecture qui jusque-là avaient échappé à l’attention, et dès 1849, le premier sans doute, photographier le Cervin. Il nous semble, à feuilleter ses livres, que nous tournions les pages des manuscrits de Léonard de Vinci où une notation de balistique suit un document myologique, où les croquis se mêlent aux calculs, les caricatures aux essais sur l’aviation, et la mécanique aux paysages. Comme Léonard, Ruskin a senti, en toutes choses, la beauté de la science et cherché à constituer, en toute occasion, la science de la beauté. A l’entendre, on doute parfois s’il a vécu dans les musées plutôt que dans les laboratoires ; on se le figure volontiers tel que M. Edelfelt représenta un jour M. Pasteur : le regard et la pensée fortement attachés à un bocal qu’il manie au jour clair des cliniques. Et l’on ne s’étonne plus que sir John Lubbock, interrogé sur la question de savoir si Ruskin était comparable à Gœthe, répondit qu’assurément il avait fait beaucoup plus pour la science, et que, sans prétention à une connaissance profonde, il avait montré un extraordinaire don naturel d’observation : car toutes ses paroles sont pleines des préoccupations que donnent les découvertes de la science contemporaine et comme nourries et débordantes de ses enseignemens.

Qu’elles soient plus pleines encore de préoccupations sociales, c’est ce que nous avons noté dès le premier regard jeté sur les formes extérieures de sa pensée. Outre ceux de ses ouvrages qui traitent expressément d’économie politique, il en est beaucoup d’autres qui y touchent par quelque côté. Bien rarement l’esthéticien a pu écrire tout un chapitre sur l’art sans que le souvenir des êtres humains « qui ont de fortes objections à écouter une conférence sur les mérites de Michel-Ange lorsqu’ils ont faim et froid », ne soit venu troubler sa sérénité. Dans toutes ses paroles, il est l’homme qui de l’hôtel Danieli, à Venise, écrivait ces mots dans Fors Clavigera :


Voici une petite coquille de bucarde grise posée devant moi, que j’ai ramassée l’autre jour dans la poussière de l’île Santa-Helena et une coquille de limaçon brillamment tachetée, tirée des sables arides du Lido, et je voudrais me mettre à les dessiner et à les décrire en paix. Oui, et tous mes amis me disent que c’est là mon affaire. Pourquoi ne puis-je penser à cela et être heureux ? Mais hélas ! mes prudens amis, trop peu de toutes les choses auxquelles j’ai à penser me sont permises, car ce flot verdâtre qui passe en tourbillonnant devant mon seuil est plein de cadavres qui flottent et je dois laisser mon dîner pour les ensevelir, puisque je n’ai pu les sauver et mettre mon coquillage à mon chapeau et prendre mon bourdon à la main pour chercher quelque rivage qui ne soit pas encombré encore !


Il y a vingt ans que ces paroles furent écrites. Aux dilettantes qui voyageaient, cet hiver-là, en Italie, elles eussent semblé incompréhensibles. On les comprend maintenant, ou du moins, on devine leur sens douloureux et profond. On ne s’étonne plus de voir un touriste prendre garde aux êtres vivans et souffrans des pays qu’il traverse autant qu’aux pierres des monumens. Et s’il ajoute que « c’est la plus vaine des affectations que d’essayer de mettre de la beauté dans des ombres, tandis que toutes les choses réelles qui projettent ces ombres sont laissées dans leurs difformités et leurs misères » et s’il en prend prétexte au milieu d’une dissertation d’art, pour nous parler de grèves, de salaires et de coopération, nous trouvons dans ses paroles quelque chose qui nous semble plus adéquat encore à la vie que nous vivons.

Enfin elles répondent à nos instincts nomades et à nos curiosités cosmopolites. Ruskin ne se contente pas d’enseigner à Oxford ; il suit ses élèves dans leurs voyages à Amiens, à Florence, à Venise, pour les garder des suggestions hérétiques des Murray, des Becdeker ou des Woerl. Il les suit au moyen de petites plaquettes de vingt pages, à reliure souple, aisément maniables, vite lues, qu’on met dans sa poche en quittant l’hôtel, qui n’immobilisent point une main, qui ne vous empochent ni d’acheter une brassée de fleurs d’amandiers sur le Lung’ Arno en revenant des Uffizi, ni de donner à manger aux pigeons de Saint-Marc en allant au palais des Doges. Une fois venu dans la chapelle ou au musée, on tire de sa poche le livret et ce petit démon chuchoteur, habillé de rouge, plein de promesses et de surprises, fait des trous dans les vieux murs et dans les vieilles toiles, et par ces trous apparaissent des horizons d’idées, des vallées de rêveries, et des siècles d’histoire. Ainsi lorsqu’on ouvre une de ces lucarnes percées dans l’interminable corridor du Ponte Vecchio, reliant les Uffizi au palais Pitti, si l’on se détourne des innombrables portraits des grands-ducs enfumés, on voit se dérouler l’Arno et Florence et les montagnes de marbre et les jardins, et les cimes neigeuses, et les villas des décamerons, et les chartreuses des saints, et les loggias et les portiques, toute une nature vivante, éveillée, gaie, qui tient compagnie au cœur et luit tout à coup parmi tant de choses mortes, pour dire au voyageur : Las ! ne t’attriste pus ! Tout ce que tu vois vit encore. Sur ces toiles, les arbres ont jauni et les bouquets sont noirs, mais au dehors il y a des forêts qui verdissent, des fleurs qui parfument, des rivières qui passent, des femmes qui sourient, des chevaliers qui combattent, des peuples qui acclament ou qui maudissent, et les souffles d’air qui émoussent les pointes des cyprès de San-Miniato ou font hocher les têtes des lis de Fiesole, sont aussi forts et aussi doux que lorsqu’ils moissonnaient les parfums des lis blancs de l’Angelico ou semaient sur le ciel bleu les lis d’or des drapeaux de Charles VIII !

En restituant ainsi la vie aux œuvres d’art fanées et aux cités refroidies, en mêlant à sa critique ce que la nature ne nous refuse jamais de charme, et ce que la philosophie nous impose toujours de tristesse, Ruskin a donné un sens aux voyages que nous faisons. Sans lui, nous avions tout : les trains rapides qui permettent de courir d’un monument à l’autre, et ainsi de comparer « ans transition le portail d’Amiens aux portes de bronze de Ghiberti, les wagons-lits qui font qu’on arrive devant ces chefs-d’œuvre, la tête reposée, l’esprit dispos, et ainsi prêts à en saisir les significations les plus délicates. Nous avions les hôtels et l’attirail quasi féerique du confort moderne, où une pression du doigt sur un bouton supprime la distance, sur un autre produit la lumière, sur un troisième produit la chaleur, où des serviteurs prudens et polyglottes épargnent jusqu’à la fatigue d’un ordre, où ainsi tout silencieusement conspire pour laissera l’esprit toute sa puissance de pénétration, entre les visites aux musées, et à l’âme toute sa force d’évocation des temps, entre les lectures des historiens. Nous avions de la sorte tout ce qu’il fallait pour courir le monde : il ne nous manquait qu’une raison de le courir et d’en jouir on le courant. Ruskin nous l’a donnée. Nous marchions : il nous a fait changer d’horizon. Nous voyions, il nous a fait regarder. Il nous a fourni des raisons plausibles de nos inquiétudes et des prétextes nobles à nos délassemens. Il nous a dit où nous allions et pourquoi. Il l’a dit surtout à ses compatriotes, et parce qu’ils l’ont cru, les voilà cent fois plus attentifs aux choses esthétiques qu’ils traversent, et leur visage prend devant elles une expression d’extase qu’on chercherait vainement en qui ne fait point partie de ce que les sacristains d’Italie appellent la confraternita di Ruskin.

Les comprennent-ils mieux ? Je n’en jurerais pas, mais ils savent qu’un Anglais les a compris. En jouissent-ils davantage ? Ils savent du moins que quelqu’un qui était de leur race et de leur foi en a joui, et cela pour des raisons scientifiques, pour des motifs moraux qu’il est honorable de partager. Grâce à lui, grâce à son goût historique et à ses évocations d’humanités disparues, on a le sentiment que des générations ont passé devant ces chefs-d’œuvre et ont joui, ont aimé, ont admiré. On jouit, on aime, on admire donc. On croit s’unir, dans cette continuité d’admiration, à la grande âme universelle, qui a vibré et vibrera longtemps devant le même horizon. Lorsque vous êtes à un balcon du palais des Doges ou aux fenêtres du campanile de Sainte-Marie des Fleurs, eu encore lorsque, au plus haut de la dernière tourelle de la cathédrale de Milan, vous cherchez à découvrir le moutonnement bleu et lointain des Alpes, si vous examinez la pierre que vous touchez, vous la verrez barbouillée, couturée d’inscriptions, de noms et de dates, — noms d’habitans de tous les villages de l’Europe, et dates de toutes les années, bonnes ou mauvaises, de cette fin de siècle. Tous ces gens de conditions humbles, Allemands ou Anglais pour la plupart, qui occupent le meilleur de leur temps passé ici, à graver leurs noms inconnus dans ces marbres illustres, à amarrer quelque chose de leur vie éphémère à ces monumens quasi éternels, éprouvent bien un inconscient désir de communier en admiration, à ce moment précis, avec le reste de l’humanité. Ils ont bien le sentiment qu’ils s’ennoblissent en touchant ces pierres, but de tant de pèlerinages, et qu’ils s’honorent en les déshonorant de leurs gribouillages éhontés. Cette visite unique est un éclair de poésie dans leur existence. Ils la raconteront plus d’une fois dans le cottage familial, parmi les travaux de couture ou dans la bierbrauerei, parmi les pipes, — pauvres anonymes, pauvres flots d’un fleuve qui, en passant dans une ville, reflètent un instant les palais et les cathédrales et plus loin des montagnes, des forêts et toutes les couleurs chatoyantes et diverses posées sur leurs bords, puis s’en vont rejoindre l’océan, la foule, la vie grise et monotone qui ne reflète plus rien. Mais si dans le moment où ces passans se colorent de ce reflet, on leur demandait : « Que pensez-vous ? Qu’éprouvez-vous ? » ils ne sauraient le dire. Ceux qui ont lu Ruskin le savent, — car ce qu’ils n’ont pas vu dans les cieux, ils l’ont trouvé dans ses diagrammes, ce qu’ils n’ont point deviné dans les pierres, ils le découvrent dans ses antithèses, et ce qu’ils eussent oublié d’aimer dans les réalités vivantes et tangibles, ils l’adorent dans ces images qu’un grand poète pour eux a peintes d’amour.

Plus encore que d’un savant et que d’un sociologue, c’est donc d’un guide que Ruskin emploie le langage. Il en grandit les fonctions jusqu’à l’apostolat et fait de l’auberge où elle s’exerce un temple qui ne doit pas nous Sembler moins sacré, parce que, d’aventure, il serait pourvu d’ascenseurs et d’électricité. On s’émeut bien dans tels châteaux, au souvenir du passage d’un roi, dans tels monastères à la révélation du séjour d’un saint. Car le château était autrefois le signe matériel de la puissance ; le monastère celui du zèle et du dévouement. Tous deux ils se dressaient sur les monts et par les plaines comme les haltes nécessaires de qui voulait connaître le monde dans sa grandeur ou dans sa charité. Aujourd’hui que les rois descendent à l’hôtel et que les saints en voyage ne portent pas de costumes spéciaux ni n’habitent plus d’architectures révélatrices, l’auberge a hérité la poésie des vieilles demeures seigneuriales ou monacales. D’ailleurs, elle est souvent faite d’un palais comme à Venise ; elle contient souvent une chapelle, comme sur les bords de la Méditerranée. Un apôtre peut donc y parler, comme dans un cadre naturel, et ses grands gestes vont s’y déployant à leur aise. Ruskin est cet apôtre des caravansérails cosmopolites. Il apparaît comme l’archange des Cook’s Tours et le prophète des Terminus. Devant lui marchent, nuit et jour, grâce à la locomotive, la colonne de feu et la colonne de fumée. Autrefois, au temps des vies sédentaires et des destinées enracinées, on n’eût rien compris à cette fonction d’un esthéticien conducteur de peuples. Mais aujourd’hui que l’humanité errante a jeté bas ses lares, éteint ses foyers et s’en va sur toutes les plages. au pied de tous les monts ou encore dans les villes mortes transformées en reliquaires afin de mieux connaître cette terre qu’elle trouve trop petite et ce passé qu’elle trouve trop court ; aujourd’hui qu’incertains d’une vie future nous cherchons à prolonger notre existence plutôt en deçà d’elle-même, à revivre les siècles déjà vécus en nous identifiant avec les vies peintes dans les musées ou à ressentir quelque chose des vies multiples des cités et des foules que nous traversons, — ce guide esthétique est devenu, comme le prêtre, un pourvoyeur d’infini… Il nous dispense la vie des âges morts et des peuples inconnus. Ses paroles nous versent la vie : elles sont la vie même que nous vivons et surtout elles sont celle que nous voudrions vivre. Elles sont analytiques comme notre vie scientifique ; elles sont suggestives comme notre vie cosmopolite ; elles sont inquiètes comme notre vie sociale. Elles ont de la vie la mobilité, ayant touché à tous les sujets, nous ayant poussés vers toutes les rives. Elles en ont les contradictions, ayant reflété toutes les impressions et tous les systèmes. Elles en ont la souplesse, ayant mêlé l’enthousiasme à l’ironie et l’humour à l’amour. Et si elles gardent çà et là quelque mystère, c’est que la vie, dans ses complexités et ses diversités innombrables, est aussi mystérieuse peut-être que la mort. Ainsi, avec Ruskin, l’esthétique n’est plus une science morte, ni une langue morte : c’est une langue vivante ; c’est une formule et peut-être la seule qui puisse concilier les données de ce sens critique que nous voulons garder avec les aspirations de ce sens idéaliste que nous voulons étendre et unir ce qui est l’expérience déçue du siècle qui s’en va à ce qui est l’illusion décevante du siècle qui vient. Avant même d’avoir abordé le fond de ses paroles : sa pensée, nous voyons, rien qu’à leurs formes extérieures, qu’elles méritaient l’enthousiasme qu’elles ont provoqué.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1895.
  2. Œuvres complètes de John Ruskin, notamment : Modern Painters, en cinq volumes, 1843-1860. — The Seven Lamps of Architecture, 1849. — The Stones of Venice, en trois volumes, 1851-1853. — The King of the Golden River, 1851. — Giotto und his work, 1853-1860. — Lectures on Architecture and Painting, 1853. — The Harbours of England, 1856. — The Elements of Drawing, 1857. — Notes on the Royal Academy, 1855-1859. — The two Paths, 1859.
    Unto this last, 1860. — Munera Pulveris, 1862-1863. — Sesame and Lilies, 1865. — The Ethics of the Dust, 1866. — The Crown of Wild Olive, 1866. — Time and Tide by weare and Tyne, 1867. — The Queen of the Air, 1869. — Lectures on art, 1870. — Fors Clavigera, en huit volumes, 1871-1884. — Aratra Pentelici, 1872. — The Eagle’s Nest, 1872. — Ariadne florentina, 1873. — Val d’Arno, 1874. — Mornings in Florence, 1875-1877. — Proserpina, 1875-1886. — Deucalion, 1875-1883. — Guide to the principal pictures in the Academy of fine arts at Venice, 1877. — St Mark’s Rest, 1877-1884. — The Laws of Fesole, 1877-1878. — Arrows of the Chace, en deux volumes, 1880. — Love’s Meinie, 1882. — The Bible of Amiens, 1880-1885. — The Art of England, 1883. — The Storm Cloud of the Nineteenth Century, 1884. — Selections from the Writings of John Ruskin, Londres, 1894. — On the old Road, 1885. — Praeterita, en deux volumes, 1885-1889. — Dilecta, 1886-1887. — The Pleasures of England, 1890. — The Poems of John Ruskin, 1891. (G. Allen, éditeur, à Sunnyside, Orpington, Kent, et à Ruskin House, 156. Charing Cross Road Londres.)
  3. The relation between Michael Angelo and Tintoret.
  4. Lectures on art.
  5. The Seven Lamps of Architecture.
  6. Aratra Pentelici.
  7. The Queen of the Air.
  8. The Seven Lamps of Architecture.
  9. Modern Pointers, I.
  10. Fors Clavigera. Letter 2th.
  11. The Crown of Wild Olive. Traffic.
  12. Sesame and Lilies. Of Kings’ Treasuries.
  13. Sesame and Lilies. Of kings’ treasuries.
  14. Sesame and Lilies. Of Queens’ Gardens.
  15. Val d’Arno.
  16. Val d’Arno.
  17. The Seven Lamps of Architecture.
  18. The Queen of the Air.
  19. The Queen of the Air.
  20. Modern Painters, t. V.
  21. the Relation between Michael-Angelo and Tintoret.
  22. The Crown of Wild Olive. War.
  23. The Crown of Wild Olive. Traffic.
  24. Love’s Meinie I. The Robin.
  25. Deucalion.
  26. Seésame and Lilies. I. Of Queens’ gardens.
  27. Frédéric Harrison, Ruskin as master of prose. Nineteenth Century ; octobre1895.
  28. The Crown of Wild Olive.