La Route du bonheur/02/02

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Librairie des annales (p. 151-158).


II

La Division des Idées


Ma chère cousine, j’ai fait, pour les débuts de cette année, une petite découverte dont je ne suis pas mécontente… Je ne vous affirmerai point qu’elle soit appelée à révolutionner le monde, ni qu’elle mérite le moindre brevet, ni qu’elle brille par son absolue nouveauté ; peut-être même l’accueillerez-vous d’un sourire ironique, pensant que votre cousine défonce là des portes ouvertes… N’empêche que mon idée n’est pas mauvaise, puisqu’elle peut nous aider — comme vous le verrez — à trouver plus facilement le chemin du bonheur.

Elle m’est venue tandis que j’épuisais sur cartons bristol, cartes postales allégoriques, papiers de petits et grands formats, toutes formules imaginables que commandent, en cette saison, la civilité, le respect et les épanchements naturels de l’amitié. Les trois mots fatidiques qui éclairent l’année naissante et l’illuminent revenaient, avec obsession, se ranger sous ma plume. « Vœux de bonheur ! », écrivais-je sans me lasser ici, là, partout. « Vœux de bonheur ! », lisais-je à mon tour, charmée que tant d’aimables présages me parvinssent des quatre coins du monde, car je garde au cœur une superstition : c’est de croire que les souhaits formés par des êtres chers ont le pouvoir merveilleux d’attirer le bonheur.

N’avez-vous pas remarqué, cousine, que les gens entourés de véritables affections ont, généralement, plus de force à se défendre, et à défendre ceux qu’ils aiment, contre les coups de l’adversité ? Il semble que les fluides sympathiques qui, précieusement, les enveloppent, aient le don d’éloigner d’eux les méchants esprits ou d’en atténuer les effets, et c’est sans doute la raison instinctive, obscure, qui pousse les tendres, et même les indifférents, à envoyer aux amis un peu de bonheur, par la grâce ensorcelée des vœux.

Je m’appliquais, en pensée, à suivre le vol de tous ces souhaits, et je tâchais d’imaginer ce qu’ils représentaient aux yeux des personnes qui en recevaient l’hommage. Je ne vous apprendrai rien, cousine, en vous disant que nombre de gens s’entêtent à être malheureux, alors que tout, dans la vie, leur sourit. Ils ne sentent pas les grandes joies que le sort leur a réservées et souffrent cruellement de soucis insignifiants qui ne sont que l’aiguillon du bonheur ; ils pleurent d’un incident de ménage, d’une désillusion d’amour-propre, d’une chimère dégonflée, et ne comprennent pas que le bonheur est fait justement de toutes les conquêtes lentes, tendres et patientes de la volonté sur la destinée.

Heureux, l’enfant travailleur qui, au bout d’une année d’efforts, recueille une récompense triomphale ! Heureux, l’homme qui, disputant âprement sa place au soleil, l’enlève à la force du poignet ! Heureuse, la fillette que sa mère élève au titre de petite confidente ! Heureuse, la fiancée qui conquiert l’homme qu’elle aime ! Heureux, tous ceux qui luttent, peinent et souffrent, et que la Providence encourage !

Les vœux de bonheur — formule profonde, selon le sentiment qu’on y apporte — devraient être traduits ainsi par le cœur qu’ils atteignent :

— Ils m’aideront à résister, j’y puiserai l’énergie nécessaire pour acheter mon bonheur.

Car enfin, ma cousine, tout se paye, en ce bas monde. Pourquoi cette fleur précieuse, délicate et rare, qu’on appelle le bonheur, s’épanouirait-elle sans qu’on prenne le soin de la cultiver ? Il y a des jours de pluie, d’orage et de soleil, dans toutes les existences ; et des saisons froides et des saisons chaudes, des aurores et des crépuscules. Pourquoi le bonheur serait-il le droit immuable que l’on cueille en naissant ? La grande erreur des êtres malheureux est, je crois, dans cette bizarre conception qu’ils se font de la vie. Ils regardent le bonheur de bas en haut, au lieu de le considérer de haut en bas, en sorte qu’ils ne l’aperçoivent même pas et le piétinent au passage.

Et, tandis que j’égrenais le chapelet de mes souhaits, je constatais que, pour la plupart, ils ne parviendraient pas à bon port.

Mme  Une Telle pourrait-elle, une fois par hasard, se déclarer satisfaite ? Jamais, grands dieux !… Elle est persuadée que le monde n’est que trahison ; elle guette ses amis, tenant une riposte désobligeante toujours prête à leur adresse et a la manie de remettre vertement à leur place les gens les plus inoffensifs. Elle se rend, d’ailleurs, malheureuse à plaisir et sans raison, car, dans le fond, c’est une âme droite, vaillante, à qui il ne manque qu’un peu de bienveillance envers son prochain et d’indulgence envers la vie.

Heureuse. Mme  Trois-Étoiles ? Vous n’y pensez pas, cousine ! Du matin au soir, elle cherche chicane à ses fournisseurs, à ses domestiques, à tous ceux qui l’entourent ; elle use ses nerfs mis à vif par ces débats stériles et transforme sa maison en ménagerie. Cependant, c’est le dévouement en personne ; elle accomplit, à ses heures, de véritables tours de force et sut montrer, dans l’épreuve, un courage rare dont les siens ne lui tiennent aucun compte, à cause de son humeur irritable. Arrangez cela comme vous l’entendrez, et dites-vous que les Mme  Trois-Étoiles sont légion.

Contente d’elle et des autres Mlle  Snobinette ? Laissez-moi rire, cousine ? Elle s’ennuie à mort et gâche sa vie dans un vide distingué. Cependant, la nature lui a octroyé des aptitudes et une intelligence charmante ; mais ses facultés restent en friche, et le sentiment de tant de forces perdues ne peut que l’attrister. Elle aurait l’instinct du dévouement : la paresse la retient. Elle voudrait donner un but à sa vie creuse : le snobisme l’en détourne. C’est une de celles qui saccagent le bonheur à plaisir. Remarquez, cousine, qu’à toutes ces personnes il ne manque qu’un rien pour être parfaitement heureuses. Or, c’est là le sujet de ma découverte, et je vous prie, bonne cousine, de ne pas hausser les épaules avant que de m’avoir écoutée jusqu’au bout.

Pourquoi Mme Une Telle, Mme Trois-Étoiles et Mlle Snobinette ne goûtent-elles point le véritable bonheur ? C’est qu’elles se font de lui une idée fixe, inflexible ; elles se le représentent à la façon d’une route qui ne tournerait jamais, et, lorsque le moindre coude apparaît à l’horizon, elles se précipitent droit dans le ravin.

Vous connaissez le mot de cet entrepreneur en bâtiments, qui assurait à ses ouvriers eue, « pour faire de la belle ouvrage, fallait la diviser ».

Cet homme était un philosophe, et, si je crois la division du travail nécessaire, il me semble que la division des idées est au moins aussi efficace.

Et savez-vous, cousine, ce que j’entends par là ?

C’est de démêler clairement l’importance véritable, le sens exact des événements, et de les ranger, si je puis dire, avec ordre et symétrie, chacun dans leur case respective, sans confondre les petites misères avec les grandes épreuves.

Certains esprits mal bâtis ont un don particulier d’amplifier ce qui les touche personnellement et de croire qu’ils détiennent le monopole des ennuis. Ils sont inquiets dans la joie, soucieux dans le plaisir, tristes dans la gaieté, préoccupés dans le calme, malheureux dans le bonheur, ils ne savent pas opérer la division bienfaisante des idées, qui remet au point toute chose, ramenant les difficultés à leurs justes proportions.

Voulez-vous que j’étaye mon raisonnement d’un exemple ? Je connais une femme de mes amies, qui passe à travers les pires épreuves le sourire aux lèvres, la gaieté dans les yeux.

— Comment faites-vous ? lui demandai-je, un peu surprise de tant de sagesse.

— C’est très simple, me répondit-elle. Dès qu’un ennui est passé, je l’oublie ; il n’existe plus, il n’a jamais existé, et je ne songe pas davantage à celui que le lendemain me réserve. Ainsi, j’ai tout le loisir de jouir des instants heureux que la vie me donne.

— Mais, repris-je, où puisez-vous ce beau courage qu’on admire en vous, et qui vous laisse calme dans les plus grands tourments ?

Elle réfléchit un instant, puis se mit à rire :

— Cela vient, probablement, d’une infirmité de mon cerveau, qui fait que je ne puis suivre, vraiment, qu’une préoccupation à la fois. Quand je suis au chevet d’un malade gravement atteint, une idée, une seule, m’obsède : le guérir. Cela me dispense de sentir aucune autre misère : fatigue, chagrin, inquiétude ; et, quand le but est atteint, je n’éprouve que la joie du triomphe. Et il en est de même des plaisirs. Que j’aille au théâtre ou que je me rende à quelque réunion d’amies, je perds instantanément le souvenir de tous les petits tracas qui m’ont assaillie dans la journée et que je retrouverai le lendemain, et je m’amuse comme une reine. Je me crée, ainsi, des oasis de bonheur, qui me compensent largement des ennuis inévitables de l’existence. Voilà tout mon secret. Vous voyez qu’il est peu compliqué…

La Providence avait gratifié mon amie de l’un de ses plus beaux dons : la division des idées.

Essayez, ma cousine, du système, et vous verrez que vous deviendrez facilement une aimable philosophe, ou, plutôt, une charmante et vaillante femme.

— La réflexion est la faculté philosophique par excellence, a dit Victor Cousin.

Réfléchissons un peu à ce que ces trois mots, tant de fois lus et écrits : « Vœux de bonheur ! », renferment de sagesse, et répétons-nous souvent que l’être heureux est celui qui crée lui-même son bonheur.