Aller au contenu

La Religion primitive d'Israël et le développement du monothéisme

La bibliothèque libre.
La Religion primitive d'Israël et le développement du monothéisme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 77-113).
LA
RELIGION PRIMITIVE D'ISRAL
ET LE
DEVELOPPOMENT DU MONOTHEISME

Dr A. Kuenen, De Godsdienst van Israel (La Religion d’Israël) ; Harlem 1868, chez Kruseman.

Il est plus d’une région de l’antiquité religieuse que la critique moderne a définitivement conquise, où du moins elle a fait pénétrer une lumière suffisante pour qu’on puisse en déterminer sûrement toutes les grandes lignes. Il en est d’autres au contraire où l’on serait tenté de croire que les ténèbres se sont épaissies à mesure que la clarté se faisait ailleurs. Peut-être n’est-ce là qu’une apparence, le simple résultat du contraste qui fait ressortir l’ombre persistante à côté d’une lumière nouvelle ; l’impression n’en est pas moins frappante. Ainsi, pour ce qui concerne la tradition religieuse qui nous intéresse le plus directement, les origines de l’église chrétienne présentent, à côté de leurs parties les plus éclairées, des points obscurs que nous ne pouvons nous flatter d’avoir encore élucidés au gré de nos désirs ; indiquons seulement, pour justifier cette assertion, les antécédens immédiats du quatrième évangile, et la constitution à peu près simultanée dans toute l’église du IIe siècle de l’oligarchie épiscopale succédant à la démocratie presbytérienne. De même la science a fait dans l’histoire d’Israël des pas immenses et décisifs. La période, jadis si mal connue, qui s’étend du retour de Babylone à la venue du Christ est aujourd’hui rétablie dans tout ce qu’elle a d’essentiel. On a même pu remonter plus loin avec une sécurité historique satisfaisante. Le prophétisme, cet élément fondamental de l’histoire du peuple hébreu, est ramené désormais aux lois du développement général de l’humanité. Nous en pouvons dire autant de l’histoire du judaïsme pendant la période, naguère encore très obscure, qui va de la prise de Jérusalem par Titus à la rédaction du Talmud. Peut-être se rappellera-t-on que nous avons résumé ici même les travaux les plus récens et les plus concluans dont ces deux périodes ont été l’objet[1].

Malgré ces conquêtes, peut-être à cause d’elles, un problème plus épineux restait à résoudre : quelle était la religion primitive d’Israël, et quel rapport essentiel avait-elle avec cette religion bien différente que nous voyons, encore contestée, mais fixée dans ses grands traits, s’épanouir chez les prophètes du VIIIe siècle avant notre ère, traverser victorieusement la captivité de Babylone, passer ainsi, se développant sans cesse, dans la chair et le sang de tout un peuple, tandis que ses origines premières se perdent dans un lointain nuageux, et semblent porter un défi irritant à notre soif d’investigation ? Cependant là encore nous voyons le jour commencer à poindre, et, si nous n’osons dire que le problème soit entièrement résolu, il nous sera permis d’affirmer qu’il approche de la solution. Nous ne pourrions en alléguer de meilleure preuve que l’ouvrage consacré par M. le professeur Kuenen à la religion d’Israël. Le nom du savant critique de Leyde est assez connu déjà des lecteurs de la Revue pour qu’il soit inutile de leur rappeler les garanties qu’il offre de sûreté dans la recherche et d’indépendance dans les jugemens[2].

I

Pour que notre essai de solution présente quelque intérêt, il est indispensable de savoir comment se pose le problème, et de quelles difficultés cette solution est entourée. Deux catégories de personnes pourraient être disposées à les méconnaître. Il y a d’abord les esprits que le recours au surnaturel, l’hypothèse du miracle, satisfait, et qui de prime abord se contentent de penser que la religion du peuple juif revenu de Babylone est la reproduction exacte de celle que leurs ancêtres devaient depuis des siècles à leur législateur Moïse, lequel l’avait reçue directement de Dieu et l’avait déposée dans le Pentateuque. D’autres, qui ne peuvent prendre un miracle quelconque pour l’explication d’un fait obscur, croient avoir trouvé le mot de l’énigme : ils inclinent à voir dans la religion, relativement très élevée, du Pentateuque rédigé par Moïse un emprunt aux croyances déjà raffinées de la vieille Égypte. Ces derniers reculeraient donc la difficulté dans l’histoire comme les premiers la rejettent dans le ciel. Les uns et les autres oublient une circonstance fort grave et qui ruine de fond en comble leurs théories, c’est que la question est précisément de savoir quelle fut au juste la religion enseignée par Moïse. Rien de plus facile en effet que de prouver à quiconque ne se soumet pas de parti-pris à l’autorité des traditions que le Pentateuque ne remonte pas, et bien s’en faut, à l’époque de la sortie d’Égypte. Non-seulement il raconte la mort de Moïse, — et remarquons en passant que le prestige des traditions doit être bien aveuglant pour qu’on ait pu si longtemps attribuer à un homme le livre où sa mort est racontée, — mais de plus il est rempli de détails qui démontrent d’une manière irréfutable : 1° que les cinq livres dits de Moïse contiennent des documens de différentes dates et de tendances variées ; 2° qu’à part quelques lois qui peuvent prétendre à une antiquité très reculée, mais dont la date ne peut être rigoureusement fixée, les plus anciens documens qui s’y trouvent amalgamés ne remontent pas au-delà de l’établissement de la monarchie en Israël ; 3° que l’histoire du peuple hébreu depuis son établissement en Canaan jusqu’à la captivité de Babylone n’est qu’un tissu de paradoxes, s’il faut admettre qu’au moment où il se fixa dans la région du Jourdain il était en possession des institutions politiques, civiles et religieuses dont le Pentateuque fait remonter l’établissement à Moïse. Nous ne chargerons pas notre exposition des détails techniques dont la longue liste se trouve dans les ouvrages spéciaux d’introduction à l’Ancien-Testament. Il nous suffira de rappeler que le Pentateuque lui-même ne se donne nulle part pour l’œuvre de Moïse, que les faits qu’il raconte ne sont jamais présentés comme provenant d’un témoignage oculaire ou immédiat, que les mêmes faits y sont souvent reproduits plusieurs fois avec des variantes contradictoires, que l’horizon géographique et historique des narrateurs est non celui d’un législateur écrivant dans le désert d’Arabie au milieu d’un peuple nomade, mais celui d’Israélites vivant longtemps après que leur peuple a pris possession de la terre de Canaan, que la législation du Deutéronome diffère notablement de celle qui est contenue dans les livres antérieurs, qu’enfin la tâche qui s’impose désormais à l’historien sérieux d’Israël est d’échelonner les documens divers dont l’ensemble forme le Pentateuque en les rattachant aux époques de l’histoire du peuple hébreu avec lesquelles le contenu de ces documens présente le plus d’analogie. En tout cas, il ne peut plus être question d’en appeler simplement à l’autorité des livres de Moïse pour définir la religion primitive d’Israël.

Peut-être la difficulté serait-elle moindre, si l’on pouvait opérer sans hésitation la distribution historique des documens originels du Pentateuque. On pourrait alors retrouver de place en place un fil conducteur dont il serait facile de discerner la direction dans les intervalles où il échappe aux regards ; mais voici ce qui complique l’opération. Jusqu’à l’époque où la nécessité de cette opération diminue et même s’annule, nous n’avons pas ou nous n’avons guère de données historiques suffisantes pour déterminer avec certitude l’âge respectif de ces documens. On risque fort de tourner dans un cercle. On dit : Ce document doit se rapporter à cette époque, car cette époque présente tels caractères, tels besoins, tels phénomènes ; mais d’où sait-on que cette époque-là se reconnaît à tous ces signes ? Le plus souvent c’est par d’autres documens de date également contestable ; parfois l’époque en question n’est caractérisée que par le document que l’on suppose lui appartenir. Que gagne-t-on lorsqu’on adosse l’incertain contre l’inconnu ?

Il y a plus, quand on examine de près les documens historiques de l’Ancien-Testament, on s’aperçoit qu’ils sont rédigés tantôt conformément aux prétentions de la caste sacerdotale, tantôt au point de vue des prophètes, c’est-à-dire des zélés partisans du jehovisme aux temps voisins de la captivité, monothéistes ardens qui se souciaient beaucoup plus de la fidélité dans la croyance que de l’observation exacte du rituel. Les mêmes faits sont trop souvent présentés sous des couleurs différentes, selon que les narrateurs appartiennent à l’une ou à l’autre tendance, pour que la légitimité de cette distinction puisse être contestée. Il suffit du reste, si l’on hésite à le reconnaître, de comparer par exemple le livre des Chroniques (rédaction sacerdotale) à ceux des Rois (rédaction prophétique). Pour ces deux ordres de documens, une comparaison attentive pourrait à la rigueur neutraliser les défauts de l’un par ceux de l’autre ; mais ils ont un malheur commun, qu’ils partagent du reste avec l’immense majorité des histoires de l’antiquité : le sens historique manque entièrement aux auteurs qui les ont écrits. Prêtres et prophètes s’accordent à reporter aux siècles antérieurs leurs idées, leurs croyances, leurs prétentions, leurs antipathies, leurs préférences, de sorte que l’on se trouve à chaque instant en présence de narrations qui, prises à la lettre, feraient remonter très haut des institutions et des doctrines dont on voit ailleurs que la date est relativement récente. Un historien consciencieux ne saurait donc exagérer les précautions en avançant dans ce labyrinthe. Il est absolument nécessaire de ne faire un pas en avant qu’après s’être assuré que le sol qu’on va quitter est assez solide pour servir à son tour de point de départ. C’est ainsi qu’on avance dans ces contrées aquatiques où des sentiers tortueux, à chaque instant recouverts par les eaux, serpentent au milieu de fondrières qui engloutiraient le voyageur, s’il ne sondait attentivement devant lui chaque fois qu’il lève le pied.

Il ne manque pas d’esprits qu’une telle manière d’avancer décourage et qui concluent, sans plus ample informé, à l’impossibilité de ce qui paraît si difficile, conclusion trop hâtive et régulièrement démentie par le progrès continu des sciences historiques. On va juger de la méthode aussi ingénieuse que logique à laquelle on doit de pouvoir au moins s’orienter dans ce dédale. En règle générale, quand on se propose d’éclaircir une période obscure de l’histoire, la première condition de succès dans la recherche, c’est de s’établir sur un terrain d’une fermeté à toute épreuve. Quand on a réussi à en trouver un qui réponde à cette exigence et à le bien déterminer, on est étonné de voir se détacher de la masse des élémens confus ou contradictoires qu’on ne savait comment classer des parties éclairées d’un jour tout nouveau qui révèlent une connexion inattendue avec les réalités avérées dont on dispose déjà, et en augmentent considérablement le nombre et l’importance. La même expérience se renouvelle à mesure que la masse flottante livre un plus grand nombre de parties consolidées : c’est une agglutination lente, continue, et à la condition de ne pas se hâter, de persévérer dans cette marche méthodique et prudente, on peut arriver, sinon à élucider complètement la période étudiée, du moins à en connaître clairement la physionomie générale. Les détails se groupent alors par ordre d’importance et de certitude, selon qu’ils se trouvent en relation plus ou moins étroite avec cette charpente fondamentale. Il y a toujours une large part à faire à la conjecture et à la divination historique ; mais je ne pense pas que ce soit un malheur sans compensation, car enfin la conjecture en histoire a bien son charme aussi. Cette part est bien moins large quand on est en possession de points de repère où l’on peut se retirer en sûreté, si l’on est forcé de battre en retraite. C’est la différence qui existe entre le joueur de profession dont toute l’existence est livrée au hasard et l’homme de fortune solide qui peut bien aventurer une partie de son avoir dans la spéculation, sûr qu’il est de pouvoir toujours se retrouver en possession d’un capital suffisant.

C’est ainsi, par exemple, que l’école de Tubingue s’y est prise pour nous restituer l’histoire des deux premiers siècles chrétiens. L’obscur, c’était au point de départ l’œuvre et la personne de Jésus, au point d’arrivée la constitution du premier catholicisme. Comment a-t-elle procédé ? Elle a mis sur le premier plan ce fait connu de tout temps, mais dont elle a relevé l’importance trop oubliée, de la lutte prolongée du paulinisme et du judéo-christianisme au Ier siècle, fait positif, clair, attesté par des documens contemporains d’une authenticité indubitable. Cela posé, il a été incomparablement plus facile de prolonger les lignes, soit en arrière du côté de la période évangélique, soit en avant du côté du catholicisme primitif. C’est ainsi qu’elle est parvenue à retracer cette époque dans ses grands traits, lui imprimant ce cachet de logique interne dans la succession des événemens qui satisfait l’esprit et constitue au fond la véritable preuve d’une exposition historique. Il faut en effet, comme disent les Allemands, que les oppositions en histoire soient vermittelt, médiatisées, c’est-à-dire que l’on puisse passer de l’une à l’autre par une série de moyens termes.

Dans ses recherches sur la religion primitive d’Israël, il s’agissait également pour M. Kuenen de prendre pied, au milieu d’un sol si mouvant, sur un terrain solide. Eh bien ! il en est un qui s’offre de lui-même au regard de l’observateur. Si les documens historiques proprement dits sont de date incertaine ou s’ils inspirent une juste défiance, il est des monumens écrits de la religion des anciens Israélites qui portent leur date avec eux. Ce sont les discours polémiques des prophètes du VIIIe siècle. Ces discours sont sortis d’une situation déterminée aussi visiblement que les grandes épîtres de Paul de sa position particulière au sein des premières églises. Par conséquent, pour savoir en quoi consistait la religion des Israélites de leur temps, on peut les interroger avec d’autant plus de confiance qu’ils ne songent pas à la décrire ; ils la supposent, ils font appel aux croyances vraies ou fausses de. leurs contemporains, non pour en informer la postérité, mais pour les critiquer, les confirmer ou les combattre. Rien donc de plus simple et de plus sûr que de les reproduire d’après leur témoignage indirect. Il suffit d’un travail d’induction aussi facile que légitime, et quand il sera fait, nous serons retranchés dans une première et inattaquable position qui nous servira d’observatoire pour regarder en avant et surtout en arrière.

Les prophètes qui ont brillé dans la période qui va de l’an 800 à l’an 700 avant notre ère sont Amos, Osée, l’auteur des chapitres IX-XI du livre dit de Zacharie, le premier Ésaïe, Michée, peut-être aussi Nahum. À cette époque, le pays d’Israël est divisé en deux royaumes. Celui du nord ou d’Éphraïm, qui s’est détaché de la maison de David depuis la mort de Salomon, sort d’une période de grande prospérité qu’il a due au règne glorieux de Jéroboam II ; mais après lui, c’est-à-dire depuis 771, la décadence marche à grands pas. Des révolutions, des usurpations réitérées, la pression de plus en plus écrasante du grand empire assyrien, accélèrent la ruine, et en 719 la prise de Samarie et la déportation d’une grande partie des habitans consomment la destruction du royaume d’Éphraïm. — Le royaume du sud ou de Juda, qui a pour capitale Jérusalem et qui reste toujours très fidèle à la dynastie davidique, est moins malheureux. Les règnes d’Uzias, mort en 757, et de son successeur Jotham peuvent passer pour florissans. Sous Achaz, qui monte sur le trône en 741, les Juifs deviennent à leur tour tributaires de l’Assyrie, mais sans autre mal, et depuis 725 Ézéchias, qui lui succède, secoue le joug étranger, résiste glorieusement à son puissant ennemi, et laisse en 696 son petit royaume libre et prospère.

Cet aperçu purement politique nous met en face d’un phénomène assez étrange. Par sa position entre les deux grandes puissances rivales, l’Égypte et l’Assyrie, la Palestine était condamnée à servir de point de mire à leur ambition, ou bien à chercher dans l’alliance avec l’une d’elles une compensation au danger dont elle était constamment menacée par le voisinage de l’autre. Laquelle préférer ? Le doute était permis. Aussi n’est-il pas étonnant de voir deux partis se disputer l’influence : il y a un parti égyptien et un parti assyrien ; mais il en existe encore un troisième, celui des prophètes de la Bible, et ce parti se distingue en politique par son hostilité à toute alliance étrangère. Ce n’est ni l’Égyptien ni l’Assyrien qui doivent protéger Israël, c’est son dieu Jehovah[3].

Voilà quelque chose d’assez étrange : non qu’il y ait lieu d’être surpris qu’Israël prétende avoir un dieu pour lui tout seul, chacun des peuples qui l’entourent en a un ; mais ce qui est particulier, c’est que la foi en ce dieu spécial soit exclusive de l’idée de s’allier à un royaume voisin. Tel est pourtant le fait constant. Les prophètes du VIIIe siècle partent de la croyance généralement admise autour d’eux que le peuple d’Israël a été choisi parmi tous les autres par ce dieu Jehovah qui l’a fait sortir d’Égypte, où il était en servitude, l’a conduit à travers le désert et lui a donné la terre de Canaan. Depuis lors, il n’a cessé d’agir invisible au milieu de son peuple. Bien qu’il réside au ciel, il a une habitation terrestre, son arche, qui est au temple de Jérusalem, et la grande raison de leur foi dans la résistance invincible du petit peuple juif à toute puissance hostile, c’est que Jehovah, qui l’aime, n’a qu’à souffler sur ses ennemis, quelque nombreux qu’ils soient, pour les anéantir. Comme il est évident qu’au moment voulu il interviendra pour sauver son peuple, il est au moins inutile, sinon sacrilège, de prendre des précautions qu’on dirait inspirées par la défiance.

Nous n’avons point à juger cette politique ni cette foi, nous avons simplement à les constater. C’est avec le même désintéressement et avec quelque patience que nous devons relever les idées que les prophètes du VIIIe siècle se font de ce dieu Jehovah dont nous tâcherons plus loin d’expliquer le nom mystérieux. Par exemple, ils l’appellent aussi El, proprement le Fort, ils lui donnent d’autres fois le nom pluriel d’Elohim, dont le singulier Eloah désigne un objet de crainte, et qui, sans perdre précisément ce sens au pluriel, affecte alors un sens plus abstrait, et répondrait assez bien à notre mot divinité, mais ces deux noms s’appliquent aussi à d’autres dieux. Ce qui appartient plus exclusivement au dieu d’Israël, c’est la qualification de Jehovah Zébaoth ou des armées, c’est-à-dire des astres, considérés comme des armées célestes rangées sous son commandement. Ils lui attribuent avec une insistance marquée la sainteté, ils l’appellent « le saint d’Israël, » et le mot kadôsch, qui leur sert à définir ainsi son essence, exprime la séparation ; de là l’éloignement de tout contact étranger, la pureté et l’élévation suprêmes. La lumière pure, éthérée, st sa manifestation immédiate, le feu du ciel l’instrument de ses décrets terribles ; c’est lui qui a fait le monde et continue de le diriger. Il fait des divers peuples autant d’ouvriers qui travaillent sans le savoir à la réalisation de ses plans. Il ne supporte pas qu’on adore d’autres dieux à côté de lui. D’ailleurs une telle adoration serait absurde ; les autres dieux, que les prophètes identifient avec leurs idoles, sont des êtres de néant, qui ne peuvent accorder aucun secours à leurs adorateurs. Les prophètes se taisent ou à peu près sur la loi de Moïse, comme si ce que nous entendons par là n’existait pas encore de leur temps, et que le culte régulier de Jehovah, célébré dans le sanctuaire de Jérusalem, n’eût d’autre base que de vieilles traditions ou des rites passés dans les habitudes, consistant en sacrifices, en fêtes annuelles, auxquels ils n’attachent qu’une valeur assez médiocre. Le sabbat même, qu’on observe autour d’eux, et qui plus tard sera la marque par excellence de la piété juive, ne leur paraît pas de première importance. Leurs exigences sont surtout morales, et ils font une guerre acharnée au formalisme. Le plus souvent ils s’en prennent surtout aux grands, aux riches, aux puissans, non-seulement parce que c’est la classe dont les écarts offrent le plus de prise à leurs censures, mais un peu aussi parce que ce qui s’élève sur la terre, ce qui brille, ce qui domine, leur fait plus ou moins l’effet d’une usurpation sur le domaine réservé de Jehovah. Enfin, sous des couleurs assez vagues et variant de l’un à l’autre, ils attendent un avenir de gloire et de bonheur pour leur peuple, de suprématie incontestée du vrai Dieu et de triomphe universel de la vraie religion.

Telle est en termes très généraux la doctrine religieuse des prophètes du VIIIe siècle avant notre ère. On peut voir que le jéhovisme de ces prophètes est un monothéisme encore peu développé, médiocrement philosophique, présentant parfois comme des réminiscences d’un naturalisme antérieur, mais enfin un monothéisme assez décidé. Il ne faut pas contester ce qui est évident et aller demander à la Perse ou au platonisme grec les origines d’une religion que l’on trouvé déjà nettement dessinée dans tous ses traits essentiels longtemps avant qu’il puisse être question d’influences persanes ou helléniques. Dernièrement encore, en docte compagnie, M. Renan faisait allusion avec beaucoup de justesse à ce phénomène fondamental dans l’histoire d’Israël du monothéisme relativement élevé des voyans hébreux pendant cette période antérieure d’au moins un siècle à la captivité de Babylone. On ne peut pas croire non plus que des retouches postérieures à la captivité aient changé la teneur primitive de ces écrits prophétiques. La preuve en est qu’ils ne prévoient même pas cet événement, qui déterminera les destinées ultérieures du peuple juif. Leurs attentes d’un avenir heureux et glorieux, précédé des punitions méritées par les infidélités de leur peuple, n’offrent aucun point d’attache avec cette catastrophe.

Pour achever de caractériser les idées religieuses prêchées par les prophètes du VIIIe siècle, il est nécessaire de savoir jusqu’à quel point elles étaient celles de leur peuple. C’est ici surtout qu’il faut user de précaution. D’abord, et c’est un fait essentiel à relever, les prophètes ne sont jamais contredits dans leur affirmation que Jehovah est le dieu d’Israël. Il est visible, démontré par une foule de détails, que cette croyance fait partie de la conscience nationale ; mais il n’est pas moins évident que la majorité des Israélites de leur temps se fait de Jehovah une autre idée qu’eux, persiste à l’adorer sous des symboles visibles, et de plus adore d’autres divinités conjointement avec lui. Si donc les prophètes sont d’accord avec la croyance générale tant qu’ils se bornent à parler d’un rapport intime et spécial entre Israël et son dieu Jehovah, ils ne représentent plus qu’une minorité quand ils parlent en monothéistes et en ennemis déclarés de toute idolâtrie. Cette première observation démontre que, contrairement aux idées vulgaires, il y avait en Israël, pendant la période des rois, plusieurs manières d’être jehoviste, et que le jehovisme le plus répandu n’avait rien d’inconciliable avec l’idolâtrie et même le polythéisme. Nous voyons par les écrits des prophètes que le culte licencieux et barbare de Baal, le culte plus austère, mais peut-être plus cruel encore de Moloch, l’adoration de Jehovah lui-même sous la forme d’un jeune taureau de métal fondu, étaient en possession des sympathies du grand nombre. Les femmes surtout paraissent avoir été obstinément païennes. Il y avait donc chez la majorité un mélange d’idées contradictoires. Par une lente transition, on passait alors en Palestine d’un ensemble de croyances polythéistes et naturalistes à un vague monothéisme encore idolâtre, et de celui-ci à un monothéisme sévère. Voilà l’état de choses qu’il s’agit d’expliquer, les trois courans devenus parallèles dont il faut retrouver la source commune. Puisque la difficulté est surtout de démêler la genèse du monothéisme, n’avons-nous pas le droit de nous armer du principe, vérifié partout, que la croyance la plus pure s’est dégagée d’un milieu qui la contenait antérieurement en germe mêlée à des élémens disparates, et que ce progrès ne s’est accompli d’abord que chez une minorité d’élite, tandis que la majorité restait plus ou moins attachée à ses anciennes superstitions ? Cette supposition si naturelle jetterait un grand jour sur l’histoire antérieure à cette époque, et il vaut la peine de rechercher si les faits la justifient. Eh bien ! nous savons à quelle famille de religions appartiennent les cultes et les croyances de la majorité des Israélites du VIIIe siècle. Si donc nous prenons la foi religieuse des prophètes de ce siècle comme le point d’arrivée de la recherche qu’il nous reste à faire, nous ne saurions hésiter sur le point de départ dont il faudra, moyennant les documens à notre disposition, prolonger les lignes dans la direction du point d’arrivée. Ce point de départ, c’est le polythéisme sémitique dans toute sa généralité. Voir en quoi il se distinguait des autres polythéismes et comment ce caractère distinctif a pu, dans des circonstances plus favorables qu’ailleurs, aboutir à ce remarquable monothéisme des prophètes du VIIIe siècle, telle est la forme nouvelle, plus resserrée déjà, du problème que nous avons à résoudre.


II

Chacun sait qu’on entend par famille des peuples sémites ce groupe de populations que nous voyons dès une antiquité reculée occuper l’Asie du sud-ouest dans l’espace compris entre l’Arménie, les monts Zagrées, le Golfe-Persique et la Mer-Rouge, ici à l’état sédentaire, là menant la vie nomade, tantôt mêlées à des tribus d’une autre origine, tantôt très jalouses de maintenir la pureté du sang. Les Araméens orientaux et occidentaux (Chaldéens et Syriens), les Assyriens, les Arabes, les Philistins, les Phéniciens, les tribus cananéennes pour la plupart, enfin tous ces peuples d’importance inégale dont, selon la Genèse, Abraham ou son neveu Loth sont les pères communs, tels que les Israélites, les Édomites, les enfans d’Ismaël, les Moabites, les Hammonites, sont les représentans les plus connus de cette famille ethnique. On sait aussi que le caractère distinctif le plus saillant de ces peuples est fourni par la langue, radicalement différente chez eux des idiomes parlés par les races environnantes. Ce phénomène est d’autant plus remarquable qu’aucune différence physique notable ou constante ne le sépare de ses voisins ; mais cette différence de langage, qui dénote une différence morale, nous avertit qu’on est en face d’un autre esprit, d’une autre manière de sentir et de concevoir les choses. Aussi n’est-il pas étonnant de voir une certaine conception religieuse prendre rang à son tour parmi les caractères généraux de la race dont il s’agit. Sans exagérer le sens de cet aphorisme qui veut que le Sémite soit monothéiste d’instinct, ne fermons pas non plus les yeux devant ce fait, capital dans l’histoire religieuse, que ce sont des Sémites qui ont fondé le monothéisme, non pas seulement comme idée ou vérité philosophique, ce qui s’est vu ailleurs, mais, ce qui ne s’est vu nulle part, comme religion populaire. Il faut donc qu’il y ait eu dans leur esprit quelque prédisposition, dans leur mythologie quelque germe dont le développement ait facilité l’apparition d’un pareil culte. Au surplus, la race sémitique ne fait nullement exception au reste de l’humanité quant au déroulement des idées religieuses. Elle aussi, comme les autres, a eu sa période de fétichisme, de naturalisme, de polythéisme, dont les traces sont encore visibles même au sein de la religion purifiée d’Israël. On peut s’assurer aisément que le soleil, la lune, les étoiles, dans les rapports apparens ou réels qu’ils pouvaient présenter avec le sol terrestre et la vie humaine, ont été les objets d’adoration préférés ; mais, chose essentielle à noter, ce qui les a le plus frappés, c’est moins encore la beauté que la force de ces corps célestes. Ce qui dure, ce qui produit, ce qui détruit, en un mot ce qui résiste à tout et triomphe de tout, voilà le divin pour les Sémites. C’est pourquoi la pierre, le rocher qui brave les siècles et les orages, a pour eux quelque chose de divin, non moins que l’arbre verdoyant en qui s’épanouit la vie communiquée par le ciel et qui défie les feux du désert. Par la même raison, les effets du soleil brûlant ou du feu céleste provoquent plus souvent qu’ailleurs une vénération superstitieuse. Ils aiment à adorer sur le sommet des montagnes, sur « les hauts lieux, » où l’on est plus près des dieux, et dans les pays de plaine ils élèvent des tours colossales, comme à Babylone, pour s’en rapprocher. Bélus, Baal, Kémos, Moloch, Adonis ou Adonaï, sont, à n’en pas douter, autant de soleils. Leurs représentations symboliques, les détails de leurs cultes, les mythes qui les concernent, ne s’expliquent pas autrement. De même Sémiramis, Mylitta, Aschera, Astarté, sont des lunes. Aussi les Sémites ont-ils des histoires de dieux qui meurent en automne et ressuscitent au printemps, et plusieurs de ces légendes, semées par les Phéniciens tout le long de la Méditerranée, se sont vues incorporées dans la mythologie grecque, où elles font une étrange figure. Lorsque commencèrent les voyages de curiosité, les premiers touristes grecs furent bien surpris de découvrir en Crète un berceau et un tombeau de Jupiter. Ce tombeau engendra le premier rationalisme : Jupiter était donc un ancien roi de Crète ! Le mythe si dramatique de Vénus et d’Adonis, une partie notable des fables dont Hercule est le héros, sont d’origine sémitique, et l’on resta longtemps sans savoir que les « colonnes d’Hercule » étaient régulièrement dressées à l’entrée de tous les sanctuaires phéniciens et même du temple de Salomon. Un trait sémitique aussi, c’est le penchant à représenter la Divinité non-seulement sous l’image d’un taureau, mais spécialement d’un taureau de métal fondu. Quand ce métal est l’or ou l’airain brillant, il ne représente que mieux le dieu favori des peuples de cette famille ; mais bien souvent l’idole est simplement de fer. L’idée inspiratrice de ce symbolisme, qui n’a rien de commun avec le culte des animaux vivans de l’Égypte où de l’Inde, est celle du caractère inusable, plus fort que tout, de l’astre qui parcourt sans fatigue et sans diminution les champs immenses du firmament. Ces dieux-taureaux de métal se retrouvent aussi dans les sanctuaires sémitiques plus ou moins hellénisés de la Méditerranée, depuis le Talus et le Minotaure de la Crète jusqu’au Jupiter du Thabor (Athabyrius, du « haut lieu ») qu’on adorait en Sicile.

Un observateur attentif aura peut-être reconnu déjà ce qui distingue essentiellement cette mythologie de toutes les autres. La préoccupation plus constante, plus exclusive qu’ailleurs de ce qui produit et détruit la vie à la surface de la terre et de ce qui en représente la durée indestructible dans le ciel fait aussi que l’idée de force souveraine prédomine dans cet ensemble de conceptions mythologiques. Tandis que les noms des dieux indo-européens signalent d’ordinaire les côtés de leur être qui frappent les sens, les yeux surtout, par exemple l’éclat, la beauté, la forme, la ressemblance ou l’analogie avec quelque phénomène terrestre, les noms des dieux sémitiques ont quelque chose à la fois de personnel et d’abstrait, peuvent passer sans aucune difficulté d’un dieu à l’autre, et se rattachent toujours étroitement à l’idée centrale que nous venons d’indiquer. El, c’est le fort ; Adôn ou Adonaï, c’est le maître ; Baal, le seigneur ; Kémos, le dompteur ; Moloch, le roi, Éloah, l’objet d’épouvante. Dans cette direction primordiale de la pensée religieuse, il y a déjà des motifs pour louer et célébrer la Divinité plutôt que pour la dépeindre, et, si l’attribut divin par excellence consiste dans la force invincible, il sera singulier de limiter la puissance du dieu adoré en la répartissant sur plusieurs autres ; mais n’anticipons pas. La mythologie raisonne aussi à sa manière ; seulement cette manière est excessivement lente, et supporte admirablement la contradiction. Ce qui résulte encore de cette conception première de la religion sémitique, c’est que la puissance souveraine, dans ses rapports avec la vie terrestre, pourra se présenter sous deux aspects bien différens. Elle peut être la force bienfaisante qui fait vivre, qui répand la joie, la lumière, le bien-être ; elle peut être aussi la force terrible qui, si rien ne l’arrête ou ne l’apaise, dévore, consume, anéantit la vie. Le soleil, surtout le soleil d’Orient, se prête aisément à cette double conception, et sans prétendre qu’elle ait engendré deux divinités entièrement opposées, nous pouvons dire que telle fut à peu près la distinction consacrée par les cultes, d’ailleurs très voisins, de Baal et de Moloch. Le premier représenta le soleil vivifiant, rutilant, prince de la vie ; le second fut plutôt le soleil impitoyable qui brûle tout sur son passage, et qui semble en vouloir à la vie universelle. C’est pourquoi, dans cette haute antiquité où la religion se souciait peu de la morale, le culte de Baal poussa aux excès de vie, à la débauche, à l’orgie, tandis que celui de Moloch, plus austère, plus sombre, inclina du côté de la cruauté. On plaisait à Baal en s’abandonnant à l’instinct brutal de la génération, on apaisait la colère de Moloch par d’affreux sacrifices. La même opposition de caractère se révèle dans les deux déesses Aschéra, nommée aussi Mylitta, et Astarté ou Astoreth. Astarté, la cornue, est une lune chaste et sévère que les Grecs assimilèrent à Junon ou bien à Vénus Uranie. Quant à Aschéra ou Mylitta, c’est aussi la Baaltis de Byblos, la déesse syrienne d’Hiérapolis, dont les prêtresses, les kédeschas ou recluses, se prostituaient aux adorateurs venus pour rendre hommage à la patronne de la génération. Des désordres plus infâmes encore s’associaient à ce culte profondément immoral, qui dépassait en délire sensuel celui de Vénus Pandémos, et qui aurait pu faire soupçonner que le feu du ciel n’avait pas détruit tous les habitans de Sodome et de Gomorrhe. Ajoutons pourtant que ces différences entre les dieux et les déesses du sémitisme ne sont que relatives. Baal et Moloch souvent se confondent. En vertu de ce caractère abstrait que nous avons indiqué et qui ramène toutes ces divinités à l’idée de force, les dieux sémitiques passent aisément l’un dans l’autre. Rien qui ressemble chez eux à l’individualité fortement accusée des dieux grecs. C’est pour la même raison que le soleil et la lune sont remplacés parfois par une étoile très brillante, comme Sirius, ou paraissant plus élevée que les autres, comme Saturne, la lune par la planète Vénus ou simplement par la terre. On trouverait probablement dans la même tendance l’explication de ces cultes bizarres où, comme par un pressentiment grossier de l’unité divine qui absorbe toutes les différences, les dieux étaient androgynes, où les prêtres s’habillaient en femmes, les prêtresses en hommes, et dont la mythologie grecque, toujours complaisante, a enregistré le vague souvenir en racontant les déguisemens amoureux du robuste Hercule chez la trop séduisante Omphale.

Il est donc certain que la mythologie sémitique possède un caractère à part, et que ce caractère, si nous oublions un instant les immoralités qui la souillent, permettra par la suite au monothéisme de se greffer plus facilement qu’ailleurs sur la disposition religieuse originelle des peuples de ce nom. Sa pauvreté, sa sécheresse, s’y prêtent elles-mêmes. On n’y trouve rien qui rappelle l’exubérance de l’imagination religieuse dans l’Inde ou en Égypte, ni l’incroyable foison de contes gracieux dont le polythéisme grec est le père, ni même la poésie mélancolique ou rêveuse, particulière aux rustiques divinités de la vieille Gaule et de la Germanie. C’est toujours le même thème, se répétant à satiété, d’un couple divin résumant la force éternelle et universelle, accompagné tout au plus d’esprits qui plus tard donneront naissance aux démons et aux anges, mais qui tiennent fort peu de place dans l’histoire des premiers développemens du monothéisme[4]. Rappelons enfin, ce qui s’explique de soi-même, que les Sémites sédentaires, parvenus à un degré remarquable de civilisation matérielle, à Ninive, à Babylone, en Syrie, à Tyr, subissant peut-être l’influence d’une race établie avant eux dans les mêmes régions, et certainement celle des miasmes corrupteurs particuliers aux grandes agglomérations humaines, s’abandonnèrent plus facilement à l’idolâtrie et aux immoralités religieuses favorisées par leur mythologie que les Sémites nomades ou condamnés par la pauvreté du sol à une vie des plus simples. Le culte chez ces derniers resta donc plus austère, moins compliqué, moins idolâtre, non précisément par principe, mais par force majeure.

Telle est la souche primitive de laquelle surgissent des rejetons accusant une individualité toujours plus marquée, et parmi eux le peuple d’Israël. L’histoire patriarcale de ce peuple est un singulier mélange de traits de mœurs d’une simplicité, d’un naturel qui ravit, de mythes dont les écrivains monothéistes ont remplacé le sens religieux par une sorte de traduction prosaïque analogue au traitement infligé par Évhémère aux légendes grecques, de données fournies par de vieux chants populaires se rattachant sans doute eux-mêmes à des traditions plus anciennes encore. Il est bien difficile, sinon impossible, d’en extraire une histoire proprement dite. Tantôt les personnages agissent et parlent avec un cachet de réalité si prononcé qu’on serait tenté de les prendre pour des hommes et des femmes tels que nous ; tantôt les détails de leur vie, les actions qu’on leur prête, les invraisemblances dont leur existence est comme pétrie, les relèguent dans la catégorie de ces figures indécises qui planent sur toutes les origines nationales, et ne représentent que de vagues réminiscences ou des êtres collectifs résumés dans un nom propre. Il est toutefois un fait évident que l’on peut vérifier tout le long des récits de l’époque patriarcale, c’est la tendance des narrateurs à résumer symboliquement dans un incident de la vie de famille des patriarches les rapports géographiques et politiques des peuples voisins d’Israël et d’Israël lui-même, tels que nous les voyons constitués aux âges de l’histoire positive. C’est ainsi qu’Abraham et son neveu Loth deviennent les pères de presque tous les peuples sémites compris entre le Liban et l’extrémité de la péninsule arabique, et comme tous deux descendent de Thérach, on voit se refléter dans cette vieille généalogie la conscience de la parenté d’origine, de langue, d’esprit, de croyances, qui unissait les divers membres de ce groupe considérable. De même le voisinage et les rivalités des Édomites et des Israélites sont à la base du récit d’après lequel Édom ou Esaü et Jacob sont deux jumeaux se disputant dès le sein de leur mère la primogéniture, c’est-à-dire la primauté. Esaü pourtant est l’aîné de fait, car les Israélites, lorsqu’ils envahirent la terre promise, trouvèrent les Édomites établis avant eux au sud du pays ; mais Jacob, plus rusé, trouve moyen de s’assurer la supériorité qui semblait devoir appartenir à son frère. Il n’est guère douteux qu’il faut attribuer la même règle à la constitution des douze tribus d’Israël, filles à divers titres du patriarche Jacob. Ces tribus confédérées reçurent pour patriarches les fils des épouses nobles ou de leurs servantes, selon que leur population fut reconnue de sang plus ou moins pur. En racontant les origines des peuples dont elles s’occupent, ces naïves histoires tiennent peu de compte d’une circonstance qu’elles servent souvent elles-mêmes à démontrer, à savoir que l’accroissement numérique d’une peuplade ne provient que pour une faible part de la multiplication en ligne directe d’une famille originelle. Les peuples se forment surtout par adjonction. Des peuplades voisines sont asservies par la plus puissante ou bien s’annexent volontairement ; elles absorbent des élémens nomades attirés dans leur orbite ou bien des populations envahies. Peu à peu la fusion s’opère, un type national se dégage, la nation prend conscience de son unité, et ramène à un seul premier père tous les groupes dont elle se compose. On peut observer que les généalogies mythiques d’Israël sont très peu flatteuses pour les peuples au milieu desquels il se sait le dernier venu et qu’il prétend dominer. Les Cananéens remontent à Cham, le fils impudique, et sont déjà maudits dans sa personne. Les Madianites sont issus de Kétura, la concubine d’Abraham, les Ismaélites de Hagar, son esclave. Les Moabites et les Hammonites proviennent d’un inceste. Israël au contraire, le dernier rejeton de la vieille souche thérachile, est né d’épouses légitimes, de sang irréprochable, Sara, Rebecca, et en vertu d’une espèce de miracle.

Puisque la situation politique internationale des temps postérieurs forme visiblement le fil directeur de l’histoire patriarcale, il faut renoncer à y chercher des personnes bien distinctes et des événemens bien réels. Ce qui demeure constant, c’est qu’à une époque reculée des groupes de tribus sémitiques émigrèrent de la Mésopotamie dans la direction du sud-ouest, et entrèrent en rapports, tantôt pacifiques, tantôt hostiles, avec les populations cananéennes plus civilisées qu’ils rencontrèrent sur leur route. Les Hammonites, les Moabites, les Édomites, s’établirent les premiers dans les régions qui plus tard portèrent leurs noms, c’est-à-dire à l’est et au sud de la Mer-Morte. Un groupe suivant de près les Édomites, mais pour s’en détacher bientôt, ne parvint pas aussi vite à s’assurer une demeure fixe, et continua de mener une vie nomade au milieu des Cananéens, avec lesquels il semble avoir vécu en assez bons termes. Plus tard, renforcé par un nouvel essaim d’émigrans parti du pays d’origine (retour de Jacob en Canaan), ce groupe fut poussé, probablement par la disette, vers le nord-est de l’Égypte, sur la terre de Gosen, où il s’établit. Peut-être une des tribus dont il se composait l’avait-elle déjà précédé sur ce sol propice à l’élève du bétail, après avoir*passé par des alternatives de servitude et de prospérité, et tel serait le germe historique de la ravissante légende de Joseph.

C’est en Égypte que notre connaissance d’Israël commence à émerger de l’océan des hypothèses. Les Égyptiens donnaient le nom générique d’Hébreux, c’est-à-dire d’hommes de l’autre bord (de l’Euphrate ou de la Mer-Rouge ?), aux nombreux Sémites qui avaient pénétré sur leur territoire. Parmi les Hébreux, on distinguait les Beni-Israël, qui doivent avoir exercé une certaine suprématie sur le territoire occupé par eux. Plusieurs indices disséminés dans l’Ancien-Testament nous apprennent que les enfans d’Israël étaient alors polythéistes, et tout concourt à démontrer que leur polythéisme ne différait par rien d’essentiel de cette religion sémitique dont nous avons retracé les principes. Chez eux comme chez tous les anciens peuples, il devait y avoir de grandes diversités religieuses sur un fonds commun de mythes et de coutumes en rapport avec ces mythes. Chaque tribu, sans doute avait son dieu spécial. Cependant, s’ils avaient quelque conscience de leur unité nationale, ils devaient aussi avoir un dieu national, et le nom de ce dieu ne peut avoir différé de celui que la tradition biblique donne au dieu des patriarches, El-Schaddaï, le Fort très puissant, nom tout à fait sémitique et en harmonie avec le sens belliqueux du nom d’Israël, qui veut dire le Fort combat. Vers la fin du XIVe siècle avant notre ère, les enfans d’Israël furent opprimés par Ramsès II et son successeur Menephtha, ce qui eut pour conséquence leur fuite loin du pays de servitude. Il est heureux que nous ayons aussi la version égyptienne de ce départ des Israélites. D’après Manéthon, ils auraient été chassés comme impurs ; d’après la Bible, ils seraient partis en dépit des efforts des Égyptiens pour les retenir. Il peut y avoir du vrai dans les deux points de vue, surtout si l’on se rappelle que les Israélites ne furent pas les seuls Hébreux qui eurent à souffrir de la tyrannie égyptienne. Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est que Manéthon tout aussi bien que la Bible, désigne Moïse comme le chef politique et religieux d’Israël. Les deux sources s’accordent aussi pour attribuer à Moïse une éducation égyptienne. C’est là-dessus qu’on s’est appuyé pour imaginer toute une série d’emprunts à la sagesse de la vieille Égypte, emprunts que rien ne prouve, que tout plutôt dément, car il serait contraire à toute vraisemblance de supposer que Moïse aurait enlevé le peuple d’Israël en l’invitant à le suivre au nom d’une divinité étrangère. Ce fut bien certainement le dieu national, le « dieu des pères, » d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, que Moïse invoqua comme le patron de son œuvre de délivrance. Peut-être pendant la période égyptienne le souvenir du dieu des pères avait-il beaucoup pâli, excepté dans la tribu ou le groupe de familles dont Moïse sortait lui-même. C’est ce qui expliquerait pourquoi Moïse, tout en maintenant l’identité foncière du dieu des patriarches et de son dieu, a pu le proclamer sous un nom nouveau, indiquant une conception nouvelle et supérieure de la Divinité. Il est, au livre de l’Exode, un passage des plus significatifs, supposant chez celui qui l’a écrit une notion bien plus exacte de l’antiquité religieuse d’Israël que chez les autres narrateurs. « Dieu par la à Moïse et lui dit : « Je suis Jehovah ; je suis apparu à Abraham, Isaac et Jacob comme le Fort très puissant (El-Schaddaï), mais ils ne m’ont point connu sous mon nom de Jehovah. » Cela est péremptoire et confirme tout ce que nous avons dit du caractère primitif de la religion d’Israël. A partir de Moïse, ce nom nouveau se trouvant inséparablement associé à la grande délivrance, Jehovah est donc le dieu spécial, le dieu national de la confédération Israélite. La critique a quelquefois voulu reléguer Moïse lui-même dans les ombres mythiques et reporter l’apparition du jehovisme à une date plus récente. Ces tentatives ont échoué. La personnalité réelle de Moïse est trop fortement attestée par la tradition de son peuple et par les anciens documens de Manéthon pour être volatilisée à ce point. D’ailleurs il est impossible de signaler dans l’histoire ultérieure un seul moment où l’apparition première du jehovisme serait vraisemblable. Dès le temps des juges, le terrible cantique de Débora en fait foi, c’est au nom de Jehovah, dieu commun des tribus, que se font les guerres saintes. Au fond, il est conforme à toutes les analogies, aussi bien qu’au caractère des peuples sémites, que le grand élan qui emporta les Beni-Israël loin d’Égypte à la conquête du pays de Canaan se soit associé à un mouvement religieux intense. Que signifie le nom de Jehovah ? On a voulu le rapprocher du Jao phénicien et de quelques autres formes analogues. Pourquoi donc cette manie d’expliquer par des emprunts continuels le développement religieux du peuple le plus original en religion que l’histoire connaisse ? Le nom de Jehovah signifie « celui qui est » au sens absolu, ou mieux encore, en vertu d’une nuance de la conjugaison hébraïque, « celui qui fait être, » le promoteur de la vie, et l’analogie avec l’idée religieuse essentielle du sémitisme nous ferait incliner vers cette seconde interprétation. Remarquons aussi que Jehovah n’a pas d’épouse, il n’a besoin que de lui-même pour produire la vie. Peut-être est-ce là un des traits essentiels qui ont permis à Moïse d’affirmer qu’il était au fond le même dieu qu’El-Schaddaï. Le fait est que nous ne voyons nulle part El-Schaddaï associé à une déesse. Pourquoi ? C’est un point des plus obscurs. Il y avait du reste d’autres exemples de dieux sémitiques adorés seuls, leur épouse étant négligée ou considérée comme une puissance malfaisante, et quelques détails mystérieux du culte traditionnel des Israélites, le bouc Azazel par exemple ou la vache rousse, semblent indiquer un vieux dualisme originel dont le sens se perdit complètement. Quoi qu’il en soit, El-Schaddaï ou Jehovah engendre seul la vie en fécondant avec son esprit les élémens encore informes. Ce serait déjà, dira-t-on, le monothéisme presque complet. Moïse a-t-il eu la claire conscience de ce qu’emportait avec soi cette notion de Dieu, et en a-t-il tiré les conséquences ? Voilà ce qu’il faut révoquer fortement en doute. Moïse a dû croire que son Jehovah était le plus ancien et le plus puissant des dieux ; mais on n’a aucun motif de penser qu’il ait été plus loin, et qu’il ait transformé radicalement la religion héréditaire de son peuple. Les formes sous lesquelles le jehovisme se montre à nous aux époques ultérieures nous le dénoncent toujours comme plus ou moins conforme par ses institutions, ses rites, son langage religieux, aux autres religions sémitiques. Par exemple, le peuple d’Israël adore pendant très longtemps Jehovah sous l’image d’un jeune taureau de métal, et ne se fait aucun scrupule d’adorer en même temps d’autres dieux. Ce culte du taureau ou veau d’or doit avoir été bien profondément implanté dans les affections du peuple. Jéroboam, au lendemain de la révolution qui le mit sur le trône, chercha dans la restauration de ce culte une garantie de stabilité pour sa dynastie, et l’événement prouva que son attente était fondée. Sans doute le peuple ne confondait pas l’image métallique avec Jehovah ; mais on est inévitablement frappé de l’identité du seul symbole visible que l’histoire adjuge au dieu d’Israël avec l’idole par excellence des peuples sémites. Même au temple de Jérusalem et en pleine orthodoxie jehoviste, l’autel des sacrifices a quatre cornes, la « mer d’airain » ou le grand vase aux ablutions est porté par douze bœufs. Moïse lui-même doit avoir porté les « cornes » lumineuses prophétiques. Cela fait penser involontairement au culte de Moloch à la tête de taureau ou d’Astarté la cornue. De même « l’arche de Jehovah » est protégée par des chérubins, animaux ailés bizarres, dont les congénères se retrouvent à Babylone et à Ninive et dont l’origine mythologique n’est pas douteuse. Ce sont les terribles nuées d’orages, d’où sortent les éclairs comme des épées flamboyantes, cachant aux yeux profanes le maître du tonnerre, et dont l’office est d’écarter les téméraires qui oseraient affronter sa présence immédiate. Le sacrifice humain tient une large place dans les religions sémitiques, surtout dans le culte de Moloch, et l’un des titres de gloire du jehovisme épuré est d’avoir combattu à outrance cette abominable coutume. Nous voyons toutefois des traces positives de la consommation de ce sacrifice en l’honneur de Jehovah. Les histoires de Jephté et de sa fille, de Samuel et d’Agag, de David et des Gabaonites, en fournissent des preuves inéluctables. La circoncision à son tour ne s’explique bien que par l’idée de racheter la vie des mâles moyennant un premier sacrifice sanglant au dieu dont la colère doit être apaisée. Il est, entre autres argumens qui appuient cette supposition, un très curieux passage de l’Exode. Lorsque Moïse revint en Égypte avec sa femme Séphora et son fils incirconcis, Jehovah le rencontra et voulut le faire mourir ; mais alors Séphora circoncit son enfant, et Jehovah épargna Moïse. Le même sentiment doit se trouver au fond des lois jehovistes qui prescrivaient la consécration des premiers-nés, leur rachat à prix d’argent, ainsi que l’immolation des premiers veaux et des premiers agneaux sortis des entrailles de leurs mères. Une foule d’images et même de descriptions prolongées tendent à ramener l’essence de Jehovah à celle de la lumière ou du feu. Le « buisson ardent » qui flamboie sans se consumer révèle sa présence ; le « feu dévorant » annonce sa gloire sur le sommet du Sinaï ; les charbons s’embrasent à son approche. Le titre de Jehovah Zébaoth ou Jehovah des étoiles, la sainteté des nombres 7 et 12, une masse de détails du culte israélite et de coutumes religieuses que plus tard les prophètes combattirent comme impies et criminelles, et dont ils ne parvinrent à triompher entièrement qu’au temps de la captivité, — tout cela concourt avec ce qui précède à démontrer que le jehovisme épuré du VIIIe et du VIIe siècle ne peut remonter jusqu’à Moïse. Ce qu’on peut, ce qu’on doit penser, c’est que le jehovisme de Moïse contient le principe historique du monothéisme, mais ce principe seulement, et que le temps, divin logicien, fit le reste.

Quel fut ce principe générateur du monothéisme ? Ce fut le premier précepte qui ouvre la série des « dix paroles » ou dix commandemens. Plus que toute autre partie de la législation dite mosaïque, le Décalogue peut remonter jusqu’à Moïse lui-même[5], et il débute par ces mots : « Tu n’auras pas d’autre dieu devant ma face. » Qu’on veuille bien peser ce que signifie la « face de Jehovah » dans ces temps reculés. Le Dieu de Moïse est très localisé. Il a une demeure sur la terre, « l’arche de l’alliance, » ou plutôt, selon la vieille formule, « l’arche de Jehovah, » c’est-à-dire le coffre portatif où sont déposées les deux tables de pierre. C’est là et là seulement qu’il réside parmi les hommes. Le sens primitif du précepte, c’est simplement que devant cette arche il est interdit d’adorer un autre dieu que Jehovah ; mais ce qu’on ne peut faire « devant sa face, » en sa présence, rien absolument n’empêche de le faire ailleurs. Jehovah est le dieu d’Israël, le dieu des pères mieux connu, le dieu libérateur qui tire son peuple d’Égypte, il est le fort des forts, il est, en un mot, le dieu unique et suffisant de la confédération israélite ; pourtant il n’est pas dit encore que, conjointement avec ce culte fédéral, chaque tribu, chaque fraction de tribu, chaque famille même, n’auront pas des dieux particuliers. De même un catholique pieux sait fort bien que la toute-puissance absolue ne réside que dans le Dieu créateur ; mais il ne voit pas pourquoi cette croyance lui interdirait une dévotion particulière à des saints ou à Marie. En fait, dans l’ancien Israël et par une transition dont nous venons de montrer la rapidité, Baal, Moloch et Jehovah se confondirent assez longtemps aux yeux de la masse des adorateurs. Ne nous représentans pas Moïse au désert comme une sorte de pape décrétant des dogmes du haut d’un Vatican arabe. C’est déjà beaucoup d’avoir implanté pour jamais au cœur d’un peuple que, comme peuple, comme nation confédérée, il n’a et ne doit avoir qu’un dieu. Le monothéisme de Moïse, c’est une monolâtrie nationale.

Ce fut en effet le patriotisme ardent qui inspira Moïse. Il ne voulut connaître, il ne voulut aimer que le « dieu des pères, » celui qui appartenait bien en propre aux vieilles et libres tribus venues de Canaan. La double tradition qui veut qu’il ait reçu une éducation égyptienne nous paraît fort acceptable. Elle explique sa supériorité politique et intellectuelle sur les hordes qu’il avait entraînées. La même tradition nous atteste qu’il était resté Israélite intraitable. Cela non plus n’a rien d’impossible. La civilisation égyptienne était fort avancée, raffinée même ; mais qu’elle était monotone et lourde ! Encore aujourd’hui, et malgré l’intérêt des recherches dont elle est l’objet, il faut une vraie grâce d’état pour ne pas être bientôt rassasié de ses formes pesantes, réglementées, hiératiques. Qu’à cette impression se joigne quelque forte antipathie de race, et ce rassasiement devient du dégoût, de l’horreur. On a beau dire, la race est une puissance. De nos jours, il arrive quelquefois que les sociétés de missions adoptent de jeunes Chinois encore en bas âge et les font élever à grands frais dans des institutions d’Europe : ils retournent au sein de leur patrie, résolus à propager la religion européenne ; à peine ont-ils débarqué, l’esprit de la race les ressaisit, ils oublient leurs promesses, perdent leurs croyances chrétiennes, on dirait qu’ils n’ont jamais quitté la Chine. Quelque chose d’analogue doit s’être passé dans l’âme de Moïse. Il avait probablement des traditions de famille, des réminiscences de l’ancienne vie patriarcale. La passion du désert, la nostalgie de la vie pastorale le saisit à la porte même des Pharaons. Le dieu des pères d’Israël, la simplicité antique de son culte, encore perpétuée au sein des tribus d’Arabie qu’il put connaître, l’idée que le Fort très puissant devait posséder, comme Dieu des dieux, une perfection suprême, incommunicable, tout cela dut avoir pour lui un attrait d’autant plus vif que la religion égyptienne, avec ses dieux innombrables, son rituel compliqué, ses temples gigantesques, ses pompes et son exubérance en tout sens, contrastait plus vivement avec la piété des rudes et fiers nomades faisant le matin un autel de la pierre qui leur avait servi de chevet pendant la nuit. Ce n’est point là une hypothèse gratuite. Dans tout le cours de l’histoire du jehovisme, on voit la simplicité de l’âge patriarcal planer comme un idéal à l’horizon de l’Israélite[6], et lui inspirer ces accès de puritanisme qui font de lui un iconoclaste furieux. Bien loin que le mosaïsme ait été emprunté à l’Égypte, il dérive plutôt d’une puissante réaction du vieux génie sémitique, du désert contre la cité, du goût passionné du simple contre la recherche de l’opulence. On pourrait cependant admettre une certaine affinité entre l’éducation de Moïse et l’intuition en quelque sorte philosophique qui lui permit de découvrir l’idée centrale et supérieure du sémitisme, ainsi que le lien qui doit unir la pureté morale à la religion. C’est encore là un de ses grands mérites et l’un des titres de gloire du jehovisme. Incontestablement, à toutes les époques, le jehovisme se distingua par une morale supérieure fondée sur son principe religieux. Le Décalogue accuse dès les premiers jours cette tendance à la pureté de la vie comme à un élément nécessaire de la vraie religion. De ce côté encore, le dieu sans épouse venait au-devant des exigences d’une conscience développée ; par là se trouvaient éliminés les rites impudiques qui tiraient leur origine des rapports, sexuels attribués aux autres divinités sémitiques.

L’œuvre proprement dite de Moïse au point de vue religieux fut donc la fondation ou plutôt le perfectionnement d’un culte national ayant pour centre principal un autel où le dieu national est seul adoré, mais n’impliquant ni la négation des autres dieux ni l’interdiction de les adorer ailleurs. Si l’on prétend faire remonter jusqu’à Moïse le monothéisme pur et la proscription absolue de tout culte différent du sien, on se condamne à ne plus rien comprendre à l’histoire des temps qui suivirent, et notamment la période dite des juges devient une énigme insoluble.

Cette distinction féconde entre le monothéisme et la monolâtrie de Jehovah au sanctuaire national, nous l’appliquerions aussi à la question des images divines, sur laquelle M. Kuenen, selon nous, hésite trop : nous lui accordons tout de suite que Moïse ne peut pas avoir interdit absolument la confection des idoles, comme le texte actuel du Décalogue le ferait croire. Les preuves du contraire sautent aux yeux à chaque page de l’histoire d’Israël ; mais, outre que la symétrie du Décalogue serait détruite par la suppression du commandement relatif aux « images taillées, » une réforme aussi grave que celle qui aurait consisté à supprimer la représentation visible de Jehovah dans son sanctuaire spécial aurait nécessairement laissé des traces dans les siècles suivans, et on ne peut signaler aucun moment où cette suppression serait vraisemblable. Rien non plus ne permet de supposer que jamais l’arche de Jehovah ait été surmontée ou accompagnée d’une image visible de ce dieu. Il est donc plus simple d’admettre que la défense d’adorer des idoles émane bien de Moïse, mais qu’elle fut pendant longtemps limitée au service religieux national qui se célébrait autour de l’arche, « devant la face de Jehovah. » Le luxe fatigant de l’idolâtrie égyptienne put aussi pousser Moïse dans cette voie et rehausser dans son esprit le vieux culte des pères errant au désert : ils se passaient à merveille de temples qu’ils n’auraient pu construire, de statues qu’ils n’auraient su sculpter, et portaient tout au plus avec eux quelque pierre sacrée comme un talisman dépositaire de la force divine.


III

Les lecteurs intelligens de la Bible qui ne sont pas initiés à la critique de l’Ancien-Testament ne peuvent se défendre d’une certaine surprise quand, des livres de Moïse et de Josué, ils passent au livre des Juges, qui comble l’espace de temps compris entre la conquête de Canaan et l’établissement de la royauté. Il leur paraît étrange, et à bon droit, qu’un peuple soumis pendant près d’un siècle à la discipline politique et religieuse de deux chefs aussi éminens, leur devant des lois fort sages, des institutions admirables pour le temps, des croyances d’une rare élévation, tombe au lendemain de leur mort dans l’état de désorganisation, de superstition, de grossièreté religieuse et morale qu’atteste le livre des Juges. Sans doute l’histoire connaît les siècles d’affaissement qui succèdent souvent chez les peuples aux périodes d’énergie et de progrès ; mais la décadence en pareil cas est graduelle, on la voit venir, tandis qu’ici elle est soudaine, complète, à partir du moment où disparaît la génération qui ; a pu connaître Josué. Ce qui étonne plus encore, c’est que les lois et les institutions attribuées à Moïse et à Josué sont, je ne dirai pas contredites ou renversées, elles sont ignorées. Elles n’auraient jamais existé que les choses ne se passeraient pas autrement.

Cette surprise tient presque tout entière à ce que l’on part de l’idée traditionnelle que les lois dites de Moïse et de Josué ont été réellement promulguées, les institutions qu’on leur attribue réellement fondées par eux. C’est une illusion qu’il faut dissiper. La critique a mis hors de doute la date relativement récente de la législation mosaïque dans sa presque totalité. Les législateurs des temps qui suivirent usèrent d’un procédé qui étonnera seulement ceux qui connaissent peu l’antiquité ; ils mirent sous le nom de Moïse une foule d’ordonnances successivement dictées par les besoins de leur temps et par les évolutions de l’idée monothéiste. Supposons un moment que nos législateurs d’après 89 eussent attribue aux états-généraux du XVe siècle les lois civiles et les institutions nées de la révolution, et que l’histoire de France, après les avoir enregistrées à cette date fictive, continuât par le récit des trois siècles de féodalité et de monarchie absolue qui suivent. Nous aurions alors un phénomène assez semblable à celui que présente le livre des Juges comparé aux livres qui le précèdent dans la Bible. En réalité, les lois attribuées à Moïse se rattachent comme à leur principe à l’idée religieuse dont Moïse fut le premier prophète, et c’est en ce sens qu’elles restent mosaïques.

Ce qu’on peut admettre aussi comme très vraisemblable, c’est que, la conquête de Canaan une fois accomplie, l’esprit particulariste des tribus, contre lequel Moïse et Josué avaient dû maintes fois lutter, reprit aisément le dessus. Chaque tribu vécut, pour ainsi dire, repliée sur elle-même, se souciant peu, parfois se défiant beaucoup des autres. De nombreux élémens hétérogènes, entre autres des Cananéens alliés ou vaincus, se mêlèrent aux envahisseurs. Par conséquent le culte national de Jehovah diminua d’importance en devenant moins populaire ; toutefois il ne fut jamais complètement oublié. La preuve, c’est que, lorsque des malheurs communs, rapprochant les tribus divisées, les unissaient dans une action commune, c’est au nom de Jehovah, dieu d’Israël, que les alliances se contractaient et que les combats se livraient. L’arche de Jehovah, depuis les jours de Josué, restait habituellement dans l’humble sanctuaire de Silo, à peu près au centre du pays. Quelquefois on la portait, comme un talisman, dans les batailles ; mais il s’en faut que Jehovah ne fût invoqué que près de son arche. Ses symboles visibles, les taureaux de fonte, paraissent avoir été assez fréquens, et si les lévites étaient loin d’avoir le monopole du culte, on voit pourtant qu’on attachait une certaine importance à confier les fonctions sacerdotales à des hommes de la tribu de Lévi de préférence à d’autres. Du reste on ne doit pas s’attendre alors à une distinction bien claire entre le culte de Jehovah et celui des autres divinités sémitiques. Le culte de Baal par exemple, le dieu joyeux des Cananéens, ne plut que trop aux Israélites, et c’est d’un vieux mélange des deux cultes que provient sans doute l’étrange coutume d’enfoncer en terre devant l’autel de Jehovah un tronc d’arbre, symbole d’Aschera. Ce n’était pas précisément une « image taillée. » Nous avons déjà parlé de l’histoire de Jephté et de l’immolation de sa fille. Les noms propres formés avec Baal sont usités au sein des familles israélites, ce qui suppose que ce nom ne révoltait encore personne. On en trouve encore de tels dans les familles de Saül et de David. La foi en Jehovah comme dieu protecteur d’Israël, foi que nul ne conteste, ne paraissait donc pas encore inconciliable avec l’adoration d’autres divinités plus ou moins similaires. Ce sont les historiens postérieurs qui, regardant tout le passé de leur point de vue monothéiste exclusif, ont dépeint la situation réelle sous un faux jour, sans parvenir à la défigurer entièrement. En particulier la tribu belliqueuse des Danites doit avoir célébré sur son territoire un culte solaire, riche en mythes étranges, qui a donné lieu au cycle de légendes dont Samson est le héros ; car Samson, l’Hercule danite, dont la force réside dans les cheveux, qui brûle les moissons des Philistins en y lançant trois cents renards porteurs de torches[7] dont le nom hébreu schimschôn vient du mot schêmesch, soleil, Samson amoureux de Delila, l’endormeuse, belle et perfide comme une lune d’hiver qu’elle est, dépouillé par elle de ses cheveux et de sa force, puis livré aux Philistins, et qui se venge d’une terrible manière quand ses cheveux ont repoussé, Samson est bien évidemment un héros solaire ramené aux proportions terrestres par la tradition monothéiste des temps qui suivirent. Il n’est pas jusqu’à la fameuse mâchoire d’âne d’où jaillit une source rafraîchissante au bénéfice du guerrier altéré, qui ne trouve son explication naturelle dans la forme d’un amas de rochers ressemblant de loin à une mâchoire d’âne et à cause de cela nommé « Ramat Lechi, » le mont Mâchoire, comme nous avons des dents d’Oche ou du Midi, des Scheidecken ou dos d’âne. Dans une des cavités de la montagne sourdait une eau à laquelle on attribuait probablement des vertus miraculeuses, car, dit le narrateur de la légende, « on l’appelle encore aujourd’hui Hen-Hakkoré, la Fontaine du priant. » De son temps, on montrait donc au passant la source que Jehovah avait fait jaillir d’une des grosses dents du mont Mâchoire. Il est dans l’Ancien-Testament peu de fragmens plus visiblement mythologiques et mettant mieux en lumière le naïf procédé qui permit aux écrivains jehovistes d’incorporer dans l’histoire du monothéisme des récits d’une origine païenne[8].

Pour revenir au jehovisme, le souvenir ineffaçable de la vieille unité nationale l’avait maintenu ; le désir, éveillé par les maux de la division, de rétablir cette unité et de la resserrer le fit prédominer. À la fin de la période des Juges, les tribus d’Israël forment une sorte de théocratie dirigée par le chef des prêtres de Silo, Êlie, puis Samuel. Une institution singulière, le naziréat, commence à paraître. Le nazir est un homme qui se consacre à Jehovah, laisse croître ses cheveux et sa barbe, s’abstient des mets déclarés impurs, et surtout des boissons fermentées. Le trait du mythe de Samson, d’après lequel ce héros danite devait sa force à ses cheveux vierges de tout instrument tranchant, a suffi pour suggérer aux narrateurs l’idée que Samson était un naziréen. Sa vie pourtant ne répond guère à un tel idéal. Le naziréat doit avoir été une sorte de protestation nationale et religieuse contre les désordres qu’entraînait la négligence du culte de Jehovah, jointe à la complaisance pour les mœurs étrangères. C’est toujours la simplicité de l’ancienne vie patriarcale qui ramène à Jehovah. Cette tendance devait surtout réagir contre les orgies célébrées en l’honneur des dieux cananéens. Vers le même temps, le prophétisme d’Israël commence à se distinguer à son avantage des accès de fureur délirante dont les adorateurs de Baal et d’Aschera étaient souvent saisis. L’œuvre de Samuel a été transfigurée comme celle de Moïse, et par les mêmes procédés dérivant des mêmes illusions. Cependant plus on réfléchit sur cette période de l’histoire d’Israël, plus on acquiert la conviction que, peu de temps avant l’établissement de la royauté, une main puissante a resserré les liens politiques et religieux des tribus, et rehaussé par des victoires les titres de Jehovah comme dieu national. Saül, David, Salomon, ne firent sur ce point que continuer l’œuvre de Samuel.

Il s’agit toujours et uniquement, qu’on veuille bien se le rappeler, du dieu de la nation confédérée d’Israël, et pas encore du tout du Dieu seul existant et seul adorable que la postérité connaîtra. Ces premiers momens de la royauté en Israël ayant vu se réaliser plus étroitement qu’aucune autre époque l’unité des tribus, il est clair que le sanctuaire central, le nom du dieu fédéral, son culte particulier, jetèrent un éclat, inconnu jusqu’alors, qui fit illusion à la postérité. Elle crut que le jehovisme développé du VIIIe siècle avait été déjà la religion des contemporains de David et de Salomon. Elle attribua au premier les Psaumes, au second les Proverbes et la morale monothéiste qu’ils contiennent. Ce qui est certain, c’est que David, aussi bien que Samuel, reconnut l’importance politique du jehovisme, puisqu’il voulut à tout prix avoir l’arche de Jehovah dans sa capitale ; mais que le Jehovah de David est encore loin de la majesté du Dieu des grands prophètes ! Le roi d’Israël « danse de toute sa force devant Jehovah, » lorsque l’arche est portée à Jérusalem, et la fête à laquelle il convie le peuple a quelque chose de parfaitement païen. On y mange, on y boit, c’est comme un pardon de Bretagne. David lait pendre sept descendans de Saül, toujours « devant la face de Jehovah, » pour apaiser sa colère allumée jadis par un méfait de son prédécesseur. Il s’imagine que la peste qui dévore son peuple est un châtiment de la faute qu’il a commise en ordonnant un dénombrement général. Nous ne disons rien de sa moralité privée. Tout concourt à démontrer que, si son jehovisme est ardent, il est encore des plus grossiers. Quant à Salomon, son polythéisme indéniable, mais que l’on expliqua plus tard tant bien que mal, nous représente simplement le point de vue religieux généralement admis par la majorité de ses sujets. Jehovah est et reste à ses yeux le dieu d’Israël, c’est en son honneur que le temple de Jérusalem s’élève, et il ne lui donnera pas de rival dans son sanctuaire ; mais cela n’empêche nullement ce prince, grand amateur de constructions, d’ériger des sanctuaires aux autres dieux adorés dans ses états. Ce qui prouve encore combien peu la différence entre le jehovisme et les autres cultes sémitiques était comprise, c’est que le temple de Salomon fut orné par les artistes phéniciens d’une foule de détails symboliques rappelant à chaque instant le culte du soleil. Il faut admettre de. plus, pour bien comprendre la suite, que, si Salomon n’eut aucun motif pour proscrire les divinités autres que Jehovah, il ne fut pas si tolérant pour les sanctuaires jehovistes disséminés dans son royaume et où Jehovah était souvent représenté par un jeune taureau d’or. Il entrait dans l’esprit de toute son entreprise de centraliser à Jérusalem le culte du dieu national, d’en rehausser le prestige par des fêtes pompeuses, où toute la population était conviée trois fois par an[9], d’organiser un clergé nombreux dont les chefs seraient sous sa main, et en même temps de diminuer autant que possible, sinon de supprimer, les autres lieux de culte jehoviste qui pouvaient faire concurrence à celui de Jérusalem.

Cependant les règnes de David et de Salomon influèrent puissamment sur le développement du jehovisme. Les victoires de David, les glorieuses « guerres de Jehovah, » comme on les appelait, enracinèrent profondément dans le cœur du peuple l’idée que son dieu national était le plus puissant de tous, et que sa faveur était assurée à ceux qui le servaient bien. Sous Salomon, ce fut un progrès d’un autre genre, et d’un genre supérieur. L’horizon israélite s’élargit beaucoup. Le peuple sortit de sa crasse ignorance. Ses relations avec les Phéniciens, l’Asie centrale, l’Arabie, les Indes, l’Égypte, lui révélèrent le monde. Il rêva de Tarsis et de son ivoire, d’Ophir et des pays de l’or. Toujours on voit l’idée religieuse s’élever et se purifier quand la connaissance du monde grandit. Il est impossible que, chez quelques esprits au moins, cet élargissement des idées et des vues n’ait pas provoqué des réflexions grosses d’avenir sur ce que devait être ce dieu d’Israël, ce Jehovah, cette force éternelle qui avait fait la terre si grande.

Il n’est pas facile de se rendre un compte bien clair de l’état des esprits en Israël au moment de la mort de Salomon. La révolution victorieuse qui enleva pour toujours à la maison de David les trois quarts de son domaine devait couver depuis longtemps lorsqu’elle éclata. Le motif donné par les historiens bibliques, savoir l’impatience avec laquelle le nord subissait les lourdes taxes prélevées par le roi défunt, et dont la tribu de Juda paraissait profiter seule, est trop vraisemblable pour être révoqué en doute ; mais il ne fut certainement pas le seul. Il est évident que Salomon avait imprudemment heurté les vieilles mœurs par ses innovations. Le temple de Jérusalem en était une, et plus d’un indice suggère l’idée que le parti du jehovisme ardent ne l’avait pas vu s’élever d’un bon œil. Un jour, sous David, et comme ce roi parlait déjà d’ériger un temple à Jérusalem, un prophète lui avait déclaré net, au nom de Jehovah, qu’une simple tente lui avait toujours suffi, et qu’il ne désirait pas changer ses habitudes. C’était toujours le dieu du désert, de la tribu nomade, qu’on aimait à retrouver sous son toit mobile. Salomon, qui n’aimait pas le désert, ne paraît pas avoir fait des prophètes jehovistes le même cas que son père, et en réalité les prophètes furent de cœur avec l’insurrection, si même ils ne la provoquèrent pas. — Comment se fait-il, dira-t-on, que le nouveau roi se soit empressé de rompre tout lien religieux avec Jérusalem et de bâtir à Béthel et à Dan deux sanctuaires nationaux en l’honneur de Jehovah-veau d’or ? N’était-ce pas tout au moins un pas en arrière ? et le parti jehoviste pouvait-il sanctionner sans réserve une politique dont le premier effet était de priver les Israélites du nord des bénédictions attachées à la communion avec l’arche de Jehovah ? On ne peut répondre à tout cela que par une supposition. Il se pourrait qu’à l’exemple de plusieurs autres révolutions anciennes et modernes celle-ci ait été due à une coalition de partis parfaitement d’accord pour renverser, mais très divisés pour reconstruire. Jéroboam, en favorisant le culte des veaux d’or, ne se crut pas infidèle au dieu national ; mais, poussé au trône par une réaction, il vint au-devant des vœux d’une grande majorité de ses sujets en relevant la vieille idole traditionnelle du discrédit où elle était tombée sous le règne précédent. Le peuple vint l’adorer en masse. Il y eut, paraît-il, quelques prophètes qui s’aperçurent qu’on avait fait fausse route ; mais il était trop tard.

Ce royaume du nord devait donner aux descendans des prophètes bien d’autres sujets de souci. Le peuple, tout en considérant Jehovah comme le dieu-patron d’Israël, n’avait pas cessé d’adorer aussi les divinités cananéennes et syriennes. Le moment vint où le culte du Baal syrien, favorisé par une cour soumise à des influences féminines, devint si absorbant que les vieux Israélites purent croire que c’en était fait du jehovisme. Les deux royaumes, celui du nord sous Achab et Jézabel, celui du sud ou de Juda sous Athalie, se laissèrent gagner par la contagion. Le vieil esprit d’Israël toutefois tint ferme. Elie et Elisée furent les héros du jehovisme national, et deux révolutions parallèles, celle qui mit Jéhu sur le trône d’Éphraïm et celle qui rétablit le prétendant davidique Joas sur le trône de Juda, n’eurent d’autre cause que le désir général de maintenir la suprématie de Jehovah. Les taureaux de fonte furent conservés dans le nord, le culte des autres dieux ne fut nullement extirpé ; mais le jehovisme se retrempa dans cette lutte acharnée, et surtout, comme M. Kuenen le fait remarquer avec beaucoup de justesse, le sentiment qu’il y avait une différence profonde, radicale, entre Baal, le dieu-nature, et Jehovah, force suprême, dut s’emparer avec une clarté, une énergie jusqu’alors inconnues, d’un certain nombre d’Israélites. Le progrès accompli sous Salomon avait élargi l’idée de Dieu, les révolutions jehovistes la purifièrent.

C’est pendant le siècle qui suivit, et sur lequel malheureusement nous sommes très médiocrement renseignés, que dut s’opérer le travail d’esprit qui fit passer les jehovistes zélés d’une monolâtrie toujours plus rigide à un monothéisme réel. Ce siècle en effet fut marqué par de rudes calamités pour les deux royaumes Israélites. Les Syriens ravagèrent la Palestine, et lorsque le royaume du nord fut enfin débarrassé de ses redoutables oppresseurs, ce fut pour écraser à son tour le royaume de Juda. Ces malheurs nationaux n’ébranlèrent point la foi en la puissance de Jehovah ; mais ils firent qu’on se demanda pourquoi Jehovah ne la déployait pas plus activement pour protéger son peuple. C’était évidemment parce que ce peuple l’adorait mal. Et en quoi son adoration était-elle défectueuse ? C’est qu’il la partageait entre plusieurs divinités. Jehovah sans doute est un dieu jaloux. Le principe « pas d’autre dieu devant sa face » est trop mesquinement, trop littéralement compris. Ce n’est pas seulement devant l’arche qu’il faut l’observer, c’est sur toute l’étendue du territoire. En même temps et par suite de l’opposition déclarée aux cultes immoraux ou cruels que l’on pratiquait en l’honneur des autres divinités, le caractère moral de Jehovah fut mieux compris qu’il ne l’avait encore été. Le prophète Elie avait vu dans sa vision que Jehovah n’était ni dans le tourbillon qui passait sur la plaine, ni dans le vent qui mugissait, ni dans le feu qui dévorait, qu’il était dans un murmure doux et fort, Les élémens de naturalisme qui ramenaient le jehovisme à un niveau très peu supérieur encore à celui du sémitisme général disparurent donc peu à peu, comme faisant tache sur la véritable notion de Jehovah. Le spiritualisme religieux prit son essor. La même réforme s’étendit aux symboles visibles, aux taureaux de métal surtout. Ce ne fut plus seulement devant l’arche traditionnelle qu’il fut interdit de représenter le dieu d’Israël, ce fut sur toute l’étendue de la terre sainte ; il ne restait plus qu’un pas à faire, et il fut franchi. Des dieux qu’on ne peut ni ne doit adorer ne restent pas longtemps des dieux, car, s’ils sont des dieux réels, pourquoi ne les pas adorer ? C’est ainsi que de la thèse : « Jehovah seul est adorable, » sortit enfin le grand axiome : « Jehovah seul est Dieu. »

Que l’on nous comprenne bien. Il s’en faut que les jehovistes du ixe siècle avant notre ère aient déroulé méthodiquement cette théologie raisonnée, ce commencement de métaphysique. Nous aspirons simplement à suivre la marche plus ou moins inconsciente de leur sentiment religieux. Les circonstances amenèrent les esprits à se poser des questions qui ne s’étaient pas encore présentées. Il les résolurent en suivant comme d’instinct la logique des principes admis déjà, mais ils ne crurent pas du tout qu’ils innovaient. Ils le crurent si peu que, par une autre induction irréfléchie, les périodes glorieuses du passé d’Israël leur firent l’effet d’avoir été marquées par un jehovisme très strict, très pur. A chaque progrès du jehovisme, ses partisans reportèrent aux jours de David, de Samuel, de Moïse, quelquefois même plus haut encore, les formes et les institutions nées des exigences de l’idée jehoviste développée. Cette illusion n’a rien qui doive nous surprendre. A vrai dire, la claire conscience de la distinction des époques, la notion du développement graduel des croyances et des cultes, ne sont devenus ordinaires que de nos jours, et encore à la condition d’une éducation préalable. Au moyen âge, rien ne fut plus commun que de mêler les institutions et les croyances du catholicisme aux événemens de l’antiquité biblique. Au lendemain de la réforme, un Hans Sachs met le catéchisme de Luther entre les mains des enfans d’Adam et d’Eve. Au XVIIe siècle, les peintres habillent en Turcs tous les ennemis du christianisme qu’ils font figurer sur leurs toiles. De nos jours encore, une foule de gens, croyans et non croyans, n’ont pas même l’idée qu’il existe une histoire des dogmes, et s’imaginent que Jésus a enseigné la théologie scolastique.

L’illusion des jehovistes hébreux ne fait donc pas exception dans l’histoire de la pensée humaine ; mais ce qui attire surtout l’attention de l’historien, c’est qu’à partir du IXe siècle les jehovistes ardens se rendent un compte de plus en plus clair des changemens à opérer dans les lois et les habitudes pour que la réalité réponde enfin à leur théorie. Ils comprennent désormais que les formes inférieures du jehovisme sont aussi répréhensibles que l’infidélité déclarée à Jehovah. En effet, celles-là mènent à celle-ci. Le taureau d’or rapproche beaucoup trop Jehovah de Baal ou de Moloch ; sur « les hauts lieux, » il y a des bois sacrés, des pierres divinisées par une vénération séculaire, des arbres verdoyans, toute espèce de reliques du vieux temps que le jehovisme primitif avait supportées, ou qui, pour mieux dire, lui avaient servi de berceau. Les superstitions antérieures foisonnaient tout autour ; des symboles, des images d’autres divinités s’y trouvaient en grand nombre, et avec quelle facilité le vieux sentiment polythéiste de la nature ne renaissait-il pas sur ces hauteurs d’où l’on voyait le soleil s’élever majestueusement, comme un prince invincible, des profondeurs dorées du désert, ou bien l’armée des nuits, commandée par sa reine au manteau d’argent, se ranger silencieusement en bataille sur la plaine immense du firmament ! Le jehovisme était poétique à ses heures ; mais toute la poésie du monde ne l’eût pas attendri une minute du moment qu’il s’agissait de réaliser son idée. La destruction des taureaux d’or, la profanation des hauts lieux, tel fut l’inexorable programme des jehovistes, qui voulurent absolument que l’arche de Jebovah, avec son dieu invisible et sans épouse, avec son parfum monothéiste, fût le seul centre autorisé de culte public. À l’unité de Dieu devait correspondre l’unité d’autel ; autrement tout restait toujours en question. Depuis lors aussi, les rois qui voulurent vivre en bons termes avec ce parti des rigides durent partager leur zèle iconoclaste, et conformer autant que possible les lois à leurs exigences. On comprend dès lors cette succession de rois qui, selon le dire des historiens jehovistes, font ou ne font pas « ce qui est droit devant Jehovah. » Les uns, par politique ou conviction, se rendirent aux vœux du parti monothéiste ; les autres aimèrent mieux revenir à l’état de choses antérieur. Quelques-uns allèrent même jusqu’à la lutte ouverte, comme Achaz par exemple, qui favorisa de tout son pouvoir le culte de Moloch, et donna l’exemple d’immoler un de ses fils à l’effrayante divinité des Hammonites. L’influence assyrienne, très puissante alors, peut avoir contribué à ce retour de fanatisme sémitique. Ézéchias au contraire se signala par sa ferveur monothéiste, et dévasta de son mieux les monts sacrés ; mais son successeur Manassé s’empressa de les purifier, ce qui prouve que la profanation des hauts lieux n’avait pas été goûtée de tout le monde.


IV

Si l’on veut bien se rappeler qu’avec Ezéchias nous sommes en plein VIIIe siècle, on verra que nous avons tenu l’engagement que nous avions pris. Il s’agissait de passer graduellement du polythéisme sémitique, religion primitive des Israélites, à ce remarquable monothéisme dont les prophètes du VIIIe siècle sont les organes. Voici le chemin que nous avons suivi : de la notion la plus générale de la mythologie sémitique, celle de la force suprême, qui dure, qui vivifie ou qui tue, Moïse tire une conception religieuse encore purement nationale, mais préservée des exagérations idolâtriques par les souvenirs de la simplicité patriarcale et relevée par un sens moral déjà développé. Le dieu traditionnel de son peuple devient par là un être divin très distinct des autres, qu’on adore seul à l’autel central de la confédération, où il n’est représenté sous aucune forme visible et d’où les rites impurs sont bannis. Ce culte tout local n’exclut ailleurs ni les symboles visibles de ce dieu national, ni l’adoration d’autres divinités parentes ; mais il gagne en importance à mesure que la nation d’Israël devient plus une, plus compacte. L’époque brillante de Samuel, de David, de Salomon, lui assure un prestige qui ne s’effacera plus. Cependant nul ne songerait encore à proscrire comme illégitimes l’idolâtrie et le polythéisme. La séparation des deux royaumes semble même fatale au développement du jehovisme ; mais le sentiment national alarmé par l’invasion, le caractère absorbant du culte des dieux tyriens, poussent les adorateurs du dieu d’Israël dans une voie aboutissant à la condamnation sur toute la terre israélite des cultes idolâtres et polythéistes dont le sanctuaire central était auparavant seul préservé. Les dieux déclarés non adorables sont bientôt convaincus de n’être pas des dieux, et ainsi se dégage un véritable monothéisme que le cours des idées, chez les esprits d’élite, favorisait secrètement depuis les jours de Salomon. Seulement il ne faut pas oublier que ce développement de l’idée jehoviste ne s’opère que chez une fraction d’Israélites moins puissans par leur nombre que par leur ferveur, leur moralité supérieure et la bonté de leur cause. Eh bien ! n’est-ce pas précisément la situation que, basés sur des documens incontestables, nous avions décrite au commencement de cet essai ? Voilà bien ce parti des prophètes de la Bible qui n’entend pas qu’Israël cherche des appuis ailleurs que dans la fidélité à Jehovah, dont il est le peuple de prédilection, ce parti qui adore un dieu saint, que l’on honore beaucoup plus par la bonne foi, la justice, la miséricorde, que par l’observation du rituel, ce parti qui n’aime guère la richesse, le luxe, la grandeur terrestre, car son idéal dans le passé, c’est toujours la simplicité patriarcale, mais qui attend de l’avenir la réalisation d’un autre idéal de gloire et de prospérité nationales.

En même temps nous ne sommes plus surpris de ces expressions et même de ces idées qui dénotent une certaine accointance encore existante, bien que très réduite, entre les croyances des jehovistes et les idées polythéistes des temps antérieurs. Le Jehovah du VIIIe siècle possède encore quelques traits de son ancêtre El-Schaddaï et de son protogène « le Buisson ardent. » A vrai dire, il ne les perdra jamais tout à fait ; mais il faut reconnaître que ces traits n’ont plus rien d’essentiel, rien qui ne puisse disparaître sans altérer sa physionomie définitive. Le peuple tout entier est d’accord avec les jehovistes purs quand ceux-ci lui disent que Jehovah est son dieu national, qui l’a tiré d’Égypte et toujours protégé. Sur ce point, pas de discussion ; mais l’accord cesse dès que les prédicateurs du jehovisme développé le somment, au nom de Jehovah, d’abolir toute idolâtrie et de renoncer à tout polythéisme. A côté du jehovisme monothéiste et sans images, il est un jehovisme qui ne voit aucun mal à adorer Jehovah ailleurs que devant l’arche sous le symbole d’un jeune taureau de métal, et même à joindre à cette idolâtrie l’adoration des divinités solaires. Aux menaces, aux objurgations des prophètes, ils répondent qu’ils font comme ont fait leurs pères, et la superstition conspire avec la sensualité pour les tenir attachés à ces vieilles coutumes. En un mot, le monothéisme est né, mais il est encore en pleine et flagrante antithèse avec la religion de la majorité du peuple qui lui a servi de berceau. Que résultera-t-il de ces fluctuations qui donnent la victoire tantôt à l’une, tantôt à l’autre des deux tendances ?

Il est permis de penser que la captivité de Babylone fut nécessaire à la victoire définitive du monothéisme parmi les Israélites. Elle fut en effet le crible par lequel ne passèrent que ceux des déportés qui étaient attachés de cœur au jehovisme pur. Il en résulta que le peuple qui se reforma en Palestine après la destruction de l’empire babylonien fut monothéiste de tradition, d’éducation, ne concevant plus la possibilité d’être autrement. Il put même se figurer que ses ancêtres depuis Abraham l’avaient été comme lui, si ce n’est aux heures mauvaises, mais accidentelles, où des influences pernicieuses l’avaient détaché de son Dieu.

La rédaction dernière des livres historiques de la Bible porte la trace de cette pieuse illusion. Pourtant le siècle lui-même qui avait précédé la captivité de Babylone eût fourni aux rédacteurs, s’ils avaient été capables de la moindre velléité critique, des faits assez nombreux et assez clairs pour les détromper. Ézéchias, dans son zèle monothéiste, avait dépassé la mesure, car, de 696 à 639, c’est-à-dire pendant cinquante-sept ans, on vit le bon vieux temps revenir sous ses successeurs, Manassé et Amon. La colonne d’Aschera fut replantée dans le temple, on se remit à adorer « sur les hauts lieux, » il y eut en avant du sanctuaire de Jehovah des autels érigés en l’honneur de « l’armée des cieux, » le culte de Moloch reparut, et, comme Achaz, Manassé lui sacrifia l’un de ses fils ; en un mot, la réaction orthodoxe fut complète. La mort d’Amon, qui périt victime d’une conjuration de palais, vint enfin fournir au parti jehoviste une occasion inespérée de ressaisir la direction des affaires. Josias, son fils, était un enfant de huit ans quand il monta sur le trône, et il semble avoir été de bonne heure gagné par les idées monothéistes. Les jehovistes crurent le moment venu de frapper un grand coup et d’empêcher le retour des superstitions héréditaires sous un souverain moins bien disposé. Il y avait certainement des lois religieuses auparavant en Israël, et le clergé lévitique en avait la garde ; mais ces lois ne répondaient plus aux besoins de la situation. Elles laissaient beaucoup trop de marge aux libres allures des individus. Le culte des « hauts lieux, » la célébration des sacrifices ailleurs qu’à Jérusalem, n’étaient point interdits ! . Forts de l’appui du roi, les jehovistes rédigèrent tout un code religieux nouveau, que nous trouvons aujourd’hui dans le Deutéronome, dont il remplit, environ les deux tiers, et qui fut découvert de la façon la plus inattendue par le grand-prêtre Hilkija sous forme d’un vieux livre écrit par Moïse sur l’ordre de Jehovah[10]. Le roi lui-même fut-il le complice ou l’instrument de ce coup d’état sacerdotal ? Ce qui est certain, c’est qu’il mit tout son zèle et toute son autorité au service du nouveau système. L’énumération de ce qui fut détruit dans les bâtimens attenant au temple est des plus instructives. Vases qui avaient servi au culte de Baal et d’Aschera, pieu symbolique d’Aschera elle-même, cellules où les kédeschas s’abandonnaient aux adorateurs de cette déesse, chars et chevaux du soleil érigés à l’entrée du temple par les rois de Juda, tout cela fut anéanti. La vallée de Ben-Hinnôm, où l’on sacrifiait des enfans à Moloch, fut profanée. Il existait encore des temples d’Astarté, de Kémos, de Milcom, dus, disait-on, au roi Salomon. Ils furent saccagés. Les hauts lieux de nouveau furent souillés, et les lévites disséminés dans le pays, perdant par là leur gagne-pain, durent venir tous à Jérusalem et se subordonner au clergé national. Les veaux d’or de Samarie furent fondus, leurs prêtres tués ; en un mot, le monothéisme jehoviste put croire que l’heure de son triomphe définitif était venue.

Ce fut au contraire une crise des plus graves pour lui qui survint. Sa prétention, nous l’avons dit, ne se bornait point à assurer la prépondérance de la vérité religieuse ; elle allait jusqu’à fonder la gloire, la sécurité, le bonheur du peuple sur sa stricte fidélité à Jehovah. Les circonstances semblaient lui donner enfin raison. L’empire assyrien était en pleine décomposition. C’est au point que Josias, simple roi de Juda, agissait en maître dans l’ancien royaume d’Éphraïm ; détruit depuis près d’un siècle, comme s’il eût été le successeur immédiat de David. Cependant de nouveaux points noirs grandissaient aux deux côtés de l’horizon. Babylone prenait la place de Ninive ; le roi d’Égypte Nécho voulait s’agrandir aussi aux dépens de l’empire en dissolution, et il débarqua, suivi d’une puissante armée, sur les côtes de la Palestine. Josias ne craignit pas de lui barrer le passage. La disproportion des forces était énorme ; mais Josias se croyait sûr de l’appui de Jehovah, dont il avait si énergiquement vengé l’honneur. Malheureusement, pour lui, Jehovah ne jugea point à propos d’intervenir, la victoire se déclara pour les gros bataillons, et Josias, battu dans la plaine de Megiddo, mourut sur le champ de bataille. Ce fut un coup terrible pour le jehovisme. Sa théorie favorite et son plus zélé protecteur lui échappaient à la fois. C’est peut-être alors que parut ce livre de Job, dont les origines sont si mystérieuses, et qui traite sur un mode profondément inconnu jusqu’alors au monde sémitique la grande question de la justice divine et de ses rapports avec la destinée des justes, car le monothéisme comptait déjà des partisans qui adhéraient à sa thèse fondamentale par réflexion, par raisonnement abstrait, en dehors des questions de patrie et de rituel. Ils n’étaient ni superstitieux comme le peuple, ni puritains comme les prophètes ; ils étaient les sages. Ils aimaient à remonter jusqu’à Salomon comme à l’initiateur de leur tendance pacifique et méditative. Sans doute leur action immédiate était peu marquée ; on ne les apercevait guère aux jours de tempête, et la plus extrême prudence semble avoir toujours été la vertu la plus appréciée parmi eux. Toutefois, aux jours d’abattement, d’hésitation, de scepticisme, il n’était pas indifférent de les retrouver toujours les mêmes, toujours attachés au monothéisme par choix réfléchi et parce que le monothéisme était la sagesse. Ils contribuèrent donc fortement à sauver le jehovisme de l’immense danger que les revers de Josias lui avaient fait courir ; mais, si les esprits les plus religieux purent se résigner à ce qui s’appela depuis lors la volonté impénétrable de l’Éternel, il n’en put être de même de la grande multitude. Celle-ci, comme il fallait s’y attendre, eut un renouveau de polythéisme. Les prophètes contemporains, Habacuc, Jérémie, Ézéchiel, d’autres encore, nous ont laissé des tableaux désolans des « infidélités » sans nombre dont Israël se rendit coupable. Les successeurs de Josias n’eurent qu’à retirer l’appui officiel que leur prédécesseur avait prêté au monothéisme pour que l’ancien état de choses reparût. Les jehovistes purs ne cessèrent pendant tout ce temps de prédire les plus grands désastres à la « nation adultère, » et les circonstances étaient telles qu’ils n’avaient pas besoin du don de seconde vue pour prévoir la ruine totale d’Israël. Nébucadnetzar, qui brûla le temple de Salomon, fut sans le savoir le vengeur de Jehovah. Il est douteux que, si ce temple fût resté debout, le monothéisme eût réussi à s’implanter solidement autour de lui ; les murs, les traditions, les ornemens, tout y parlait d’un temps où Jehovah, — moins jaloux et à la seule condition que son arche, son domicile proprement dit, fût respectée, — supportait qu’on adorât dans le voisinage des divinités beaucoup moins détachées que lui de la nature, et par conséquent beaucoup moins austères.

Le parti jehoviste ne plia jamais sous le poids de l’adversité. A côté de son extrême ferveur et de ce que dans d’autres temps on eût eu le droit d’appeler son fanatisme, il avait pour lui la supériorité morale, le trait rationaliste, son mépris railleur des absurdités de l’idolâtrie. C’est lui qui maintint la nationalité juive sur la terre d’exil, lui qui revint sur le sol sacré des pères, lui enfin qui refit un peuple, et cette fois le fit à son image. Le patriotisme est la source proprement dite du monothéisme juif ; en récompense, ce monothéisme sauva la patrie juive, et si quelque chose est de nature à encourager dans tous les temps les amis du spiritualisme religieux, lorsque les événemens et les hommes semblent conjurés pour les écraser, c’est de voir ce que peuvent pour les destinées de leur pays et du monde ces « sept mille qui jamais ne fléchissent le genou » ni devant Baal ni devant les veaux d’or. Ce sont toujours eux qui restent les derniers sur les champs de bataille de l’histoire.

La critique a-t-elle réussi encore cette fois à arracher son secret à l’une des parties les plus obscures de l’antiquité ? A combien de reprises ne l’a-t-on pas défiée de présenter une explication quelque peu satisfaisante de ce monothéisme juif, surgissant du sein de l’ancien Israël comme une plante sans racines qui croît d’une façon miraculeuse ! On pouvait, il est vrai, répondre que rien n’autorise à conclure qu’une chose est surnaturelle parce qu’elle demeure inexpliquée ; mais rien ne vaut en pareil cas l’argument de fait que l’on peut tirer d’une explication rationnelle, et il nous semble que, sauf correction toujours possible des détails, les principales évolutions de l’idée religieuse en Israël sont désormais marquées dans leur succession historique et logique. D’autre part il ne faudrait pas que cette sécularisation continue de l’histoire sainte servît de prétexte aux adversaires de toute religion pour entonner un chant de triomphe. Depuis que l’idée de l’immanence de Dieu dans le monde et dans l’histoire s’est substituée dans nos consciences à l’ancien dualisme qui ne reconnaissait l’action divine qu’aux interventions miraculeuses d’une puissance extérieure au monde, la foi éclairée ne peut rien craindre des résultats de la critique indépendante. Il est avéré que les religions humaines ne se fondent ni par des coups d’état célestes, ni par des syllogismes de philosophes, ni par des décrets de législateurs. Elles sortent à leur heure, sur un point donné du globe, du fonds inépuisable de l’esprit humain, que l’Être infini sollicite sans cesse à s’élever graduellement vers lui. Elles sont donc les filles d’une inspiration primordiale, toujours entretenue. Rechercher par quelle série de moyens termes l’homme passe de son ignorance enfantine aux conceptions les plus sublimes, ce n’est pas du tout bannir Dieu de l’histoire ; au contraire c’est suivre à la trace le travail de son esprit dans l’humanité.


ALBERT REVILLE.

  1. Voyez, pour le prophétisme hébreu, la Revue du 15 juin et du 15 juillet 1867 ; pour l’histoire du judaïsme, la Revue du 15 septembre et du 1er. novembre de la même année.
  2. Cet ouvrage fait partie d’une grande encyclopédie hollandaise d’histoire religieuse publiée depuis quelques années par la maison Kruseman, de Harlem. Ce travail, entrepris sur de larges bases et encore loin d’être achevé, a été partagé entre plusieurs savans, qui ont déjà fait leurs preuves sur le domaine particulier assigné à chacun d’eux, et rien ne fait plus d’honneur à l’érudition hollandaise que In facilité avec laquelle on a pu trouver dans ce petit pays le nombre voulu d’historiens et de théologiens compétens pour traiter des sujets aussi vastes que compliqués. L’histoire de l’islamisme a été racontée par M. le professeur Dozy, de Leyde ; la religion des Scandinaves est échue au pasteur Mey boom, d’Amsterdam ; celle du Zend-Avesta, au pasteur Tiele, de Rotterdam ; l’histoire du catholicisme (en cours de publication), au Dr Pierson, aujourd’hui professeur extraordinaire à Heidelberg ; celle du protestantisme, au professeur Rauwenhof, de Leyde, etc. Il est à regretter qu’une si importante publication soit écrite dans une des langues les moins parlées de l’Europe.
  3. C’est pour nous conformer à un usage qui, en France du moins, est encore général, que nous écrivons ainsi le nom du dieu d’Israël. On sait aujourd’hui que le nom mystérieux IHVH ne se prononçait pas de cette manière. Dans l’ancien hébreu, les voyelles n’étaient pas marquées, et les rabbins avaient interdit comme sacrilège l’articulation du « nom ineffable. » La coutume s’introduisit d’y substituer celui d’Adonaï dans la lecture publique des livres saints, et c’est pour prévenir le lecteur que, lors de l’introduction des points-voyelles, on assigna au nom IHVH les voyelles du nom substitué. Les inductions de la science moderne tendent à montrer dans le mot Jahveh la reproduction la plus probable de la prononciation antique, et cette nouvelle orthographe est de plus en plus adoptée en Hollande et en Allemagne.
  4. Il se pourrait toutefois que, dans une antiquité plus reculée encore que celle dont nous pouvons étudier le caractère d’après des documens sûrs, ce rôle en quelque sorte muet des êtres divins inférieurs eût été plus actif. Les débris de mythologie qui se rencontrent dans les premiers chapitres de la Genèse, particulièrement l’idée que des héros, des géans, des hommes « de grand renom, » sont provenus de l’alliance des fils de Dieu avec les filles des hommes, appuient fortement cette supposition.
  5. Il est bien entendu que c’est uniquement aux préceptes, dans leur concision primitive et leur généralité, que nous attribuons cette haute antiquité, et non pas aux additions qui furent faites plus tard et rentrent aujourd’hui dans le texte canonique.
  6. C’est ce qui expliquerait fort bien le cachet surprenant de réalité des récits de la vie patriarcale, pleins pourtant d’invraisemblances et d’impossibilités manifestes. Les faits réels furent oubliés ou altérés, mais la note exacte, l’esprit, la couleur générale de cette période, furent conservés.
  7. C’est un mythe très semblable qui prévalait dans le vieux Latium, où l’on s’efforçait de conjurer en avril le fléau du renard rouge (robigo, la rouille des blés). On immolait aux Robigalia de jeunes chiens roux, et aux fêtes de Gères on simulait dans le cirque une chat se au renard, après avoir attaché une torche enflammée à la queue de l’animal.
  8. Signalons à ce propos la belle étude que M. de Steinthal a consacrée à la légende de Samson dans le second volume du Zeitschrift für Vôlkerpsychologie (Revue de Psychologie ethnologique). Nous y voyons qu’en face de Cythère se trouvait un sanctuaire d’origine phénicienne, sur un promontoire laconien qui portait le nom d’Onugnathos, mâchoire d’âne. On y adorait une déesse très semblable à l’Onka de Thèbes, modification de l’Astarté sidonienne.
  9. Les trois grandes fêtes de l’ancienne année israélite ont aussi subi ce changement de signification que le monothéisme des siècles suivans a imposé à tant d’autres élémens de vieux naturalisme sémitique. Les fêtes du printemps, de la moisson et de la vendange sont devenues celles de Pâque, des Semaines et des Tabernacles.
  10. Cette question du Deutéronome mériterait une étude à part. Il y a du reste longtemps déjà que les critiques avaient relevé la physionomie toute spéciale de cette législation, qui contraste sur tant de points avec les autres recueils de lois dites mosaïques,