La Route du bonheur/03/03

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 320-327).


III

La Lecture des Enfants


Le nom de Mme  de Ségur restera célèbre, longtemps encore, dans le royaume enfantin. En toute humilité, je confesse qu’aux histoires de cette aimable aïeule je découvris, jadis, des charmes toujours nouveaux, et cela jusqu’à un âge avancé : au moins dix ans !… À force de relire ses livres roses, je les sus par cœur ; ils étaient mes chers compagnons. Je les cachais, le soir, sous le traversin de mon petit lit, pour en dévorer un chapitre avant que l’heure du lever ne fût sonnée. J’y rêvais la nuit, j’y pensais le jour ; je racontais à mes poupées les méfaits de cette impertinente Cunégonde, que Diloy le Chemineau fouetta pour la ramener au sentiment de la politesse, et je m’évertuais à les attendrir avec les malheurs de mon amie de prédilection, la pauvre Christine, livrée par sa maman aux soins de l’horrible Mina.

Rien ne me paraissait plus propre à toucher, à émouvoir, à réjouir, que ces œuvres délicieusement niaises… La mère Mac’Miche, le général Dourakine, Torchonnet, — le souffre-douleur Torchonnet ! — François le Bossu, le pauvre Blaise, et cette orgueilleuse Mme Papowski, qui battait ses enfants comme plâtre, — et, par une juste revanche de la Providence, un jour, fut knoutée à son tour, — sont autant d’images qui ne peuvent s’effacer de l’imagination. Elles y sont entrées à cet âge où les impressions ont la vivacité et la fraîcheur des choses éternelles… Plus tard, la mémoire, alors que ses cases sont brouillées ou trop pleines, rejette sans pitié le souvenir de certains livres mal assimilés… Mais elle garde la vision heureuse d’une figure entrevue dans l’enfance, d’un objet touché par des menottes ignorantes, d’un conte lu avec des yeux naïfs.

Mme de Ségur, grâce à son extrême simplicité, à son naturel, à la vérité de ses caractères, est l’écrivain idéal des petits enfants. Elle parle tout juste le langage qui leur convient, et dans les termes susceptibles de les toucher. La séduction qu’elle exerce sur les jeunes esprits est telle qu’elle agit aujourd’hui comme il y a cinquante ans, comme au jour où parut, pour la première fois, son premier livre.

Je sais une « petite Dédée », âgée de six ans, que sa maman trouva, un matin, effondrée dans les larmes ; et, comme elle lui demandait la raison de ce grand désespoir, la mioche, à travers ses pleurs, gémit :

— Z’ai…, z’ai…, j’ veux pas que Zules y soit méchant avec le pauvre Blaise ! là !…

Quel plus doux hommage peut monter là-haut vers cette bonne grand’mère qui prit la plume par amour pour ses petits-enfants et, par surcroît, amusa toute une descendance de juvéniles générations !

Depuis quelques années, de beaux esprits se sont avisés que la littérature de Mme  de Ségur était de qualité inférieure et, par cela, nuisible au progrès esthétique de l’enfant. J’ai même entendu une pédagogue — réputée émérite — soutenir qu’il ne fallait pas fausser le jugement des élèves en nourrissant leur moelle de pareilles insanités. Et, pour affirmer cette vérité, notre institutrice offre aux pauvres petits de cinq à sept ans, confiés à sa garde, la récréation de lectures instructives : éléments d’histoire naturelle, leçons de choses, récits abrégés d’histoire de France, promenades zoologiques d’un grand-père, — le tout à l’avenant… Les malheureux, comme de juste, prennent, à cette distraction, l’horreur de la lecture et confondent le plus exquis des plaisirs avec la pire des pénitences.

— Il faut meubler l’intelligence des élèves déclare sentencieusement la vieille demoiselle.

Celle-ci ignore, sans doute, que l’imagination enfantine est un paradis peuplé de merveilles radieuses et telles que les poètes seuls en peuvent concevoir de semblables… Ne connaissant point les limites du possible ni de l’infranchissable, elle se meut dans la féerie, elle vagabonde dans le rêve le plus aisément du monde, fout semble naturel à un enfant : les ailes qui poussent, les oiseaux qui parlent, les ogres qui sentent la chair fraîche, les citrouilles qu’une baguette métamorphose en carrosse, les princesses qui dorment cent ans, et les méchantes fées Carabosses… Un fragile cerveau de six ans rutile d’images éclatantes, de visions d’or, de richesses et d’idéal ; de même que, dans une petite âme fraîche éclose, palpitent une foule de sentiments obscurs, auxquels elle ne sait point donner de noms, mais qu’elle saisit et reconnaît avec ravissement au passage.

Les enfants, justement à cause de leur sensibilité neuve et frémissante, et de ce don du surnaturel qu’ils possèdent à un degré rare, n’aiment, par instinct, que deux genres de lectures : celle qui les transporte dans le royaume des fées, des héros, des dieux et des monstres ; celle qui épanouit leur petit cœur par des récits touchants. Ce n’est qu’avec le temps qu’ils distinguent la littérature ; ce n’est qu’avec l’âge qu’ils prennent goût aux histoires véridiques écrites dans une langue littéraire ; il faut que leur raison, habilement disciplinée, ait mis alors en équilibre cette « folle du logis », qui est un des attraits irrésistibles du jeune âge.

Considérer le cerveau d’un enfant comme un désert ! Ah ! ma cousine, il faut, pour commettre une pareille hérésie, n’avoir jamais regardé de près un de ces petits chefs-d’œuvre de la nature : un enfant !… Une seule chose le heurte, l’ennuie à mourir et dessèche pour toujours son esprit ensoleillé : ce sont des sciences trop précises, sévèrement présentées, trop précocement servies. La première pédagogie de l’enfance devrait être jeux, rires, sentiments… Avec l’imagination, la sensibilité adorable que possèdent ces petits êtres, et leur instinct de justice, et leur merveilleuse faculté de donner une âme aux choses inertes, et leur facilité à se passionner sur les moindres causes, on peut obtenir d’eux des tours de force, à condition, — écoutez bien ceci, — à condition de les amuser d’abord et de les intéresser ensuite.

Le goût des lectures fortes vient toujours à celui qui commence simplement par aimer la « lecture ». Il importe donc de donner l’amour des livres. Le reste vient tout seul… Un pauvre chérubin, qui ne trouve pas dans son histoire les mots auxquels il est accoutumé et font image dans sa cervelle ou son cœur, est malheureux. Il ne comprend pas, ne réfléchit pas davantage ; sa lecture demeure stérile.

Elle ne devient profitable qu’à partir du moment où elle éveille sans fatigue ses idées, échauffe sa pensée, inquiète son jugement et remue toutes les fibres de ce qui constitue « sa petite personne ». Il ne faut pas s’y tromper : les enfants ont une individualité admirable qu’on étouffe trop souvent en les coulant dans les moules uniformes de l’enseignement soi-disant intellectuel.

J’ai connu, il y a quelques années, une mère ambitieuse et sotte qui avait la turlutaine de faire un homme supérieur de son fils.

L’homme supérieur avait alors huit ans ; il était doux, un peu mou, délicat de santé, et de nature lente et rêveuse avec des tendances vaguement musicales. Il eût fallu, pour fortifier ce tempérament lymphatique, de l’air, de la gaieté, de la joie, des amis… En provoquant l’expansion de l’enfant, on lui eût insufflé l’énergie qui lui manquait et l’empêchait d’aimer le travail. La mère n’entendit pas de cette oreille-là. Elle dit :

— Mon fils est doué pour la musique ; je vais le mener écouter des opéras qui lui formeront l’oreille et le goût.

Et le pauvre martyr, à huit ans, subit la Walkyrie, le Tannhaüser, Sigurd et d’autres nombreux chefs-d’œuvre.

Elle dit, ensuite :

— Il a des dispositions pour les arts…

Et elle le traîna au Musée du Louvre et dans tous les musées remarquables, le houspillant dans les moments où il se permettait de bâiller ou de traîner ses bottines sur le parquet.

Elle dit encore :

— Il adore la lecture.

El, d’une voix de crécelle, elle lui imposa la torture des Vies de Plutarque et des tragédies de Corneille.

Or, il arriva que l’ « homme supérieur » fut également dégoûté de la musique, des arts, de la littérature et du travail. Il avait éprouvé le contact de choses trop fortes pour son cerveau, trop loin de son imagination ardente et faible tout ensemble, à un âge où il eût fallu laisser la bride sur le cou à ses rêves enfantins.

En d’autres mains, il fût devenu peut-être un « homme supérieur ». Sous la direction tyrannique et prétentieuse de sa mère, il fut seulement le modèle des cancres. Et un cancre morose, triste, pessimiste, le pire de tous les cancres ! Quoi qu’en pensent les beaux esprits, la littérature de Mme  de Ségur est un genre qui convient aux enfants. Sans en avoir l’air, cette bonne grand’mère fut une grande moraliste. À son école, les jeunes consciences se formèrent ; les Dédées de tous les temps s’indignèrent contre le méchant « Zules » qui martyrise le pauvre Blaise, et songèrent, au moins cinq minutes par jour, à devenir des petites filles modèles.

Ce résultat n’est déjà pas si mauvais.