La Revanche de Joseph Noirel/06

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La Revanche de Joseph Noirel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 481-522).
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XVI.

Marguerite avait son père pour elle. Cette réflexion l’avait aidée à s’endormir, et le lendemain lui adoucit son réveil. Le temps s’était mis subitement au dégel ; un rayon de soleil presque tiède, glissant entre ses volets, pénétra de bonne heure dans sa chambre, et vint se jouer sur la courte-pointe de son lit. Ce rayon réveilla sa jeunesse, qui était restée dans cette chambre et qui se mit à bourdonner comme une mouche engourdie par le froid que ranime une fausse espérance de printemps. Marguerite causa quelques instans avec ses gaîtés d’autrefois, qui s’efforçaient de la consoler. Il est des âmes qui naissent avec une sorte de vocation pour le bonheur ; en vain leur échappe-t-il, ses refus ne peuvent triompher de leurs obstinations : elles comptent sur ses retours et l’attendent.

Désireuse d’éviter un tête-à-tête avec sa mère, Marguerite fit avertir M. Mirion qu’elle l’accompagnerait à la ville. Quand ils furent montés en voiture : — Ta mère m’a livré ce matin de bien rudes assauts, lui dit-il ; elle a ouvert le feu avant l’aube.

— Décidément elle ne me croit pas !

— Hélas ! non. Elle prétend que le fond de l’affaire, c’est que tu as eu la sottise de tomber malade, de perdre tes couleurs, et que ton mari t’en veut. À l’entendre, il ne s’agit que d’une question d’embonpoint.

— Et vous me croyez toujours, vous ?

— Certes !… Je regrette seulement… Il y a des choses qu’en conscience tu ne peux nous dire ?

Elle posa la main sur son cœur : — Dût-il m’étouffer, mon secret ne sortira pas de là.

— C’est fâcheux. Ton père te donnera raison, mais les autres te donneront tort, ma pauvre chère comtesse.

— Oh ! si tu savais comme je me soucie peu des autres ! lui répliqua-t-elle ; mais, je t’en supplie, ne m’appelle plus comtesse. Je ne veux plus être que ta fille, je ne suis plus que Marguerite Mirion.

— Tout ceci est bien triste, reprit-il en poussant un profond soupir. Qui pouvait prévoir de tels malheurs ? Eh ! que n’as-tu épousé un bon petit bourgeois comme ton père. Il n’y a de sûr dans ce monde, vois-tu, que la bourgeoisie et les bourgeois. Nous avons des principes, nous autres ; ajoutez-y des rentes, et voilà le bonheur. À vrai dire, les rentes et les principes, l’un ne va guère sans l’autre… Ah ! maudit soit le jour où ce comte d’Ornis… Nous avons été des imprudens, nous sommes allés trop vite, et il se trouve que ton oncle Benjamin avait raison, ce dont ta mère enrage. Et Joseph Noirel, lui aussi, était bien inspiré lorsqu’il nous disait à son retour d’Ornis : — Ne vous pressez pas, informez-vous. — Pourquoi faut-il que ce bon conseiller soit un mauvais drôle ? S’il avait eu plus de cœur, il aurait insisté, et rien ne serait arrivé ; mais il n’a jamais aimé que lui-même, ce joli monsieur. Il est amoureux de son ingratitude. Dieu les bénisse, sa maîtresse et lui !

C’est ainsi que, revenant à ses moutons par une pente fatale, M. Mirion englobait son ouvrier dans ses griefs contre son gendre. C’est une consolation de mettre tous ses chagrins dans le même sac ; cela simplifie le malheur. Marguerite ne releva pas les dernières réflexions de son père. Le nom de Joseph Noirel, survenu inopinément dans la conversation, l’avait rendue rêveuse. Elle n’avait guère songé à lui depuis trente-six heures. — C’est moi qui suis une ingrate, se dit-elle, et qui ne pense qu’à moi. Ce cher garçon ! quel ami loyal et dévoué ! Il a fait tout ce qu’il pouvait. Grâce à lui, j’ai su ce que je désirais savoir, et il ne tient plus qu’à moi de posséder cet exécrable papier, dont je me servirai pour conquérir ma liberté… Ou plutôt j’écrirai à M. d’Ornis : Gardez ma dot, et rachetez-le, ce papier ; je ne vous demande qu’une chose en retour, la promesse que vous épargnerez à ma famille le scandale qu’elle redoute plus que ma mort. Nous nous séparerons à l’amiable pour incompatibilité d’humeurs. J’ai confiance en moi, je me sens capable de recommencer à vivre. Il y a encore dans ce monde un soleil et des fleurs !… Mon brave Joseph, c’est à toi que je devrai mon salut. J’aurais déjà dû lui écrire. Il est sans doute de retour à Lyon, et il attend mes ordres… Je sais bien ce que je ferai pour le payer de ses peines. Je le ferai rentier dans cette maison qu’il a quittée pour moi et par mon ordre. On l’y traitera désormais comme il le mérite, non en subalterne, mais en ami. Mon père est bon et raisonnable ; il le mettra de part dans les bénéfices, et tout le monde y trouvera son compte. Ah ! que la société se porterait mieux, si grands et petits savaient comprendre leurs intérêts !

Ainsi raisonnait et rêvait Marguerite Mirion, qui cependant avait appris dans son enfance la fable de Perrette et du Pot au lait ; on la lui faisait réciter en robe rose, debout sur une chaise, tous les dimanches après midi, quand il y avait du monde à Mon-Plaisir. M. Mirion était tombé dans un morne silence ; il ruminait ses tristesses.

Comme la voiture venait d’entrer en ville et traversait la Place-Neuve, Marguerite dit à son père : — N’y aurait-il pas moyen de vous rapatrier avec ce pauvre Joseph ? Je me chargerais volontiers de lui faire entendre raison.

— Je ne sais que trop aujourd’hui, lui répondit-il, combien cet abominable garçon m’était utile ; mais je te jure qu’il ne rentrera chez moi qu’après m’avoir fait sa soumission et demandé pardon à deux genoux.

— Ce sera peut-être difficile à obtenir de sa fierté, répondit-elle.

— Sa fierté ! dis plutôt son insolence. C’est un monstre d’orgueil.

Marguerite n’insista pas, se réservant de reprendre plus tard l’entretien.

— Au surplus, ajouta son père, ce chagrin-là n’est qu’une misère à côté de celui que tu nous causes.

— Que je vous cause ? dit-elle d’un ton de reproche.

— Pardon, Margot ! Je voulais dire : que nous cause notre aimable gendre.

— Ayez bon courage. Il ne s’agit pas, comme le prétend maman, d’une question d’embonpoint ; mais vous verrez que tout se réduira en définitive à une question d’argent, et plaie d’argent n’est pas mortelle, n’est-ce pas ?

Il la regarda tendrement et lui dit : — Je donnerais volontiers mes deux mains et tout ce qu’il y a dedans pour t’entendre rire comme autrefois.

Marguerite quitta son père pour aller faire quelques emplettes qui lui étaient d’un besoin urgent, étant arrivée à Genève sans malle et sans valise. Elle le rejoignit dans son magasin, à la porte duquel la voiture devait venir les prendre. Elle éprouva la plus vive émotion en revoyant ce magasin, qui lui rappelait les plus belles heures de son enfance. En ce temps-là, on n’avait pas encore acheté Mon-Plaisir ; on logeait dans un quatrième un peu sombre, et le plus cher amusement de Margot était de descendre en tapinois dans l’atelier, de se tenir plantée devant un établi, de regarder courir le rabot, d’écouter le grincement de la scie qui mordait le bois à belles dents, de recueillir dans ses petites mains roses, qu’elle joignait en forme de coupe, la sciure qui pleuvait et qui les chatouillait en tombant, et de toucher à tout, de tout manier, de tout piétiner, de se rouler dans les copeaux, de passer ses doigts sur les colonnes torses des vieux bahuts, ou de contempler dans de vieilles planches de chêne des nœuds luisans qui ressemblaient à des visages et qui lui racontaient des histoires. Oh ! le beau temps, et quelles belles parties de cligne-musette elle avait jouées à la nuit tombante dans ce magasin tout de guingois, plein d’encoignures et de cachettes ! Il n’y avait pas un seul de ces recoins qui n’eût entendu son cri ou son rire, ils se souvenaient tous de ses chansons et en ce moment ils les redisaient tout bas à cette pauvre Margot qui ne savait plus chanter. Hélas ! c’était là aussi que lui était apparu pour la première fois le sombre inconnu qui était devenu son maître. Embusqué derrière un meuble, il avait tout à coup émergé à la lumière et attaché sur sa beauté des regards et des désirs ardens à la proie. Elle n’avait pas su se défendre, elle s’était abandonnée aux hasards ou aux tyrannies de sa destinée comme l’hirondelle au vent qui l’emporte. Maintenant elle le connaissait, cet inconnu ; elle avait réussi à lire dans ses yeux, où il faisait nuit, et elle avait vu se raviver sur ses mains une tache de sang qui résistait à tous les lavages.

Traversant rapidement le magasin, elle s’en fut chercher son père dans son cabinet, près duquel se trouvait un établi où il travaillait quelquefois encore. Elle profita d’un moment où il lui tournait le dos pour se baisser jusqu’à terre, pour promener ses doigts sur le plancher et les barbouiller de poussière ; puis, passant en revue les grandes et les petites scies, les varlopes, les riflards, les gouges et les feuillerets, elle les porta impétueusement l’un après l’autre à ses lèvres. — Qu’est-ce donc que cette cérémonie ? lui demanda son père, qui se retourna comme elle honorait de ses caresses un grand ciseau à chantourner. Prends-y garde ; parmi ces outils, il en est qui ont servi à ce malheureux Joseph.

— Il fallait m’avertir plus tôt, répondit-elle en rougissant un peu.

La calèche qui ramenait le père et la fille à Mon-Plaisir entra au coup de midi dans la cour pavée sur laquelle donnaient les fenêtres du salon. Une voiture de louage l’avait précédée et avait laissé dans la neige la trace de ses roues. M. Mirion venait de mettre pied à terre, et il aidait sa fille à descendre quand, prêtant l’oreille : — Que se passe-t-il donc ? lui dit-il. On parle et on crie bien fort.

Elle écouta aussi, entendit les éclats d’une voix qu’elle n’osa pas reconnaître. Elle pâlit, fit un mouvement pour s’enfuir. — Viens, lui dit-il en la retenant. Du courage ! Je suis avec toi.

Et il l’entraîna plus morte que vive. Lorsqu’il eut ouvert la porte du salon, elle aperçut à gauche, dans l’embrasure d’une fenêtre, sa tante et sa cousine qui, fort empêchées de leur contenance, regardaient l’une le plafond, l’autre le plancher ; à leur droite, son parrain debout près d’une console et rouge comme un coquelicot ; plus en avant, la tête enfoncée dans les coussins du canapé, Mme Mirion, laquelle paraissait en proie au plus violent désespoir, et adossé contre la cheminée, sombre, terrible, le regard menaçant, l’homme qu’elle avait juré de ne plus revoir.

En apprenant le départ de sa femme, M. d’Ornis avait eu un accès de colère furieuse, à la suite duquel il s’était mis en hâte à sa poursuite. En vain la comtesse douairière, secrètement enchantée de l’aventure, avait-elle fait tous ses efforts pour le retenir ; elle ignorait les raisons qu’il avait de ne point aimer sa femme et d’être fermement résolu à ne s’en séparer jamais. Il avait répondu fort brusquement à ses remontrances, et tout à l’heure il était tombé comme une bombe à Mon-Plaisir, au milieu de la famille rassemblée pour le déjeuner. Sans perdre son temps à interroger, à s’enquérir, il avait pris d’emblée l’offensive, comme il convenait à l’audace de son caractère, et les étranges accusations qu’il venait d’articuler étaient cause que Mme Mirion, sanglotante et hurlante, avait enfoui son visage dans un coussin.

Elle le releva au bruit que fit la porte en s’ouvrant, et apercevant sa fille, elle lui cria : — Marguerite, est-il vrai que tu aimes… que tu aimes… Ah ! je n’aurai jamais la force de prononcer le nom de cet homme.

Marguerite s’était avancée au milieu de la chambre ; elle avait regardé fixement son mari, leurs yeux s’étaient rencontrés comme des fers qui se croisent : — Achevez, que voulez-vous dire ? demanda-t-elle à sa mère.

— Mais oui, que signifie cette étrange question ? s’écria M. Mirion en colère. Monsieur le comte, Marguerite est notre fille, elle n’a jamais aimé que son devoir…

— Et l’un de vos ouvriers qui s’appelle Joseph Noirel ! repartit M. d’Ornis en tordant son chapeau entre ses doigts.

Puis se tournant vers Marguerite : — Je ne suis pas un mari commode, madame. Je tiens à garder mon bien, et je suis jaloux… si jaloux que j’ai mis mon orgueil sous mes pieds pour venir vous disputer ici à mon heureux rival… Quel rival ! il est de ceux qu’on ne tue pas, mais qu’on bâtonne.

Marguerite ne put répondre un mot. Elle n’en croyait pas ses oreilles ; tant d’audace la faisait tomber en confusion. Le remords et l’innocence ont quelquefois la même manière de joindre les mains et de baisser les yeux. M. Mirion observait sa fille avec attention ; son silence et son embarras l’épouvantèrent. Il se prit la tête d’un air d’accablement. Ce secret qui étouffait Marguerite, c’était donc cela ! Et tantôt ne lui avait-elle pas demandé la grâce de Joseph Noirel en lui disant : Il faut vous rapatrier avec Joseph ; je m’y emploierais volontiers ! Il poussa un profond gémissement et se laissa tomber dans un fauteuil. — Parlez, madame, reprit M. d’Ornis, qui désormais se sentait maître de la situation. Que signifie ce visage interdit ? En coûte-t-il aux femmes de mentir ? Niez hardiment que ce jeune homme que je ne nommerai plus, — c’est assez d’une fois, — ait résolu de quitter cette maison au lendemain de votre mariage, parce qu’il ne pouvait plus s’y souffrir, vous absente. Niez que quelques semaines plus tard vous ayez eu avec lui une conférence secrète et que depuis lors il ait entretenu avec vous une correspondance amoureuse. Niez qu’il soit venu rôder autour d’Ornis dans l’espérance de vous revoir, que je vous aie surpris un jour, vous et lui, causant tête à tête, les pieds dans la neige, et n’ayant vraiment pas l’air de sentir le froid, si vif était le charme de cette conversation, que j’ai eu le malheur de déranger. Niez qu’il soit revenu avant-hier à Ornis, qu’il ait joué une comédie dans le préau pour arriver jusqu’à vous… Ma mère se serait-elle méprise ? Elle déclare l’avoir vu de ses yeux, l’avoir entendu vous parler à l’oreille, et, par une bizarre coïncidence, le même soir la comtesse d’Ornis s’évadait d’un château qu’elle avait pris en dégoût parce que ses mouvemens y étaient trop gênés, ses rendez-vous trop surveillés, et qu’elle s’était promis de venir goûter ici la plus chère des libertés, la liberté du cœur… Niez tout, vous dis-je, madame, que vous soyez ici, que vous m’ayez forcé de courir après vous pour sauver votre honneur et le mien, que ce soit vous, que ce soit moi, et qu’en ce moment je vous fasse peur !

À ces mots, comme par l’effet d’un désenchantement, Marguerite retrouva sa voix. Elle s’avança vers M. d’Ornis et lui dit : — Ah ! monsieur, je me flattais de vous connaître, et vous trouvez moyen de m’étonner.

— Marguerite, lui cria sa mère, je le savais bien, il n’y a dans tout ceci, n’est-ce pas ? qu’une méprise, qu’un malentendu… Explique-lui tout ce qui s’est passé ; mais ne lui parle pas sur ce ton. Demande-lui pardon du chagrin que tu lui causes, mets-toi à genoux devant lui.

Elle se redressa de toute sa taille : — À genoux devant lui ! Cela m’est arrivé autrefois ; mais aujourd’hui !… Convenez vous-même, monsieur, que ce serait le monde renversé.

— Puisque tu refuses de parler, je parlerai pour toi ! reprit Mme Mirion, qui s’empara des deux mains de son gendre et les pressa sur ses lèvres dans l’attitude d’une suppliante… De grâce, pardonnez-lui, disait-elle ; je vous jure qu’elle est encore digne de votre amour. Elle a fait un coup de tête ; mais le cœur est bon. Ma fille aimer ce drôle ! Elle ne l’aime pas, vous dis-je ; elle se respecte trop. Si vous saviez dans quels principes nous l’avons élevée ! Elle n’a fait de sa vie une mauvaise lecture, jamais roman n’a pénétré dans cette maison… Il est possible que le malheureux se soit oublié à ce point de devenir amoureux d’elle. Il aura pris je ne sais quel prétexte pour l’approcher ; elle aurait dû l'éconduire, lui montrer du doigt le ruisseau où il est né. Elle est trop bonne, elle craint de faire de la peine aux gens, je l’ai bien souvent réprimandée là-dessus ; mais croire qu’elle puisse sentir quelque chose pour un ouvrier dont le père est mort à l’hôpital !… Je vous le répète, elle est innocente. Songez que cette chère enfant a été malade. Elle a encore la fièvre, elle n’a plus toute sa tête ; elle a fait une folie, une vraie folie. Elle vous expliquera toute l’affaire, et vous verrez qu’elle est bien moins coupable que vous ne pensez… Ah ! monsieur le comte, elle sait ce qu’elle vous doit, tout l’honneur que vous lui avez fait en lui permettant de porter votre nom ; elle a le cœur plein de vos bontés pour elle, et hier encore elle nous parlait de vous avec un respect, une affection… Est-ce vrai, ce que je dis là, malheureuse enfant ?…

M. d’Ornis mit fin à ce déluge de paroles en disant : — Je voudrais vous croire, madame ; mais après tout je ne suis pas un juge bien rigoureux. En attendant les explications qu’elle me doit, je ne demande qu’une chose à votre fille, c’est de repartir à l’instant même avec moi. Vous verrez qu’elle n’y consentira pas.

— Vous la calomniez ! s’écria Mme Mirion. Je voudrais bien voir…

— Retourner à Ornis ! interrompit Marguerite. Y retourner avec lui ! Jamais.

— Vous l’entendez, madame, dit froidement M. d’Ornis. L’exclamation de Marguerite avait produit sur l’assistance un désastreux effet. Mme Mirion poussa un cri déchirant, et son mari leva le bras en l’air comme pour maudire sa fille. La tante Amaranthe attachait sur sa nièce des yeux aussi terribles que ceux des vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse à la vue d’un réprouvé. Mlle Grillet mit sa tête dans son giron et se boucha les oreilles ; sa vertu effarouchée n’en pouvait entendre davantage. On vit alors Marguerite tomber à genoux, le corps frissonnant, les mains tremblantes. Elle disait : — Grâce ! pitié ! Si vous m’aimez, ne me condamnez pas à cet affreux supplice !… Il y a des choses que je ne peux dire. Ah ! vous ne connaissez pas cet homme, il vous trompe… — Et se tournant vers lui : — Monsieur, ayez pitié de moi ! Je ne dirai rien, je vous jure que je ne dirai rien ; mais vous sentez bien que nous ne pouvons plus vivre ensemble… Je tâcherai de vous oublier ; mais, je vous en supplie, que je ne vous revoie plus ! — Et parlant ainsi, s’approchant à genoux de sa mère, elle se cramponnait à sa robe, tâchait de lui prendre les mains ; ces mains inflexibles la repoussaient, et sa tête battait le plancher. — Tu veux notre déshonneur, lui criait sa mère affolée. N’est-il pas écrit dans l’Évangile : malheur à celui par qui arrive le scandale ? — Et son père la repoussait aussi en lui disant : — Tout à l’heure tu as voulu me tromper. Où donc est ce Joseph ? où donc est ce scélérat, que je le tue sous tes yeux ?

Parmi les témoins de cette scène, il s’en trouvait un cependant qui, plus perspicace ou plus désintéressé que les autres, avait vu clair dans le procès et pris parti pour la bonne cause. C’était l’oncle Benjamin, lequel, ne pouvant plus commander à son indignation, se détacha brusquement de la console contre laquelle il était resté appliqué, et, s’avançant de deux pas, s’écria : — En vérité, mon frère, et vous, madame ma belle-sœur, qu’avez-vous fait de votre bon sens et surtout de votre cœur ? Quoi donc ! cette chère enfant, que nous connaissons tous pour un ange de bonté, de pureté et de droiture, ne réussira pas à vous attendrir ? Vous ne voyez pas que, si elle se tait, c’est qu’elle a trop à dire, qu’elle ne pourrait se défendre sans accuser ?… — Et regardant en face M. d’Ornis : — Mangez-moi des yeux, monsieur le comte, vous ne m’empêcherez pas de parler. Je ne suis qu’un humble coureur de cachets, pour vous servir ; mais je n’ai rien sur la conscience. Êtes-vous sûr d’en pouvoir dire autant ? M’est avis que les accusations que vous portez contre cette pauvre petite sont d’indignes calomnies, où l’on reconnaît un homme dont le cas est louche, et qui se hâte de brouiller l’eau de peur qu’on n’en voie le fond. Au surplus, je vous le déclare tout net, votre figure ne m’est jamais revenue, et s’il n’avait tenu qu’à moi, ma filleule ne serait pas aujourd’hui votre femme. Hélas ! on n’a pas voulu m’en croire. Nul n’est prophète dans sa famille, et la vanité n’a point d’oreilles.

— Monsieur Mirion, s’écria le comte d’Ornis avec hauteur, cette maison aurait-elle changé de maître ?

M. Mirion bondit comme si son gendre l’avait cinglé d’un coup de fouet ; tenant à son frère un langage inaccoutumé : — C’en est trop, Benjamin, lui cria-t-il. Qui te demandait ton avis ? Nous avons supporté trop longtemps tes incartades. Tais-toi, ou sors d’ici.

— Voilà un mot que je ne me ferai pas dire deux fois, répliqua l’oncle Benjamin. Je sors pour ne plus revenir. — Et il s’élança vers la porte, qu’il referma violemment derrière lui.

Marguerite était restée à genoux. Elle promena une fois encore son regard effaré autour d’elle, et se sentit seule et abandonnée. Il n’y avait là que des yeux qui ne la croyaient pas, des cœurs sourds qui refusaient de l’entendre, des âmes murées où son malheur, qui mendiait aux portes, ne pouvait entrer. Alors il lui vint une tentation, celle de prendre sa revanche et de dire enfin tout ce qu’elle savait. Une lutte terrible s’engagea en elle. Son secret montait en bouillonnant de son âme à ses lèvres ; elle était sur le point de s’écrier : — Cet homme qui m’accuse est un meurtrier, et il a souffert qu’un innocent portât la peine de son crime ! — Mais au moment où le mot fatal allait lui échapper, elle faisait un effort désespéré, et il trouvait devant lui comme une muraille de silence qu’il ne pouvait forcer. Ses lèvres se tordaient, une sueur froide mouillait ses tempes. Trois fois sa bouche s’ouvrit toute grande, et l’on put croire qu’elle allait parler ; trois fois elle refoula son secret, qui retombait lourdement sur son cœur. Et tout à coup, par une victoire héroïque de sa volonté, se dressant sur ses pieds, l’œil en feu, passant sa main fiévreuse sur ses joues brûlantes, éperdue, hérissée comme une lionne qui a livré son dernier combat et qui se sent mourir, elle s’approcha en chancelant du comte d’Ornis et lui cria d’une voix rauque ces mots que personne, excepté lui, ne comprit : — Monsieur, emmenez-moi bien vite d’ici, car il y va de votre vie !

Quelques instans après elle était en voiture. M. et Mme Mirion se tenaient debout aux deux portières, et par un brusque retour accablaient leur fille de leurs caresses et des effusions de leur reconnaissance. Elle n’avait pas l’air de les voir, de les entendre. Une seule chose l’occupait : blottie dans l’un des coins de la voiture, elle veillait à ce que sa robe n’effleurât pas le genou de M. d’Ornis, qui venait de s’asseoir à sa droite. Le cocher toucha. Alors elle avança la tête, contempla une dernière fois les murs et les toits de cette maison qui avait juré de la défendre et qui lui avait manqué de parole. Ce regard ressemblait à un suprême adieu ; puis elle ferma les yeux, et, la tête basse, s’enfonça dans sa destinée.

Il fallut bien du temps à cette maison, qui n’avait pas su défendre Marguerite Mirion, pour se remettre de son effroi ; on sentait qu’une tempête y avait passé. Si les murs étaient émus, les habitans de la bergerie l’étaient bien davantage. Ce fut Mme Mirion qui la première reprit son assiette. — Il reste là dedans bien du mystère, finit-elle par dire ; cependant il y a pour moi trois choses claires comme le soleil : Joseph est un scélérat ; ma fille est une innocente, mais une imprudente, et son mari nous a prouvé par sa jalousie à quel point il l’adore.

M. Mirion eut plus de peine à recouvrer son sang-froid. Il avait des inquiétudes et des doutes. Dans la soirée, il s’en fut promener sa profonde tristesse sur la terrasse ; une nouvelle émotion l’y attendait. Il n’avait pas fait dix pas qu’il crut voir une ombre apparaître à l’un des angles de la maison et disparaître aussitôt derrière un buisson. Il s’approcha, le cou tendu. L’ombre essaya de s’échapper ; contre son attente, une porte charretière sur laquelle elle comptait pour opérer sa retraite se trouva fermée au cadenas. La porte était haute, l’escalade chanceuse. Le rôdeur nocturne fit face à l’ennemi.

— Ah ! c’est toi, misérable ! s’écria M. Mirion.

Après avoir quitté M. Bertrand, Joseph avait regagné Ornis, ses deux papiers dans sa poche. Il avait passé la matinée à rôder dans les alentours du château, où il n’osait se présenter. Point de Marguerite. À midi, pour reprendre des forces, il alla dîner à l’auberge du Cheval-Blanc ; il entra dans la salle à boire comme un paysan contait à Mme Guibaut que la nuit précédente la jeune comtesse d’Ornis avait été rencontrée sur la route d’Arnay, se sauvant à bride abattue, et que son mari venait de partir à sa poursuite. Joseph devina ce qui s’était passé, qu’atterrée par la découverte qu’elle avait faite, Marguerite s’était réfugiée auprès de ses parens. Il se remit en route, se rendit à Beaune, et, jugeant que M. d’Ornis prendrait le train direct, par prudence il attendit le train suivant, lequel entra dans la gare de Genève une heure après que les deux époux en étaient repartis. À la nuit tombante, il s’était acheminé vers Mon-Plaisir pour s’assurer si Marguerite y était, impatient de la voir, de lui parler ; mais il est des jours malheureux, où les plus habiles se font prendre.

— C’est donc toi, misérable ! répéta M. Mirion en avançant le bras pour happer au collet Joseph, qui se dégagea et lui dit : — Vous voyez bien que je ne me sauve pas.

— Il est donc vrai, poursuivit M. Mirion, que, pour prix de toutes les bontés dont tu as été comblé, tu as osé lever les yeux sur la fille de tes bienfaiteurs ? Un Joseph Noirel qui se méconnaît jusqu’à devenir amoureux d’une Marguerite Mirion ! Heureusement la Providence a déjoué tes indignes manœuvres. Je ne sais ce que tu avais pu dire à ma fille pour l’irriter contre son mari ; tantôt ils se sont vus ici, ils se sont expliqués, et sont repartis réconciliés, la main dans la main… Ah çà ! t’imagines-tu que Marguerite puisse éprouver pour toi un sentiment sérieux ? Oublies-tu la distance qui est entre vous ?… Drôle, que lui as-tu dit ? comment as-tu surpris sa bonne foi ? quels ténébreux mensonges lui as-tu débités ?

Mais tout à coup, saisi d’une violente émotion, changeant de ton et fondant en larmes : — Joseph, mon bon Joseph ! s’écria-t-il en lui tendant les deux mains, souviens-toi du passé, souviens-toi de ce que j’ai fait pour toi et de ce que tu as fait pour moi. Je suis si malheureux ! Dis-moi tout, et je te pardonnerai tout.

Joseph le regarda un instant en silence, puis, haussant légèrement l’épaule, il lui répliqua durement : — Les secrets de votre fille sont à elle, les miens sont à moi, et je n’ai rien à vous répondre.

Il n’avait pas achevé que M. Mirion, outré d’indignation, lui appliqua un terrible soufflet dont les conséquences devaient être plus terribles encore. Joseph poussa un rugissement et leva son bâton sur la tête du souffleur ; mais il se rendit maître de sa fureur, et comme s’il se fût piqué de prouver que les âmes plébéiennes ont leurs heures de royauté, par un mouvement à la Louis XIV, il laissa retomber son bâton, l’appuya contre terre, le brisa en deux d’un coup de pied, et en rejeta les tronçons derrière lui.

— Désormais je ne vous dois plus rien ! s’écria-t-il d’une voix sombre.

Et sans que M. Mirion, étonné de son action, songeât à lui barrer le passage, il s’enfuit au travers de la terrasse et de la cour, emportant avec lui son soufflet, son amour outragé et son orgueil saignant qui criait vengeance.



XVII.

Ce n’était pas un méchant homme que le comte d’Ornis, il n’avait commis de sa vie une cruauté inutile ; mais son caractère offrait un redoutable mélange de passion et de calcul, et bien qu’il soit dans le tempérament de la passion d’avoir des retours subits, d’être généreuse par accès, on ne pouvait citer de lui un seul trait d’imprudente générosité. Il était le plus personnel des hommes. Pourquoi fallait-il que son frère fût né avec un pied bot, et que ce frère, pris en déplaisance par sa mère, eût été constamment sacrifié à son cadet ? C’est une race terrible que les Benjamins. Quand ils ont l’humeur violente, il leur arrive de tuer Raoux, et Raoux mort, ayant un crime à cacher et leur tête à défendre, malheur à Marguerite Mirion, si jamais elle cesse d’être un agrément dans leur vie et qu’ils la puissent soupçonner d’être un danger !

Le triomphe de M. d’Ornis était complet. Il ramenait sa prisonnière et il se flattait, non sans raison, qu’elle ne tenterait plus de lui échapper. Où désormais pourrait-elle aller ? Il lui avait fermé les portes de Mon-Plaisir, il y régnait comme à Ornis. Toutefois il ne laissait pas d’être soucieux. Après avoir vécu pendant quarante-huit heures dans l’émotion d’une tempête, sa pensée s’étant rassise, il avait recouvré la faculté de réfléchir, et ses réflexions l’inquiétaient. Le mot de Marguerite : — emmenez-moi bien vite d’ici, car il y va de votre vie ! — lui tourmentait l’esprit. Avait-elle conçu des soupçons ou acquis des certitudes ? que s’était-il passé entre elle et Joseph ? Il aurait voulu s’en éclaircir sur-le-champ. À plusieurs reprises, chemin faisant, il essaya d’engager un entretien avec sa femme. Elle n’avait pas l’air de l’entendre ni de le voir ; tantôt elle fermait les yeux, et tantôt les laissait vaguer autour d’elle comme des chiens sans maître. — J’espère, lui disait M. d’Ornis, que nous sauverons du moins les apparences ; vous y êtes plus intéressée que moi.

Ce fut en apercevant les toits et les girouettes du château d’Ornis, dont le soleil faisait jaillir des étincelles, que Marguerite sentit toute l’horreur de sa situation et de ce cachot où elle allait être réintégrée. Quand la voiture eut atteint les premières maisons du hameau, elle fit un appel désespéré à son courage. Elle se redressa, se raidit. Elle essuya d’un air impassible les regards curieux ou ironiques que les passans lui jetaient à la dérobée. Elle contempla sans frissonner l’orangerie et le jardin potager, où elle crut reconnaître encore la trace de ses pas dans la neige à moitié fondue. Elle traversa le passage voûté, entendit le retentissement du sabot des chevaux sur les dalles de la cour, et n’accepta l’aide de personne pour descendre de voiture. Ayant mis pied à terre, elle fit un signe de tête à ses gens et courut s’enfermer dans son appartement.

À minuit, brisée de fatigue, elle se disposait à gagner son lit. Elle fit la réflexion que M. d’Ornis était savant dans le choix des lieux et des heures, et qu’il lui convenait peut-être de la surprendre dans son premier sommeil. Elle aurait pu tirer son verrou ; mais son insuccès l’avait dégoûtée des précautions, et d’ailleurs de quoi sert-il d’ajourner l’inévitable ? Elle ne quitta pas son fauteuil. Quelques instans plus tard, sa porte s’ouvrit, et M. d’Ornis parut.

Il eut l’air étonné de trouver encore sa femme sur pied, et demeura un moment immobile. Enfin, prenant son parti, il s’approcha d’elle et lui dit tout bas : — M’expliquerez-vous, madame, pourquoi vous vous êtes enfuie de cette maison ?

Elle le regarda et lui répondit d’une voix qui ne tremblait point : — J’ai appris que vous êtes le meurtrier du marquis de Raoux.

Il chancela, comme frappé d’une balle au cœur. Il serait tombé, si sa main n’eût rencontré le dossier d’une chaise auquel il se retint. Son visage était livide, ses traits s’étaient décomposés. Il crut voir la chambre tourner deux ou trois fois autour de lui, emportant Marguerite dans son mouvement, et il lui sembla que dans chaque coin de cette chambre il y avait une femme assise qui lui criait : Voici le meurtrier du marquis de Raoux ! Il se prit à dire : — Au nom du ciel, parlez plus bas ! — Son vertige s’étant dissipé, il s’aperçut qu’il n’y avait qu’une femme, et que cette femme était la sienne. Il leva le bras d’un air menaçant. Le désespoir ne craint rien, Marguerite le regarda d’un œil tranquille, et ce regard lui rendit à peu près sa raison.

Il fit le tour de la chambre, ouvrant et refermant toutes les portes avec précaution, pour s’assurer que personne ne les avait entendus ; puis il revint s’asseoir, et son premier mot fut : — Je vous plains, madame, car vous comprenez qu’après cela nous ne pouvons plus nous quitter.

Il y eut un silence de quelques minutes. — Parlez, reprit-il ; qui s’est chargé de vous instruire ?… Vous parlerez, poursuivit-il d’une voix sourde. Voici l’heure des explications. Il faut que nous nous épargnions l’un à l’autre dans notre commun malheur la peine d’avoir encore quelque chose à chercher. Voulez-vous que je commence ? Il y a trop longtemps que je sens rôder autour de moi vos curiosités. Je savais bien que cela finirait ainsi… Madame, n’avez-vous pas de question à m’adresser ?

Elle lui fit signe que non. — Vous vous trompez, continua-t-il. Vous mourez d’envie de savoir comment et pourquoi… Vous n’aurez pas de repos que vous ne le sachiez. J’aime mieux vous le dire tout de suite.

Il s’interrompit pour essuyer son front avec son mouchoir ; il suait à grosses gouttes. Baissant encore la voix : — Ce fut à propos d’un cheval. Raoux avait juré de l’avoir ; j’enchéris sur lui à son insu, et le cheval fut à moi. De ce jour, notre amitié se refroidit. Madame, il me supplia tant que je consentis à jouer avec lui une partie d’échecs dont le cheval serait l’enjeu. Nous étions échauffés par le vin ce soir-là, nous battions la campagne. Depuis lors je n’ai jamais bu que de l’eau rougie, et vous savez aussi que le lendemain j’ai tué le cheval d’un coup de fusil ; je ne voulais plus le revoir, ni le monter, ni que personne le montât… Où donc en étais-je ? Vous voulez tout savoir, vous saurez tout… Il me dit : — Vous voyez bien que vous êtes échec et mat ! — Et il s’en fut au bout de la chambre prendre un verre d’eau qu’il vida d’un trait ; il en avait grand besoin. Quand il revint : — Vous vous trompez, lui dis-je ; voilà mon roi en sûreté… Alors il me déclara que j’avais changé de case son cavalier. Je me sentis pâlir, je lui prouvai qu’il se trompait. Il renversa l’échiquier et répéta jusqu’à vingt fois : Vous êtes un tricheur ! Il ajoutait : — Demain, tout le monde apprendra de moi qui vous êtes… Je vous jure que je fus un ange de patience. — Je le conjurai de se taire ; je lui disais que j’allais faire un malheur. Il continuait de crier : — Demain, cela se saura ! — Ma tête bouillait, je pris un couteau. Il s’enfuit à travers le parc, je l’atteignis au bout de la passerelle… Vous a-t-on dit que j’avais voulu me tuer ? Il se trouva là quelqu’un qui m’en empêcha. Quand on ne s’est pas tué, ah ! madame, on défend sa tête ; je défendrai la mienne, je la sauverai !…

Il s’interrompit de nouveau, puis d’une voix qui se mourait : — Avez-vous encore une question à me faire ?

— Oui, répondit-elle. Je voudrais connaître le nom de l’homme, du vagabond…

Il fit un geste terrible. — Taisez-vous, s’écria-t-il ; je ne veux pas que cet homme entre ici… Et par un mouvement machinal, il porta son regard de la porte à la fenêtre comme pour s’assurer qu’elles demeuraient closes ; puis il couvrit ses yeux de ses deux mains. Marguerite se mit à sangloter.

— Pleurez, faites votre métier, lui dit-il en se redressant. Les femmes ont la rage de pleurer comme si les larmes avaient jamais rien guéri. Vous ne connaissez ni le monde ni les hommes. Vous vous imaginez que de sang-froid, de propos délibéré, on se dit : Je laisserai mourir ce vagabond, ce va-nu-pieds. Détrompez-vous. On se dit chaque soir avant de s’endormir, quand on réussit à dormir : Demain je parlerai. — Et le lendemain on pense à son nom, à son honneur, et on ne parle pas ; les jours se passent, la tête tombe. Désormais à quoi bon parler ?… Et vous ne savez pas non plus ce que c’est qu’un joueur, ni la fureur qu’ont ces gens-là de gagner la partie. Qu’est-ce donc quand leur vie est l’enjeu ?

Il parvint à maîtriser son émotion, et d’un ton sec : — Ne pleurez plus, madame, ajouta-t-il ; après tout, cette tête qui est tombée ne valait pas un écu.

Marguerite cessa de pleurer. Elle lui cria : — Assez, monsieur ! de grâce, plus un mot ! — Il lui faisait l’effet d’un monstre. Elle se trompait ; ce n’était qu’un enfant gâté qui avait perdu sa conscience dans le grand jeu de la vie.

En ce moment, M. d’Ornis crut entendre du bruit au dehors. Il courut à la croisée qui donnait sur le potager, l’ouvrit, souleva la persienne, regarda, écouta. Il n’aperçut qu’un ciel nuageux et sombre, il n’entendit que le gémissement d’un vent chaud qui soufflait par bouffées et fondait la neige. Il laissa retomber la persienne, ne referma qu’à moitié la fenêtre ; il était bien aise de faire entrer un peu d’air dans la chambre, il étouffait. Se rapprochant de sa femme : — C’est à votre tour de vous expliquer, lui dit-il. Je me flattais qu’un seul homme possédait mon secret. Celui-là est intéressé à le garder ; il s’est fait un revenu de sa discrétion. Est-ce lui ou un autre qui vous a parlé ?

Il attendait sa réponse dans une angoisse inexprimable. 11 poussa un soupir de soulagement quand elle lui dit : — Rassurez-vous, c’est lui-même.

— Il est venu ici ? Vous l’avez vu ?

— Vous aviez refusé de m’apprendre qui vous étiez ; j’étais résolue à le savoir.

— Convenez, madame, s’écria-t-il, que je vous avais bien jugée.

— Ah ! remerciez-moi, répliqua-t-elle. J’ai une bonne nouvelle à vous donner. Certain papier que ce drôle tient de vous est à vendre. Vous avez ma dot ; si elle ne suffit pas, vous vous adresserez à mon père. Vous connaissez aujourd’hui Mon-Plaisir et ses habitans ; ils sont à votre dévotion. Ah ! monsieur, convenez à votre tour que c’est une heureuse chance pour un homme tel que vous d’avoir épousé la fille d’un petit bourgeois !

À ces mots, elle se remit à pleurer ; son rôle était au-dessus de ses forces. Il ne s’aperçut pas qu’elle pleurait. Il ne l’avait pas écoutée jusqu’au bout ; il savait seulement que certain papier serait bientôt à lui, qu’il le brûlerait, qu’il en jetterait au vent la cendre, où le vent lui-même ne pourrait plus lire son nom, et le passé serait mort, il pourrait tuer ses souvenirs, recommencer à vivre. Tout à coup son visage s’assombrit, et fronçant le sourcil : — Vous m’en imposez, madame. M. Bertrand est défiant. Vous lui avez tendu un piège, vous l’avez circonvenu, et l’agent fidèle qui vous a servi dans cette affaire est sans doute cet ouvrier… Vive Dieu ! madame, possède-t-il aussi mes secrets, celui-là ?

— Il ne sait, s’empressa-t-elle de lui répondre, que ce que j’ai pu lui dire, quand moi-même je ne savais rien encore. Aurais-je parlé, si j’avais pu deviner combien vos secrets sont terribles ?

— Si jamais il m’arrive malheur, madame, s’écria-t-il avec violence, c’est vous qui m’aurez tué !

Elle joignit les mains : — Je vous réponds de ce jeune homme ; je suis sûre de lui.

— Êtes-vous sûre qu’on puisse l’intimider ? ou faudra-t-il l’acheter ?

— Je sais qu’il est mon ami, le seul que j’aie dans ce monde.

— Je veux croire qu’il n’en est que cela, reprit-il. Dès demain, vous écrirez à ce jeune homme la lettre que je vous dicterai, et vous le ferez venir ici. Vous trouverez le moyen de me débarrasser à jamais de lui. Ingéniez-vous, découvrez quelque expédient. Vous l’enverrez en Amérique ou ailleurs, peu m’importe. L’essentiel est que je ne le revoie jamais, et que jamais nous n’ayons, vous et moi, l’occasion de reparler de lui.

Elle garda un instant le silence, puis elle lui dit : — Soit, je me soumets à tout. Après cela, que ferez-vous de moi ? Il me semble que j’aurais le droit de mettre des conditions à mon obéissance.

— Des conditions ! répliqua-t-il. Oubliez-vous qu’on vous a rencontrée l’autre nuit vous enfuyant toute seule sur une grande route ? Aviez-vous l’air d’une folle ou d’une aventurière ? Je ne sais ce qu’on dit de vous aujourd’hui dans Arnay-le-Duc et dans Ornis ; on y dira demain ce que je voudrai… Croyez-moi, soumettez-vous sans conditions. Eh ! mon Dieu, je n’entends pas abuser de ma puissance ; vous serez seulement ma prisonnière, une prisonnière bien gardée… Il ajouta : — Que n’avons-nous un enfant ! Ce serait une garantie pour moi ; il me répondrait de votre silence.

Ce mot parut à Marguerite plus terrible que tout ce qu’elle avait entendu. — Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, hier j’étais dans la maison de mon père, je ne savais que trop l’avenir qui m’attendait ici, et un mot pouvait me sauver ; pourtant je me suis tue.

Il lui répondit avec un sourire amer : — Eh ! quoi, ne voulez-vous pas que j’admire votre générosité ? Si vous vous êtes tue, c’est que j’étais là et que je vous fais peur.

Elle cacha sa tête dans ses mains. Ce qu’elle éprouvait n’était ni de la peur, ni de la colère ; c’était cet horrible dégoût de la vie et des hommes que ressent quiconque a de l’âme et s’aperçoit que cela ne lui sert de rien, cette marchandise n’ayant pas cours dans le monde. Quand elle découvrit son visage, son mari était debout devant elle, et ce qu’elle crut lire dans ses yeux la fit tressaillir et frissonner. Elle se leva épouvantée. Il la regarda un instant en silence ; enfin, revenant à d’autres pensées, il lui tourna brusquement le dos, et se retira dans son appartement.

Il s’y promena longtemps, plongé dans ses réflexions, faisant le tour de sa nouvelle situation, le bilan de ses craintes et de ses espérances. L’air lui manquait. Vers deux heures, il entr’ouvrit l’un de ses volets, et s’accouda sur le rebord de la fenêtre. Tout à coup un caillou vigoureusement lancé, passant au-dessus de sa tête, vint frapper contre une glace qu’il étoila. M. d’Ornis se pencha et crut apercevoir une ombre qui s’enfuyait à travers le jardin. Ayant refermé son volet, il ramassa le caillou, autour duquel était enroulé un billet qui contenait ces mots :

« Monsieur le comte, je me suis rendu possesseur de la déclaration que vous avez écrite dans la nuit du 26 février 1867. Si demain matin vous n’avez pas quitté Ornis pour n’y revenir qu’à la demande et sous le bon plaisir de votre femme, après demain le procureur impérial de Beaune recevra ma visite. — Joseph Noirel. »

Pris de stupeur, M. d’Ornis se laissa tomber sur le bras d’un fauteuil ; il y était encore au matin. Pareil à un nageur épuisé qui a cru sentir la terre sous ses pieds et que la vague reprend et remporte, à peine avait-il entrevu sa délivrance prochaine, qu’elle lui échappait, et son malheur s’aggravait. Ce redoutable papier qui l’accusait, il s’était flatté un instant de le racheter et de le détruire ; il venait de découvrir que ce papier était aux mains d’un homme qui ne se laisserait pas acheter. Que voulait-il, cet homme ? Il avait l’air de le savoir trop bien lui-même ; apparemment il portait en son cœur un amour et une haine qu’il s’était juré d’assouvir au péril de sa vie. On peut avoir raison d’un Bertrand ; on n’a pas raison d’un Joseph, d’un amoureux, d’un fou…

Quand M. d’Ornis eut enfin secoué sa douloureuse torpeur, la première idée qui lui vint fut de courir après Joseph, de le prendre à la gorge et de le tuer. La seconde fut de tuer Marguerite ; n’était-ce pas elle qui l’avait plongé dans l’abîme où il se voyait ? Il ne s’arrêta pas longtemps à ces résolutions forcenées ; la raison l’emporta sur sa rage, et sa prudence eut le dernier mot. Il fit taire son orgueil, se détermina, toute réflexion faite, à partir incontinent pour Paris, non sans esprit de retour ni sans caresser l’espoir d’une prompte et formidable revanche. Le billet de Joseph, qu’il ne cessait de relire, lui semblait respirer une sorte de candeur presque enfantine dans l’insolence ; il en augurait favorablement pour le succès de ses desseins. — Soit, se dit-il, je laisserai le champ libre à ces imprudens, je choisirai mon heure, je les surprendrai, et ils seront à moi.

Il sonna son valet de chambre, lui fit préparer ses malles, l’envoya commander une voiture, régla quelques affaires courantes, écrivit à sa femme deux mots qu’on devait lui remettre après son départ, et à dix heures précises il prenait la route de Blaizy-Bas, station du chemin de fer la plus rapprochée pour qui se rend d’Ornis à Paris.

XVIII.

Joseph Noirel était revenu d’une seule traite de Genève à Ornis, où il arriva vers minuit, recru de fatigue, affamé. Dès qu’il eut dévoré un chanteau de pain, se glissant dans le potager, il avait aperçu de la lumière et entendu un bruit confus de voix dans la chambre de Marguerite. Il réussit à grimper sur le toit de l’auvent. Quelques lambeaux de phrases, quelques mots épars ayant frappé son oreille, il avait à peu près deviné le reste. Se laissant couler à terre, il avait ramassé un caillou, attaché un billet à ce caillou, attendu son moment, et sa missive était parvenue à son adresse.

Il était au matin dans le petit bois quand passa sur la route de Blaisy-Bas la voiture qui emmenait le comte d’Ornis. Caché derrière un fourré dont il écarta les branches, il suivit des yeux cette voiture qui lui avait obéi. Il éprouva un transport de joie ; son succès dépassait son attente. Il abaissa sur ses mains un regard d’orgueilleuse complaisance ; il leur avait promis qu’il leur donnerait des destinées à gouverner, des marionnettes à faire danser : il leur avait tenu parole.

S’étant enfoncé dans le bois, il coupa une branche de frêne dans laquelle il se tailla un bâton pour remplacer celui qu’il avait brisé l'avant-veille. De ce bâton, dont il faisait le moulinet, il saccageait en marchant les broussailles, abattait sans pitié les branchages qui dépassaient l’alignement et empiétaient sur le chemin. Il allait ainsi chantant, sifflant, laissant derrière lui le sentier jonché de scions et de broutilles. Je ne sais à quoi il pensait, ni ce que représentaient à ses yeux ces exécutions, Peut-être croyait-il voir des têtes au bout de ces rameaux que fauchait son bâton. L’histoire ne dit pas à quoi servit ce carnage, ni si le taillis s’en porta mieux.

Quand sa joie massacrante se fut évaporée et qu’il eut la tête moins chaude, il devint pensif. Il gagna l’endroit le plus écarté du bois, comme s’il avait eu besoin d’environner d’un impénétrable silence le conseil qu’il se disposait à tenir avec lui-même. Ayant avisé une souche couchée à terre, il s’y assit et resta là plus d’une heure, le corps penché en avant, creusant le gazon avec sa canne, tandis que son esprit creusait une pensée. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rien encore, et cependant il avait hâte de le savoir. Il s’interrogeait, délibérait, consultait. Deux jours auparavant, un homme lui avait dit : — Se peut-il bien faire que Joseph Noirel ait osé lever les yeux sur Marguerite Mirion ! — Et cet homme lui avait appliqué un soufflet. Quand il y pensait, le rouge lui montait à la joue, son œil s’allumait, et un serpent le mordait au cœur. Dans le grand débat que soutinrent devant lui son bon et son mauvais génie, l’avocat de l’orgueil et de la vengeance, l’éternel plaideur des mauvaises causes, fit un terrible usage de ce soufflet. Il en parlait avec une désolante éloquence, et malheureusement il parlait à un amoureux. Il est facile à une folie d’en persuader une autre. Cependant lorsque Joseph se leva pour aller trouver Marguerite, il n’était pas encore bien sûr de ce qu’il ferait.

Il franchit la passerelle, traversa le parc à grands pas, et, sans prendre de précautions, se dirigea droit vers le salon dont jadis la douairière lui avait interdit l’entrée. Au moment où il y pénétrait par une porte, Marguerite entrait par l’autre. Elle jeta un cri en l’apercevant, et courut à lui : — Est-ce vous qui avez fait ce miracle ? lui demanda-t-elle.

Marguerite avait passé toute la nuit dans de perpétuelles alertes, s’attendant à voir se rouvrir sa porte. Le matin était venu, et ses craintes, plus cruelles que tout ce qu’elle avait souffert jusqu’alors, ne s’étaient point dissipées. À quoi se résoudre ? quel parti prendre ? Le projet le plus raisonnable qu’elle avait formé était de s’enfuir, de s’en aller droit devant elle sans savoir où, et, si elle réussissait à trouver le bout du monde, de s’engager comme servante chez un journalier et d’écurer sa vaisselle, à la seule condition que personne ne l’appellerait par son nom. Elle en était là quand on lui remit un billet de M. d’Ornis ainsi conçu : « Je me décide à partir ; je vais à Paris. J’en reviendrai lorsque vous m’exprimerez le désir de me revoir. Si vous aviez à m’écrire, adressez vos lettres au Grand-Hôtel. » Elle avait relu dix fois, sans en croire ses yeux, ces deux lignes qui lui annonçaient une délivrance inespérée. Il était dans son caractère de s’abandonner tout entière à l’impression du moment. La bonne nouvelle qu’elle venait de recevoir lui fit oublier pendant quelques heures toutes ses détresses, toutes les sombres misères de sa vie. La pauvre enfant ressemblait à un joueur qui s’est assis devant le tapis vert les poches pleines d’or et de bijoux ; il a tout perdu, le voilà ruiné, et il aperçoit en sortant un vieux sou dans la poussière du chemin ; il le ramasse, le porte à ses lèvres, ces deux liards lui tiennent lieu de bonheur et d’espérance. En vérité, Marguerite se sentait désormais capable de l’aimer, ce funeste château où les destins l’avaient écrouée avec défense d’en sortir, car elle pourrait aller et venir dans sa prison sans y rencontrer un visage dont elle avait horreur, sans avoir à lui parler, à lui répondre, sans avoir à défendre contre lui ses nuits et ses sommeils.

Au moment où Joseph la vit entrer dans le salon, elle l’étonna par l’éclat de son regard et de ses couleurs, elle lui parut ressuscitée. Pour reprendre, cette fleur qui pliait sous le poids du jour n’avait besoin que d’une goutte de rosée. Elle le fit asseoir, elle le fit causer, sans craindre un instant qu’on les vînt surprendre. Sa libérté lui était rendue ; pouvait-elle en faire un meilleur usage ? Joseph lui apprit ce qu’il avait dit et fait pendant ces trois jours. Elle éprouva un grand trouble, une profonde émotion en apprenant qu’il savait tout ; elle se rassura bien vite en se disant qu’il lui appartenait, qu’elle pouvait compter sur lui comme sur elle-même.

Quand il eut terminé son récit, elle le gronda et le remercia tout à la fois des aventures qu’il avait courues pour elle ; puis elle s’écria : — Quel abîme que ma destinée ! Celui qui m’aurait prédit, il y a six mois, l’avenir qui m’attendait, avec quel haussement d’épaules je l’aurais écouté ! Il me semble que j’étais née pour tout autre chose, pour mener une de ces vies sans événemens, qui se composent de jours où l’on peut chanter et de nuits où l’on peut dormir. Dieu mesure, dit-on, le vent à ses brebis. Qui suis-je pour être ainsi battue de la tempête ? Je crois qu’il y a un malentendu dans tout ceci, que le bon Dieu m’a prise pour une autre et m’inflige des malheurs qui ne m’étaient pas destinés. Ah ! que du moins le monde ignore à jamais la vérité de cette histoire ! Qu’on dise de moi ce qu’on voudra, je ne me défendrai point, et je mourrai sans avoir accusé personne. Je frémirais d’épouvante, si un autre que vous possédait mon secret ; mais de vous qu’ai-je à craindre ? C’est vous-même qui au besoin me rendriez la force de me taire… Quelques épreuves qui m’attendent encore, ajouta-t-elle, je les supporterai avec plus de courage en pensant à l’ami qui m’a été si secourable et si dévoué. Il aurait guéri tous mes maux, si je n’étais une pauvre incurable. Hélas ! il va partir ; peut-être rêve-t-il encore de s’en aller en Amérique… Mais j’y pense, vous m’aviez annoncé que le jour où nous nous reverrions, vous auriez des projets à me confier, des conseils à me demander. Je me sens raisonnable aujourd’hui, depuis deux heures j’ai recouvré la faculté de coudre ensemble deux idées. Profitez de l’occasion pour me consulter. Vous avez donc un secret, vous aussi ? Puisse-t-il être plus gai que le mien !

L’heure suprême avait sonné. Joseph pâlit. Deux chemins s’ouvraient devant lui. Lequel allait-il prendre ? Au bout de l’un de ces chemins, il apercevait les tristesses mornes et les aridités d’un désert ; l’autre conduisait à un précipice. Il mit sa main sur ses yeux, comme un président de tribunal, il résuma rapidement en lui-même les discours des deux avocats qu’il avait entendus plaider dans le bois. Son trouble croissait de seconde en seconde. — Ah ! je n’aurais pas dû la revoir ! pensait-il.

Marguerite le regardait avec étonnement. Elle commençait à s'inquiéter. — C'est donc bien difficile à dire ? lui demanda-t-elle.

Il releva la tète, — Vous m’avez promis, s’écria-t-il, que, quoi que je pusse vous dire, vous m’écouteriez sans colère.

— Je tiendrai ma promesse, lui répondit-elle. Comment pourrais-je me fâcher contre vous ? Cependant, si vous pensez… Oui, peut-être ferez-vous mieux de vous taire…

Il se leva, fit un mouvement pour sortir ; puis, retombant sur sa chaise : — Mon secret, le voici ! dit-il d’une voix frémissante. Je n’ai jamais eu d’amitié pour vous… J’ai la folie de vous aimer, je vous aime à la folie.

Marguerite se prit la tête dans ses deux mains, et ce fut à son tour de pâlir. — Quel malheur ! murmura-t-elle. — Ils demeurèrent quelques instans immobiles ; ils n’osaient pas se regarder. Elle répétait : Quel malheur !… Il rouvrit enfin les yeux ; ce qu’il vit lui rendit le courage. Les lèvres tremblantes de Marguerite n’exprimaient ni colère, ni mépris ; son attitude, sa figure, annonçaient seulement la confusion, le désordre d’une âme surprise par un événement imprévu. Ce visiteur qu’on n’attendait point entre brusquement, et rien n’est prêt pour le recevoir. Qu’en fera-t-on ? où va-t-on le loger ? On court, on s’agite, on s’effare, et les ordres se croisent avec les contre-ordres.

Joseph ne laissa pas à Marguerite le temps de se remettre de son effarement. D’une voix haletante, il lui conta toute son histoire, les commencemens de son amour, comment lui était venue cette maladie, tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il avait rêvé, ses illusions, ses vaines espérances, ce champ labouré qu’il avait traversé en la tenant dans ses bras, cette babouche qu’il avait enfermée dans une armoire, les soirées qu’il passait étendu sur le plancher à causer avec des chimères, ce qu’il avait ressenti en apprenant qu’un autre homme se permettait de l’aimer et que sa beauté allait devenir la proie de ce voleur, ses fureurs, ses désespoirs, la bague brisée, les diamans jetés dans un ruisseau… Elle aurait voulu ne pas l’écouter, et cependant elle l’écoutait. C’était la première fois qu’elle entendait la musique de l’amour, et quand ce musicien ambulant chante aux portes, empêchez, si vous le pouvez, un jeune cœur qui ne l’a jamais entendu de se pencher à la fenêtre. Marguerite ne savait où elle en était. — Je l’écoute sans l’interrompre, se disait-elle. Que se passe-t-il en moi ?… Et il lui semblait qu’il y avait en elle un bizarre accouplement, quelque chose de très vieux et quelque chose de très jeune, deux âmes, dont l’une avait vécu des siècles en quelques mois, dont l’autre ne faisait que de naître. Sa vieille âme avait été martelée, bossuée par le malheur, qui avait frappé sur elle nuit et jour, sans relâche, comme un forgeron sur son enclume ; elle était courbée, voûtée, à moitié percluse, et cette impotente s’étonnait de découvrir à côté d’elle un cœur tout neuf, n’ayant jamais servi faute d’occasion, et qui avait toutes les curiosités, tous les émerveillemens de la première heure de la vie. On le réveillait de son sommeil par une sérénade, et d’instinct il avait accouru pour entendre cette harpe qui chantait, qui se plaignait, qui gémissait, mêlant à la douceur de ses accords des sons rauques, des notes aiguës, des cris étranges. — Tu viens trop tard! lui disait-il ; je ne suis plus de fête. Que ne m’as-tu réveillé plus tôt ?… À plusieurs reprises, Marguerite commença un geste pour arrêter Joseph et le torrent impétueux de ses paroles ; mais ce geste s’arrêta lui-même en chemin. Sa conscience lui en faisait des reproches, indignée de ce qu’elle ne s’indignait pas assez. Elle lui répondait : — À quoi bon ? cela va finir, et nous n’y penserons plus.

À peine eut-il cessé de parler, encouragé par sa tolérance et par cet air de rêverie qui était répandu sur son front, Joseph osa se jeter à ses genoux, et, la contemplant avec des yeux égarés, il attira brusquement à lui une boucle de ses cheveux, qu’il pressa sur ses lèvres et couvrit de baisers en s’écriant : — O ma folie ! ma folie ! — Cette action et ce mot rendirent Marguerite à elle-même. Pareille à l’une de ces princesses des contes bleus qu’avait enchantées un génie et qu’un autre génie désenchante, elle recouvra la raison, la parole et le mouvement. Elle repoussa doucement Joseph, et, debout devant lui, le regardant d’un air de reproche et d’autorité, elle lui fit signe de se relever.

Il obéit, mais il fronçait le sourcil. Elle vit s’amasser au fond de ses yeux un de ces nuages qu’on appelle des grains, et qui, grossissant comme par miracle, annoncent la soudaine explosion d’une tempête. — Je vous ai offensée ! s’écria-t-il avec amertume.

— Offensée ? répondit-elle. Je vous avais promis de ne point me fâcher ; mais je nous plains profondément l’un et l’autre. Je suis vouée à tous les malheurs. J’avais un ami, et je viens de le perdre ; il ne me sera plus permis de le voir, de lui parler. Pourquoi naguère ne m’a-t-on pas coupé les cheveux ? Vous seriez guéri de votre folie, et j’aurais votre amitié. Ou plutôt que n’avez-vous parlé lorsque j’étais libre encore ! Ma mère m’a souvent dit, quand j’étais petite, que je ne savais rien inventer, ni deviner, mais que j’étais docile aux idées des autres. Vous auriez dû vous expliquer, me donner cette idée-là, me montrer le chemin en me disant : C’est possible. Je vous aurais suivi, et peut-être aurions-nous surmonté tous les obstacles, et je ne serais pas ici, dans cette prison, dans cette solitude. Aujourd’hui je ne suis plus libre. Voudriez-vous donner raison à la calomnie ? Quand M. d’Ornis m’accusait et que je lui reprochais de mentir, c’était donc lui qui disait vrai, c’était moi qui mentais ? Où est-il maintenant ? Nous l’avons chassé de chez lui, et nous profiterions de son absence !… Vraiment ce qui vient de se passer ici ressemble à une trahison, et je suis confuse que les murs de ce salon vous aient vu tout à l’heure, vous aient entendu. Non, Marguerite Mirion n’oubliera jamais qu’elle est devenue par une cruelle fatalité comtesse d’Ornis. Qu’elle les aime ou les haïsse, les absens lui sont sacrés.

Il se méprit sur sa pensée, il s’imagina qu’elle lui rappelait les distances qui étaient entre eux. Sa colère éclata. D’une voix âpre et dure : — Je suis plus fou que je ne croyais, s’écria-t-il. Je m’étais figuré que votre âme ne ressemblait pas à toutes les âmes bourgeoises, et j’ai osé vous apporter ici mon cœur, mes rêves et ma vareuse d’ouvrier. Votre père m’a traité l’autre jour de drôle, de misérable, il m’a donné à entendre que vous me méprisiez autant qu’il me méprise lui-même, et, comme j’avais l’air d’en douter, il m’a souffleté sur une joue ; vous venez de souffleter l’autre. Tout est bien ; justice a été faite du misérable…

À ces mots, quelques efforts qu’elle pût faire pour l’apaiser et le retenir, il gagna la porte et s’éloigna en courant sans tourner la tête.

Cette scène plongea Marguerite dans un trouble d’esprit, dans un abattement profond. C’en était trop ; l’homme qui avait épousé sa cause, le seul être vivant qui lui voulût du bien venait de rompre avec elle, de la quitter à jamais, mortellement blessé, l’accusant et la maudissant. Chacun de ses jours lui apprenait une façon nouvelle de souffrir ; il lui semblait qu’il y avait dans sa vie une abondance de malheur qu’elle n’épuiserait jamais, que le sinistre forgeron, multipliant ses coups, ne cesserait de frapper sur l’enclume qu’après l’avoir brisée. Une réflexion qui traversa tout à coup son esprit mit le comble à ses perplexités. Joseph était parti sans lui laisser les dangereux papiers qu’il lui avait apportés. Il les avait gardés dans ses mains que la colère faisait trembler. Quel usage en ferait-il ? Elle frémissait en pensant aux funestes conseils que peut donner le désespoir à une âme ulcérée et violente. Elle tâcha de se rassurer en se persuadant que cette âme était loyale, qu’après un emportement passager elle ne tarderait pas à se calmer, et qu’elle entendrait le langage de la raison. — Sans doute il m’écrira, se disait-elle, je lui répondrai, et, tout en m’efforçant de le consoler, de le guérir, je réclamerai ces deux papiers ; il ne fera pas difficulté de me les remettre. — Qu’en voulait-elle faire ? Elle était résolue à les détruire. De quoi lui pouvait servir cette arme ? Elle renonçait à se défendre. Assaillie de tous les vents à la fois, sa pauvre nacelle, désemparée et démâtée, faisant eau de toutes parts, était condamnée à un inévitable naufrage. À quoi bon tirer à la rame ? Il ne lui restait plus que de se coucher à fond de cale et de se laisser emporter à la dérive.

Le surlendemain, elle reçut une lettre de Mme d’Ornis. « Qu’avez-vous fait de mon fils, madame ? lui écrivait sa belle-mère, et quel inexplicable pouvoir exercez-vous sur lui ? Avais-je tort de blâmer son mariage ? Dès le premier jour, j’avais prévu les suites de ce coup de tête. Cependant les choses ont marché plus vite que je ne pensais. Je ne comprends rien à ce qui s’est passé entre vous, et je désire n’y jamais rien comprendre. Ce qui me paraît certain, c’est que mon fils s’exile volontairement de chez lui pour vous laisser le champ libre. Un tel exemple de générosité est unique dans l’histoire des mariages. Désormais la maison vous appartient tout entière ; vous y recevez des visites fort singulières et un peu compromettantes ; chacun choisit à sa guise son monde et ses amitiés. Je ne savais pas Roger si débonnaire ; mais vous faites des miracles. Puisse le château d’Ornis vous être, madame, un séjour agréable ! Je suis bien trompée, ou vous finirez par vous y croire chez vous. »

En lisant cette lettre, qu’elle déchira en morceaux, Marguerite avait senti rouler dans ses yeux des larmes d’indignation ; elle les sécha par un effort de sa volonté. — Ne faut-il pas que je me figure que cette maison est à moi ? s’écria-t-elle. Si je cessais de le croire, où donc irais-je ? — La veille, elle était allée jusqu’au bout du village pour se distraire un peu. Partout sur son passage elle avait entendu des chuchotemens ; on se poussait le coude en la voyant venir ; les petits enfans eux-mêmes, qui mangeaient leur soupe sur le pas des portes, plongeaient leur tête dans leur écuelle à son approche, et la relevaient vivement dès qu’elle avait tourné le dos, pour contempler, bouche béante, ce loup gris, cette grande bête de l’Apocalypse. Marguerite avait résolu de ne plus mettre les pieds dans Ornis, de ne se promener que dans son parc. Elle possédait ce parc au même titre qu’un prisonnier possède sa prison, et un malheureux son malheur.

Les chagrins foisonnaient dans son pauvre cœur, petits ou grands, ridicules ou tragiques. Une semaine après le départ de son mari, elle reçut de ses parens une épître de dix pages au moins. Son père lui mandait que sa rencontre avec Joseph l’avait rendu malade, qu’il avait gardé le lit pendant huit jours. Il en sortait pour lui reprocher dans les termes les plus vifs son impardonnable imprudence et son inexcusable légèreté. — Il faut absolument, ajoutait-il, que nous ayons le mot de ce mystère. Si tu veux recouvrer notre affection, fais-nous ta confession tout entière, sans rien omettre, sans essayer de pallier ta faute. — Mme Mirion arrivait à la rescousse, et adressait à sa fille un sermon en trois points, où elle lui rappelait ses devoirs envers son mari, ses devoirs envers elle-même, ses devoirs envers sa famille et son pays, lui représentant dans le style de Mme de Sotanville qu’elle était Genevoise, à savoir d’une race trop pleine de vertu pour se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnêteté fût blessée. Le bon Dieu venait le dernier ; il n’y perdait rien, on lui avait fait large part. Marguerite ne put supporter jusqu’à la fin cette lecture et ces effroyables lieux-communs d’une morale écœurante et d’un catéchisme asphyxiant, qui pleuvaient comme des tuiles sur sa tête, quand elle avait déjà tant de peine à se tenir debout. Désormais Mon-Plaisir valait pour elle Ornis. Comment s’y prendre pour vivre ? De quelque côté que se portât son regard, elle n’apercevait partout que des impossibilités, des chemins sans issue et des portes condamnées.

Qu’étaient-ce que ces misères au prix du tourment que lui causaient les lettres de Joseph, lequel, après dix jours de silence, s’était mis à lui écrire tous les soirs ! Il avait élu domicile dans un faubourg d’Arnay-le-Duc, où M. Bertrand, heureux d’en être quitte à si bon compte, lui avait expédié sur sa demande son livret et les effets qu’il avait laissés à Lyon. Sourd à tous les propos qui se tenaient autour de lui, Joseph travaillait chez un charron ; son apprentissage avait été court, il savait déjà son nouveau métier. Par malheur il employait une partie de ses nuits à barbouiller du papier, et ces barbouillages faisaient le désespoir de Marguerite. C’étaient des plaintes, des gémissemens, des tendresses, des adorations, des suppliques passionnées, interrompues par des objurgations non moins pathétiques, par des ironies, des amertumes, auxquelles se mêlaient des raisonnemens infinis sur ce qu’il appelait la grande injustice sociale, des anathèmes contre l’esprit de caste et les préjugés bourgeois, de lyriques et verbeuses apostrophes au peuple, au prolétaire, à l’ouvrier, à cette éternelle victime, à cet éternel paria. Ces grands mots et ces grandes phrases recouvraient par endroits de petites menaces voilées qui ne laissaient pas d’être claires, et qu’on voyait pointer sous cette rhétorique ampoulée comme des écueils à fleur d’eau.

Marguerite avait le double chagrin de lire ces lettres et d’y répondre ; ajoutez la crainte incessante que l’un de ces plis dangereux ne s’égarât ou ne fût intercepté. Elle s’appliquait à calmer, à ramener Joseph par toutes les considérations que lui suggérait son esprit aux abois ; réduite aux extrémités comme une ville assiégée et bloquée, elle s’ingéniait, recourait aux expédiens. Après avoir fait vainement appel à la sagesse de ce frénétique solliciteur, après lui avoir déclaré cent fois qu’il n’entrait ni dédain ni mépris dans ses refus, qu’il n’y avait point de parias pour elle, et qu’elle l’aimait comme un frère, elle s’adressait à sa générosité, elle le suppliait, l’adjurait, lui demandait grâce. Elle lui écrivit un matin : « J’ai fait un songe cette nuit. J’étais à Mon-Plaisir, et j’avais seize ans. Vous êtes entré tout à coup dans mon rêve, et vous avez dit à ma mère : Je l’aime, je la veux pour femme. Elle mit aussitôt ma main dans la vôtre, et vous l’avez embrassée en vous écriant : — Nous vivrons, elle et moi, dans une mansarde, et nous travaillerons, moi du rabot, elle de l’aiguille, car la voilà devenue la femme d’un ouvrier… — Je crus l’entrevoir, cette mansarde, et je ressentis une joie si vive, un tel élargissement de cœur, que je me réveillai et pleurai. » Ce récit et les commentaires qu’elle y ajoutait allaient à fin contraire, comme tout le reste ; elle jetait de l’huile sur le feu. Si intelligent, si ouvert que fût l’esprit de Joseph, et bien qu’il eût appris le charronnage au pied levé, il y avait une chose qu’il n’avait jamais pu comprendre : il ne savait pas en vérité ce que c’était qu’un scrupule, et, n’ayant qu’une conscience intermittente, il ne croyait guère à la conscience d’autrui. La seule pensée de Marguerite, son unique souci était d’obtenir qu’il lui remît les deux papiers. Son inquiétude croissant de jour en jour, elle les redemandait avec larmes et avec cris ; il n’avait pas l’air d’entendre, jamais un mot de réponse sur cet article. Elle lui écrivit : « Si vous me les rendez, ces papiers, j’attesterai avec serment que je vous aime, et vous pourrez montrer ma lettre à toute la terre. » Il fit encore la sourde oreille. Elle comprit alors que la résolution de ce sourd était irrévocable, qu’elle ne l’en ferait pas démordre, qu’il s’agissait d’un marché, que tous ses reproches et ses supplications se brisaient contre une muraille, et qu’en voulant se sauver elle n’avait réussi qu’à changer de malheur et de servitude.

Un soupçon qui lui était venu rendait ses anxiétés plus poignantes encore. Elle ne pouvait plus douter que sa camériste ne fût à la solde de l’ennemi ; cette fille s’était constituée son garde de la manche, toujours aux aguets, s’attachant à ses pas, entrant à l’improviste dans sa chambre. Tout à coup, comme si elle eût reçu de nouvelles instructions, elle parut se relâcher de sa surveillance et affecta de se tenir à l’écart. Marguerite en inféra qu’on avait pris la détermination de ne plus gêner ses mouvemens, qu’on entendait la laisser libre de commettre une imprudence. Elle interrogea Fanny ; ses réponses embarrassées ne l’ayant point satisfaite, elle la chassa incontinent, et prit à son service pour la remplacer la fille de cette vieille paralytique qu’elle avait secourue, et dont la reconnaissance lui était demeurée fidèle. Vers le même temps, elle fit une autre observation. Il y avait au bout du parc un endroit d’où l’on apercevait le chalet de la comtesse douairière. Marguerite remarqua qu’il y avait dans ce chalet deux fenêtres dont les stores étaient presque toujours baissés et les persiennes hermétiquement closes. Quelqu’un se cachait-il derrière ces stores et ces persiennes ? Quelle ne fut pas son émotion quand au milieu d’une de ses nuits d’insomnie, ayant entendu un bruit de pas dans le potager et entr’ouvert doucement son volet, elle crut voir se glisser le long de l’orangerie un homme qui avait la taille et la tournure de M. d’Ornis ! La veille, Joseph lui avait écrit qu’il s’échappait souvent d’Arnay après son souper, et s’en allait rôder pendant une partie de la nuit sous les murs du château. À la seule supposition que ces deux rôdeurs vinssent à se rencontrer, Marguerite sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle appréhendait tour à tour que l’un ne tuât l’autre d’un coup de pistolet ou de poignard, ou, s’il le manquait, que l’autre, délié de sa parole, ne mît sans retard à exécution ses redoutables menaces. Ces deux alternatives lui faisaient également horreur ; la seconde, lui paraissant plus vraisemblable, l’effrayait davantage. Le mot de son mari : « s’il m’arrive malheur, madame, c’est vous qui m’aurez tué, » s’était gravé dans son oreille ; elle se le répétait vingt fois le jour et la nuit.

De ce moment, elle n’eut plus une heure de repos. Par instans, il lui prenait des frissons de fièvre qui la faisaient trembler comme la feuille. Bientôt elle sentit remuer dans les profondeurs et dans les confusions de son âme une pensée vague, obscure, quelque chose de trouble et d’informe, qui peu à peu se leva et prit figure. Cette pensée ou cette figure lui apparaissait comme une énormité, comme une chimère, comme une chauve-souris monstrueuse. Son cœur désavouait cet enfantement, se récriait, réclamait, et finit par se taire. Dans certaines situations, l’âme s’apprivoise bien vite avec les monstres.


XIX.

Quelques jours plus tard, Marguerite reçut de Joseph un pli cacheté qu’elle tourna et retourna entre ses doigts avant d’oser l’ouvrir ; un pressentiment l’avertissait que sa destinée était enfermée dans ce pli. Elle l’ouvrit enfin, elle lut. La missive était courte, elle ne contenait que ces mots : « Je suis au bout de mes forces et de ma raison, j’ai résolu d’en finir avec la vie. Rien ne me retient plus dans ce monde ; ma mère est morte il y a deux semaines, j’en ai reçu la nouvelle ce matin ; mais je n’entends pas mourir sans m’être vengé, ou plutôt sans avoir vengé cet innocent qu’un criminel a laissé mourir à sa place. Je travaille ici à la tâche ; je serai libre dans quelques jours, et je partirai pour Beaune, où je verrai qui vous savez. Je suis dans mon droit ; si j’en crois mes yeux, la promesse tacite qu’on m’avait faite a été impudemment violée. Il est possible qu’on vous ait demandé votre consentement, on ne s’est pas soucié d’avoir le mien. Ainsi justice sera faite avant que je me tue. Ma résolution est prise, n’essayez pas de m’en faire changer ; autant vaudrait pour vous raisonner avec une pierre. Et cependant, si vous aviez voulu ;… mais vous ne voulez pas. Je ne suis plus qu’un juge et un bourreau. »

Marguerite se promena quelques instans dans sa chambre, cette lettre à la main ; puis elle s’assit, le front appuyé sur le rebord de son lit. Elle demeura deux heures dans cette attitude, immobile à ce point qu’on aurait pu douter qu’elle respirât encore. Elle tenait une suprême délibération avec elle-même. Elle regardait l’une après l’autre ces portes condamnées qui fermaient à sa vie toute issue, elle grattait timidement à ces serrures inexorables qui refusaient de lui livrer passage. La mort seule était possible ; mais pouvait-elle quitter ce monde en y laissant derrière elle les deux papiers ? ne fallait-il pas qu’à tout prix elle les emportât dans son tombeau ? Sa nouvelle camériste entra deux fois chez elle pendant qu’elle était plongée dans cette méditation, et deux fois s’approcha pour lui parler sans que Marguerite la vît ni l’entendît. Ce silence et cette immobilité frappèrent de terreur cette brave fille, qui se retira sur la pointe des pieds, aussi émue que si elle venait de voir une morte.

Au bout de deux heures, Marguerite se releva, et, courant à son secrétaire, elle traça rapidement la réponse que voici :

« Moi aussi, j’ai ma folie, et il faudra que la vôtre compte avec elle. J’ai pris mon parti ; comme vous, je veux en finir avec la vie. Yoici ce que je vous propose : vous renoncerez à vous venger, j’irai passer un jour avec vous dans tel endroit que je vous indiquerai, et le soir de ce même jour nous mourrons ensemble. Acceptez-vous ? »

Elle parcourut des yeux ce qu’elle venait d’écrire, et, prise d’un rire convulsif, elle s’écria : — Voici la chauve-souris ! — Cette lettre demeura une demi-journée sur sa table. D’heure en heure, elle la relisait, se demandant si c’était bien elle, si c’était Marguerite Mirion qui avait écrit ces quatre lignes. Là-dessus, elle se racontait à elle-même, point par point, toute sa vie pour arriver à se convaincre que la personne qui s’était assise à cette table et avait plongé sa plume dans cette écritoire était la même qui jadis, joyeuse et jaseuse comme un pinson, contait à une parfaite amie ses innocens secrets de pensionnaire, et qui plus tard, pendant trois ans, avait rempli de son rire une maison de campagne appelée Mon-Plaisir. Si invraisemblable que cela parût, il y avait identité entre ces deux personnes. — Que voulez-vous ? disait-elle à demi-voix. On est à la merci des événemens, et les événemens enfantent des monstres, et le malheur est un horrible engrenage ; qu’il vous tienne seulement par le bout du doigt, il aura bientôt fait de vous prendre les deux bras et la tète. De qui donc est-ce la faute ? On est une bonne fille, on ne demande qu’à bien faire, on a toutes les bonnes intentions, on ignore que les bonnes intentions sont des fléaux ou des pièges ; un jour, dans la meilleure pensée du monde, on commet une imprudence, et il se trouve que cette imprudence vous conduit aux abîmes. Alors on s’en tire comme on peut, on finit par écrire des lettres, on les envoie, et il y a des facteurs qui les portent sans se douter que ce qu’ils tiennent dans leur main et ce qu’ils font payer quatre sous, c’est l’honneur et la vie de Margot… — Telle était son histoire ; c’est ainsi qu’elle avait commencé, c’est ainsi qu’elle finissait, et tout cela s’enchaînait, tout cela ne pouvait être autrement. Cette lettre était la solution nécessaire, l’inévitable dénoûment de la tragédie. Elle la fit partir dans l’après-midi.

Le lendemain, elle reçut la réponse, qui portait ceci : « Oui, oui, mille fois oui. Mourir avec vous, quelle fête ! »

À son tour, elle répondit aussitôt : « J’ai votre parole, et vous avez la mienne. Je vous demande quatre ou cinq jours pour prendre les dispositions nécessaires, et je vous écrirai ensuite pour vous donner rendez-vous ; mais vous vous engagez à ne pas quitter Arnay pendant ces cinq jours et à ne pas m’écrire. Si vous manquiez à cet engagement, tout serait rompu. »

Pourquoi demander ce délai ? C’est qu’apparemment elle avait vingt et un ans, et qu’à cet âge on a la divine bêtise de l’espérance, qu’on s’obstine à croire à l’imprévu, aux miracles du hasard, à l’événement sauveur qui demain peut-être entrera par la porte ou la fenêtre ; pour lui donner le temps d’arriver, on pousse les jours avec l’épaule. Marguerite employa utilement ce délai de grâce qu’elle n’avait pu se refuser. Peu avant de tomber malade, pour occuper ses longues heures de solitude, elle avait formé le projet d’envoyer à la fille du fermier de son père un habillement complet à la mode de Bourgogne, lequel se composait d’un bonnet de tulle froncé par derrière et garni d’une ruche, d’un fichu en foulard ponceau, d’un collier de jais auquel pendait une croix d’argent, d’une robe courte en reps noir à pleine main, d’une paire de bas chinés et de souliers à boucles. Elle avait déjà bâti le bonnet, taillé le corsage et la jupe ; mais la fièvre cérébrale ayant donné contre-ordre, ce vêtement ébauché avait été remisé au fond d’une armoire. Marguerite l’en retira, et s’occupa de le terminer en l’ajustant à sa taille. C’est à quoi elle travaillait tout le jour.

Une nouvelle alerte la fit se hâter. Elle avait acquis cette finesse maladive de l’ouïe que donnent l’inquiétude et la peur. Une nuit elle crut entendre de nouveau marcher dans le jardin, et cette fois, la lune éclairant, elle reconnut distinctement M. d’Ornis, qui se dirigeait vers l’orangerie, où il demeura embusqué pendant deux heures. Elle se leva de grand matin, rangea ses armoires, brûla des lettres, des papiers ; puis elle resta longtemps accroupie dans un coin de sa chambre, la tête posée sur ses genoux. Elle causait tout bas avec quelqu’un ; elle lui disait : — Toi qui sais tout, tu me pardonnes, n’est-ce pas ? tu sais que je fais ce que je peux, et que je ne puis faire autre chose. J’ai cherché, je n’ai rien trouvé. Quelle vie que la mienne ! Tu connais mes jours et mes nuits, mes chagrins, mes repentirs et mes épouvantes. Tu sais que je ne puis rester ici et que je ne puis aller ailleurs. Pourtant ceci n’est rien. Cet homme dont je suis la femme, et qui pourrait m’accuser de l’avoir tué et me dire : Mon sang est sur toi !… voilà la chose terrible ! Ah ! oui, j’ai commis une faute, une grande faute ; j’aurais dû garder pour moi mes inquiétudes et mon malheur. J’ai eu le tort de croire à l’amitié. Pourquoi ne m’a-t-on pas appris qu’il ne faut croire à rien ni à personne, et que tout ici-bas n’est que mensonge ? Maintenant il faut que j’expie. Si autre chose est possible, dis-le-moi tout de suite, en cet instant même ; avant une heure, il serait trop tard. Tu m’écoutes, n’est-ce pas ? Je suis sûre que tu m’écoutes, bien que je te parle tout bas ; ceci est un secret entre toi et moi, et personne ne doit nous entendre. Si tu ne réponds pas, je parlerai tout haut ; mais il me semble que ma plainte est un cri qui va te chercher au bout du monde. Tu sais, toi qui sais tout, que, dans le temps où j’étais heureuse, les mendians que je rencontrais avaient à peine besoin de remuer les lèvres, je les comprenais à demi-mot. — Elle s’interrompait pour sangloter, et l’instant d’après elle recommençait à causer avec l’éternel silence.

Elle finit par sentir que cette porte, la dernière à laquelle elle frappait, refusait aussi de se laisser ouvrir, que celui à qui elle parlait ne répondait ni par oui ni par non, qu’il entendait la laisser libre en se réservant de la juger. Alors elle prit son parti, s’assit devant sa table à écrire, et il lui parut que sa plume courait d’elle-même sur le papier, que ses doigts et sa volonté n’y étaient pour rien.

« Voici le moment. La fantaisie m’est venue de mourir près de Genève, dans un village situé sur le penchant d’un coteau d’où l’on aperçoit Mon-Plaisir. Nous y fîmes, il y a trois ans, une promenade dont vous étiez. C’était un dimanche de Pâques fleuries. Je vous aidais par intervalles à porter le panier aux provisions. Vous passiez votre bâton au travers des deux anses de ce grand panier couvert ; je tenais un des bouts, Vous teniez l’autre. Le bâton cassa ; mais il n’arriva rien au panier. J’ai la tête perdue, je ne puis retrouver le nom de ce village ; sûrement il vous est présent à l’esprit. Allez m’y attendre dès ce jour. Vous me verrez arriver après-demain matin par une jolie route qui fait des zigzags et qui traverse certain hameau… Je n’ai plus de mémoire. Attendez, le hameau s’appelle Perly-Certhoud. Ce nom m’est revenu, mais pas l’autre. »

Sans laisser à sa plume le temps de sécher, elle écrivit la seconde lettre que voici :

« Monsieur, je pars pour Genève. Soyez sans inquiétude, je n’y parlerai de vous à personne, je n’y verrai personne autre qu’un homme qui m’a promis de me tuer et de se tuer ensuite. Quand vous lirez ces lignes, vous n’aurez plus de femme et plus d’ennemi, et, sans qu’il vous en ait rien coûté, le papier que vous savez sera détruit, réduit en cendres. Je vous en fais le serment ; croyez-moi une fois dans votre vie. »

Elle cacheta ces deux billets ; puis, ayant sonné sa femme de chambre, dont elle était sûre, elle lui confia les deux plis et lui enjoignit de faire partir le premier sur-le-champ et d’attendre jusqu’au lendemain soir pour remettre l’autre à Mme d’Ornis. Elle lui dit ensuite qu’elle s’en allait à Paris, qu’elle serait quelque temps absente, et lui fit faire sa malle, lui indiquant article par article ce qu’elle y devait serrer. Après cela, elle l’embrassa et lui glissa dans la main une boîte qui contenait un billet de mille francs, en la priant de ne l’ouvrir qu’après son départ. Il lui semblait ne pouvoir trop payer cette fidélité de la dernière heure.

Vers le milieu de la matinée, elle était en voiture sur la route de Blaizy-Bas. Son cocher pencha la tête pour lui demander où elle désirait qu’il arrêtât. — À Blaizy-Bas.

— Madame va donc à Paris ?

— Ne vous l’avais-je pas dit ? répondit-elle.

Quand elle fut arrivée, elle lui commanda de repartir dès que ses chevaux auraient mangé l’avoine. Pendant qu’ils dévoraient leur picotin, le museau enfoncé dans l’auge, il lui vint une idée singulière : elle les baisa tendrement l’un et l’autre sur une étoile blanche qu’ils portaient au front. Ces chevaux étaient à elle et ne lui avaient jamais causé le plus petit chagrin ; un tel miracle demandait sa récompense. Puis elle entra dans l’auberge de la station, s’y fit donner une chambre, et en attendant le train Paris-Lyon, elle défit sa malle, en retira le bonnet de tulle, le fichu rouge, la robe courte de reps, les bas chinés, les souliers à boucles. Elle fut quelque temps à faire sa toilette, qui lui plaisait. Aussitôt qu’elle eut passé autour de son cou le collier de jais et la croix d’argent, elle enferma dans sa malle les vêtemens qu’elle venait de poser, et, s’enveloppant d’une grande cape, elle se mit en devoir de gagner la salle d’attente. Les gens de l’auberge qui la virent passer ouvrirent des yeux ébahis ; elle les laissa s’étonner, elle n’en était plus à un étonnement près.

Le soir, elle était à Lyon ; elle n’en repartit que le lendemain dans l’après-midi. Il est probable que ce qu’elle apercevait au bout de son voyage lui faisait peur, et que par une dernière résistance de la nature elle cherchait à gagner quelques minutes. Ne fallait-il pas d’ailleurs laisser le temps d’arriver à ce maréchal des logis, à ce maître des cérémonies que la mort avait choisi et envoyait devant elle dans un village pour lui préparer une fête ? Marguerite atteignit Genève vers minuit ; elle descendit dans l’hôtel le plus proche de la gare.

Au point du jour, elle écrivit à son parrain une lettre par laquelle, sans lui rien raconter, sans accuser personne, elle lui annonçait sa suprême résolution et le priait d’aller chercher son corps le lendemain dans le village de Confignon ; ce nom avait fini par lui revenir en mémoire. Elle le remerciait d’avoir été le seul qui crût en son innocence ; elle le suppliait de demeurer persuadé qu’en dépit des apparences contraires elle était plus à plaindre qu’à blâmer, et que la détermination qu’elle avait prise lui était commandée par d’effroyables fatalités. Dans une apostille, faisant allusion à l’un des mots favoris du bonhomme : « La vie, ajoutait-elle, est un grand chosier où il y a plus de choses que ne croient les jeunes filles. Ce que j’y ai trouvé m’a donné l’horreur de vivre. Heureusement ce grand sac est troué par le fond, et on peut s’en aller quand on veut. »

Elle glissa cette lettre dans sa poche, puis elle consigna son bagage entre les mains du maître d’hôtel, en lui annonçant qu’elle l’enverrait chercher au premier jour. Cela fait, elle prit un fiacre et se mit en route. Sa route passait devant Mon-Plaisir, qui semblait encore endormi. Elle se fit arrêter à l’entrée du chemin de Perly-Certhoud, et paya son cocher, qui a témoigné plus tard qu’il lui avait trouvé en ce moment un air singulier. Elle s’embrouillait dans son compte, confondait l’or avec l’argent, les pièces de dix sous avec les pièces de cinq francs. Elle finit par s’impatienter, et donna au fiacre tout ce qu’elle avait dans la main.

Le chemin qu’elle suivit est bordé de haies vives et de chênes. Après avoir tournoyé quelque temps, il s’abaisse par une pente douce vers un pont de pierre jeté sur un ruisseau qui s’appelle l’Eyre. En arrivant au pont, on a devant soi un village suspendu au flanc d’un coteau et entouré de noyers ; à droite et à gauche, on voit courir le ruisseau, qui promène son eau verte parmi des cailloux, des trembles et des saules. Marguerite n’aperçut ni le village ni la rivière ; elle vit seulement Joseph, arrêté sur le pont. C’était son destin qui l’attendait là ; elle n’essaya pas de s’enfuir, elle marcha droit à lui. Joseph la regardait venir avec quelque surprise, ayant peine à la reconnaître sous un déguisement qui l’affligeait. Sans doute ce bonnet de tulle et cette robe courte ne nuisaient point à sa beauté ; mais ce n’était plus tout à fait la Marguerite qu’il espérait, celle qu’il voyait en rêve et qu’il avait juré de posséder. Toutefois son déplaisir s’évanouit bientôt ; il avait dans la tête des pensées plus sérieuses.

Il se laissa tomber à genoux au milieu du pont et s’écria d’une voix qui semblait sortir de sas entrailles : — Votre père avait raison, je suis un misérable. Écrasez-moi sous vos pieds. Je vous ai proposé un marché infâme, et j’ai usé de violence pour vous extorquer votre consentement. Voici les deux papiers, faites-en ce qu’il vous plaira. Je vous rends votre liberté.

À ce mot, elle secoua la tête, et un sourire amer plissa ses lèvres. Dorénavant quelle liberté lui restait-il ? Celle de choisir sa mort. Elle préférait le couteau, et se proposait de s’en expliquer en toute franchise. En attendant, elle saisit avidement les papiers, et, priant Joseph de lui donner une allumette, elle jeta dans l’air deux chiffons enflammés, dont le vent livra la cendre au ruisseau. Accoudée sur le parapet, elle contemplait cet évanouissement. Après cela, elle pouvait mourir, elle avait réparé sa faute ; le reste ne la regardait plus.

Le sentier où ils s’engagèrent, et qui remonte le cours de l’Eyre, conduit à des endroits sauvages et infréquentés. Depuis le dernier jour où ils s’étaient vus, un événement s’était passé, qui, bien que le monde ait eu le loisir de s’y habituer, ne laisse pas d’avoir toujours pour lui l’étrangeté d’un miracle ; c’est le printemps que je veux dire. On avait dépassé la mi-avril, on était dans ce premier renouveau, dont les grâces inachevées ont le charme d’un commencement. Quelques arbres s’étaient déjà revêtus d’un feuillage léger qui promettait de l’ombre plus qu’il n’en donnait, et laissait le regard habiter les bois, s’égarer dans les lointains. Les haies étaient blanches d’aubépine fraîchement éclose ; dans les vergers, à l’entour des villages, les pêchers en fleurs dessinaient des nuages roses. La chevelure naissante des saules pendait dans le ruisseau, et les herbes nouvelles se mariaient aux vieilles mousses. La première verdure des peupliers ne faisait que de poindre ; ces tard-venus qui s’empressaient, crainte de manquer la fête, semblaient reprocher à leur sève ses lenteurs. Les noyers, les platanes ne bougeaient pas encore ; les chênes n’avaient pas même achevé de dépouiller leurs feuilles mortes, et regardaient au travers d’un rêve la fraîcheur des gazons, les buissons verdissans, la soudaine apparition des violettes qui pointaient à leurs pieds et dont le parfum subtil étonnait leur sommeil. Partout la vie adressait à la mort ses défis, et la mort ressentait un secret désir et une espérance de revivre.

Ces deux enfans qui devaient mourir ne songeaient pas à saluer l’éternel césar, cette nature toute-puissante dont la volonté souveraine se joue de ses créatures, ne les enfante que pour les détruire, et, réchauffant des cendres froides, fait jaillir de ses destructions de nouveaux enfantemens. Ils marchaient le long de la rivière, et leur distraction traversait et coudoyait une fête sans la voir. Parfois ils se regardaient, et il leur prenait un frisson. L’un était comme ivre à la fois de remords, de douleur et d’espérance ; l’autre sentait sur ses épaules le poids de sa destinée, et croyait entendre dans les bois les battemens effarés d’un cœur qui ne vivait plus que par l’inquiétude. Dieu sait pourtant qu’il n’y avait rien au fond des bois que le printemps, qui s’occupait d’y rassembler son orchestre, et des oiseaux, qui, avisés de sa venue, se hâtaient d’essayer leurs voix et d’accorder leurs instrumens, sans se douter que le malheur passait par là. Qu’importait ce passant à leurs divines insouciances d’artistes ?

Au coup de midi, Joseph laissa Marguerite dans la retraite qu’ils s’étaient choisie ; il remonta au village, allant à la provende, car ils avaient résolu de ne point mourir de faim. Quand il eut atteint le haut du coteau, il s’arrêta dans un endroit d’où son regard embrassait toute la vallée, Genève d’un côté et les trois tours de sa cathédrale, Mon-Plaisir de l’autre et l’avenue de poiriers qui y conduit. Il resta quelques minutes immobile, les cheveux au vent, contemplant cette vallée, lui montrant son orgueil qui étincelait dans ses yeux, l’ivresse de son triomphe, sa joue qui ne se souvenait plus d’avoir été souffletée, ses deux mains qui semblaient tenir une proie. Il se flattait de maîtriser les destins, de le posséder à jamais, ce bonheur qu’on lui avait si âprement disputé, et ce bonheur le vengeait de tous les mépris. Il n’avait qu’un regret, lequel était cuisant : on n’avait pas l’air de savoir. Il aurait voulu prendre un porte-voix et crier : Elle est à moi ! et qu’on l’entendît à Mon-Plaisir, qu’on l’entendît à Genève, de telle sorte que les uns en pleureraient de rage, que les autres agiteraient leurs chapeaux en signe d’allégresse, et que des Alpes au Jura son aventure ferait événement. Sa candeur en effet s’obstinait à croire qu’il avait entrepris une grande chose, qu’il venait d’ébaucher une révolution, et de donner le signal de la tardive revanche des opprimés.

Il se rendit à l’auberge du village, y prit une miche de pain frais, quelques tranches de viande froide, une galette, une bouteille de vin blanc, deux fourchettes, deux assiettes et un seul verre, serra le tout dans un panier, et, ce panier au bras, il se hâta de regagner les bords de l’Eyre et la solitude où il avait laissé Marguerite. Il la retrouva couchée sur l’herbe et endormie. Il s’assit auprès d’elle, respectant son sommeil. Par instans, il voyait remuer ses lèvres et ses doigts se crisper autour de la croix d’argent qui pendait sur son fichu rouge. Elle dormait et rêvait : il lui semblait qu’au moment de quitter Ornis, la mort, émue de pitié, l’avait prise sans secousse, sans douleur, emportée dans un monde où il n’y avait ni châteaux, ni greniers, ni orangeries, où l’on ne voyait point de Bertrand, point de comte d’Ornis, point de Joseph, dans un monde divin où l’on ne pensait à rien, où l’on pouvait dormir d’un plein somme, car c’était de cela qu’elle avait besoin, de ne plus entendre parler, de rafraîchir ses lassitudes, de noyer ses souvenirs et ses terreurs dans un oubli sans fond. Détachée de la terre, son âme se détendait, nageait au sein d’un immense repos, d’un silence infini, qu’interrompait la douceur d’une musique vague, pareille à la voix lointaine d’un orgue qui s’assoupit.

Joseph finit par s’impatienter et frappa ses mains l’une contre l’autre. Elle tressaillit, rouvrit les yeux et s’aperçut qu’elle n’avait pas quitté la terre, qu’elle était couchée au bord d’un ruisseau qui parlait, près d’un bois à qui le vent murmurait son nom, que décidément elle n’était pas morte, que le couteau l’attendait toujours. Elle se dressa brusquement sur son séant, agitée d’une sourde colère. Elle était donc jusqu’au bout à la merci de ses illusions ; comme la vie, la mort la trompait. Sa colère s’en prit à l’univers entier, et surtout à Joseph. Pourquoi l’avait-il réveillée ? que n’avait-il profité de son sommeil pour en finir ? Il fallait donc recommencer à vivre jusqu’au soir.

Elle ne répondit que par de secs monosyllabes aux questions qu’il lui adressait, ne toucha que du bout des lèvres à son dîner, et refusa de boire du vin, peut-être parce qu’il n’avait apporté qu’un verre. Sur la fin du repas, elle s’en fut se désaltérer au ruisseau, se faisant une coupe du creux de ses mains.

Joseph se méprit sur la cause de son irritation. Il s’imagina qu’à son réveil il lui était venu un regret de la vie, qu’elle avait senti chanceler sa résolution, qu’elle ne demandait qu’à se raviser, à se dédire, et qu’elle lui en voulait de ne pas épargner à son courage l’embarras d’un humiliant aveu. Il éprouva un mouvement d’inexprimable joie, et, quand elle se fut rassise à côté de lui, il osa lui découvrir l’espérance qu’il portait au fond de son cœur et que jusqu’alors il lui avait soigneusement cachée. — Cela n’est point sérieux, n’est-ce pas ? lui dit-il d’une voix caressante. Nous ne mourrons pas, c’est impossible ; la vie est si bonne !

Comme elle se taisait : — Oh ! je l’avais bien pensé, continua-t-il, et je n’aurais jamais accepté votre horrible proposition, si je n’avais eu foi dans votre repentir. — Là-dessus, répandant son cœur, il la conjura de s’enfuir avec lui ; il lui peignit le bonheur sans mélange qui leur était tenu en réserve au-delà des mers, en Amérique, dans une maison qu’il entendait lui bâtir de ses mains, — et leurs félicités de tous les jours, ses adorations, ses tendresses, ses dévoûmens, — comme il travaillerait pour elle, les miracles que feraient ses dix doigts, qui valaient une fortune et qui sauraient la gagner. — Est-ce qu’on meurt quand on s’aime, quand le bonheur est là-bas et nous attend ? s’écriait-il. La mort ! qu’est-ce donc que la mort ? Est-ce que nous connaissons cela, nous autres ? — Et, tout en lui parlant, il creusait la terre avec ses ongles et en arrachait des poignées d’herbe fraîche qu’il lui montrait.

Elle le laissa tout dire ; puis, le regardant fixement, d’une voix sèche, saccadée : — Croyez-vous par hasard, lui demanda-t-elle, que je sois plus heureuse aujourd’hui qu’hier ?

Ce mot terrible le fit retomber de son ciel, lui démolit de fond en comble sa maison d’Amérique ; mais il tenta de la rebâtir, il n’était pas homme à se rebuter si vite.

Elle l’interrompit en lui disant : — Il faut en prendre votre parti ; vous détestez les bourgeois, je vous dois une confession : je me sens bourgeoise jusque dans le fond de l’âme. J’ai le cœur étroit, l’esprit court ; on m’a élevée ainsi. Le seul bonheur qui me tente est un bonheur tout bourgeois, et nous autres, nous avons des préjugés ; celui qui nous tient le plus au cœur, c’est le préjugé de la considération. Que voulez-vous ? nous sommes ainsi faits, nous voulons qu’on nous estime. Plutôt mourir dix fois que d’entendre un passant dire un jour en me montrant du doigt : On croit qu’elle est sa femme, c’est sa maîtresse. Vous me répondrez que là-bas on n’en saura rien, que nous y dirons ce qui nous plaira et qu’on nous croira. Eh bien ! c’est encore un de mes préjugés bourgeois, j’ai la sainte horreur du mensonge, et je ne mentirais pas trois jours de suite sans me prendre en horreur, moi et l’homme qui me forcerait de mentir.

La colère s’empara de lui ; le rouge lui monta au visage, et la menace à la bouche. Il se livra aux plus violens emportemens. Peut-être pensait-il faire peur à Marguerite ; que pouvait-elle craindre encore ? Elle partit d’un éclat de rire ; elle lui disait : — Bien, vengez-vous de cette bourgeoise ; tuez-la par dépit, par fureur ; ce sera mieux ainsi. Où est votre couteau ?

Joseph sentit sa colère lui échapper ; il se mit à pleurer, à supplier Marguerite, à lui baiser les pieds, à l’appeler vingt fois par son nom en s’arrachant les cheveux. Elle fut inflexible, inexorable ; elle lui répéta le mot qu’il lui avait écrit : — Vous parlez à une pierre. — Il comprit que c’en était fait, que ses larmes et ses cris ne changeraient rien à sa résolution, qu’il s’était cruellement trompé, que son bonheur n’avait été qu’un rêve, et que le châtiment commençait pour lui. Il s’enfuit dans le bois, où il demeura plus d’une heure, marchant au hasard, l’esprit égaré, hors de lui, buttant contre les pierres et se heurtant contre les arbres. Son orgueil était mort du coup ; il ne portait plus dans son cœur déchiré et dans ses yeux qu’une inconsolable douleur, un désespoir sans nom, un amour éperdu qui s’épouvantait de ce qu’il avait promis et du sang qu’il allait répandre. Il pensa un instant à se tuer seul, à l’écart, pour s’affranchir de l’horreur de la voir mourir ; mais cette âme était forte jusque dans ses faiblesses, la foi jurée la retint. Il se résigna, son cœur se redressa dans sa poitrine, et, sortant du bois, il retourna auprès de Marguerite, qu’il retrouva immobile à la même place.

Elle le reçut avec douceur ; elle avait repris sa voix et son visage accoutumés. Elle lui dit en lui tendant la main : — Je ne vous reproche rien ; qui sommes-nous pour lutter contre les choses ? mais j’ai toujours eu confiance dans votre parole et dans votre courage. Autrement je ne serais pas ici. — Elle lui permit de se rasseoir à ses pieds et de lui réciter toutes les folles tendresses que sa beauté et leur malheur lui inspiraient. Elle l’écoutait avec indulgence, ou, pour mieux dire, avec l’application d’esprit d’une personne qui ne demande qu’à s’instruire et à comprendre ; mais il lui parlait une langue étrangère qu’elle savait bien mal, et dans ce qu’il disait il y avait beaucoup de choses que son bon sens trouvait inexplicables. Elle finit par le lui confesser avec une sorte d’enjouement et tant de bonne grâce qu’il ne put s’en fâcher. L’instant d’après, il devint silencieux et pensif ; il avait reconnu que depuis le matin il vivait sous l’empire d’une illusion. Il s’était cru seul avec Marguerite ; un tiers les accompagnait : c’était la mort, qui, debout auprès d’elle, la couvrait de son ombre.

Ils se levèrent, firent une promenade dans les bois. La nuit tombait quand une ondée survint et les trempa. Ils se mirent à courir, et Joseph prit les devans pour faire préparer un grand feu. Il ne s’aperçut pas qu’à l’entrée du village Marguerite rencontra le facteur qui venait de retirer les lettres de la boîte pour les porter à Genève, et qu’elle lui remit furtivement celle qu’elle avait écrite le matin.

La veille, Joseph, n’ayant pas trouvé de chambre vacante à l’auberge, s’était adressé à un vieux paysan, propriétaire d’une maison fort honnête dont il louait deux pièces pendant l’été à des citadins en villégiature. Vu la saison, les pensionnaires n’étaient pas encore là, et Joseph avait retenu les deux pièces, contant au bonhomme qu’il venait de se marier, que sa femme était allée voir une parente en Savoie, qu’elle le rejoindrait au premier jour, qu’il entendait avoir sa lune de miel comme les messieurs, et, ses moyens le lui permettant, la passer au village en laissant dormir ses outils.

Au moment où Marguerite parut sur le seuil, leur hôte jetait dans l’âtre une brassée de sarmens. Comme il était familier : — Tudieu ! le beau brin de fille ! s’écria-t-il, — et il ajouta en attirant deux chaises devant la cheminée : — Arrivez vite, les deux amoureux, et séchez-vous. — À ce mot d’amoureux, Marguerite fronça le sourcil ; il est des heures où les fausses notes déchirent l’oreille. Elle redevint nerveuse et un peu cruelle.

Le vieillard, bien qu’il n’y vît pas très clair, fut frappé de la blancheur de ses mains. — Garçon, demanda-t-il à Joseph, où donc as-tu péché cette demoiselle ? Voilà des menottes qui n’ont jamais touché la queue d’une poêle.

— Ah ! vous croyez ? dit-elle. Vite des œufs. Je veux vous faire manger une omelette aux fines herbes.

Il la prit au mot. Elle hacha menu son persil, battit ses œufs dans une terrine, fit fondre son beurre dans la poêle. L’omelette fut prête en un tour de main, et par miracle se trouva bonne. Pendant le souper, Marguerite ne déparlait pas ; elle vantait au villageois ses talens de ménagère, lui expliquait comment elle tiendrait sa maison, lui décrivant cette maison, ses meubles, sa vaisselle. Il lui tardait de s’y voir ; la vie est si charmante quand on s’aime ! Les dimanches, les jours de fête, quelles parties de campagne ! quels dîners sur l’herbe ! Ou partirait à l’aube, on s’en irait manger de la crème dans les chalets, et le soir on rentrerait chez soi les jambes lasses, mais l’âme contente, le cœur léger, heureux de vivre.

— Combien de temps cela durera-t-il ? lui demandait le paysan. Jeunesse passe vite.

— La mienne ne mourra pas avant moi, lui répondait-elle.

En ce moment, un oiseau chanta. — Un rossignol ! s’écria-t-elle en tressaillant. Le vieillard se mit à rire, et lui représenta que les rossignols n’arrivent pas avant le milieu de mai. Elle soutint vivement son dire, et, comme il s’obstinait, elle se fâcha.

— Je soutiendrai jusqu’à mon dernier jour, lui répliqua-t-elle, que j’ai entendu aujourd’hui le rossignol.

Joseph, la tête appuyée sur le dossier de sa chaise, semblait absent de ce monde et se taisait. Son silence était un abîme où les paroles de Marguerite tombaient une à une comme des pierres dont on entend la chute au fond d’un gouffre.

Elle se leva, et la frappant de la main sur l’épaule : — C’est l’heure, lui dit-elle, montons.

Il se dressa sur ses pieds tout d’une pièce, prit une bougie et monta. On eût dit une statue qui marche. Avant de le suivre, se retournant vers leur hôte : — Nous sommes deux fous, lui cria-t-elle, qui vous donneront peut-être bien des ennuis ; je veux vous en consoler d’avance.

Et, s’approchant de lui, elle lui mit dans la main trois pièces d’or. Il la regarda d’un air ébahi ; mais il trouva les pièces d’or bonnes à prendre, et il les prit.

Quand elle fut montée, Joseph, qui venait de poser la bougie sur la table, se laissa tout à coup tomber à terre comme un corps mort. Il resta longtemps étendu, mordant ses mains et suffoqué par ses sanglots. Elle s’assit sur une chaise en face de lui ; elle cherchait à le consoler, elle le grondait. Il criait grâce ; ce n’était plus des années qu’il lui demandait, il mendiait des jours, des heures, des minutes. Alors elle lui dit le grand mot, qu’elle avait écrit deux lettres. — Demain un homme et peut-être deux viendront me chercher. Je veux qu’ils me trouvent morte et déjà froide.

À cette terrible nouvelle, il se leva sur ses genoux. Une abondante sueur ruisselait le long de ses joues, sa bouche se tordait, son agonie se peignait sur son front. — Après tout, lui disait-elle, le malheur est-il si grand ? Tenez pour certain que vous n’auriez pas trouvé votre compte avec moi. Vous avez la tête très romanesque, mon pauvre ami, et je le suis si peu ! Les grandes passions, les sentimens exaltés ne sont pas faits pour moi. Quand vous me parliez tantôt de votre amour, je vous l’ai dit, j’avais peine à vous comprendre. J’aimais beaucoup de choses sur cette terre ; mais je n’ai jamais rien adoré, et je ne me crois pas adorable. Je ne suis, voyez-vous, qu’une pauvre âme très tranquille et très ordinaire, et, je vous le répète cette fois sans colère, très bourgeoise, qui était née pour vivre à peu près comme tout le monde, loin des orages et des événemens. Les orages sont venus et m’ont brisée, et il m’a pris une inguérissable horreur de vivre. Un peu de bon sens et beaucoup de gaîté, voilà ce qu’était Marguerite Mirion. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?… J’ai tant souffert que ce qu’il y avait de cœur là dedans s’en est allé par morceaux. Il n’y a plus d’huile dans la lampe ; elle file et va s’éteindre, mieux vaut la souffler tout de suite.

Il n’était guère en état de la comprendre ; mais la douceur de son accent et la musique de sa voix berçaient son désespoir, qui finit par s’assoupir. La voyant si calme, si assurée de son courage, il fut pris de honte, et après être demeuré quelques instans immobile, son visage dans ses mains, il se releva en disant : — Je suis prêt ; je ferai ce que vous voudrez.

Elle le remercia chaudement, puis il lui vint une dernière fantaisie. En traversant le village, elle avait avisé une grange ouverte où l’on rabotait des planches. Elle pria Joseph d’aller lui chercher quelques copeaux. Il s’empressa de lui obéir, et revint bientôt apportant de longs rubans de bois dans sa blouse. Quand elle vit entrer dans la chambre cette vieille amitié de son enfance, elle se prit à sourire. Elle ôta sa coiffe, défit ses cheveux qui se répandirent sur ses épaules, et, après avoir tendrement baisé les copeaux, elle s’en tressa une couronne qu’elle posa sur sa tête. Il y avait au fond de la chambre un miroir brisé ; elle s’en approcha, s’y regarda, et se trouva belle dans cet accoutrement. Se retournant vers Joseph : — N’est-ce pas, lui cria-t-elle, que la menuiserie est le roi des arts et des métiers, et que nous mourons fidèles à nos amours ?

Il ne répondit pas. Il n’existait encore qu’à la condition de se taire, il lui semblait que son courage et sa vie étaient à la merci du premier mot qu’il prononcerait. Elle revint à lui ; changeant de ton et le tutoyant pour la première fois : — J’ai été bien dure aujourd’hui, lui dit-elle, et je t’ai fait de la peine. Pardonne-moi, comme je pardonne à tout le monde.

Et, lui prenant la tête entre ses deux mains, elle le baisa sur le front. Aussitôt elle découvrit sa poitrine. — Voici le moment ! dit-elle. — Il ouvrit son couteau. Il était pâle comme un marbre, et il avait sur les yeux un nuage de sang, au travers duquel il apercevait Marguerite toute petite et très loin, comme s’il l’avait regardée par le gros bout d’une lunette. Il sentait que son bras n’arriverait jamais jusqu’à elle. Il versa de l’eau dans un baquet, s’y plongea la tête, et se frotta les yeux. Le nuage s’évanouit ; quand il se redressa, il voyait clair, ses idées étaient nettes. Il savait que c’était lui, que c’était elle, et qu’il allait la tuer.

Elle l’appela de nouveau. Elle se tenait de son mieux, debout, un peu raide, adossée contre le mur. Elle pensait en ce moment à un vieux professeur de danse qui l’avait beaucoup tourmentée quand elle était en pension ; il lui disait toujours : — Tenons-nous droite, mademoiselle, et, je vous prie, effarons mieux cette épaule gauche. — Par un mouvement machinal, elle effaçait son épaule gauche. Joseph leva le bras, mais ce bras ne voulait pas frapper parce qu’elle le regardait. Il lui dit en balbutiant de fermer les yeux, que ses yeux l’empêchaient de la tuer. Elle ne les ferma pas, elle détourna la tête, et la dernière chose qui lui apparut, ce fut sur la muraille d’en face un grand château d’Ornis très ressemblant, qui tournait et pirouettait comme une toupie. Puis elle poussa un faible cri ; Joseph l’avait frappée en plein cœur, et d’un tel coup que la mort fut instantanée et qu’il ne sortit pas une goutte de sang par la plaie. Elle s’affaissa ; il la retint dans ses bras, la regarda longtemps, s’assura qu’elle était morte. Alors il l’emporta et la déposa sur le lit, où il fut longtemps à l’arranger, réparant le désordre de ses cheveux, rajustant son fichu, déplissant sa robe. Par intervalles, il la baisait sur les deux pieds ; mais il ne pleurait pas, il n’avait plus une larme dans le corps.

Il passa le reste de la nuit à noircir du papier ; il avait toujours eu cette manie. Il écrivit une lettre de vingt pages à cet ouvrier avec lequel il était allé à Fossaz le jour du mariage de Marguerite. Fidèle à son serment, dans cette lettre incohérente et décousue, il ne parlait que de lui, tantôt pour se vanter de ce qu’il avait fait comme d’une belle action et d’une grande chose, tantôt pour s’accuser, pour se prodiguer les injures, pour se traiter de misérable et d’assassin ; son épître se terminait par une dissertation en forme sur la question sociale, où quelques éclairs de bon sens se noyaient dans des torrens de fumée. La dernière ligne était ainsi conçue : « ouvriers, quand viendra le jour où vous serez les maîtres de vos maîtres ? »

Sa bougie, qui tirait à sa fin, s’éteignit subitement. Il attendit l’aurore, il ne voulait pas mourir sans avoir revu son idole et sa victime. Dès qu’un jour grisâtre commença de se répandre dans la chambre, il s’approcha du lit et de celle qui avait été Marguerite. Il lui rouvrit les yeux et se demanda longtemps ce qu’il y avait au fond ; puis il colla sa bouche sur cette bouche froide qui ne parlait plus ; il s’efforçait d’en tirer un dernier souffle, comme s’il avait voulu lui faire dire une fois enfin qu’elle l’aimait. Le jour grandissait. Il entortilla sa main gauche dans les cheveux blonds qui lui avaient pris son cœur, et il se frappa trois grands coups dans la poitrine. Quand on entra dans la chambre, il respirait encore ; l’instant d’après il n’était plus.

L’oncle Benjamin arriva deux heures plus tard. En pénétrant dans cette chambre ensanglantée, il éprouva une surprise égale à son désespoir. M. d’Ornis l’avait devancé, et, penché sur les deux corps, il achevait de fouiller leurs vêtemens, dont il retournait les poches. Le hasard lui avait fait rencontrer, paraît-il, le cocher de fiacre qui avait conduit Marguerite. On a prétendu aussi qu’il l’avait suivie sans qu’elle s’en doutât, et qu’il n’aurait tenu qu’à lui de se montrer dès la veille ; mais cela n’est point prouvé.

Depuis lors il a disparu ; impossible de savoir ce qu’il est devenu, et s’il a eu le plaisir d’apprendre que M. Bertrand, après avoir liquidé tout son bien, était parti subitement pour le Brésil. L’aventure de la crevasse et la figure de Joseph debout contre une croix avaient laissé une impression d’ineffaçable terreur à ce médiocre scélérat. En débarquant à Rio-Janeiro, il a dit à quelqu’un qu’il lui était arrivé un accident qui l’avait dégoûté de l’Europe.

À Mon-Plaisir, on est dégoûté non-seulement de l’Europe, mais de tout ; on y récolte encore des poires en automne, on n’y voit plus de roses au printemps. Mlle Baillet, qui s’est jetée dans la haute dévotion, prétend qu’à l’insu de sa mère Marguerite avait lu quelques romans. La cousine Grillet est plus convaincue que jamais que ce monde est plein de chausses-trapes ; elle ne marche presque plus. Mme Mirion a succombé à son chagrin. Elle était restée six mois sans prononcer le nom de sa fille ; sur son lit de mort, elle a senti se réveiller son cœur de mère ; elle a dit au pasteur qui était venu l’assister dans ses derniers instans : — Monsieur le pasteur, je suis sûre que dans le fond de l’âme elle était innocente, et que ce scélérat lui a tendu un guet-apens ; il me tarde d’aller revoir au ciel cette pauvre chère comtesse. — Depuis que M. Mirion est veuf, l’oncle Benjamin est revenu vivre avec lui. Il est fier d’avoir été choisi par Marguerite pour recevoir ses derniers adieux ; mais il a le tort de s’écrier quelquefois : — Ne vous l’avais-je pas dit ? Vous n’avez pas voulu me croire.

L’aventure de Marguerite Mirion, dont le mystère jusqu’aujourd’hui n’avait pas été éclairci, a causé à Genève, comme il était naturel, une prodigieuse sensation ; pendant bien des semaines, elle défraya tous les entretiens, on en parle encore. Les uns ont été impitoyables pour M. et Mme Mirion, qu’ils accusent d’être les véritables auteurs de l’événemsnt. — Voilà, disent-ils, où mènent l’ambition et l’esprit d’intrigue ! — Dans d’autres cercles, on s’en est pris à Marguerite, on a fulminé contre elle les plus virulens anathèmes, lui reprochant de n’avoir eu ni principes ni religion. Les gens mieux informés ou d’un esprit plus rassis estiment au contraire qu’il y a dans ce monde, ainsi que l’écrivait un jour Marguerite, d’effroyables fatalités, et qu’il est d’un sage de savoir quelquefois suspendre son jugement. Parmi les ouvriers, il en est beaucoup qui font de Joseph un héros : je le veux bien, mais un héros manqué ; c’est une race fort dangereuse.

Victor Cherbuliez.
  1. Voyez la Revue des 15 juillet, 1er  et 15 août, 1er  et 15 septembre.