Opinions sociales/La Religion et l’antisémitisme

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Opinions socialesSociété nouvelle de librairie et d’édition2 (p. 101-129).


LA RELIGION ET L’ANTISÉMITISME


I


Firmin Piédagnel causait depuis deux ans au supérieur du séminaire d’incessantes inquiétudes. Fils unique d’un savetier qui avait son échoppe entre deux contreforts de Saint-Exupère, c’était, par l’éclat de son intelligence, le plus brillant élève de la maison. D’humeur paisible, il était assez bien noté pour la conduite. La timidité de son caractère et la faiblesse de sa complexion semblaient assurer la pureté de ses mœurs. Mais il n’avait ni l’esprit théologique, ni la vocation du sacerdoce. Sa foi même était incertaine.

Grand connaisseur des âmes, M. Lantaigne ne redoutait pas à l’excès, chez les jeunes lévites, ces crises violentes, parfois salutaires, que la grâce apaise. Il s’effrayait, au contraire, des langueurs d’un esprit tranquillement indocile. Il désespérait presque d’une âme à qui le doute était tolérable et léger, et dont les pensées coulaient à l’irreligion par une pente naturelle. Tel se montrait le fils ingénieux du cordonnier. M. Lantaigne était un jour arrivé, par surprise, par une de ces ruses brusques qui lui étaient habituelles, à découvrir le fond de cette nature dissimulée par politesse. Il s’était aperçu avec effroi que Firmin n’avait retenu de l’enseignement du séminaire que des élégances de latinité, de l’adresse pour les sophismes et une sorte de mysticisme sentimental. Firmin lui avait paru dès lors un être faible et redoutable, un malheureux et un mauvais. Pourtant il aimait cet enfant, il l’aimait tendrement, avec faiblesse. En dépit qu’il en eût, il lui savait gré d’être l’ornement, la grâce du séminaire. Il aimait en Firmin les charmes de l’esprit, la douceur fine du langage et jusqu’à la tendresse de ces pâles yeux de myope, comme blessés sous les paupières battantes. Il se flattait que, mieux conduit à l’avenir, Firmin, trop faible pour donner jamais à l’église un de ces chefs énergiques dont elle avait tant besoin, rendrait du moins à la religion, peut-être, un Pereyve ou un Gerbet, un de ces prêtres portant dans le sacerdoce un cœur de jeune mère. Mais, incapable de se flatter longtemps lui-même, M. Lantaigne rejetait vite cette espérance trop incertaine, et il discernait en cet enfant un Guéroult, un Renan. Et une sueur d’angoisse lui glaçait le front. Son épouvante était, en nourrissant de tels élèves, de préparer à la vérité des ennemis redoutables.

Il savait que c’est dans le temple que furent forgés les marteaux qui ébranlèrent le temple. Il disait bien souvent : « Telle est la force de la discipline théologique que seule elle est capable de former les grands impies ; un incrédule qui n’a point passé par nos mains est sans force et sans armes pour le mal. C’est dans nos murs qu’on reçoit toute science, même celle du blasphème. » Il ne demandait au vulgaire des élèves que de l’application et de la droiture, assuré d’en faire de bons desservants. Chez les sujets d’élite, il craignait la curiosité, l’orgueil, l’audace mauvaise de l’esprit et jusqu’aux vertus qui ont perdu les anges.

— Monsieur Perruque, dit-il brusquement, voyons les notes de Piédagnel.

Le préfet des études, avec son pouce mouillé sur les lèvres, feuilleta le registre et puis souligna de son gros index cerclé de noir les lignes tracées en marge du cahier :

« M. Piédagnel tient des propos inconsidérés. »

« M. Piédagnel incline à la tristesse. »

« M. Piédagnel se refuse à tout exercice physique. »

Le directeur lut et secoua la tête. Il tourna le feuillet et lut encore :

« M. Piédagnel a fait un mauvais devoir sur l’unité de la foi. »

Alors l’abbé Lantaigne éclata :

— L’unité, voilà donc ce qu’il ne concevra jamais ! Et pourtant c’est l’idée dont le prêtre doit se pénétrer avant toute autre. Car je ne crains pas d’affirmer que cette idée est toute de Dieu, et pour ainsi dire sa plus forte expression sur les Hommes.

Il tourna vers l’abbé Perruque son regard creux et noir :

— Ce sujet de l’unité de la foi, monsieur Perruque, c’est ma pierre de touche pour éprouver les esprits. Les intelligences les plus simples, si elles ne manquent pas de droiture, tirent de l’idée de l’unité des conséquences logiques ; et les plus habiles font sortir de ce principe une admirable philosophie. J’ai traité trois fois en chaire, monsieur Perruque, de l’unité de la foi, et la richesse de la matière me confond encore.

Il reprit sa lecture :

« M. Piédagnel a composé un cahier, qui a été trouvé dans son pupitre et qui contient, tracés de la main même de M. Piédagnel, des extraits de diverses poésies érotiques, composées par Leconte de l’Isle et Paul Verlaine, ainsi que par plusieurs autres auteurs libres, et le choix des pièces décèle un excessif libertinage de l’esprit et des sens. »

Il ferma le registre et le rejeta brusquement.

— Ce qui manque aujourd’hui, soupira-t-il, ce n’est ni le savoir ni l’intelligence : c’est l’esprit théologique.

— Monsieur, dit l’abbé Perruque, M. l’économe vous fait demander si vous pouvez le recevoir incessamment. Le traité avec Lafolie, pour la viande de boucherie, expire le 15 de ce mois, et l’on attend votre décision avant de renouveler des arrangements dont la maison n’eut point à se louer. Car vous n’êtes pas sans avoir remarqué la mauvaise qualité du bœuf fourni par le boucher Lafolie.

— Faites entrer M. l’économe, dit M. Lantaigne.

Et, demeuré seul, il se prit la tête dans les mains et soupira :

« O quando finieris et quando cessabis, universa vanitas mundi ? Loin de vous, mon Dieu, nous ne sommes que des ombres errantes. Il n’est pas de plus grands crimes que ceux commis contre l’unité de la foi. Daignez ramener le monde à cette unité bénie ! »

Quand, après le déjeuner de midi, à l’heure de la récréation, M. le supérieur traversa la cour, les séminaristes faisaient une partie de ballon. C’était, sur l’aire sablée, une grande agitation de têtes rougeaudes, emmanchées comme à des manches de couteaux noirs ; des gestes secs de pantins, et des cris, des appels dans tous les dialectes ruraux du diocèse. Le préfet des études, M. l’abbé Perruque, sa soutane retroussée, se mêlait aux jeux avec l’ardeur d’un paysan reclus, grisé d’air et de mouvement, et lançait en athlète, du bout de son soulier à boucle, l’énorme ballon, revêtu de quartiers de peau. À la vue de M. le supérieur, les joueurs s’arrêtèrent. M. Lantaigne leur fit signe de continuer. Il suivit l’allée d’acacias malades qui borde la cour du côté des remparts et de la campagne. À mi-chemin, il rencontra trois élèves qui, se donnant le bras, allaient et venaient en causant. Parce qu’ils employaient ainsi d’ordinaire le temps des récréations, on les appelait les péripatéticiens. M. Lantaigne appela l’un d’eux, le plus petit, un adolescent pâle, un peu voûté, la bouche fine et moqueuse, avec des yeux timides. Celui-ci n’entendit pas d’abord, et son voisin dut le pousser du coude et lui dire :

— Piédagnel, M. le supérieur t’appelle.

Alors Piédagnel s’approcha de M. l’abbé Lantaigne et le salua avec une gaucherie presque gracieuse.

— Mon enfant, lui dit le supérieur, vous voudrez bien me servir ma messe demain.

Le jeune homme rougit. C’était un honneur envié que de servir la messe de M. le supérieur.

L’abbé Lantaigne, son bréviaire sous le bras, sortit par la petite porte qui donne sur les champs et il suivit le chemin accoutumé de ses promenades, un chemin poudreux, bordé de chardons et d’orties, qui suit les remparts.

Il songeait.

— Que deviendra ce pauvre enfant, s’il se trouve soudain jeté dehors, ignorant tout travail manuel, délicat et débile, craintif ? Et quel deuil dans l’échoppe de son père infirme !

Il allait sur les cailloux du chemin aride. Parvenu à la croix de la mission, il tira son chapeau, essuya avec son foulard la sueur de son front et dit à voix basse :

— Mon Dieu ! inspirez-moi d’agir selon vos intérêts, quoi qu’il en puisse coûter à mon cœur paternel !

Le lendemain matin, à six heures et demie, M. l’abbé Lantaigne achevait de dire sa messe dans la chapelle nue et solitaire. Seul, devant un autel latéral, un vieux sacristain plantait des fleurs de papier dans des vases de porcelaine, sous la statue dorée de saint Joseph. Un jour gris coulait tristement avec la pluie le long des vitraux ternis. Le célébrant, debout à la gauche du maître-autel, lisait le dernier évangile.

« Et verbum caro factum est », dit-il en fléchissant les genoux.

Firmin Piédagnel, qui servait la messe, s’agenouilla en même temps sur le degré où était la sonnette, se releva et, après les derniers répons, précéda le prêtre dans la sacristie. M. l’abbé Lantaigne posa le calice avec le corporal et attendit que le desservant l’aidât à dépouiller ses ornements sacerdotaux. Firmin Piédagnel, sensible aux influences mystérieuses des choses, éprouvait le charme de cette scène, si simple, et pourtant sacrée. Son âme, pénétrée d’une onction attendrissante, goûtait avec une sorte d’allégresse la grandeur familière du sacerdoce. Jamais il n’avait senti si profondément le désir d’être prêtre et de célébrer à son tour le saint sacrifice. Ayant baisé et plié soigneusement l’aube et la chasuble, il s’inclina devant M. l’abbé Lantaigne avant de se retirer. Le supérieur du séminaire, qui revêtait sa douillette, lui fit signe de rester, et le regarda avec tant de noblesse et de douceur que l’adolescent reçut ce regard comme un bienfait et comme une bénédiction. Après un long silence :

— Mon enfant, dit M. Lantaigne, en célébrant cette messe, que je vous ai demandé de servir, j’ai prié Dieu de me donner la force de vous renvoyer. Ma prière a été exaucée. Vous ne faites plus partie de cette maison.

En entendant ces paroles, Firmin devint stupide. Il lui semblait que le plancher manquait sous ses pieds. Il voyait vaguement, dans ses yeux gros de larmes, la route déserte, la pluie, une vie noire de misère et de travail, une destinée d’enfant perdu dont s’effrayaient sa faiblesse et sa timidité. Il regarda M. Lantaigne. La douceur résolue, la tranquillité ferme, la quiétude de cet homme le révoltèrent. Soudain, un sentiment naquit et grandit en lui, le soutint et le fortifia, la haine du prêtre, une haine impérissable et féconde, une haine à remplir toute la vie. Sans prononcer une parole, il sortit à grands pas de la sacristie.

II

Étant venu à mourir en sa quatre-vingt-douzième année, M. le premier président Cassignol fut conduit à l’église dans le corbillard des pauvres, selon sa volonté qu’il avait exprimée. Cette disposition fut jugée en silence. L’assistance tout entière en était secrètement offensée comme d’une marque de mépris pour la richesse, objet du respect public, et comme de l’ostensible abandon d’un privilège attaché à la classe bourgeoise. On se rappelait que M. Cassignol avait toujours tenu maison très honorablement et montré jusqu’en l’extrême vieillesse une sévère propreté dans ses habits. Bien qu’on le vît sans cesse occupé d’œuvres catholiques, nul n’aurait songé à dire, lui appliquant les paroles d’un orateur chrétien, qu’il aimait les pauvres jusqu’à se rendre semblable à eux. Ce qu’on ne croyait point venir d’un excès de charité passait pour un paradoxe de l’orgueil, et l’on regardait froidement cette humilité superbe.

On regrettait aussi que le défunt, officier de la Légion d’honneur, eût ordonné que les honneurs militaires ne lui fussent point rendus. L’état des esprits, enflammés par les journaux nationalistes, était tel qu’on se plaignait ouvertement dans la foule de ne pas voir les soldats. Le général Cartier de Chalmot, venu en civil, fut salué avec un profond respect par la députation des avocats. Des magistrats en grand nombre et des ecclésiastiques se pressaient devant la maison mortuaire. Et quand, au son des cloches, précédé par la croix et par les chants liturgiques, le corbillard s’avança lentement vers la cathédrale, entre les coiffes blanches de douze religieuses, suivi par les garçons et les filles des écoles congréganistes, dont la file grise et noire s’allongeait à perte de vue, le sens apparut clairement de cette longue vie consacrée au triomphe de l’Église catholique.

La ville entière suivait en troupe. M. Bergeret marchait parmi les traînards du cortège. M. Mazure, s’approchant, lui dit à l’oreille :

— Je n’ignorais point que ce vieux Cassignol eût été, de son vivant, zélé tortionnaire. Mais je ne savais pas qu’il fût si grand calotin. Il se disait libéral !

— Il l’était, répondit M. Bergeret. Il lui fallait bien l’être puisqu’il aspirait à la domination. N’est-ce point par la liberté qu’on s’achemine à l’empire ?…

… Et M. Mazure, qui était libre-penseur, fut pris, à l’idée de la mort, d’un grand désir d’avoir une âme immortelle.

— Je ne crois pas, dit-il, un mot de ce qu’enseignent les diverses églises qui se partagent aujourd’hui la domination spirituelle des peuples. Je sais trop bien comment les dogmes s’élaborent, se forment et se transforment. Mais pourquoi n’y aurait-il pas en nous un principe pensant, et pourquoi ce principe ne survivrait-il pas à cette association d’éléments organiques qu’on nomme la vie ?

— Je voudrais, dit M. Bergeret, vous demander ce que c’est qu’un principe pensant, mais je vous embarrasserais sans doute.

— Nullement, répondit M. Mazure : j’appelle ainsi la cause de la pensée, ou, si vous voulez, la pensée elle-même. Pourquoi la pensée ne serait-elle point immortelle ?

— Oui, pourquoi ? demanda à son tour M. Bergeret.

— Cette supposition n’est point absurde, dit M. Mazure encouragé.

— Et pourquoi, demanda M. Bergeret, un M. Dupont n’habiterait-il point la maison des Tintelleries qui porte le numéro 38 ? Cette supposition n’est point absurde. Le nom de Dupont est commun en France, et la maison que je dis est à trois corps de logis.

— Vous n’êtes pas sérieux, dit M. Mazure.

— Moi, je suis spiritualiste d’une certaine manière, dit le docteur Fornerol. Le spiritualisme est un agent thérapeutique qu’il ne faut pas négliger dans l’état actuel de la médecine. Toute ma clientèle croit à l’immortalité de l’âme et n’entend pas qu’on plaisante là-dessus. Les bonnes gens, aux Tintelleries comme ailleurs, veulent être immortels. On leur ferait de la peine en leur disant que peut-être ils ne le sont pas. Voyez-vous Madame Péchin qui sort de chez le fruitier avec des tomates dans son cabas ? Vous lui diriez : « Madame Péchin, vous goûterez des félicités célestes pendant des milliards de siècles, mais vous n’êtes point immortelle. Vous durerez plus que les étoiles et vous durerez encore quand les nébuleuses se seront formées en soleils et quand ces soleils se seront éteints, et dans l’inconcevable durée de ces âges vous serez baignée de délices et de gloire. Mais vous n’êtes point immortelle, madame Péchin. » Si vous lui parliez de la sorte, elle ne penserait point que vous lui annoncez une bonne nouvelle et si, par impossible, vos discours étaient appuyés de telles preuves qu’elle y ajoutât foi, elle serait désolée, elle tomberait dans le désespoir, la pauvre vieille, et elle mangerait ses tomates avec ses larmes.

» Madame Péchin veut être immortelle. Tous mes malades veulent être immortels. Vous, M. Mazure, et vous-même, M. Bergeret, vous voulez être immortels. Maintenant je vous avouerai que l’instabilité est le caractère essentiel des combinaisons qui produisent la vie. La vie, voulez-vous que je vous la définisse scientifiquement ? C’est de l’inconnu qui f… le camp.

— Confucius, dit M. Bergeret, était un homme bien raisonnable. Son disciple, Ki-Lou, demandant un jour comment il fallait servir les Esprits et les Génies, le maître répondit : « Quand l’homme n’est pas encore en état de servir l’humanité, comment pourrait-il servir les Esprits et les Génies ? — Permettez-moi, ajouta le disciple, de vous demander ce que c’est que la mort. » Et Confucius répondit : « Lorsqu’on ne sait pas ce que c’est que la vie, comment pourrait-on connaître la mort ? »

Le cortège, longeant la rue Nationale, passa devant le collège. Et le docteur Fornerol se rappela les jours de son enfance, et il dit :

— C’est là que j’ai fait mes études. Il y a longtemps. Je suis beaucoup plus vieux que vous. J’aurai cinquante-six ans dans huit jours.

— Vraiment, dit M. Bergeret, madame Péchin veut être immortelle ?

— Elle est certaine de l’être, dit le docteur Fornerol. Si vous lui disiez le contraire, elle vous voudrait du mal et ne vous croirait pas.

— Et cela, demanda M. Bergeret, ne l’étonne pas de devoir durer toujours, dans l’écoulement universel des choses ? Et elle ne se lasse pas de nourrir ces espérances démesurées ? Mais peut-être n’a-t-elle pas beaucoup médité sur la nature des êtres et sur les conditions de la vie.

— Qu’importe ! dit le docteur. Je ne conçois pas votre surprise, mon cher monsieur Bergeret. Cette bonne dame a de la religion. C’est même tout ce qu’elle a au monde. Elle est catholique, étant née dans un pays catholique. Elle croit ce qui lui a été enseigné. C’est naturel !

— Docteur, vous parlez comme Zaïre, dit M. Bergeret. J’eusse été près du Gange… Au reste, la croyance à l’immortalité de l’âme est vulgaire en Europe, en Amérique et dans une partie de l’Asie. Elle se répand en Afrique avec les cotonnades.

— Tant mieux ! dit le docteur, car elle est nécessaire à la civilisation. Sans elle, les malheureux ne se résigneraient point à leur sort.

— Pourtant, dit M. Bergeret, les coolies chinois travaillent pour un faible salaire. Ils sont patients et résignés, et ils ne sont pas spiritualistes.

— Parce que ce sont des jaunes, dit le docteur Fornerol. Les races blanches ont moins de résignation. Elles conçoivent un idéal de justice et de hautes espérances. Le général Cartier de Chalmot a raison de dire que la croyance à une vie future est nécessaire aux armées. Elle est aussi fort utile dans toutes les transactions sociales. Sans la peur de l’enfer, il y aurait moins d’honnêteté.

— Docteur, demanda M. Bergeret, croyez-vous que vous ressusciterez ?

— Moi, c’est différent, répondit le docteur. Je n’ai pas besoin de croire en Dieu pour être un honnête homme. En matière de religion, comme savant, j’ignore tout ; comme citoyen, je crois tout. Je suis catholique d’État. J’estime que les idées religieuses sont essentiellement moralisatrices, et qu’elles contribuent à donner au populaire des sentiments humains.

— C’est une opinion très répandue, dit M. Bergeret. Et elle m’est suspecte par sa vulgarité même. Les opinions communes passent sans examen. Le plus souvent, on ne les admettrait pas si l’on y faisait attention. Il en est d’elles comme de cet amateur de spectacles qui pendant vingt ans entra à la Comédie-Française en jetant au contrôle ce nom : « feu Scribe ». Un droit d’entrée ainsi motivé ne supporterait pas l’examen. Mais on ne l’examinait pas. Comment penser que les idées religieuses sont essentiellement moralisatrices, quand on voit que l’histoire des peuples chrétiens est tissue de guerres, de massacres et de supplices ? Vous ne voulez pas qu’on ait plus de piété que dans les monastères. Pourtant toutes les espèces de moines, les blanches et les noires, les pies et les capucines se sont souillées des crimes les plus exécrables. Les suppôts de l’Inquisition et les curés de la Ligue étaient pieux, et ils étaient cruels. Je ne parle pas des papes qui ensanglantèrent le monde, parce qu’il n’est pas certain qu’ils croyaient à une autre vie.

III

M. de Terremondre était antisémite en province, particulièrement pendant la saison des chasses. L’hiver, à Paris, il dînait chez des financiers juifs qu’il aimait assez pour leur faire acheter avantageusement des tableaux. Il était nationaliste et antisémite au Conseil général, en considération des sentiments qui régnaient dans le chef-lieu. Mais comme il n’y avait pas de juifs dans la ville, l’antisémitisme y consistait principalement à attaquer les protestants qui formaient une petite société austère et fermée.

— Nous voilà donc adversaires, dit M. de Terremondre ; j’en suis fâché, car vous êtes un homme d’esprit, mais vous vivez en dehors du mouvement social. Vous n’êtes point mêlé à la vie publique. Si vous mettiez comme moi la main à la pâte, vous seriez antisémite.

— Vous me flattez, dit M. Bergeret. Les Sémites qui couvraient autrefois la Chaldée, l’Assyrie, la Phénicie, et qui fondèrent des villes sur tout le littoral de la Méditerranée, se composent aujourd’hui des juifs épars dans le monde et des innombrables peuplades arabes de l’Asie et de l’Afrique. Je n’ai pas le cœur assez grand pour renfermer tant de haines. Le vieux Cadmus était sémite. Je ne peux pourtant pas être l’ennemi du vieux Cadmus.

— Vous plaisantez, dit M. de Terremondre, en retenant son cheval qui mordait les branches des arbustes. Vous savez bien que l’antisémitisme est uniquement dirigé contre les juifs établis en France.

— Il me faudra donc haïr quatre-vingt mille personnes, dit M. Bergeret. C’est trop encore et je ne m’en sens pas la force.

— On ne vous demande pas de haïr, dit M. de Terremondre. Mais il y a incompatibilité entre les Français et les juifs. L’antagonisme est irréductible. C’est une affaire de race.

— Je crois au contraire, dit M. Bergeret, que les juifs sont extraordinairement assimilables et l’espèce d’hommes la plus plastique et malléable qui soit au monde. Aussi volontiers qu’autrefois la nièce de Mardochée entra dans le harem d’Assuérus, les filles de nos financiers juifs épousent aujourd’hui les héritiers des plus grands noms de la France chrétienne. Il est tard, après ces unions, de parler de l’incompatibilité des deux races. Et puis je tiens pour mauvais qu’on fasse dans un pays des distinctions de races. Ce n’est pas la race qui fait la patrie. Il n’y a pas de peuple en Europe qui ne soit formé d’une multitude de races confondues et mêlées. La Gaule, quand César y entra, était peuplée de Celtes, de Gaulois, d’Ibères, différents les uns des autres d’origine et de religion. Les tribus qui plantaient des dolmens n’étaient pas du même sang que les nations qui honoraient les bardes et les druides. Dans ce mélange humain les invasions versèrent des Germains, des Romains, des Sarrasins, et cela fit un peuple, un peuple héroïque et charmant, la France qui naguère encore enseignait la justice, la liberté, la philosophie à l’Europe et au monde. Rappelez-vous la belle parole de Renan ; je voudrais pouvoir la citer exactement : « Ce qui fait que des hommes forment un peuple, c’est le souvenir des grandes choses qu’ils ont faites ensemble et la volonté d’en accomplir de nouvelles. »

— Fort bien, dit M. de Terremondre ; mais, n’ayant pas la volonté d’accomplir de grandes choses avec les juifs, je reste antisémite.

— Êtes-vous bien sûr de pouvoir l’être tout à fait ? demanda M. Bergeret.

— Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre.

— Je m’expliquerai donc, dit M. Bergeret. Il y a un fait constant : chaque fois qu’on attaque les juifs, on en a un bon nombre pour soi. C’est précisément ce qui arriva à Titus.

À ce point de la conversation, le chien Riquet s’assit sur son derrière au milieu du chemin et regarda son maître avec résignation.

— Vous reconnaîtrez, poursuivit M. Bergeret, que Titus fut assez antisémite entre les années 67 et 70 de notre ère. Il prit Jotapate et en extermina les habitants. Il s’empara de Jérusalem, brûla le temple, fit de la ville un amas de cendres et de décombres qui, n’ayant plus de nom, reçut quelques années plus tard celui d’Ælia Capitolina. Il fit porter à Rome, dans les pompes de son triomphe, le chandelier à sept branches. Je crois, sans vous faire de tort, que c’est là pousser l’antisémitisme à un point que vous n’espérez pas d’atteindre. Eh bien ! Titus, destructeur de Jérusalem, garda de nombreux amis parmi les juifs. Bérénice lui fut tendrement attachée, et vous savez qu’il la quitta malgré lui et malgré elle. Flavius Josèphe se donna à lui, et Flavius n’était pas un des moindres de sa nation. Il descendait des rois asmonéens ; il vivait en pharisien austère et écrivait assez correctement le grec. Après la ruine du temple et de la cité sainte, il suivit Titus à Rome et se glissa dans la familiarité de l’empereur. Il reçut le droit de cité, le titre de chevalier romain et une pension. Et ne croyez pas, monsieur, qu’il crût ainsi trahir le judaïsme. Au contraire, il restait attaché à la loi et il s’appliquait à recueillir ses antiquités nationales. Enfin il était bon juif à sa façon et ami de Titus. Or, il y eut de tout temps des Flavius en Israël. Comme vous le dites, je vis fort retiré du monde et étranger aux personnes qui s’y agitent. Mais je serais bien surpris que les juifs, cette fois encore, ne fussent point divisés et qu’on n’en comptât pas un grand nombre dans votre parti.

— Quelques-uns, en effet, sont avec nous, dit M. de Terremondre. Ils y ont du mérite.

— Je le pensais bien, dit M. Bergeret. Et je pense qu’il s’en trouve parmi eux de fort habiles qui réussiront dans l’antisémitisme. On rapportait, il y a une trentaine d’années, le mot d’un sénateur, homme d’esprit, qui admirait chez les juifs la faculté de réussir et qui donnait pour exemple un certain aumônier de cour, israélite d’origine : « Voyez, disait-il, un juif s’est mis dans les curés, et il est devenu monsignor. »

Ne restaurons point les préjugés barbares. Ne recherchons pas si un homme est juif ou chrétien, mais s’il est honnête et s’il se rend utile à son pays.

Le cheval de M. Terremondre commençait à s’ébrouer, et Riquet, s’étant approché de son maître, l’invita d’un regard suppliant et doux à reprendre la promenade commencée.

— Ne croyez pas, du moins, dit M. de Terremondre, que j’enveloppe tous les juifs dans un sentiment d’aveugle réprobation. J’ai parmi eux d’excellents amis. Mais je suis antisémite par patriotisme.

Il tendit la main à M. Bergeret et porta son cheval en avant. Il avait repris tranquillement sa route, quand M. Bergeret le rappela :

— Eh ! cher monsieur de Terremondre, un conseil : puisque la paille est rompue, puisque vous et vos amis vous êtes brouillés avec les juifs, faites en sorte de ne rien leur devoir et rendez leur le dieu que vous leur avez pris. Car vous leur avez pris leur dieu !…

IV

MADAME CÉSAIRE

Moi, je suis antisémite de sentiment.

M. BERGERET

Il n’y a pas de raison à opposer à celle-là. Mais le sentiment n’autorise pas l’iniquité. C’est à vous-même que vous faites tort en étant injuste envers les juifs. L’arrêt du Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus innocent cause plus de dommage aux juges qu’à leur victime.

MADAME CÉSAIRE

C’est une antipathie qui me vient de naissance.

LE CITOYEN COTON

Ou plutôt ne l’avez-vous pas prise dans les petites histoires saintes qu’on vous donnait à lire quand vous étiez enfant ?

MADAME CÉSAIRE

Je ne crois pas.

M. BERGERET

Du moins avez-vous pu remarquer, madame, que les juifs sont traités avec beaucoup d’amour et beaucoup de haine dans ces menus livres de doctrine chrétienne. Avant Jésus-Christ, ils sont le peuple élu, la nation chérie de Dieu. Bossuet les loue comme jamais rabbin n’osa le faire. Mais après Jésus-Christ tout change. Ils ont accompli le plus grand des crimes ; ils sont des maudits. Le traître Judas devient le symbole de toute leur race. Sans doute vous leur reprochez la mort de votre Dieu.

MADAME CÉSAIRE

À propos ! j’ai lu, dans un article très bien fait, que Jésus n’était pas Juif, qu’il était né en terre des gentils, qu’il était aryen. Je m’en doutais. Mais j’ai été bien contente d’en avoir la certitude.

M. BERGERET

Vous croyez, madame, que Jésus n’était pas Juif. Alors que faites-vous des deux généalogies par lesquelles Luc et Mathieu rattachent le Messie à la race de David, pour l’accomplissement des prophéties ?

MADAME CÉSAIRE

Je n’en fais rien. Je suis trop contente que Jésus-Christ ne soit pas Juif.

M. ROMANCEY

Moi je suis ennemi des juifs, et ce n’est pas pour des raisons confessionnelles. Je leur reproche d’être cosmopolites. Et je considère le cosmopolitisme comme le plus grand danger qui menace la France.

M. BERGERET

Si c’est être cosmopolite que d’élire domicile chez tous les peuples, il est vrai que les juifs sont cosmopolites de nature et de tempérament. Ils le furent toujours. Ils l’étaient avant que le délicieux Titus eût grandement favorisé cette inclination naturelle en faisant de la Judée un désert. Mais il faudrait rechercher si les juifs ne sont pas capables de s’attacher à leur patrie adoptive. On reconnaît en France que les juifs d’Allemagne sont Allemands. On reconnaît en Allemagne que les juifs français sont Français.

M. ROMANCEY

Les juifs n’ont pas de patrie. Ils sont agioteurs ou spéculateurs. Ils procèdent au dépouillement méthodique des chrétiens. Cela crève les yeux.

M. BERGERET

Il y a quatre-vingt mille juifs en France. Tous ne sont pas agioteurs. Le plus grand nombre est pauvre. Autrefois, les soirs d’été, en passant par le faubourg Saint-Antoine, je voyais, sur des bancs, autour d’une petite place plantée d’arbres, des juifs déguenillés. Vieillards, femmes, enfants, filles aux noires chevelures, serrés les uns contre les autres, ils montraient, sous l’armée innombrable des étoiles, avec tranquillité une misère antique, d’un éclat oriental.

Ceux-là, toute la journée, travaillaient chez les petits patrons du faubourg ou brocantaient de vieux habits. Je crois qu’ils étaient plus attachés à leur religion que les barons israélites qui tiennent trop de place dans notre société. Mais ils ne procédaient point au dépouillement méthodique des chrétiens. Depuis lors j’ai vécu en province et je ne sais ce que sont devenus ces juifs du Marais. Mais je connais des israélites qui ont voué leur vie à la science et qui, par leurs travaux, honorent la France, notre patrie et la leur. L’un est un des premiers hellénistes du monde, l’autre a fait de grandes découvertes en assyriologie ; un troisième a recherché avec une admirable méthode les lois du langage. On trouve des juifs dans tous les départements du savoir humain. Ceux-là sont aussi étrangers au commerce de l’or qu’Aboulafia le Kabbaliste, qui se livrait à de profonds calculs, non pour établir l’état de sa fortune, car il ne possédait rien, mais pour connaître la valeur numérique du nom de Dieu.

M. ROMANCEY

Je ne m’occupe pas des juifs qui se confinent dans la science. Je m’attaque à la haute banque israélite, qui est cosmopolite par tradition et par intérêt.

M. BERGERET

La haute banque catholique a-t-elle d’autres mœurs ? J’en doute. Je ne vois pas qu’à la Bourse le jeu du chrétien soit différent du jeu de l’israélite.

MADAME CÉSAIRE

J’ai perdu dans les Mines d’or. Mon argent a passé aux juifs. Je ne m’en console pas. Il m’aurait été bien moins pénible d’être dépouillée par des chrétiens. Voyons, est-il possible de subir la loi de l’argent juif ? Je m’adresse à monsieur Coton. Nous n’avons pas les mêmes idées en religion et en politique. Vous êtes pour la suppression du budget des cultes, ce qui serait une iniquité monstrueuse, une spoliation. Vous êtes pour la socialisation du capital… C’est comme cela qu’on dit, n’est-ce pas ?…

LE CITOYEN COTON

Oui, madame.

MADAME CÉSAIRE

C’est une chose affreuse ! Quand on a voulu mettre l’impôt sur le revenu, j’en ai été malade… Positivement ! Je connaissais la femme d’un ministre. Je suis allée la trouver. Je me suis jetée à ses genoux. Je lui ai dit : « Madame, ne permettez pas à votre mari d’accomplir cette infamie. » C’est vous dire que nous n’avons pas les mêmes opinions. Mais vous êtes Français, vous êtes Français de race, d’origine, Français de vieille souche…

LE CITOYEN COTON

Je suis fils d’un cordonnier de la Villette et d’une laitière de Palaiseau.

MADAME CÉSAIRE

Eh bien ! est-ce que vous n’éprouvez pas pour le Juif une invincible répulsion ? Est-ce que tout en eux, leur parler, leur aspect, ne vous choque pas ?

LE CITOYEN COTON

Excusez-moi, madame. Je n’ai pas de ces délicatesses. Au sortir de l’École normale, je suis entré à la rédaction d’un journal socialiste. J’écris pour le peuple et je pense comme lui. Le bonhomme Prolo ne hait point un homme pour la forme de son nez. Et puis, permettez-moi de vous le dire : il est affranchi des superstitions qui abêtissent les bourgeois et les rendent méchants. Il ne croit pas que les juifs ont une figure de bouc, des cornes au front et un appendice caudal, qu’ils répandent du sang par le nombril le vendredi saint et qu’ils crucifient un enfant en cérémonie. Il sait qu’il y a des juifs cupides, enrichis par l’usure et l’agio et qui n’ont que des pensées de lucre. Il sait qu’il y a des juifs occupés uniquement de justice et qui consacrèrent leur vie entière à l’affranchissement des prolétaires. Les distinctions de race ne le préoccupent point, parce qu’elles sont chimériques et qu’il vit dans le réel, au dur contact de la nécessité.

MADAME CÉSAIRE

Ah ! si, par exemple ! il y a des ouvriers antisémites ; je les ai vus défiler sur les boulevards, devant le Cercle militaire, un jour de grande manifestation.

LE CITOYEN COTON

Ne vous faites pas d’illusions, madame, le prolétariat ne se soucie point de l’antisémitisme. Il a d’autres chats à fouetter.

M. ROMANCEY

Monsieur Coton, la question sémitique est une question vitale pour la France. Je suis propriétaire et agriculteur. Je parle en connaissance de cause.

LE CITOYEN COTON

Donc la lutte est entre l’aristocratie territoriale et l’aristocratie financière. C’est une guerre de possédants. L’ouvrier n’a pas à s’en mêler.

M. ROMANCEY

Il y a encore à l’antisémitisme d’autres causes profondes.

M. BERGERET

J’en suis persuadé. L’antisémitisme politique et social, qui se rattache à l’antisémitisme religieux par les ralliés de M. Méline et les moines journalistes de la Croix, est fomenté non seulement par l’aristocratie terrienne, agricole, qui ne peut soutenir la concurrence étrangère, s’appauvrit et s’épuise, mais aussi par la petite bourgeoisie arriérée et routinière, qui ne sait pas s’adapter aux formes nouvelles, plus amples, de l’industrie et du commerce. Tout ce monde souffre, et s’en prend au juif qui prospère, et non pas toujours sans insolence.

LE CITOYEN COTON

Tout cela, c’est du battage ! On crie « Sus au juif ! » pour culbuter la République, et se ruer aux places. Le beau monde commence à sentir le besoin d’exercer, sous le Roi, des fonctions lucratives. Il a fortement écopé dans le krach des mines d’or. Les Mines d’or, ç’a été le Panama de l’aristocratie.

M. ROMANCEY

Il y a un fait, c’est que le juif nous dévore. Mais patience ! Nous ne manquons pas d’énergie. On trouvera moyen, un jour, de lui faire rendre gorge, et on le mettra tout nu dehors.

LE CITOYEN COTON

Fort bien ! Mais quand vous aurez dépouillé et chassé Israël, lorsque M. de Rothschild aura vendu sa maison pour un âne, les travailleurs en deviendront-ils plus heureux ? Le régime capitaliste leur sera-t-il plus favorable ? Les patrons leur feront-ils des conditions meilleures ? Le jour de notre émancipation sera-t-il plus proche ? Pourquoi serions-nous antisémites ? Quelles raisons aurions-nous de préférer Rodin à Shylock. Est-il plus agréable d’être dévoré par M. Vautour que d’être croqué par Moïse Geiermann. Nous n’avons rien à voir avec la synagogue, mais nous nous méfions de Notre-Dame-de-l’Usine. La puissance inique de l’argent, voilà le mal. Nous sommes également ennemis du capital juif et du capital chrétien. Nous regardons tranquillement les chrétiens et les sémites lutter pour la galette. Que Jacob dépouille saint Pierre ou que saint Pierre mette la main sur le sac du juif, peu nous importe. Mais il nous sera agréable de voir la richesse se concentrer dans un très petit nombre de mains. Notre mission se trouvera ainsi simplifiée le jour de la grande liquidation.

V

— Il est malheureusement hors de doute, dit M. Bergeret, que les vérités scientifiques qui entrent dans les foules s’y enfoncent comme dans un marécage, s’y noient, n’éclatent point et sont sans force pour détruire les erreurs et les préjugés.

Les vérités de laboratoire, n’ont point d’empire sur la masse du peuple. Je n’en citerai qu’un exemple. Le système de Copernic et de Galilée est absolument inconciliable avec la physique chrétienne. Pourtant vous voyez qu’il a pénétré, en France et partout au monde, jusque dans les écoles primaires, sans modifier de la façon la plus légère les concepts théologiques qu’il devait détruire absolument. Il est certain que les idées d’un Laplace sur le système du monde font paraître la vieille cosmogonie judéo-chrétienne aussi puérile qu’un tableau à horloge fabriqué par quelque ouvrier suisse. Pourtant les théories de Laplace sont clairement exposées depuis près d’un siècle sans que les petits contes juifs ou chaldéens sur l’origine du monde, qui se trouvent dans les livres sacrés des chrétiens, aient rien perdu de leur crédit sur les hommes. La science n’a jamais fait de tort à la religion, et l’on démontrera l’absurdité d’une pratique pieuse sans diminuer le nombre des personnes qui s’y livrent.

Les vérités scientifiques ne sont pas sympathiques au vulgaire. Les peuples vivent de mythologie. Ils tirent de la fable toutes les notions dont ils ont besoin pour vivre. Il ne leur en faut pas beaucoup, et quelques simples mensonges suffisent à dorer des millions d’existences.