La Route du bonheur/00

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Librairie des annales (p. v-xiii).

PRÉFACE


Ma chère cousine, je vous offre ce livre, dont le titre, du moins, est joli… Trouverez-vous les chapitres qui le composent à votre goût ? C’est ce que j’ignore ; mais j’y ai versé le meilleur de mon cœur et c’est par là, peut-être, qu’ils vous toucheront. Je n’ai pas de prétention aux belles-lettres, cousine, et seulement celle d’aimer la jeunesse d’un amour plein d’enchantement, de la vouloir heureuse, de tâcher de lui être utile et de m’y employer de mon mieux. L’éclosion de cette merveille délicate, frêle, légère, impulsive, qu’est une âme d’enfant, et son épanouissement vers la vingtième année, sont des spectacles miraculeux auxquels une femme — une maman surtout — ne peut rester insensible ; et c’est parce que je sens profondément la grâce de ces âmes en fleur, qui, souvent, s’ignorent, et dont le parfum est doux à respirer, que je me suis penchée tendrement vers elles. Gagner leur confiance et leur amitié : montrer à ces jeunes filles qui, demain, seront des femmes, de quelle pâte parfois un peu difficile à pétrir, est fait le bonheur, c’est tout le but que je me suis proposé… Mon livre ne se meut pas dans le romanesque, et je m’en excuse ; il n’est sans doute pas brillant et je m’en console ; mais, ce dont je suis sûre, c’est que les femmes qui le liront verront ensuite plus clair dans leur conscience et marcheront d’un pas plus joyeux sur cette route périlleuse et charmante au bout de laquelle elles atteignent le bonheur.

Et d’abord, cousine, avez-vous remarqué combien le bonheur est chose mystérieuse, imprécise, fuyante ? On croit le saisir, et, déjà, il a pris une forme nouvelle ; le bonheur qu’on espérait hier, avec une ardeur passionnée, et qu’on tient aujourd’hui, n’est presque plus du bonheur ; il semble que, par je ne sais quelle fatalité secrète, il perde sa force dès qu’on le touche, et c’est sans doute la raison pour laquelle tant de gens heureux ne connaissent pas leur bonheur. Ils courent comme des fous à sa recherche, alors qu’il est blotti à leurs pieds et, s’ils voient clairement celui qui n’est pas leur lot, mais le bien du voisin, chez eux leurs yeux sont aveugles.

Ne trouvez-vous pas étrange, cousine, que les plus sensés d’entre nous éprouvent ce sentiment d’ingratitude envers tout bonheur acquis, et cette soif inextinguible d’en conquérir de nouveaux ? Parmi les souhaits que vous formuliez dans votre jeunesse, sans oser croire que la fortune les exaucerait, combien se sont réalisés dont vous avez oublié jusqu’aux désirs qu’ils éveillaient en vous ? Je me souviens parfois, avec un sourire de pitié, des rêves de mon enfance, si modestes, si candides, si ingénus, et qui, dans ce temps, me semblaient orgueilleux et beaux ! Je rêvais… Que ne rêve-t-on pas à seize ans, quand on doit gagner sa vie et qu’on veut mériter tous les bonheurs ? C’est l’âge où l’on ramasse avec allégresse des miettes de plaisir, en les prenant pour des joies immenses. C’est l’âge où l’on reste toute une nuit éveillée parce que votre première élève fut contente de sa première leçon et que vous découvrez un paradis peuplé de petites virtuoses et des horizons d’indépendance et de fortune. C’est l’âge où vous pleuriez d’amour en songeant :

— M’aimera-t-il jamais comme je l’aime et me le dira-t-il un jour ?…

C’est l’âge, enfin, exquis et puéril, où l’on compte comme une faveur la promenade avec des amies dans un mauvais fiacre, où l’on croit que le comble de la fortune est de vivre avec dix mille francs par an.

Or, cousine, ces rentes royales qui représentèrent le summum de vos ambitions tant que vous ne les eûtes pas, dès qu’elles vous appartiennent, ne sont plus qu’un pauvre jouet cassé. Elles n’ont plus la valeur que leur prêtait votre espérance, mais seulement celle que leur donne la comparaison, et, à mesure que vous avancez dans la richesse, vos besoins, augmentés en d’étranges proportions, vous laissent plus pauvre qu’au temps de votre véritable médiocrité. Il en va souvent ainsi du bonheur. Perché trop haut, par la vanité des hommes, l’ascension en est chaque jour plus vertigineuse, et la cime en devient inaccessible.

Ah ! cousine, savoir se contenter d’un bonheur loyal, honnête, fait de tendresse, de travail, de raison et de poésie ; le reconnaître au passage, l’aimer dévotement, le cultiver comme une plante rare, le laisser croître sans hâte, l’embellir chaque jour davantage, n’est-ce point un art miraculeux ?… Et, cependant, on ne l’inculque guère aux jeunes filles. On se contente de les laisser pousser dans une atmosphère de gâteries, de flatteries, de sévérités inattendues, de veuleries subites, de conversations malsaines, tout à fait néfastes à la santé de leur âme. On leur raconte qu’elles sont au monde pour s’amuser, et elles le croient ; que Dieu les marqua pour être l’objet de l’adoration des hommes, de l’admiration des femmes, et elles en demeurent persuadées. On leur enseigne qu’il faut cogner à droite, pousser à gauche, pour s’arroger la meilleure place et cela ne suscite dans leur esprit aucun doute ; enfin, on leur répète, sans se lasser, que la fortune est la base la plus solide, la plus honorable du mariage et du bonheur. Et lorsqu’on les a démoralisées jusqu’aux larmes, jusqu’aux moelles, jusqu’au sang, on s’étonne qu’elles ne sachent pas construire des foyers heureux, ni donner le bonheur, ni le retenir entre leurs mains maladroites, ni même le distinguer, et qu’elles désertent une route qu’elles ne connaissent pas et qui leur fait peur…, la route un peu montante, un peu caillouteuse, mais si lumineuse et belle du bonheur.

…Cousine, en repassant quelquefois le cours de votre vie, vous êtes-vous demandé quelles furent les minutes divines pendant lesquelles vous avez connu les suprêmes félicités du bonheur, celles qui ne s’effacent jamais de la mémoire, et dont le souvenir suffit à éblouir une existence.

Si vous l’avez fait, vous avez pu constater avec surprise que ce ne sont ni les coups triomphants de la fortune, ni les événements remarquables que la destinée mit sous vos pas qui vous secouèrent du grand frisson, Ceux-là s’oublient vite pour les raisons que je vous ai dites. Ce sont, le plus souvent, de très petites choses, des riens que le sentiment seul rendit précieux et dont le cœur se souvient : un mot banal prononcé par la voix que vous attendiez avec un accent d’adoration qui vous remua le fond de l’âme ; l’encouragement d’un ami cher dans un jour de détresse morale ; quelquefois moins encore ; une lettre, un regard, un geste affectueux ; le premier sourire de l’enfant qu’on crut perdu et qui jeta ses petits bras décharnés autour de votre cou en disant : « Maman, ma petite maman ! » comme s’il devinait que votre amour lui eût rendu la vie ; un anniversaire que vos chéris fêtèrent avec des vers délicieusement naïfs et gauches, et tendres, un jour que leur bourse était à sec.

Tenez, cousine, il me revient un souvenir de bonheur que je vais vous dire, car vous en fûtes l’objet.

J’écrivais, dans les Annales, une de ces lettres que vous avez coutume de lire et qu’à cette époque je signais du pseudonyme tout court de « Cousine Yvonne ». Après en avoir pris connaissance avec votre indulgence habituelle, vous me dépêchâtes un petit billet disant à peu près ceci :

« Ne seriez-vous pas, par hasard, la fille de l’Oncle ? Dans votre manière de penser et décrire, je retrouve un peu du bon sens et le tour d’esprit de notre cher Francisque Sarcey, que nous avons tant aimé. »

Ce jour-là, cousine, votre lettre trembla dans ma main, et je ressentis une de ces joies profondes qui vous soulèvent d’émotion et vous mettent des larmes de joie dans les yeux.

Un autre jour, une de vos cousines m’envoya une confidence, presque une confession tragique, terrible, désespérée, et elle ajoutait… Mais non ! je dois me taire, sans quoi je manquerais de modestie… Cependant, souvent, bien souvent, quand je perds confiance ou courage, je songe à cette inconnue à qui, sans le savoir, je redonnai le goût de vivre, et je me dis :

— Qu’importe que ma prose soit bonne ou mauvaise, si elle suffit à remettre une créature faible, désemparée ou inconsciente, sur la route du bonheur, qui est aussi celle du devoir et de la bonté ! N’apporterait-elle de réconfort qu’à une seule de ces créatures, ma tâche ne serait point vaine et vaudrait encore d’être accomplie.

C’est pour cette inconnue que j’écris et pourquoi très simplement, cousine, je vous offre ce livre.


YVONNE SARCEY.