La Route du bonheur/01/01

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Librairie des annales (p. 3-9).


I

La Jeunesse qui s’ennuie


Ma chère cousine, concevez-vous qu’il existe sur terre des femmes, des jeunes filles, munies de leurs deux yeux, d’un cervelet, d’une paire de bras et de jambes, d’une bouche et de deux oreilles, et qui s’ennuient !

Elles parviennent à s’ennuyer ! Elles accomplissent ce prodige de passer comme des aveugles, des sourdes, des muettes, des infirmes, devant le plus magnifique et le plus divertissant des spectacles : la vie.

Autour d’elles, on aime, on travaille, on souffre, on est heureux, et elles s’ennuient !

Les chefs-d’œuvre éclosent, les fleurs s’épanouissent, le monde s’anime, la nature s’emplit d’allégresse, la science s’enorgueillit de trouvailles, les hommes s’agitent dans un océan de passions, l’orage gronde ou le ciel s’apaise, des enfants entr’ouvrent au soleil leur petite âme émerveillée, et ces maladroites s’ennuient !

N’est-ce point miraculeux ?

Alors qu’on voudrait pouvoir vivre quatre vies à la fois, pour les emplir toutes et les trouver trop courtes encore ; alors que chaque jour s’écoule, laissant le regret de n’avoir point lu le livre qu’on aime, de n’avoir pas serré dans ses bras les amis qui vous sont chers, de n’avoir pas vu le tableau, l’exposition, le pays, la merveille, enfin, qui hante votre imagination et dont vous voudriez rassasier votre cœur ardent, des créatures, saines d’esprit et de corps, s’ennuient !

Elles circulent au travers de l’émouvante, dramatique et joyeuse comédie humaine sans y rien comprendre, pareilles à ces voyageurs qui demeurent solitaires en tous pays, n’arrivant à saisir ni son idiome, ni sa gaieté, ni ses tristesses. On enseigne tant de choses vaines aux jeunes filles, et on ne leur apprend pas à adorer ce pourquoi elles sont faites : la vie ! — la vie dans toutes ses manifestations de joie et de douleurs, de rires et de larmes, de travail et de plaisir. On les guinde dans des attitudes, on les paralyse dans un moule de bienséance, on les emprisonne dans de stériles conventions, on leur applique des œillères solides tout au tour de la tête, on s’évertue à tuer chez elles les mouvements spontanés de leur âme, le rire qui s’échappe de leur bouche, la passion de leurs intrépides jugements… On rabote à l’alignement tous ces adorables symptômes de vie et de jeunesse, sans se douter qu’on commet une manière de crime, qu’on mûrit et dessèche pour l’Ennui des cœurs sans doute pleins de sève et de flamme !

Avez-vous, parfois, rencontré dans un salon, une salle de spectacle, de réunion quelconque, la jeune personne qui, partout, s’ennuie, justement parce qu’on ne l’a pas accoutumée à ne s’intéresser à rien qui en valût la peine ?

Près d’elle, la conversation meurt, faute d’aliment ; le rire ne trouve pas d’écho, l’amitié se fige, l’air devient glacé, les contacts électriques sont interrompus. Entend-elle un artiste, c’est à peine si elle l’applaudit ; écoute-t-elle des vers ou de la musique, ils ne la touchent pas. Sa sensibilité ne s’émeut jamais, sa pitié pas davantage, le pittoresque des gens et des choses lui échappe, l’intérêt passionnant du travail sous toutes ses formes, de l’art sous tous ses aspects et des idées qui soulèvent notre bouillante machine ronde : tout, jusqu’à la grâce des enfants, la laisse indifférente.

Elle s’ennuie à périr ; mais elle vous ennuie bien davantage.

Est-ce de sa faute ? Pas tout à fait… On ne l’a pas élevée dans l’amour de la vie, on ne lui a pas délivré les secrets ; et, comme les distractions factices dont on lui a donné le goût ne suffisent pas à remplir une existence, elle s’ennuie éperdument, et s’ennuie d’autant plus qu’un instinct mystérieux l’avertit qu’elle fait fausse route.

Jamais il ne devrait être permis à un être pourvu de quelque sens commun de prononcer ce blasphème : « Je m’ennuie », car seules s’ennuient les désœuvrées qui n’ont pas de but et ne savent mettre dans leur vie ni l’amitié, ni le dévouement, ni la chaleur, ni le travail, qui l’animent et lui donnent un sens.

L’admirable femme qui m’éleva, et dont je vénère pieusement la mémoire, avait coutume de répéter ce conseil qui renferme tout un programme :

— Paye de ta personne.

Quand la timidité de l’enfance paralysait les faibles moyens dont la nature m’avait pourvue, elle disait :

— Une petite fille qui a du cœur n’est pas timide ; elle songe d’abord au plaisir des autres, et cela lui donne le courage d’être aimable, de causer, de « payer de sa personne ».

Combien de fois l’ai-je entendu, ce bout de phrase qui, encore aujourd’hui, tinte par le souvenir dans mes oreilles et me sert de guide !

Si, par hasard, devant elle, on faisait cette remarque qu’un voisin de table vous avait mal diverti, sans se troubler, elle répliquait :

— Tu n’avais qu’à l’amuser.

Avait-on le malheur de constater que le salon de Mme  X… était mortellement froid :

— Que ne l’as-tu réchauffé ! disait-elle avec une logique imperturbable.

Avouait-on s’être ennuyé chez quelque amie :

— N’étais-tu donc pas là ? répondait-elle malicieusement.

Partout et constamment, il fallait « payer de sa personne ». Elle exigeait que l’on jouât ou chantât tant bien que mal son « morceau » pour complaire aux vieilles dames, ou rompre la monotonie d’une soirée ; elle n’admettait point que l’on ne s’occupât pas des petits enfants, « de ces pauvres chéris qui, peut-être, ne s’amusent pas », et il fallait s’ingénier à les divertir ; elle demandait la lecture à haute voix pour les grand’mères aux yeux fatigués, et une foule de commissions utiles pour les amis. Il fallait que l’on dépensât de la bonté active pour les malheureux et qu’on donnât ses soins ou le réconfort d’une visite aux malades ou aux reclus. Elle n’était point satisfaite si on ne lui contait en détail, et de son mieux, les menus incidents du jour, si on n’égayait point de sa conversation chaque repas. Elle appelait cela : « Payer de sa personne, » ou bien, encore : « Faire les frais de son cœur. » Et c’était, pour cette femme charmante, le commencement et la fin de toute sagesse, et à peu près les seuls principes sur lesquels elle basait l’éducation. Et cela peut vous paraître puéril, cousine, au premier aspect ; mais, si vous réfléchissez un instant, vous comprendrez que cette philosophie simpliste n’était cependant point vaine.

Elle apprenait à tirer son plaisir de soi et non à l’attendre des autres ; elle forçait à répandre la chaleur de son âme, à projeter au dehors — et quelque peine que l’on en éprouvât — le meilleur de son esprit, à faire de la vie et à « donner », en un mot, qu’à recevoir ; et c’est là un des secrets les plus sûrs du bonheur, et le meilleur remède contre l’Ennui.

Remarquez bien les gens atteints de l’affreuse maladie de l’Ennui. Ils sont tous reconnaissables à ce signe particulier : qu’ils ne payent jamais de leur personne ; ils attendent qu’on les amuse et qu’on les aime, qu’on s’occupe d’eux éternellement ; ils sont des foyers éteints d’où l’étincelle ne peut jaillir.

— On peut rêver quelque chose de plus terrible qu’un Enfer où l’on souffre, disait Victor Hugo : c’est un Enfer où l’on s’ennuierait.

Accoutumez vos jeunes amies à « payer de leur personne ». Ce sera toujours cela de pris sur l’Ennemi, — je veux dire sur l’Ennui.