La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/02

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 519-551).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

II[2]


Jeudi, 5 août 1914.

Du modeste cottage d’Alexandria, je me rends au somptueux palais de Znamenka, qui est tout proche et où réside le Grand-Duc Nicolas.

Le généralissime me reçoit dans son vaste cabinet, dont toutes les tables sont couvertes de cartes étalées. A grands pas rapides et résolus, il s’avance vers moi et, de même qu’il y a trois jours au Palais d’hiver, il m’étreint jusqu’à me broyer les épaules :

— Dieu et Jeanne d’Arc sont avec nous, s’exclame-t-il. Nous aurons la victoire !… N’est-ce pas providentiel que la guerre ait éclaté pour une si noble cause ? que nos deux peuples aient répondu à l’ordre de mobilisation avec un tel enthousiasme ? que les circonstances nous soient si propices ?…

Je me hausse de mon mieux à ce ton de grandiloquence militaire et mystique, dont la forme naïve ne m’empêche pas de sentir l’inspiration généreuse ; je me garde pourtant d’invoquer Jeanne d’Arc, puisqu’il s’agit aujourd’hui, non pas de « bouter les Anglais hors de France, » mais de les attirer dedans et le plus vite possible. Sans transition, j’aborde la question, grave entre toutes :

— Dans combien de jours, Monseigneur, ordonnerez-vous l’offensive ?

— J’ordonnerai l’offensive aussitôt que l’opération sera exécutable et j’attaquerai à fond… Peut-être même n’attendrai-je pas que la concentration de tous mes corps soit terminée. Dès que je me sentirai en force, j’attaquerai… Ce sera probablement le 14 août.

Il m’explique ensuite son plan général de manœuvre : 1o un groupe d’armées opérant sur le front prussien, 2o un groupe d’armées opérant sur le front galicien, 3o une masse en Pologne destinée à foncer sur Berlin, dès que les armées du Sud auront réussi à « accrocher » et « fixer » l’ennemi.

Tandis que, le doigt sur la carte, il me dévoile ainsi ses projets, toute sa personne dégage une énergie farouche. Sa parole tranchante et scandée, ses yeux scintillants, ses gestes nerveux, sa bouche dure et contractée, sa stature de géant personnifient en lui l’audace impérieuse et entraînante qui fut la qualité maîtresse des grands stratèges russes, des Souvarow et des Skobélew. Il y a, chez Nicolas-Nicolaïéwitch, quelque chose de plus, je ne sais quoi d’irascible, de despotique, d’implacable, qui le rattache héréditairement aux voïévodes moscovites des XVe et XVIe siècles. Et n’a-t-il pas aussi en commun avec eux la dévotion ingénue, la crédulité superstitieuse, le goût de la vie ardente et forte ? Quelle que soit la valeur de ce rapprochement historique, ce que j’ai le droit d’affirmer, c’est que le Grand-Duc Nicolas a le cœur placé très haut et que le commandement suprême des armées russes ne pouvait être confié à des mains plus loyales ni plus vigoureuses.

Vers la fin de notre conversation, il me dit :

— Veuillez faire parvenir au général Joffre mes compliments les plus chauds et l’assurance de ma foi absolue dans la victoire. Dites-lui aussi que je ferai porter, à côté de mon fanion de généralissime, le fanion qu’il m’a offert, quand j’ai assisté aux manœuvres de France, il y a deux ans.

Là-dessus, me serrant les mains avec véhémence, il me conduit jusqu’à la porte :

— Et maintenant, s’écrie-t-il, à la grâce de Dieu !


Jeudi, 6 août 1914.

Mon collègue d’Autriche-Hongrie, Szapary, remet ce matin à Sazonow une déclaration de guerre. Cette déclaration invoque deux motifs : 1o  l’attitude prise par le Gouvernement russe dans le conflit austro-serbe ; — 2o le fait que, d’après une communication du cabinet de Berlin, la Russie a cru devoir ouvrir les hostilités contre l’Allemagne.

Les Allemands pénètrent dans la Pologne occidentale. Dès avant-hier, ils ont occupé Kalisch, Czenstochowa et Bendin. Cette rapide avance démontre combien l’État-major russe eut raison, en 1910, lorsqu’il recula, d’une centaine de kilomètres vers l’Est, ses garnisons de la frontière et sa zone de concentration, — mesure qui fut alors si vivement critiquée en France.

À midi, je pars pour Tsarskoïé-Sélo, où je vais déjeuner chez le Grand-Duc Paul-Alexandrowitch[3]et son épouse morganatique la comtesse de Hohenfelsen, avec qui j’entretiens, depuis nombre d’années, d’amicales relations.

Pendant toute la route, mon auto longe et dépasse des régiments d’infanterie, avec leur attirail de campagne. Chaque régiment est suivi par une file interminable d’équipages : caissons de munitions, fourgons de bagages, camions de vivres, voitures d’ambulance, cuisines roulantes, télégas, linéïkas, chariots de paysans, etc. Les voitures se succèdent au hasard, en désordre, parfois à travers champs, dans une confusion hétéroclite et pittoresque qui fait penser à la horde asiatique. Les fantassins ont bonne apparence, bien que la pluie et la boue gênent leur marche. Beaucoup de femmes ont pris place dans la colonne pour accompagner leur mari jusqu’à la première étape, jusqu’à l’adieu définitif ; plusieurs portent un enfant sur le bras. Une d’elles me touche infiniment. Très jeune, le visage délicat, la nuque fine, un mouchoir rouge et blanc noué sur ses cheveux clairs, un sarafane de coton bleu ajusté à la taille par une ceinture de cuir, elle serre un bébé contre sa poitrine. Elle allonge le pas autant qu’elle peut, afin de rester à hauteur de l’homme qui termine le rang, — un beau garçon brun et musclé. Ils ne se disent pas un mot ; mais ils fixent l’un sur l’autre des yeux ardents, éplorés ; et, trois fois de suite, je vois la jeune mère tendre au soldat leur enfant à baiser.

Le Grand-Duc Paul et la comtesse de Hohenfelsen n’ont invité en dehors de moi que Michel Stakhowitch, membre élu du Conseil de l’Empire pour le Zemstvo d’Orel, un des Russes qui sont le plus imprégnés des idées françaises. Je me trouve donc dans une atmosphère d’intime et chaude sympathie.

Dès l’entrée, tous les trois m’acclament d’un : « Vive la France ! » Avec l’accent de droiture et de simplicité qui lui est propre, le Grand-Duc m’exprime son admiration pour l’unanime élan qui a fait voler le peuple français au secours de son allié :

— Je sais que votre Gouvernement n’a pas hésité une minute à nous soutenir, quand l’Allemagne nous a obligés à nous défendre. Et c’est déjà fort beau… Mais que la nation tout entière ait compris instantanément son devoir d’alliée ; que, dans aucune classe de la société, dans aucun parti politique, il n’y ait eu la moindre défaillance, la moindre protestation, voilà ce qui est extraordinaire, sublime !

Stakhowitch reprend :

— Oui, sublime !… La France d’aujourd’hui ne fait d’ailleurs que persévérer dans sa tradition historique ; elle a toujours été le pays du sublime.

J’acquiesce, en soulignant :

— C’est vrai. Le peuple français, qu’on a tant accusé de scepticisme et de frivolité, est certainement celui qui s’est le plus souvent jeté dans la lutte pour un motif désintéressé, qui s’est le plus souvent dévoué à une cause idéale.

Puis, je raconte à mes hôtes la longue suite des faits qui ont rempli ces deux dernières semaines. De leur côté, ils me rapportent un grand nombre de témoignages ou d’épisodes qui attestent l’union de tous les Russes dans la volonté de sauver la Serbie et de vaincre l’Allemagne.

— Personne, me dit Stakhowitch, personne en Russie n’admettrait que nous laissions écraser le petit peuple serbe.

Je lui demande alors ce que pensent de la guerre les membres de l’extrême-droite au Conseil de l’Empire et à la Douma, ce parti influent et nombreux qui, par la bouche du prince Mestchersky, de Stchéglovitow, du baron Rosen, de Pourichkiévitch, de Markow, a toujours prêché l’entente avec l’impérialisme allemand. Il m’assure que cette doctrine, inspirée surtout par des calculs de politique intérieure, est radicalement ruinée par l’agression de la Serbie et il conclut :

— La guerre qui commence est un duel à mort entre le slavisme et le germanisme. Il n’y a pas un Russe qui n’en ait conscience.

Au sortir de table, je ne m’accorde que le temps de fumer une cigarette et je rentre vite à Pétersbourg.

Près de Poulkowo, je croise un régiment de tirailleurs de la Garde, qui part pour la frontière. Le général, commandant le régiment, reconnaît, à la livrée de mon chasseur, la voiture de l’ambassadeur de France ; il me dépêche un de ses officiers pour me prier de descendre, afin qu’il fasse défiler sa troupe devant moi.

Je mets pied à terre et je m’approche du général qui, se penchant du haut de son cheval, me donne l’accolade.

Sur un ordre bref, le régiment fait halte, les rangs se resserrent et s’alignent, la musique prend la tête de la colonne. Pendant ces préparatifs, le général me crie frénétiquement :

— Nous allons détruire ces sales Prussiens !… Il ne faut plus de Prusse, plus d’Allemagne !… Guillaume à Sainte-Hélène !…

Le défilé commence. Les hommes ont l’air solide et fier. À chaque compagnie qui passe, le général se dresse sur ses étriers et commande :

Franzouski Pasol ! L’ambassadeur de France ! Hourrah ! Les soldats répètent à plein gosier :

— Hourrah ! Hourrah !

Quand le dernier rang a passé, le général se penche une fois encore vers moi pour m’embrasser et me dit d’un ton grave :

— Je suis heureux de vous avoir rencontré, Monsieur l’ambassadeur. Tous mes hommes comprendront comme moi que c’est un bon présage d’avoir rencontré la France, à notre première étape.

Là-dessus, il part au galop pour rejoindre la tête du régiment et, tandis que je remonte en voiture, il me lance de loin son cri de guerre :

— Guillaume à Sainte-Hélène !… Guillaume à Sainte-Hélène !…

À quatre heures, j’ai une longue conversation avec mon collègue d’Italie, le marquis Carlotti de Riparbella ; je m’efforce de lui démontrer que la crise actuelle offre à son pays une occasion inespérée de réaliser ses aspirations nationales :

— Quelle que soit, dis-je, ma certitude personnelle, je n’ai pas la présomption de vous garantir que les armées et les flottes de la Triple-Entente seront victorieuses. Mais ce que j’ai le droit de vous affirmer, surtout après mon entretien d’hier avec l’Empereur, c’est la volonté qui anime les trois Puissances, la volonté implacable d’écraser l’Allemagne. Toutes les trois sont unanimes dans la résolution de mettre fin à la tyrannie allemande. Le problème étant ainsi posé, appréciez vous-même de quel côté sont les chances de succès et tirez les conséquences.

Nous sortons ensemble et je me rends au ministère des Affaires étrangères, où j’ai de multiples questions à régler : questions de blocus, de rapatriement, de correspondance télégraphique, de presse, de police, etc. sans compter les questions diplomatiques.

Sazonow m’apprend qu’il a fait venir le ministre de Roumanie, Diamandy, pour lui demander le concours immédiat de l’armée roumaine contre l’Autriche. En échange, il offre de reconnaître au Cabinet de Bucarest le droit d’annexer tous les territoires austro-hongrois habités actuellement par une population roumaine, c’est-à-dire la majeure partie de la Transylvanie et la région septentrionale de la Bukovine ; de plus, les Puissances de la Triple-Entente garantiraient à la Roumanie l’intégrité de son territoire.

Enfin, Sazonow a télégraphié au ministre de Russie à Sofia pour obtenir la neutralité bienveillante de la Bulgarie contre la promesse de quelques districts à prélever sur le territoire serbe de Macédoine, si la Serbie acquiert un accès direct à la Mer Adriatique.


Vendredi, 7 août 1914.

Les Allemands sont entrés hier à Liége ; quelques forts résistent encore.

Sazonow propose aux Gouvernements français et britannique de négocier d’urgence, à Tokio, l’accession du Japon à notre coalition : les Puissances alliées reconnaîtraient au Gouvernement japonais le droit d’annexer le territoire allemand de Kiao-Tcheou ; la Russie et le Japon se garantiraient réciproquement l’intégrité de leurs possessions asiatiques.

Ce soir, je dîne au Yacht-Club, sur la Morskaïa. Dans ce milieu éminemment conservateur, je trouve la preuve de ce que Stakhowitch me disait hier quant aux dispositions de l’extrême-droite envers l’Allemagne. Ceux qui, la semaine dernière encore, affirmaient, avec le plus d’énergie, la nécessité de renforcer le tsarisme orthodoxe par une étroite alliance avec l’autoritarisme prussien, déclarent intolérable l’outrage que le bombardement de Belgrade inflige à tout le monde slave et se montrent parmi les plus belliqueux. D’autres se taisent, ou se bornent à dire que l’Allemagne et l’Autriche viennent de porter un coup mortel au principe monarchique en Europe.

Avant de rentrer à l’Ambassade, je passe au ministère des Affaires étrangères, où Sazonow désire me parler.

— Je suis inquiet, me dit-il, des nouvelles que je reçois de Constantinople. J’ai grand’peur que l’Allemagne et l’Autriche ne nous y manigancent un tour de leur façon.

— Quoi, par exemple ?

— Je crains que la flotte austro-hongroise n’aille se réfugier dans la Mer de Marmara. Vous voyez d’ici les conséquences !


Samedi, 8 août 1914.

Une armée française est entrée hier en Belgique, se portant au secours de l’armée belge. Le sort de la France va-t-il se décider une fois encore entre la Sambre et la Meuse ?

Aujourd’hui, séance du Conseil de l’Empire et de la Douma. Dès le 2 août, l’Empereur avait publié son dessein de convoquer extraordinairement les assemblées, législatives, « afin d’être en parfaite union avec notre peuple. » Cette convocation, qui eût semblé toute naturelle et nécessaire en n’importe quel autre pays, a été interprétée ici comme une manifestation de « constitutionnalisme. » Dans les milieux libéraux, on en sait le plus grand gré à l’Empereur, car on n’ignore pas que le Président du Conseil, Gorémykine, le Ministre de l’Intérieur, Maklakow, le Ministre de la Justice, Stchéglovitow, et le Procureur suprême du Saint-Synode, Sabler, affectent de considérer la Douma comme un organe infime et négligeable de l’État.

Je prends place, avec Sir George Buchanan, au premier rang de la loge diplomatique.

Une vibrante allocution du Président Rodzianko ouvre la séance. Son éloquence déclamatoire et sonore soulève l’enthousiasme de l’assemblée.

Puis, à pas chancelants, le vieux Gorémykine monte à la tribune. Soutenant avec peine les sons d’une voix débile qui s’épuise par instants comme s’il allait mourir, il expose que « la Russie ne voulait pas la guerre, » que le Gouvernement impérial a tout essayé pour sauvegarder la paix, « s’attachant même à la moindre chance d’endiguer le déluge de sang qui menaçait d’inonder le monde ; » il conclut que la Russie ne pouvait pas reculer devant le défi que lui ont jeté les Puissances germaniques : « d’ailleurs, si nous avions cédé, notre humiliation n’eût pas changé le cours des événements. » Pour articuler ces derniers mots, sa voix s’affermit un peu et son regard éteint lance une courte flamme. On dirait que ce vieillard sceptique, chargé de travaux, d’honneurs et d’expérience, éprouve une joie malicieuse à proclamer, dans cette conjoncture solennelle, son fatalisme désabusé.

Sazonow lui succède à la tribune. Il est pâle et nerveux. Dès le début ; il libère sa conscience : « Lorsque viendra, pour l’histoire, le jour de l’impartial verdict, j’ai la conviction qu’elle nous justifiera… » Il rappelle avec énergie que « ce n’est pas la politique russe qui mettait en péril la paix générale, » et que, si l’Allemagne l’avait voulu, elle pouvait, « d’un mot, d’un seul mot impératif, » arrêter l’Autriche dans la voie belliqueuse. Puis, d’un ton chaleureux, il exalte « la France magnanime, la France chevaleresque, qui s’est dressée avec nous pour la défense du droit et de la justice. » À cette phrase, tous les députés se lèvent et, tournés vers moi, ils acclament longuement la France. J’observe néanmoins que les acclamations ne sont pas très nourries sur les bancs de la gauche : les partis libéraux ne nous ont jamais pardonné d’avoir prolongé la vie du tsarisme par nos subsides financiers. Les applaudissements éclatent de nouveau, lorsque Sazonow déclare que l’Angleterre a reconnu, elle aussi, l’impossibilité morale de rester indifférente devant la violence faite à la Serbie. Sa péroraison traduit exactement l’idée qui, dans ces dernières semaines, a dominé toutes nos pensées et tous nos actes : « Nous ne voulons pas accepter le joug de l’Allemagne et de son alliée en Europe. » Il descend de la tribune au milieu d’une ovation.

Après une suspension de séance, chaque chef de parti vient apporter le témoignage de son patriotisme, en s’affirmant prêt à tous les sacrifices pour soustraire la Russie et les peuples slaves à la suprématie germanique. Lorsque le président met aux voix les crédits de guerre demandés par le Gouvernement, le parti socialiste annonce qu’il s’abstiendra de les voter, ne voulant assumer aucune responsabilité dans la politique du tsarisme ; il exhorte cependant la démocratie russe à défendre sa terre natale contre l’invasion étrangère : « Ouvriers et paysans, rassemblez toutes vos forces pour défendre notre pays ; nous le libérerons ensuite ! » Sauf l’abstention des socialistes, les crédits militaires sont votés à l’unanimité.

Quand je quitte le palais de Tauride avec Buchanan, nos voitures ont de la peine à se frayer un chemin dans la foule qui les enserre et nous acclame.

L’impression que je rapporte de cette séance est satisfaisante. Le peuple russe, qui n’a pas voulu la guerre, qui a même été surpris par la guerre, est fermement décidé à en soutenir l’effort. D’autre part, le Gouvernement et les classes dirigeantes ont conscience que les destinées de la Russie sont liées désormais au sort de la France et de l’Angleterre. Ce second point n’est pas moins important que le premier.


Dimanche, 9 août 1914.

Hier, les troupes françaises sont entrées à Mulhouse.

Le Grand-Duc Nicolas, qui n’a pas encore transféré son Quartier général au front des armées, m’envoie son chef d’état-major, le général Yannouchkéwitch, pour m’apprendre que la mobilisation s’achève dans les meilleures conditions et que les transports de concentration s’accomplissent avec ponctualité. Il ajoute que, le Gouvernement ayant toute confiance dans le maintien de l’ordre à Saint-Pétersbourg, les troupes de la capitale et de la banlieue sont dirigées, dès maintenant, vers la frontière.

Nous parlons ensuite des opérations qui se préparent. Le général Yannouchkéwitch me confirme : 1° que l’armée de Wilna prendra l’offensive dans la direction de Königsberg ; 2° que l’armée de Varsovie sera jetée immédiatement sur la rive gauche de la Vistule, pour flanquer l’armée de Wilna ; 3° que l’offensive générale sera entreprise le 14 août.

A six heures et demie, je pars en auto pour Tsarskoïé-Sélo, où je dîne chez la Grande-Duchesse Marie-Pavlowna[4].

La Grande-Duchesse est entourée de son fils aîné et de sa bru, le Grand-Duc Cyrille-Wladimirowitch et la Grande-Duchesse Victoria-Féodorowna, de son gendre et de sa fille le Prince Nicolas de Grèce et la Grande-Duchesse Hélène-Wladimirowna, de ses demoiselles d’honneur et de ses intimes.

La table est dressée dans le jardin, sous une tente dont trois des panneaux sont relevés. L’air est pur et fluide. Les parterres de roses embaument. Le soleil, qui, malgré l’heure tardive, est encore haut sur l’horizon, disperse autour de nous une lumière très douce et des ombres diaphanes.

La conversation est générale, pleine de confiance et d’entrain ; elle a naturellement, pour unique sujet, la guerre. Mais une question revient à chaque instant : la distribution des grands commandements et la composition des états-majors ; on critique les choix déjà connus ; on essaie de deviner les nominations que l’Empereur n’a pas encore décidées. Toutes les rivalités de la Cour et des salons se trahissent dans les propos qui s’échangent. Par instants, je crois vivre un chapitre de la Guerre et la Paix de Tolstoï.

Le repas fini, la Grande-Duchesse Marie-Pavlowna m’emmène au fond du jardin, puis m’installe auprès d’elle sur un banc.

— Maintenant, me dit-elle, causons en toute liberté… J’ai le sentiment que l’Empereur et la Russie jouent une partie suprême. Ce n’est pas une guerre politique, comme il y en a eu tant ; c’est le duel du slavisme et du germanisme ; il faudra que l’un des deux succombe… J’ai vu beaucoup du monde ces derniers jours ; mes ambulances et mes trains sanitaires m’ont mise en contact avec des gens de tous les milieux, de toutes les classes. Je peux vous assurer que personne ne se fait illusion sur la gravité de la lutte qui s’engage. Aussi, depuis l’Empereur jusqu’au dernier des moujiks, tout le monde est résolu à faire héroïquement son devoir ; on ne reculera devant aucun sacrifice… Si, — ce qu’à Dieu ne plaise ! — nos débuts sont malheureux, vous reverrez les miracles de 1812.

— Il est probable, en effet, que nous aurons des commencements très difficiles. Nous devons tout prévoir, même un désastre. Je ne demande à la Russie que de tenir.

— Elle tiendra. N’en doutez pas !

Pour amener la Grande-Duchesse à s’expliquer sur un sujet plus délicat, je la félicite des dispositions courageuses qu’elle me témoigne ; car je suppose que sa fermeté d’âme ne va pas sans de cruels déchirements intérieurs. Elle me répond :

— Je suis heureuse de m’en épancher avec vous… J’ai fait plusieurs fois, ces jours-ci, mon examen de conscience ; j’ai regardé jusqu’au plus profond de moi-même. Ni dans mon cœur, ni dans mon esprit, je n’ai rien découvert qui ne soit absolument dévoué à ma patrie russe. Et j’en ai remercié Dieu !… Est-ce parce que les premiers habitants du Mecklembourg et leurs premiers souverains, mes ancêtres, étaient slaves ? C’est possible. Je croirais plutôt que mes quarante années de séjour en Russie, — tout ce que j’y ai connu de bonheur, tout ce que j’y ai formé de rêves, tout ce qu’on m’y a témoigné d’affection et de bonté, — m’ont fait une âme entièrement russe. Je ne me retrouve mecklembourgeoise que sur un point : ma haine pour l’empereur Guillaume. Il représente, celui-là, ce que j’ai appris, dès l’enfance, à détester le plus : la tyrannie des Hohenzollern… Oui, ce sont eux, les Hohenzollern, qui ont perverti, démoralisé, dégradé, abaissé l’Allemagne, qui ont peu à peu détruit en elle tout principe d’idéalisme et de générosité, de délicatesse et de charité…

Elle exhale ainsi sa colère dans une longue diatribe, qui me fait sentir la rancune invétérée, l’exécration sourde et tenace que les petits États germaniques, jadis indépendants, nourrissent envers la despotique maison de Prusse.

Vers dix heures, je prends congé de la Grande-Duchesse, car un lourd travail m’attend à l’ambassade.

La nuit est claire et chaude ; la lune, très pâle, laisse traîner çà et là, sur la plaine immense et monotone, des écharpes d’argent. A l’ouest, dans la direction du golfe de Finlande, l’horizon se voile de vapeurs cuivrées.

De retour à onze heures et demie, on m’apporte une liasse de télégrammes, arrivés dans la soirée.

Il est près de deux heures du matin quand je me mets au lit.

Trop fatigué pour dormir, je prends un livre, un des rares livres qu’on puisse ouvrir en cette heure de bouleversement universel et de convulsion historique : la Bible. Je relis l’Apocalypse et je m’arrête à ce passage :

Alors, je vis s’élancer un cheval rouan. Et le cavalier qui le montait a reçu le pouvoir d’enlever la paix de la terre, en sorte que les hommes s’égorgent les uns les autres ; une grande épée brillait dans sa main… Puis, je vis s’élancer un cheval pâle. Et le cavalier qui le montait s’appelait la Mort ; l’Enfer le suivait. Et il a reçu le pouvoir de tuer le quart de l’humanité par le glaive, par la faim, par la peste et par les bêtes féroces.

Aujourd’hui, ce seront les hommes eux-mêmes qui accompliront le rôle des bêtes féroces.


Lundi, 10 août 1914.

Sazonow presse le Gouvernement italien d’accéder à notre alliance. Il lui propose un accord sur les bases suivantes :

1° L’armée et la flotte italiennes attaqueront immédiatement l’armée et la flotte austro-hongroises ; 2° Après la guerre, le pays de Trente, les ports de Trieste et de Vallona seront annexés à l’Italie.

Du côté de Sofia, les impressions ne sont pas rassurantes. Le tsar Ferdinand est capable de toutes les turpitudes et de toutes les félonies, quand sa vanité ou ses rancunes sont en jeu. Or, je connais trois pays auxquels il a voué un ressentiment implacable : la Serbie, la Roumanie et la Russie. Je m’en explique avec Sazonow ; il m’interrompt :

— Comment ?… Le tsar Ferdinand en veut à la Russie I Et pourquoi donc ?

— D’abord, il accuse le Gouvernement russe d’avoir pris le parti de la Serbie et même de la Roumanie, en 1913. Puis, il y a les griefs anciens, qui sont innombrables…

— Mais quels griefs ?… Nous l’avons toujours comblé de faveurs. Et quand il est venu ici, en 1910, l’Empereur l’a traité avec les mêmes honneurs, les mêmes égards que s’il avait été le souverain d’un grand royaume. Qu’aurions-nous pu faire de plus ?

— Ce voyage de 1910 est précisément un des griefs qui lui sont le plus cuisants… Le lendemain de son retour à Sofia, il m’a fait appeler au palais et m’a dit : « Mon cher ministre, je vous ai prié de venir me voir ; car j’ai besoin de vos lumières pour démêler les impressions que je rapporte de Saint-Pétersbourg. Je n’ai pas réussi en effet à comprendre si ce qu’on y déteste le plus, c’est mon peuple, mon œuvre ou ma personne. »

— Mais c’est fou !

— Le mot n’est pas trop fort… Il y a indubitablement, chez le personnage, des signes de dégénérescence nerveuse et de déséquilibre psychique : impulsions, phobies, idées fixes, mélancolie, mégalomanie, délire de la persécution. Il n’en est que plus dangereux ; car il met au service de ses ambitions et de ses haines une habileté consommée, un rare esprit d’astuce et de combinaison.

— Je ne sais pas ce qui resterait de son habileté, si on en retirait la perfidie… Quoi qu’il en soit, nous ne saunons être trop attentifs aux faits et gestes de Ferdinand. J’ai cru devoir le prévenir que, s’il intrigue avec l’Autriche contre la Serbie, la Russie retirera définitivement son amitié au peuple bulgare. Notre ministre à Sofia, Savinsky, est très fin ; il s’acquittera de la commission avec tout le tact désirable.

— Ce n’est pas assez. Il y a d’autres arguments, auxquels la clique des politiciens bulgares est très sensible ; nous devrions y recourir sans retard.

— C’est aussi mon avis. Nous en reparlerons.

La guerre paraît avoir suscité, dans tout le peuple russe, un prodigieux élan de patriotisme.

Les informations, tant officielles que privées, qui me parviennent de la Russie entière, sont unanimes. A Moscou, à laroslawl, à Kazan, à Simbirsk, à Toula, à Kiew, à Kharkow, à Odessa, à Rostow, à Samara, à Tiflis, à Orenbourg, à Tomsk, à Irkoutsk, partout, ce sont les mêmes acclamations populaires, la même ardeur grave et pieuse, le même ralliement autour du Tsar, la même foi dans la victoire, la même exaltation de la conscience nationale. Aucune contradiction, aucune dissidence. Les mauvais jours de 1905 semblent effacés de toutes les mémoires. L’âme collective de la Sainte Russie ne s’était pas exprimée aussi fortement depuis 1812.


Mardi, 11 août 1914.

Les troupes françaises qui, d’un si bel élan, avaient occupé Mulhouse, sont obligées d’en sortir.

L’animosité contre les Allemands continue de se manifester, à travers toute la Russie, avec violence et dégâts. La suprématie que l’Allemagne avait conquise dans tous les domaines économiques de la vie russe et qui équivalait le plus souvent à un monopole, ne justifie que trop cette réaction brutale du sentiment national. Il est difficile d’évaluer d’une façon précise le nombre des sujets allemands installés en Russie ; mais on ne se tromperait guère en le fixant à 170 000 contre 120 000 Austro-Hongrois, 10 000 Français et 8 000 Anglais. Le tableau des importations respectives est encore plus éloquent. Au cours de l’année dernière, les marchandises importées d’Allemagne valaient, en bloc, 643 millions de roubles, tandis que les marchandises anglaises ne représentaient que 170 millions, les marchandises françaises 56 millions et les marchandises austro-hongroises 35 millions.

Comme élément d’influence germanique en Russie, il faut compter, de plus, toute une population d’immigrés allemands, parlant la langue allemande, gardant la tradition allemande et qui ne compte pas moins de 2 millions de personnes, installées dans les Provinces baltiques, dans l’Ukraine et dans la vallée inférieure de la Volga.

Enfin et surtout, il y a les « barons baltes, » qui ont accaparé peu à peu toutes les hautes charges de Cour, tous les premiers emplois de l’armée, de l’administration et de la diplomatie. Depuis cent cinquante ans, la caste féodale des Provinces baltiques a fourni au tsarisme ses plus dévoués serviteurs, ses plus redoutables agents de réaction. C’est la noblesse balte qui a fait triompher l’absolutisme autocratique, en écrasant l’insurrection de décembre 1825 ; c’est elle qui a dirigé les répressions, à chaque réveil de l’esprit libéral ou révolutionnaire ; c’est elle qui a le plus contribué à faire de l’État russe une grande bureaucratie policière, où se combinent, dans un amalgame étrange, les procédés du despotisme tartare et les méthodes de la discipline prussienne ; c’est elle qui constitue la principale armature du régime.

Pour mesurer l’aversion que les « barons baltes » inspirent aux vrais Russes, je n’ai qu’à écouter le maître des cérémonies, W… avec qui je suis en confiance et dont le nationalisme outrancier m’amuse. Étant venu me voir hier pour une affaire de service, il a déblatéré, avec plus de passion encore que de coutume, contre les Allemands de la Cour, — le comte Fréedericksz, qui est ministre de la Maison Impériale, le baron Korff, qui est Grand-Maître des Cérémonies, le général de Grünewaldt, qui est Grand-Écuyer, le comte Benckendorff, qui est Grand-Maréchal, et tous les Meyendorff, Budberg, Heyden, Stackelberg, Nieroth, Kotzebue, Knorring, etc. qui encombrent les palais impériaux. Il a conclu, en soulignant ses mots d’un geste expressif :

— Après la guerre, nous tordrons le cou à tous les barons baltes.

— Mais, quand vous leur aurez tordu le cou, êtes-vous bien sûr que vous ne les regretterez pas ?

— Comment ?… Que voulez-vous dire ?… Croyez-vous donc que les Russes ne sont pas capables de se gouverner eux-mêmes ?

— Je les en crois parfaitement capables… Mais c’est dangereux d’enlever la pièce maîtresse d’une charpente sans avoir sous la main une poutre de rechange…


Mercredi, 12 août 1914.

En même temps que les forces militaires se mobilisent, tous les organismes sociaux s’adaptent à la guerre. Comme toujours, le signal est parti de Moscou, qui est le vrai centre de la vie nationale et où l’esprit d’initiative est plus éveillé, plus exercé que partout ailleurs. Un congrès de tous les zemstvos et de toutes les municipalités russes va s’y réunir, pour coordonner les multiples efforts de l’activité sociale en vue de la guerre : secours aux blessés ; assistance aux classes pauvres ; répartition de la main-d’œuvre ; fabrication des denrées alimentaires, des médicaments, des vêtements, etc... La pensée directrice est de venir en aide au gouvernement, dans l’exécution de ces tâches complexes, que la bureaucratie, trop paresseuse, trop vénale, trop étrangère aux besoins du peuple, est incapable d’accomplir à elle seule. Puissent, du moins, les tchinovniks ne pas contrecarrer, par méfiance et par routine, ce beau mouvement d’organisation spontanée !

Tout le jour, sur la Perspective Newsky, sur la Liteïny, sur la Sadowaïa, j’ai croisé des régiments se dirigeant vers la gare de Varsovie. Les hommes, robustes, bien équipés, l’air sérieux et résolu, la marche ferme et cadencée, m’ont fait la meilleure impression. En les regardant, je songeais qu’un grand nombre d’entre eux est déjà marqué pour la mort. Mais, ceux qui survivront, dans quels sentiments reviendront-ils ? Quelles idées, quelles réflexions, quelles exigences, quel esprit nouveau, quelle âme nouvelle rapporteront-ils au foyer natal ?… Chaque grande guerre a déterminé, chez le peuple russe, une profonde crise de la conscience intime. La guerre libératrice de 1812 a préparé le sourd travail d’émancipation qui a failli emporter le tsarisme, en décembre 1825. La triste guerre de Crimée a produit l’abolition du servage et imposé les « grandes réformes » de 1860. La guerre balkanique de 1877-1878, aux victoires si coûteuses, a eu pour conséquence l’explosion du terrorisme nihiliste. La guerre néfaste de Mandchourie s’est achevée dans les secousses révolutionnaires de 1905. Quelles seront les suites de la guerre actuelle ?… Le peuple russe est si varié dans sa composition ethnique et morale ; il est formé d’éléments si disparates et anachroniques ; il s’est toujours développé avec tant d’illogisme, à travers tant d’incohérences, de saccades et de contradictions, que son évolution historique échappe à toute prophétie.


Ce soir, je dîne avec Mme P… et la comtesse R…, dont les maris viennent de partir pour l’armée et qui s’apprêtent elles-mêmes à rejoindre, comme sœurs de la Croix-Rouge, une ambulance de première ligne sur le front de Galicie. D’après de nombreuses lettres qu’elles ont reçues de la province et de la campagne, elles me confirment que la mobilisation s’est accomplie partout dans une vivifiante atmosphère de foi nationale et d’héroïsme.

Nous parlons de l’épouvantable épreuve que les procédés nouveaux de la guerre réservent au moral des combattants ; jamais encore une pareille tension n’aura été imposée à des nerfs humains. Mme P… me dit :

— Sous ce rapport, je vous garantis le soldat russe. Il n’a pas son égal pour rester impassible devant la mort.

Cependant, la comtesse R…, qui a l’esprit toujours si éveillé, la parole si alerte, est devenue taciturne. Inclinée au bord de son fauteuil, les mains croisées autour du genou, les sourcils contractés, le regard à terre, elle semble poursuivre intérieurement une méditation ardue. Mme P… lui demande :

— A quoi penses-tu, Daria ? Tu as l’air d’une sibylle sur son trépied. Est-ce que tu vas rendre des oracles ?

— Non, je ne pense pas à l’avenir ; je pense au passé, ou plutôt à ce qu’il aurait pu être. Vous allez me donner votre avis, monsieur l’ambassadeur… Hier, j’ai été faire visite à Mme Tanéïew, vous savez : la mère d’Anna Wyroubow. Il y avait là cinq ou six personnes, toute la fleur des Raspoutinitzy. On discutait très gravement, avec des mines très échauffées… on vrai synode ! Mon arrivée a jeté un froid, car je ne suis pas de la bande, moi, oh ! non, pas du tout ! Après un silence un peu gêné, Anna Wyroubow a repris la conversation. D’un ton péremptoire et comme pour me faire la leçon, elle a soutenu que certainement la guerre n’aurait pas éclaté si Raspoutine s’était trouvé à Pétersbourg, au lieu d’être mourant à Pokrowskoïé, quand nos affaires ont commencé à se gâter avec l’Allemagne[5]. Elle a plusieurs fois répété : « Si le staretz[6]avait été là, nous n’aurions pas la guerre. Je ne sais ce qu’il aurait fait, ce qu’il aurait conseillé ; mais Dieu l’aurait inspiré, lui, tandis que les ministres n’ont su rien voir, rien empêcher. Ah ! c’est un grand malheur qu’il n’ait pas été près de nous pour éclairer l’Empereur !… » Je n’ai répondu qu’en haussant les épaules. Mais je voudrais bien avoir votre opinion, monsieur l’ambassadeur, croyez-vous que la guerre était inévitable et qu’aucune influence personnelle n’aurait pu la conjurer ? Je réponds :

— Dans les termes où le problème a été posé par la volonté de l’Allemagne, la guerre était inévitable. A Pétersbourg, comme à Paris, comme à Londres, on a fait tout le possible pour sauver la paix. On ne pouvait aller plus loin dans la voie des concessions ; il ne restait plus qu’à s’humilier devant les Puissances germaniques et à capituler. Est-ce là ce que Raspoutine aurait conseillé à l’Empereur ?

— N’en doutez pas ! me lance Mme P… avec des yeux indignés.


Jeudi, 13 août 1914.

Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch me fait savoir que les armées de Wilna et de Varsovie prendront l’offensive demain matin, dès l’aube ; les armées, destinées à opérer contre l’Autriche, suivront de peu. Le Grand-Duc quitte Saint-Pétersbourg ce soir. Il emmène avec lui mon premier attaché militaire, le général de Laguiche, et l’attaché militaire anglais, le général Williams. Le Grand-quartier général est à Baranovitchi, entre Minsk et Brest-Litovsk. Je garde auprès de moi mon second attaché militaire, le commandant Wehrlin, et mon attaché naval, le capitaine de frégate Gallaud.

Le Gouvernement roumain a décliné les propositions du Gouvernement russe, en alléguant les rapports d’ancienne et intime amitié qui unissent le roi Carol à l’empereur François-Joseph ; il prend acte néanmoins de ces propositions, dont il apprécie hautement le caractère sympathique ; il conclut que, dans la phase actuelle du conflit qui divise l’Europe, il doit borner ses efforts au maintien de l’équilibre balkanique.

L’avertissement que Sazonow m’avait prié de transmettre à notre marine, il y a sept jours, a été vain. Deux grands croiseurs allemands, le Goeben et le Breslau, ont réussi à se réfugier dans la Mer de Marmara. Que le Gouvernement turc soit complice, la question ne se pose même pas.

A l’Amirauté, on est fort ému ; on redoute les dégâts matériels et plus encore l’effet moral d’une attaque dirigée sur les côtes russes de la Mer-Noire.

Sazonow voit plus loin :

— Par ce coup de surprise, me dit-il, les Allemands ont décuplé leur prestige à Constantinople. Si nous ne réagissons pas immédiatement, la Turquie est perdue pour nous… Et même elle se déclarera contre nous ! Alors, c’est l’obligation de disperser nos forces sur le littoral de la Mer-Noire, sur la frontière d’Arménie et la frontière de Perse !…

— D’après vous, que faudrait-il faire ?

— Mes idées ne sont pas encore arrêtées… A première vue, il me semble que nous devrions offrir à la Turquie, pour prix de sa neutralité, une garantie solennelle de son intégrité territoriale ; nous pourrions y ajouter la promesse de grands avantages financiers, au détriment de l’Allemagne.

Je l’encourage à chercher, dans cette voie, la solution qui s’impose d’urgence.

— Maintenant, reprend Sazonow, je vais vous confier un secret, un grand secret… L’Empereur a résolu de reconstituer la Pologne et de lui accorder une large autonomie… Ses intentions seront annoncées aux Polonais dans un manifeste, qui sera publié prochainement par le Grand-Duc Nicolas et que Sa Majesté m’a ordonné de préparer.

— Bravo ! C’est un geste magnifique et qui aura, non seulement parmi les Polonais, mais en France, en Angleterre, dans le monde entier, un retentissement énorme… Quand le manifeste sera-t-il publié ?

— D’ici à trois ou quatre jours… J’ai soumis mon projet à l’Empereur, qui l’a approuvé dans l’ensemble ; je l’envoie ce soir au Grand-Duc Nicolas, qui aura peut-être quelques modifications de détail à demander.

— Mais pourquoi l’Empereur confie-t-il au Grand-Duc la publication du manifeste ? Pourquoi ne le publie-t-il pas lui-même, comme un acte direct de sa volonté souveraine ? L’effet moral en serait beaucoup plus éclatant.

— C’était aussi mon idée première. Mais Gorémykine et Maklakow, qui sont hostiles à la reconstitution de la Pologne, ont fait observer, non sans raison, que les Polonais de Galicie et de Posnanie sont encore sous la domination autrichienne et prussienne ; que la conquête de ces deux provinces n’est qu’une prévision, une espérance ; que, dès lors, l’Empereur ne peut dignement s’adresser, en personne, à de futurs sujets ; que le Grand-Duc Nicolas, au contraire, n’excéderait pas son rôle de généralissime russe, en s’adressant aux populations slaves qu’il vient délivrer… L’Empereur s’est rallié à cette opinion…

Puis, nous philosophons sur l’accroissement de force que la Russie acquerra par la réconciliation des deux peuples slaves sous le sceptre des Romanow. L’expansion, du germanisme vers l’Est sera ainsi définitivement arrêtée ; tous les problèmes de l’Europe orientale prendront, au profit du slavisme, un aspect nouveau ; enfin et surtout, un esprit plus large, plus compréhensif, plus libéral, s’introduira dans les rapports du tsarisme avec les groupes allogènes de l’Empire.



Vendredi, 14 août 1914.

Sur la foi de je ne sais quelles rumeurs venues de Constantinople, on s’imagine, à Paris et à Londres, que la Russie médite d’attaquer la Turquie et qu’elle réserve une partie de ses forces pour cette prochaine agression. Sazonow, qui en a été informé simultanément par Iswolsky et par Benckendorff, m’exprime avec amertume la tristesse d’avoir encouru, de la part de ses alliés, un soupçon aussi injustifié :

— Comment peut-on nous attribuer une idée pareille ?… Ce n’est pas seulement faux, c’est absurde ! Le Grand-Duc Nicolas vous a dit, à vous-même, que toutes nos forces, sans exception, sont concentrées sur la frontière occidentale de l’Empire, avec cet unique objectif : écraser l’Allemagne… Et, pas plus tard que ce matin, quand j’ai fait mon rapport à l’Empereur, Sa Majesté m’a déclaré en propres termes : J’ai prescrit au Grand-Duc Nicolas de s’ouvrir, le plus vite possible et à tout prix, la route de Berlin. Je n’attache qu’un intérêt secondaire à nos opérations contre l’Autriche. Ce que nous devons poursuivre avant tout, c’est la destruction de l’armée allemande. Que veut-on de plus ?

Je l’apaise de mon mieux :

— Voyons : ne prenez pas les choses tu tragique !… Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’Allemagne essaie de faire croire aux Turcs que vous vous apprêtez à les attaquer. D’où, un certain émoi à Constantinople. Les ambassadeurs de France et d’Angleterre en ont rendu compte à leurs Gouvernements. Et c’est tout !… Les excellentes déclarations que vous venez de me faire en seront d’autant plus appréciées.



Samedi, 15 août 1914.

Résistance énergique des Belges, à Hasselt. L’armée française arrivera-t-elle à temps pour les secourir ?

Le Grand-Duc Nicolas me fait savoir, de Baranovitchi, que la concentration de ses armées se poursuit avec une sensible avance sur les délais prévus ; il va donc élargir son mouvement d’offensive.

Une avant-garde russe a pénétré hier en Galicie, à Sokal, sur le Bug, et a rejeté l’ennemi dans la direction de Lemberg.

J’ai, cet après-midi, une longue conférence avec le général Soukhomlinow, ministre de la Guerre, afin de régler plus vite un grand nombre de questions militaires, transports, munitions, ravitaillement, etc. Après quoi, nous parlons des opérations qui s’engagent. Voici le plan général :

Armées du Nord-Ouest. — 3 armées, comprenant 12 corps, ont pris l’offensive. Deux de ces armées opèrent au Nord de la Vistule ; la troisième opère au Sud, ayant déjà débouché de Varsovie. Une quatrième armée, comprenant trois corps, marchera sur Posen et Breslau, en assurant la liaison de ces trois armées avec les forces opérant contre l’Autriche.

Armées du Sud-Ouest. — 3 armées, formées de 12 corps, ont pour mission la conquête de la Galicie.

Personnage inquiétant, ce général Soukhomlinow ! Agé de soixante-six ans ; dominé par une femme assez jolie et qui a trente-deux ans de moins que lui ; intelligent, habile, madré ; obséquieux envers l’Empereur ; ami de Raspoutine ; entouré de canailles qui lui servent d’intermédiaires pour ses intrigues et ses prévarications ; ayant perdu l’habitude du travail et réservant toutes ses forces aux joies conjugales ; l’air sournois, l’œil sans cesse aux aguets sous ses paupières lourdes et plissées ; je connais peu d’hommes qui, de prime abord, inspirent plus de méfiance.

Dans trois jours, l’Empereur se rendra à Moscou, pour y adresser, du Kremlin, une proclamation solennelle à son peuple. Il nous a invités, Buchanan et moi, à l’accompagner…


Dimanche, 16 août 1914.

Le Manifeste du Grand-Duc Nicolas au peuple polonais est publié ce matin. Les journaux sont unanimes à s’en féliciter ; la plupart consacrent même des articles enthousiastes à célébrer la réconciliation des Polonais et des Russes, au sein de la grande famille slave.

Le document, qui est d’une belle tenue, a été rédigé, sur les indications de Sazonow, par un des vice-directeurs du ministère des Affaires étrangères, le prince Grégoire Troubetzkoï. La traduction en langue polonaise a été faite par le comte Sigismond Wiélopolski, président du groupe polonais au Conseil de l’Empire.

C’est avant-hier que Sazonow a prié Wiélopolski de venir le voir, sans préciser le motif de son appel. En quelques mots, il l’a mis au courant, puis il lui a lu le manifeste. Wiélopolski l’écoutait, les mains jointes, la respiration suspendue. Après l’émouvante péroraison : Que dans cette aurore s’allume le signe de la Croix, symbole des souffrances et de la résurrection des peuples ! après ces mots, il a éclaté en larmes et murmuré :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Soyez béni !

Quand Sazonow me raconte ces détails, je lui cite une parole que le P. Gratry prononçait vers 1863 : « Depuis le partage de la Pologne, l’Europe est en état de péché mortel. »

— Alors, reprend-il, j’ai bien travaillé pour le salut de l’Europe !

De la Pologne, nous passons à la Turquie. Sazonow propose aux Gouvernements français et britannique de se joindre à lui pour déclarer au Gouvernement ottoman : 1° Si la Turquie observe une stricte neutralité, la Russie, la France et l’Angleterre lui garantissent l’intégrité de son territoire. 2° A la même condition, les trois Puissances alliées s’engagent, en cas de victoire, à faire insérer dans le traité de paix une clause qui émancipe la Turquie de la tutelle oppressive que l’Allemagne lui a imposée dans l’ordre économique et financier ; cette clause stipulerait, par exemple, l’annulation des contrats relatifs au chemin de fer de Bagdad et aux autres entreprises allemandes.

Je félicite Sazonow de cette double proposition, qui me paraît la sagesse même ; j’insiste d’ailleurs sur le premier paragraphe :

— Ainsi, même si nous sommes victorieux, la Russie ne formulera aucune prétention d’ordre territorial ou politique envers la Turquie ?… Vous comprenez l’importance que j’attache à ma question ; vous n’ignorez pas en effet que l’indépendance absolue de la Turquie est un des principes directeurs de la diplomatie française.

Sazonow me répond :

— Même si nous sommes victorieux, nous respecterons l’indépendance et l’intégrité de la Turquie, pourvu qu’elle reste neutre. Tout au plus demanderons-nous qu’un régime nouveau soit institué pour les Détroits, régime qui serait également applicable à tous les États riverains de la Mer-Noire, Russie, Turquie, Bulgarie et Roumanie.


Lundi, 17 août 1914.

Les troupes françaises progressent dans les Hautes-Vosges et dans la Haute-Alsace. Les troupes russes prennent une vigoureuse offensive aux contins de la Prusse orientale, sur la ligne de Kowno à Koenigsberg.

Le manifeste aux Polonais défraie toutes les conversations. L’impression générale demeure excellente. Il n’y a de critique, plus ou moins expresse, que dans les milieux d’extrême-droite, où l’entente avec le réactionnarisme prussien a toujours été considérée comme une condition vitale pour le tsarisme. Or, l’étouffement du nationalisme polonais est la base même de cette entente.

A huit heures du soir, je pars pour Moscou avec sir George et Lady Georgina Buchanan.


III. — L’EMPEREUR A MOSCOU.


Mardi, 18 août 1914.

Arrivé ce matin à Moscou, je me rends, vers dix heures et demie, avec Buchanan, au Grand-Palais du Kremlin. On nous introduit dans la Salle de Saint-Georges, où sont déjà réunis les hauts dignitaires de l’Empire, les ministres, les délégations de la noblesse, des bourgeois, des marchands, des corporations charitables, etc… une foule dense et recueillie.

A onze heures précises, l’Empereur, l’Impératrice et la famille impériale font leur entrée. Les grands-ducs étant tous partis pour l’armée, il n’y a, en dehors des souverains, que les quatre jeunes grandes-duchesses, filles de l’Empereur, le Césaréwitch Alexis, qui, s’étant blessé hier à la jambe, est porté sur les bras d’un Cosaque, enfin la Grande-Duchesse Élisabeth-Féodorowna, sœur de l’Impératrice, abbesse du Couvent de Marthe-et-Marie de la Miséricorde[7].

Au centre de la salle, le cortège s’arrête. D’une voix pleine et ferme, l’Empereur s’adresse à la noblesse et au peuple de Moscou. Il déclare que, selon la tradition de ses aïeux, il est venu chercher le soutien de ses forces morales dans la prière aux reliques du Kremlin ; il constate qu’un élan magnifique soulève la Russie entière, sans distinction de race ni de nationalité ; il conclut :

— D’ici, du cœur de la terre russe, j’envoie à mes vaillantes troupes et à mes valeureux alliés mon ardent salut. Dieu est avec nous !…

Une longue clameur de hourrahs lui répond.

Tandis que le cortège se remet en marche, le Grand-Maître des Cérémonies nous invite, Buchanan et moi, à suivre désormais la famille impériale, immédiatement après les grandes-duchesses.

Par la Salle de Saint-Wladimir et le Vestibule sacré, nous atteignons l’Escalier rouge, dont le palier inférieur se prolonge, par une passerelle tendue de pourpre, jusqu’à l’Ouspensky Sobor, la cathédrale de l’Assomption.

A l’instant où l’Empereur paraît, une tempête d’acclamations s’élève de tout le Kremlin, où un peuple immense se presse, tête nue, sur les esplanades. En même temps, toutes les cloches de l’Ivan Véliky retentissent. Et l’énorme bourdon de l’Ascension, construit avec le métal retiré des décombres de 1812, fait planer sur ce vacarme un bruit de tonnerre. au-delà, Moscou la Sainte, avec ses milliers d’églises, de palais, de monastères, avec ses dômes d’azur, ses flèches de cuivre, ses bulbes d’or, étincelle sous le soleil, comme un mirage fantastique.

L’ouragan de l’enthousiasme populaire domine presque le fracas des cloches.

Le comte Benckendorff, Grand-Maréchal de la Cour, s’approchant de moi, me dit :

— La voilà donc, cette révolution, qu’on nous présageait à Berlin !

Il traduit ainsi probablement la pensée de tous. L’Empereur a le visage radieux. La figure de l’Impératrice reflète une joie extatique. Buchanan me glisse à l’oreille :

— Nous vivons actuellement une minute sublime !… Pensez à tout l’avenir historique, qui se prépare en ce moment, ici même !

— Oui. Et je pense aussi à tout le passé historique, qui s’est accompli ici même… C’est de cette place, où nous sommes, que Napoléon a contemplé Moscou en flammes. C’est par cette route là-bas que la Grande Armée a commencé sa retraite immortelle !

Cependant, nous voici au parvis de la cathédrale. Le Métropolite de Moscou, entouré de son clergé, présente à Leurs Majestés la croix du tsar Michel-Féodorowitch, premier des Romanow, et l’eau bénite.

Nous pénétrons dans l’Ouspensky Sobor. L’édifice, de plan carré, surmonté par un dôme gigantesque que soutiennent quatre piliers massifs, est entièrement recouvert de fresques sur fond d’or. L’iconostase, haute muraille de vermeil, est tout incrusté de pierres précieuses. La faible clarté, qui tombe de la coupole, et le scintillement des cierges entretiennent dans la nef une pénombre rutilante et fauve.

L’Empereur et l’Impératrice se placent devant l’ambon de droite, au pied du pilier où s’adosse le trône des Patriarches.

Dans l’ambon de gauche, les chantres de la Cour, en costume du XVIe siècle, argent et bleu pâle, entonnent les admirables hymnes liturgiques du rite orthodoxe, les plus beaux chants peut-être de la musique sacrée.

Au fond de la nef, en face de l’iconostase, les trois métropolites de Russie et douze archevêques sont alignés. A leur gauche, dans tout le bas-côté, cent dix évêques, archimandrites et higoumènes sont groupés. Une richesse fabuleuse, une profusion inouïe de diamants, de saphirs, de rubis, d’améthystes, resplendit sur le brocart des mitres et des dalmatiques. Par instants, l’église rayonne d’un éclat surnaturel.

Buchanan et moi, nous sommes placés tous deux à la gauche de l’Empereur, en avant de la Cour.

Vers la fin du long office, le Métropolite apporte à Leurs Majestés un crucifix contenant un morceau de la vraie Croix, qu’Elles baisent pieusement. Puis, au travers d’un nuage d’encens, la famille impériale défile autour de la cathédrale, pour s’agenouiller devant les reliques illustres et les tombes des Patriarches.

Pendant ce défilé, j’admire l’allure, les attitudes, les prosternements de la Grande-Duchesse Élisabeth. Malgré qu’elle approche de la cinquantaine, elle a gardé toute sa grâce et sa sveltesse d’autrefois. Sous ses voiles flottants de laine blanche, elle est aussi élégante et séduisante que jadis, avant son veuvage, au temps où elle inspirait les passions profanes… Pour embrasser l’image de la Vierge de Wladimir, qui est encastrée dans l’iconostase, elle a dû poser le genou sur un banc de marbre, assez élevé. L’Impératrice et les jeunes grandes-duchesses, qui la précédaient, s’y étaient prises à deux fois et non sans quelque gaucherie, afin de se hausser jusqu’à la célèbre icône. Elle l’a fait d’un seul mouvement, souple, aisé, majestueux.

Maintenant, l’office est achevé. Le cortège se reforme ; le clergé passe en tête. Un dernier chant, d’une envolée superbe, remplit la nef. La porte s’ouvre.

Dans un éblouissement de soleil, tout le décor de Moscou se déploie soudain. Tandis que la procession se déroule, je songe que, seule, la cour de Byzance, à l’époque de Constantin Porphyrogénète, de Nicéphore Phocas, d’Andronic Paléologue, a connu des spectacles d’une pompe aussi grandiose, d’un hiératisme aussi imposant.

A l’extrémité de la passerelle tendue de pourpre, les voitures de la Cour attendent. Ayant d’y monter, la famille impériale reste quelque temps exposée aux acclamations frénétiques de la foule. L’Empereur nous dit, à Buchanan et à moi :

— Approchez-vous de moi, messieurs les ambassadeurs. Ces acclamations s’adressent à vous autant qu’à ma personne.

Sous la rafale des cris enthousiastes, nous parlons, tous les trois, de la guerre commencée. L’Empereur me félicite de l’admirable élan qui anime les troupes françaises et me réitère l’assurance de sa foi absolue dans la victoire finale. L’Impératrice cherche à me dire quelques paroles aimables. Je l’aide :

— Quel spectacle réconfortant pour Votre Majesté ! Comme tout ce peuple est beau à voir dans son exaltation patriotique, dans sa ferveur pour ses souverains !

Elle répond à peine ; mais la constriction de son sourire et l’étrange éclat de son regard fixe, magnétique, flamboyant, révèle son ivresse intérieure.

La Grande-Duchesse Élisabeth se mêle à notre entretien. Son visage, encadré dans le long voile de laine blanche, est saisissant de spiritualité. Finesse des traits, pâleur de l’épiderme, vie profonde et lointaine des yeux, timbre amorti de la voix, lueur d’auréole sur le front, tout trahit en elle la créature qui a commerce habituel avec l’ineffable et le divin.

Pendant que Leurs Majestés rentrent au Grand-Palais, nous sortons, Buchanan et moi, du Kremlin, au milieu des ovations qui nous accompagnent jusqu’à l’hôtel.

J’emploie l’après-midi à visiter Moscou, m’attardant de préférence aux souvenirs de 1812, qui, par le contraste de l’heure actuelle, acquièrent un relief saisissant.

Au Kremlin, le fantôme de Napoléon se dresse, en quelque sorte, à chaque pas. De l’Escalier rouge, l’Empereur a observé tous les progrès de l’incendie, pendant la nuit sinistre du 16 au 17 septembre. C’est là qu’il a tenu conseil avec Murat, Eugène, Berthier, Ney, au milieu des flammes furieuses, sous une pluie de cendres aveuglantes. C’est là qu’il a eu la vision nette, implacable, de sa ruine prochaine : « Tout ceci, répétait-il, nous présage de grands malheurs ! » C’est par ce chemin qu’il est descendu en hâte vers la Moskowa, avec quelques officiers et soldats de sa Garde. C’est par-là qu’il s’est engagé dans les rues tortueuses de la ville embrasée. « Nous marchions, a dit Ségur, sur une terre de feu, sous un ciel de feu, entre deux murailles de feu. » Hélas ! la guerre actuelle ne nous réserve-t-elle pas la réédition de cette scène dantesque ? Et à combien d’exemplaires ?

Au nord du Kremlin, entre l’église de Saint-Basile et la Porte Ibérienne, s’étend la Place rouge, de glorieuse et tragique mémoire. Si je devais citer les lieux du monde où j’ai senti revivre, avec le plus d’intensité, les images et les sentiments du passé, je nommerais la Campagne romaine, l’Acropole d’Athènes, le cimetière d’Eyoub à Stamboul, l’Alhambra de Grenade, la Cité tartare de Pékin, le Hradschin de Prague, — le Kremlin de Moscou. Cet étrange assemblage de palais, de tours, d’églises, de monastères, de chapelles, de casernes, d’arsenaux, de bastions ; cette juxtaposition incohérente d’édifices sacrés et profanes ; cet aspect complexe de forteresse, de sanctuaire, de sérail, de harem, de nécropole, de prison ; ce mélange de civilisation savante et d’archaïsme barbare ; ce contraste violent du matérialisme le plus rude et du spiritualisme le plus exalté, — n’est-ce pas toute l’histoire de la Russie, toute l’épopée du peuple russe, tout le drame intérieur de l’âme russe ?

Au Sud de la Place rouge et dominant la rive de la Moskowa, l’église de Saint-Basile dresse son architecture prodigieuse et paradoxale, son architecture de rêve. Les styles les plus disparates semblât avoir contribué à la construction : style byzantin, style gothique, style lombard, style persan, style russe. Et pourtant, de toutes ces formes élancées, jaillissantes, contournées, polychromes, de toute cette floraison exubérante et chimérique, se dégage une harmonie grandiose.

Cela m’amuse de songer que la Renaissance italienne a été introduite au Kremlin par Sophie Paléologue, nièce du dernier Empereur de Constantinople, qui s’était réfugiée à Rome. En 1472, elle épousa le Tsar de Moscou, Ivan III, que l’histoire appelle « Ivan le Grand. » Par elle, il se crut désormais l’héritier de l’Empire byzantin ; il prit, pour armes nouvelles de la Russie, l’aigle à deux têtes. Elle s’entoura d’artistes et d’ingénieurs italiens. Sous son règne, un souffle d’hellénisme et de culture classique adoucit, quelque temps, la rudesse moscovite.

Vers la fin du jour, je termine ma promenade par le Mont des Moineaux, d’où le regard embrasse Moscou et toute la vallée de la Moskowa. On le nommait jadis le Mont du Salut, parce que les voyageurs russes, quand ils découvraient de là leur ville sainte, s’arrêtaient un instant pour se signer et prier. Le Mont des Moineaux évoque ainsi, pour la Rome slave, les mêmes souvenirs que le Monte Mario pour la Rome latine. Un pareil sentiment d’admiration et de piété faisait se prosterner les pèlerins du moyen âge, lorsque, des hauteurs qui dominent le cours du Tibre, ils apercevaient la Cité des Martyrs…

Le 14 septembre 1812, à deux heures de l’après-midi, sous un soleil étincelant, l’avant-garde de l’armée française, déployée en tirailleurs, couronna le Mont des Moineaux. Elle s’arrêta, comme frappée de stupeur devant la majesté du spectacle. Battant des mains, elle criait avec allégresse : « Moscou ! Moscou !… » Napoléon accourut. Transporté de joie, il s’exclama : « La voici donc, cette ville fameuse ! » Mais aussitôt, il ajouta : « Il était temps ! »

Chateaubriand a résumé la scène dans une image d’un romantisme pittoresque : « Moscou, comme une princesse européenne aux confins de son empire, parée de toutes les richesses de l’Asie, semblait amenée là pour épouser Napoléon. »

Quelque vision de ce genre s’esquissa-t-elle dans l’esprit de l’Empereur ? J’en doute. Des pensées trop graves, des présages trop inquiétants l’absorbaient déjà.

A dix heures du soir, je repars pour Saint-Pétersbourg.

Dans l’ordre politique, cette journée me laisse deux impressions fortes. La première m’est venue, à l’Ouspensky Sobor, en regardant l’Empereur debout devant l’iconostase. Sa personne, son entourage et tout le décor de la cérémonie, traduisaient éloquemment le principe même du tsarisme, tel que le définissait le manifeste impérial du 16 juin 1907, ordonnant la dissolution de la première Douma : « Comme c’est Dieu qui Nous a octroyé Notre pouvoir suprême, c’est devant son autel seul que Nous sommes responsable des destinées de la Russie. » La seconde impression est l’enthousiasme frénétique du peuple moscovite pour son Tsar. Je ne croyais pas que l’illusion monarchique et le fétichisme impérial eussent encore des racines aussi profondes dans l’âme du moujik. Pour exprimer cette confiance invétérée des humbles à l’égard de leur maître, les proverbes russes abondent : Le Tsar est bon ; ce sont ses valets qui sont méchants… Le Tsar n’est pas coupable des souffrances de son peuple ; les tchinovniks lui cachent la vérité !… Mais il y a un autre proverbe qu’il est prudent de se rappeler aussi, car il explique, en sens inverse, tous les désespoirs et toutes les révoltes de l’esprit populaire : Jusqu’à Dieu, c’est bien haut ! Jusqu’au Tsar, c’est bien loin ! De même, pour apprécier à leur exacte valeur les ovations qui saluaient l’Empereur, ce matin, sur la Place rouge, on ne doit pas oublier que, sur cette même place, le 22 décembre 1905, il fallut mitrailler la foule qui chantait la Marseillaise.


Mercredi, 19 août 1914.

Rentré ce matin à Saint-Pétersbourg.

Les troupes françaises progressent dans les vallées des Vosges, sur le versant d’Alsace. Les forts de Liége résistent encore ; mais l’armée allemande, sans se laisser arrêter par ces forts, marche directement vers Bruxelles.

Les troupes russes se concentrent avec rapidité sur la frontière de la Prusse orientale.


Jeudi, 2 août 1914.

Sazonow vient déjeuner en tête-à-tête avec moi.

Nous devisons académiquement sur les résultats que nous devrons nous efforcer d’obtenir à l’heure de la paix et que nous n’obtiendrons que par la force des armes. Nous ne doutons pas, en effet, que l’Allemagne ne s’inclinera devant aucune de nos exigences, tant qu’elle n’aura pas été mise hors de combat. La guerre actuelle n’est pas de celles qui se terminent par un traité politique, après une bataille de Solférino ou de Sadowa ; c’est une guerre à mort, où chaque groupe de belligérants joue son existence nationale.

— Ma formule, dit Sazonow, est simple : nous devons détruire l’impérialisme allemand. Nous n’y réussirons que par une série de victoires militaires ; nous avons donc, devant nous, une guerre longue et très dure. L’Empereur ne se fait aucune illusion, à cet égard… Mais pour que le Kaiserthum ne se relève pas aussitôt de ses ruines, pour que les Hohenzollern ne puissent plus jamais prétendre à la monarchie universelle, de grands changements politiques s’imposeront. Sans compter la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France, il faudra restaurer la Pologne, agrandir la Belgique, reconstituer le Hanovre, rendre le Slesvig au Danemark, affranchir la Bohême, partager entre la France, l’Angleterre et la Belgique, toutes les colonies allemandes, etc..

— C’est un programme gigantesque. Mais je crois, comme vous, que nous devrons pousser jusque-là notre effort, si nous voulons que notre œuvre soit durable.

Puis, nous calculons les forces respectives des belligérants, leurs réserves en hommes, leurs ressources financières, industrielles, agricoles, etc. nous examinons les chances favorables que nous réservent les dissentiments intérieurs de l’Autriche et de la Hongrie, ce qui m’amène à dire :

— Il y a aussi un facteur, que nous ne saurions négliger : l’opinion des masses populaires en Allemagne. Il est très important que nous soyons bien informés de ce qui s’y passe. Vous devriez organiser un service de renseignements dans les grands foyers de socialisme, qui sont le plus proches de votre territoire, Berlin, Dresde, Leipzig, Chemnitz, Breslau…

— C’est très difficile à organiser.

— Oui, mais c’est indispensable. Songez que, au lendemain d’une défaite militaire, ce seront sans doute les socialistes allemands qui obligeront la caste des hobereaux à faire la paix. Et, si nous pouvons y aider…

Sazonow sursaute. La voix brève, sèche, il me déclare :

— Ah ! cela non ! non !… La révolution ne sera jamais dans notre jeu !

— Soyez sûr qu’elle est dans le jeu de nos ennemis contre vous !… Et l’Allemagne n’attend pas une défaite possible de vos armées, elle n’a même pas attendu la guerre pour se créer des intelligences dans vos milieux ouvriers. Vous ne me contesterez pas que les grèves, qui ont éclaté à Pétersbourg pendant la visite du Président de la République, ont été provoquées par des agents allemands.

— Je ne le sais que trop. Mais, je vous le répète, la révolution ne sera jamais dans notre jeu, même contre l’Allemagne.

Notre entretien en reste là. Sazonow n’est plus en veine d’épanchement. L’évocation du spectre révolutionnaire l’a figé soudain.

Pour le détendre, je l’emmène dans ma voiture à l’Ile Krestowsky. Là, nous nous promenons à pied sous les beaux ombrages qui s’avancent jusqu’à l’estuaire miroitant et diapré de la Néwa.

Nous parlons de l’Empereur ; je dis à Sazonow :

— Quelle excellente impression j’ai eue de lui, l’autre jour, à Moscou ! Il respirait la volonté, la certitude et la force.

— J’ai eu la même impression et j’en ai tiré un très heureux présage… mais un présage nécessaire, car enfin…

Et il s’arrête brusquement, comme s’il n’osait achever sa pensée.

Je le presse de poursuivre. Alors, me prenant le bras, il me dit sur un ton d’affectueuse confidence :

— N’oubliez pas que le caractère essentiel de l’Empereur est la résignation mystique.

Puis, il me raconte cette anecdote suggestive, qu’il tient de son beau-frère Stolypine, l’ancien Président du Conseil, assassiné le 18 septembre 1911.

C’était en 1909, alors que la Russie commençait à oublier le cauchemar de la guerre japonaise et des troubles subséquents. Un jour, Stolypine propose à l’Empereur une grave mesure de politique intérieure. Après l’avoir écouté d’un air rêveur, Nicolas II fait un geste sceptique, insouciant, un geste qui semble dire : « Cela ou autre chose, qu’importe ? » Il déclare enfin d’une voix triste :

— Je ne réussis rien de ce que j’entreprends, Pierre-Arkadiewitch. Je n’ai pas de chance… D’ailleurs, la volonté humaine est si impuissante !

Courageux et résolu de sa nature, Stolypine proteste avec énergie. Le Tsar lui demande alors :

— Avez-vous lu la Vie des Saints ?

— Oui,.. en partie du moins ; car, si je ne me trompe, l’ouvrage compte bien une vingtaine de volumes.

— Savez-vous aussi quel est mon jour de naissance ?

— Pourrais-je l’ignorer ? C’est le 6 mai.

— Et quel saint fête-t-on, ce jour-là ?

— Excusez-moi, Sire ; je ne m’en souviens plus.

— C’est le patriarche Job.

— Dieu soit loué ! Le règne de Votre Majesté finira glorieusement ; puisque Job, après avoir enduré avec piété les plus cruelles épreuves, s’est vu comblé de bénédictions et de prospérités.

— Non, croyez-moi, Pierre-Arkadiéwitch. J’en ai plus que le pressentiment ; j’en ai l’intime conviction : je suis voué à de terribles épreuves ; mais je ne recevrai pas ma récompense ici-bas… Combien de fois me suis-je appliqué cette phrase de Job : A peine conçois-je une crainte qu’elle se réalise, et tous les malheurs que je redoute fondent sur moi ![8]

Il est certain que cette guerre va obliger tous les combattants à fournir leur maximum d’énergie morale et de puissance organisatrice. Aussi, l’anecdote, que vient de me conter Sazonow, me ramène à une observation que j’ai faite souvent depuis que je vis parmi les Russes et qui résume, en quelque sorte, leur physionomie nationale.

Si l’on prend le mot de mysticisme dans son acception large, le Russe est éminemment mystique : il ne l’est pas seulement dans sa vie religieuse ; il l’est encore dans sa vie sociale, dans sa vie politique, dans sa vie sentimentale.

Au fond des raisonnements qui déterminent ses actes, une croyance apparaît toujours ; il raisonne et il agit comme s’il croyait que les événements humains sont produits par des forces transcendantes et secrètes, par des puissances occultes, arbitraires et souveraines. Cette disposition, plus ou moins avouée, plus ou moins consciente, est en rapport direct avec son imagination qui est naturellement flottante et dispersive ; elle provient aussi de son atavisme, de son milieu géographique, de son climat, de son histoire.

Laissé à lui-même, il n’éprouve pas le besoin de s’expliquer comment les choses s’accomplissent, quelles en sont les conditions pratiques et nécessaires, par quels moyens rationnels et successifs on peut les obtenir ou les empêcher. Indifférent à la certitude logique, il n’a pas le goût de l’observation réfléchie et vérifiée, de l’examen analytique et déductif. Il se sert moins de son intelligence que de son imagination et de sa sensibilité ; il s’applique moins à comprendre qu’a pressentir et à deviner. Le plus souvent, il n’agit que par intuition, par routine, par soumission.

Dans l’ordre religieux, sa foi est contemplative, rêveuse, visionnaire, emplie d’espérances vagues, de craintes superstitieuses et d’attentes messianiques, toujours eu quête d’une communication directe avec l’invisible et le divin.

Dans l’ordre politique, la notion des causes efficientes lui manque totalement. Le tsarisme lui apparaît comme une entité métaphysique. Il attribue au Tsar et à ses ministres une vertu intrinsèque, un dynamisme propre, une sorte de pouvoir magique pour gouverner l’Empire, corriger les abus, opérer les réformes, établir la justice, etc. Par quelles mesures législatives, par quel mécanisme administratif peuvent-ils y arriver ? C’est leur affaire et leur secret.

Enfin, dans sa vie passionnelle, il se sent dominé constamment par des forces étrangères qui le mènent à leur gré. Pour s’excuser de ses erreurs et de ses fautes, de ses vertiges et de ses capitulations, il a coutume d’alléguer la malchance, la fatalité, les mystérieuses influences de l’au-delà, souvent même le satanisme et l’ensorcellement.

Une telle conception n’est guère favorable à l’effort personnel et responsable, à l’action virile et prolongée. C’est pourquoi le Russe nous étonne si souvent par sa nonchalance, par son inertie expectante, par son quiétisme passif et résigné.

Inversement, et pour peu qu’on sache parler à son âme, il est capable des plus beaux élans comme des plus héroïques sacrifices. Et toute son histoire prouve qu’il ne s’abandonne jamais, quand il se sent commandé…


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Voyez la Revue du 15 janvier 1921.
  3. Né le 21 septembre 1860, frère de l’empereur Alexandre III, fusillé par les Bolchévistes, le 10 février 1919.
  4. Veuve du Grand-Duc Wladimir-Alexandrowitch.
  5. Le 29 juin 1914, Raspoutine, qui venait d’arriver dans son village de Pokrowskoïé, près de Tobolsk, fut frappé d’un coup de couteau dans le ventre par une prostituée de Pétersbourg, Khinia Goussewa, dont il avait été l’amant. Il resta deux semaines entre la vie et la mort. Sa convalescence semble devoir être longue. L’Impératrice lui télégraphie quotidiennement. Khinia Goussewa est enfermée dans un asile d’aliénées. En frappant Raspoutine, elle s’écria : « J’ai tué l’Antéchrist ! » Puis elle tenta de se tuer elle-même. Agée de vingt-six ans, assez jolie, elle réalise le type parfait de la prostituée russe, étant à la fois hystérique, alcoolique et mystique ; on se la représente fort bien dans un roman de Tolstoï ou de Dostoïewsky.
  6. Littéralement : « le Vieillard ». Quoique Raspoutine ait à peine quarante-trois ans, ses adeptes le désignent ainsi, par respect, comme on fait pour les religieux. Le sens exact de staretz est donc plutôt : « le Père » ou « le Vénérable. » D’ailleurs, même dans ce sens, l’appellation est abusive, car Raspoutine est un simple moujik, n’ayant reçu aucun ordre sacré.
  7. Veuve du Grand-Duc Serge-Alexandrowitch, qui fut assassiné à Moscou, le 27 février 1905.
  8. Job. III, 2, 5.