La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/03

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 733-770).
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LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

III.[2]


IV. — PENDANT LA MARCHE DES ALLEMANDS SUR PARIS ;
LA BATAILLE DE SOLDAU


Vendredi, 21 août 1914.

Sur le front de Belgique et de France, nos opérations prennent une mauvaise tournure. Je reçois l’ordre d’intervenir auprès du Gouvernement impérial, afin d’accélérer autant que possible l’offensive des armées russes.

Je me rends aussitôt chez le Ministre de la Guerre et je lui expose, avec énergie, la demande du Gouvernement français. Il appelle un officier et lui dicte immédiatement, sous ma propre dictée, un télégramme pour le Grand-Duc Nicolas.

Puis, j’interroge le général Soukhomlinow au sujet des opérations en cours, sur le front russe. Je prends note de ses déclarations, en ces termes :

1° Le Grand-Duc Nicolas est résolu à s’avancer, avec toute la hâte possible, vers Berlin et Vienne, principalement vers Berlin, en passant entre les forteresses de Thorn, Posen et Breslau.

Copyright by Maurice Paléologue, 1921.

2° Les armées russes ont pris l’offensive sur toute la ligne.

3° Les forces, qui attaquent la Prusse orientale, ont déjà progressé de 20 à 45 kilomètres sur le territoire ennemi ; leur ligne est approximativement jalonnée par Soldau, Neidenburg, Lyck, Angerburg et Insterburg.

4° En Galicie, les troupes russes, marchant sur Lemberg, ont atteint le Bug et le Séreth.

5° Les forces, qui opèrent sur la rive gauche de la Vistule, marcheront directement vers Berlin, aussitôt que les armées du Nord-Ouest auront réussi à accrocher l’armée allemande.

6° Les 28 corps, actuellement engagés contre l’Allemagne et l’Autriche, représentent environ 1 120 000 hommes.

Hier, les Allemands sont entrés à Bruxelles. L’armée belge se retire sur Anvers. Entre Metz et les Vosges, l’armée française est contrainte à la retraite, après avoir subi de lourdes pertes.


Samedi, 22 août.

Les Allemands sont devant Namur. Pendant qu’un de leurs corps bombarde la ville, le gros de leurs forces poursuit sa route vers les sources de la Sambre et de l’Oise. Le plan de l’offensive allemande à travers la Belgique se dessine maintenant dans toute son ampleur.



Dimanche, 23 août.

Nos alliés d’Outre-Manche commencent à paraître sur le front belge. Une division de cavalerie anglaise a même déjà dispersé une colonne allemande… à Waterloo !… Wellington et Blücher ont dû s’en réveiller dans leurs tombeaux. Une grande bataille s’engage entre Mons et Charleroi.

Les Russes progressent dans la Prusse orientale ; ils viennent d’occuper Insterburg.


Lundi, 24 août.

On me télégraphie de Paris :

Des renseignements de la source la plus sûre nous font connaître que deux corps actifs, opposés d’abord à l’armée russe, sont transportés actuellement sur la frontière française et remplacés à la frontière orientale d’Allemagne par des formations de landwehr. Le plan de guerre du Grand État-major allemand est trop clair pour qu’il y ait besoin d’insister sur la nécessité d’une offensive à outrance des armées russes, se dirigeant vers Berlin. Prévenez d’urgence le Gouvernement russe et insistez.

J’interviens immédiatement auprès du Grand-Duc Nicolas et du général Soukhomlinow. En même temps, j’informe l’Empereur.

Le soir même, je suis en mesure d’affirmer au Gouvernement français que l’armée russe poursuit sa marche vers Kœnigsberg et Thorn, avec toute la vigueur et toute la rapidité possibles. Une bataille importante se prépare entre la Narew et l’Ukra.

On a précisément amené aujourd’hui à l’hôpital français de Saint-Pélersbourg un aide de camp du Grand-Duc Nicolas, le prince Cantacuzène, qui a eu la poitrine traversée d’une balle, près de Gumbinnen. Le docteur Cresson, chirurgien en chef, s’est entretenu quelques instants avec lui : le blessé est encore tout vibrant de l’ardeur agressive qui entraîne les troupes russes ; il affirme, avec fièvre, que le Grand-Duc Nicolas est résolu à s’ouvrir, coûte que coûte, la route de Berlin.


Mardi, 25 août.

Les Allemands sont vainqueurs à Charleroi ; ils nous ont, de plus, infligé un grave échec, au Sud des Ardennes belges, près de Neufchâteau. Toutes les armées françaises et anglaises battent en retraite vers l’Oise et la Semoy.

Ces nouvelles, quoique tamisées par la censure, produisent à Saint-Pétersbourg un courant d’inquiétude contre lequel je réagis de mon mieux, en m’inspirant d’un artifice que Tolstoï attribue au prince Bagration, dans Guerre et Paix, et qu’on devrait inscrire dans le bréviaire moral de tous les commandants un chef. Sur le champ de bataille d’Austerlitz, le prince ne cessait de recevoir des messages alarmants ; il les recevait tous avec une tranquillité parfaite et même un air d’acquiescement, comme si ce qu’on lui annonçait était précisément ce qu’il attendait.

Au Nord de la Prusse orientale, les Russes ont occupé les passages de l’Alle et de l’Angerrap ; les Allemands se replient vers Kœnigsberg.

Avant-hier, le Japon a déclaré la guerre à l’Allemagne. Une escadre japonaise bombarde Kiao-Tchéou.


Mercredi, 26 août.

Les armées française et anglaise continuent leur retraite. Le camp retranché de Maubeuge est investi. Une avant-garde de cavalerie allemande parcourt les environs de Roubaix.

J’ai veillé à ce que ces événements fussent présentés par la presse russe sous l’aspect le plus convenable (et peut-être le plus vrai), c’est-à-dire comme un recul provisoire et méthodique, préludant à une volte-face prochaine, en vue d’une offensive plus dense et plus forte. Tous les journaux soutiennent cette thèse.

Le Grand-Duc Nicolas me fait dire par Sazonow :

— Le mouvement rétrograde ordonné par le général Joffre est conforme à toutes les règles de la stratégie. Nous devons souhaiter que, désormais, l’armée française s’expose le moins possible ; qu’elle ne se laisse ni entamer ni démoraliser ; qu’elle réserve toute sa puissance d’attaque et toute sa liberté de manœuvre jusqu’au jour où l’armée russe sera en état de porter les coups décisifs.

Je demande à Sazonow :

— Ce jour n’arrivera-t-il pas bientôt ?… Pensez que nos pertes sont énormes et que les Allemands sont à 250 kilomètres de Paris !

— Je crois que le Grand-Duc Nicolas est résolu à engager une opération importante pour retenir le plus d’Allemands possible sur notre front.

— Aux environs de Soldau et de Mlawa, sans doute ?

— Oui.

— Dans cette réponse brève, je crois sentir quelque réticence. Je supplie donc Sazonow d’être plus expansif :

— Songez, dis-je, comme l’heure est grave pour la France !

— Je le sais. et je n’oublie pas ce que nous devons à la France ; ni l’Empereur ni le Grand-Duc ne l’oublient non plus. Aussi, vous pouvez compter que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour secourir l’armée française… Mais, au point de vue pratique, les difficultés sont grandes. Le général Gilinsky, qui commande en chef le front du Nord-Ouest, considère qu’une offensive dans la Prusse orientale est vouée à un échec certain, parce que nos troupes sont encore trop dispersées et que les transports rencontrent beaucoup d’obstacles. Vous savez comme la Mazurie est coupée de forêts, de rivières, et de lacs !… Le Chef d’État-major général Yannouchkéwitch partage l’opinion de Gilinsky et déconseille fortement l’offensive. Mais le Quartier-maître général Danilow fait valoir, avec non moins de force, que nous n’avons pas le droit de laisser notre allié en péril et que, malgré les risques incontestables de l’entreprise, nous avons le devoir d’attaquer immédiatement. C’est ce que le Grand-Duc Nicolas vient d’ordonner… Je ne serais pas surpris que l’opération fût déjà commencée.


Jeudi, 27 août.

Les Allemands sont à Péronne et à Longwy.

Un ministère de défense nationale est constitué à Paris. Viviani conserve la Présidence du Conseil, sans portefeuille ; Briand est nommé à la Justice, Delcassé aux Affaires Étrangères, Millerand à la Guerre, Ribot aux Finances, etc… Deux socialistes unifiés, Jules Guesde et Marcel Sembat, entrent dans le Cabinet.

Cette combinaison produit ici le meilleur effet. On l’interprète, à la fois, comme une manifestation éclatante de notre solidarité nationale et comme un gage de la résolution inflexible avec laquelle la France poursuivra la guerre.


Vendredi, 28 août.

Le Grand-Duc Nicolas a tenu sa parole. Sur son ordre impératif et réitéré, les cinq corps du général Samsonow ont attaqué avant-hier l’ennemi, dans la région de Mlawa-Soldau. Le point d’attaque est bien choisi pour obliger les Allemands à y porter des forces nombreuses ; car une victoire des Russes en direction d’Allenstein aurait le double résultat de leur ouvrir la route de Dantzig et de couper la retraite de l’armée allemande qui vient d’être battue à Gumbinnen.



Samedi, 29 août.

La bataille engagée à Soldau se poursuit, avec acharnement. Quel que doive être le résultat final, c’est déjà beaucoup que la lutte se prolonge, afin que les armées anglaises et françaises aient le temps de se reformer en arrière pour se reporter en avant.

Les armées russes du Sud sont à 40 kilomètres de Lemberg.


Dimanche, 30 août.

Ce matin, lorsque j’entre dans le cabinet de Sazonow, je suis frappé de son air sombre et tendu :

— Quoi de neuf ? lui dis-je.

— Rien de bon.

— Cela ne va pas en France ?

— Les Allemands approchent de Paris.

— Oui ; mais nos armées sont intactes et leur moral est excellent. J’attends avec confiance leur volte-face… Et la bataille de Soldau ?

Il se tait, en pinçant les lèvres, le regard sinistre. Je reprends :

— Un échec ?

— Un grand malheur… Mais je n’ai pas le droit de vous en parler. Le Grand-Duc Nicolas ne veut pas que la nouvelle soit connue avant quelques jours. Elle ne se répandra que trop tôt et trop vite ; car nos pertes sont effroyables.

Je lui demande quelques détails. Il m’affirme n’avoir aucun renseignement précis :

— L’armée de Samsonow est détruite. C’est tout ce que je sais.

Après un silence, il poursuit, d’un ton simple :

— Nous devions ce sacrifice à la France, qui s’est montrée une si parfaite alliée.

Je le remercie de cette pensée. Puis, malgré le poids très lourd que nous avons l’un et l’autre sur le cœur, nous passons à l’examen des affaires courantes.

En ville, personne ne se doute encore du désastre de Soldau. Mais la retraite ininterrompue de l’armée française et la marche rapide des Allemands sur Paris provoquent, dans le public, les prévisions les plus pessimistes. Les meneurs de la clique raspoutinienne annoncent même que la France va être obligée de signer bientôt la paix. A la personne haut placée qui vient me répéter ce propos, je réponds que le caractère des hommes d’État, qui viennent de prendre le pouvoir, ne permet pas qu’on s’arrête, un seul instant, à une pareille supposition ; que, d’ailleurs, la partie est loin d’être perdue et que le jour de la victoire est peut-être proche.


Lundi, 31 août.

A Soldau, les Russes ont perdu 110 000 hommes, dont 20 000 tués ou blessés et 90 000 prisonniers. Deux des cinq corps engagés, le 13e et le 16e, ont été cernés. Tout le matériel d’artillerie a été anéanti.

Les prévisions du Haut-Commandement n’étaient que trop exactes : l’offensive était prématurée. La cause initiale du désastre a été la concentration insuffisante des troupes et l’extrême difficulté des transports dans une région coupée de rivières, parsemée de lacs et de forêts. Il semble aussi que le désastre ait été aggravé par une faute de manœuvre : le général Artamanow, qui commandait l’aile gauche, aurait reculé d’une vingtaine de verstes sans prévenir le général Samsonow.

Un des points, où la bataille fut le plus acharnée, est le village de Tannenberg, à 35 kilomètres au nord de Soldau. C’est là que, en 1410, le roi de Pologne, Wladislas V, défit les Chevaliers teutoniques, première victoire du slavisme sur le germanisme. Pour s’être fait attendre cinq cent quatorze ans, la revanche des Teutoniques n’en est que plus terrible.


Mardi, 1er septembre.

Sazonow m’apprend, ce matin, d’après un télégramme d’Iswolsky, que le gouvernement de la République a résolu de se transporter à Bordeaux, si le généralissime considère que l’intérêt supérieur de la défense nationale l’oblige à ne pas barrer aux Allemands la route de Paris.

— C’est une résolution douloureuse, me dit-il, mais superbe et qui ne m’étonne pas du patriotisme français.

Puis, il me communique des télégrammes expédiés le 30 et le 31 août par le colonel Ignatiew, attaché militaire au Grand Quartier général français, et dont chaque phrase entre en moi comme un coup de poignard : L’armée allemande, tournant le flanc gauche de l’armée française, s’avance irrésistiblement sur Paris, par étapes moyennes de 30 kilomètres… A mon avis, l’entrée des Allemands à Paris n’est plus qu’une question de jours, attendu que les Français ne disposent pas de forces suffisantes pour exécuter une contre-attaque contre le groupe tournant, sans risque d’être coupés des autres armées… Il reconnaît heureusement que l’esprit des troupes reste excellent.

Sazonow me demande :

— N’y a-t-il donc pas moyen de défendre Paris ?… Je croyais que Paris était si solidement fortifie !… Je ne peux pas vous cacher que la prise de Paris ferait ici un effet déplorable… surtout après notre malheur de Soldau ; car on finira bien par savoir que nous avons perdu 110 000 hommes à Soldau.

Reprenant les télégrammes du colonel Ignatiew, j’en conteste de mon mieux les conclusions ; je soutiens que le camp retranché de Paris est fortement armé ; j’affirme que le caractère du général Gallieni nous garantit l’opiniâtreté de la résistance.

Un ukase, signé hier soir, a statué que la ville de Saint-Pétersbourg s’appellera désormais Petrograd. Comme manifestation politique, comme protestation du nationalisme slave contre l’intrusion germanique, la mesure est aussi démonstrative qu’opportune. Mais, au point de vue historique, c’est une erreur. La capitale actuelle de l’Empire n’est pas une ville slave ; elle ne résume qu’un passé récent de la vie russe ; elle est située dans un pays finnois, aux portes de la Finlande où domina si longtemps la culture suédoise, aux confins des Provinces baltiques où domine encore l’influence allemande ; son architecture est tout occidentale ; sa physionomie est toute moderne. Et c’est précisément ce que Pierre le Grand a voulu faire de Saint-Pétersbourg : une ville occidentale et moderne Le nom de Petrograd n’est donc pas seulement une erreur, mais un contre-sens historique.



Mercredi, 2 septembre.

Le « communiqué » de l’État-major russe annonce le désastre de Soldau en ces termes : Au sud de la Prusse orientale, les Allemands, disposant de forces très supérieures, ont attaqué deux de nos corps d’armée, qui ont subi des pertes considérables. Le général Samsonow a été tué.

Le public n’est pas dupe de ce laconisme. On colporte, a voix basse, toutes sortes de versions sur la bataille ; on exagère encore le chiffre des pertes ; on accuse le général Rennenkampf de trahison ; on va jusqu’à dire que les Allemands ont des intelligences dans l’entourage même du général Soukhomlinow ; on assure enfin que le général Samsonow n’a pas été tué, mais qu’il s’est tué, ne voulant pas survivre à la destruction de son armée.

Le général Biélaïew, chef d’État-major de l’Armée au ministère de la Guerre, m’affirme que la vigoureuse offensive des Russes dans la Prusse orientale et la rapidité de leur marche sur Lemberg, obligent les Allemands à ramener vers l’Est des troupes qui s’acheminaient vers la France :

— Je peux, me dit-il, vous garantir que l’État-major allemand ne s’attendait pas à nous voir entrer en ligne aussitôt ; il croyait que notre mobilisation et notre concentration seraient beaucoup plus lentes ; il avait calculé que nous ne pourrions prendre l’offensive, sur aucun point, avant le 15 ou le 20 septembre, et il croyait que, d’ici là, il aurait eu le temps de mettre l’armée française hors de cause… Je considère donc que, dès maintenant, les Allemands ont échoué dans l’exécution de leur plan primitif…


Jeudi, 3 septembre.

De l’Oise aux Vosges, les sept armées allemandes, formidable Léviathan d’acier, poursuivent leur offensive enveloppante, avec une vitesse de marche, une perfection de manœuvre et une puissance de choc, dont aucune guerre n’avait encore donné l’idée. A l’heure actuelle, la ligne des armées françaises et anglaises est jalonnée ainsi, de l’Est à l’Ouest : Belfort, Verdun, Vitry-le-François, Sézanne, Meaux, Pontoise.

En Galicie, par bonheur, le succès des Russes est éclatant. Ils sont entrés hier à Lemberg. La retraite des Austro-Hongrois a pris le caractère d’une déroute.

Depuis le 17 août, les Russes, partis de la ligne Kowel-Rowno-Proskurow, ont avancé de 200 kilomètres. Dans cette opération, ils ont capturé 70 000 hommes et 300 canons. Sur le front Lublin-Kholm, les Austro-Hongrois résistent encore.


Vendredi, 4 septembre.

La menace, qui plane sur Paris, entretient dans la société russe un courant de pessimisme qui fait presque oublier la victoire de Lemberg. On ne doute pas que les Allemands n’enlèvent de vive force le camp retranché de Paris. Après quoi, dit-on, la France sera obligée de capituler. Puis, l’Allemagne se retournera de toute sa masse contre la Russie.

D’où viennent ces rumeurs ? Par qui sont-elles propagées ?

Une conversation, que je viens d’avoir avec un de mes informateurs occultes, N…, ne m’éclaire que trop, à ce sujet. Le personnage est suspect, comme tous les gens de son métier ; mais il est bien renseigné sur ce qui se passe et se dit dans l’entourage des souverains. Puis il a, présentement, un motif spécial, tangible, de me parler avec sincérité. Après un éloge du magnifique patriotisme qui anime la France, il poursuit :

— Je suis venu chercher un peu de confiance auprès de vous, Excellence, car je ne vous cacherai pas que j’entends formuler partout les plus sinistres prophéties.

— Qu’on attende au moins le résultat de la bataille qui s’engage sur la Marne ! Et même si cette bataille n’est pas heureuse pour nous, la partie ne sera nullement désespérée…

J’appuie mon affirmation par une série de faits positifs et de prévisions raisonnables, qui ne me laissent, dis-je, aucun doute sur notre victoire finale, pour peu que nous ne manquions ni de sang-froid ni de ténacité.

— C’est vrai, reprend N…, c’est vrai. Et cela me fait grand bien de vous entendre… Mais il y a un élément dont vous ne tenez pas compte, Monsieur l’Ambassadeur, et qui est pour beaucoup dans le pessimisme que j’observe de tous côtés… surtout en haut lieu.

— Ah ! surtout en haut lieu ?

— Oui, c’est dans les rangs supérieurs de la Cour et de la société, c’est parmi les personnes qui approchent habituellement les souverains qu’on est le plus inquiet.

— Et pourquoi ?

— Parce que… parce que, dans ces milieux-là, on est depuis longtemps fixé sur la malchance de l’Empereur ; on sait qu’il échoue dans toutes ses entreprises, qu’il a toujours le sort contre lui, enfin qu’il est manifestement voué aux catastrophes. D’ailleurs, il paraît que les lignes de sa main sont terrifiantes.

— Comment !… On se laisse impressionner par de semblables niaiseries ?

— Que voulez-vous, Monsieur l’Ambassadeur ? Nous sommes Russes, et par conséquent, superstitieux… Mais n’est-ce pas évident que l’Empereur est prédestiné aux catastrophes ?

Baissant la voix, comme s’il me confiait un secret redoutable et fixant sur moi le regard aigu de ses yeux jaunes qui s’éclaire par instants de lueurs sombres, il énumère l’incroyable série d’accidents, de mécomptes, de revers, de désastres, qui, depuis dix-neuf ans, ont jalonné le règne de Nicolas II. La série commence aux fêtes du Couronnement, sur le Champ Khodynsky, près de Moscou, où 2 000 moujiks sont écrasés dans une cohue. Quelques semaines plus tard, l’Empereur se rend à Kiew : sous ses yeux, un bateau, chargé de trois cents spectateurs, sombre dans le Dnieper. A quelques semaines de là, il voit mourir subitement, dans son train, son ministre préféré, le prince Lobanow. Vivant sous la menace constante des bombes anarchistes, il souhaite ardemment un fils, un Césaréwitch ; quatre filles lui naissent, à la suite, et, quand Dieu lui accorde enfin un héritier, l’enfant porte le germe d’un mal incurable. N’aimant ni le faste ni le monde, il n’aspire qu’à se délasser du pouvoir dans les joies tranquilles de l’intimité familiale : sa femme est une malheureuse névrosée qui entretient l’agitation et l’inquiétude autour d’elle. Mais ce n’est rien encore : après avoir rêvé le règne définitif de la paix sur la terre, il est entraîné, par quelques intrigants de sa cour, dans la guerre d’Extrême-Orient ; ses armées sont battues, l’une après l’autre, en Mandchourie ; ses flottes sont coulées, l’une après l’autre, dans les mers de Chine. Puis, un grand souffle de révolution parcourt la Russie : les émeutes et les massacres se succèdent, sans interruption, à Varsovie, au Caucase, à Odessa, à Kiew, à Vologda, à Moscou, dans les Provinces baltiques, à Kharkow, à Saint-Pétersbourg, à Cronstadt ; le meurtre du Grand-Duc Serge-Alexandrowitch ouvre l’ère des assassinats politiques. Et, quand la tourmente vient à peine de se calmer, le Président du Conseil, Stolypine, qui s’annonçait comme le sauveur de la Russie, tombe, un soir, au théâtre de Kiew, devant la loge impériale, sous le revolver d’un agent de la police secrète.

Arrivé au terme de cette série funeste, N… conclut :

— Vous reconnaîtrez, Excellence, que l’Empereur est voué aux catastrophes et que nous avons le droit de trembler, quand nous réfléchissons aux perspectives que cette guerre ouvre devant nous.

— Ce n’est pas en tremblant qu’on agit sur le destin ; car je suis de ceux qui croient que le destin est obligé de compter avec nous ; mais, puisque vous êtes si sensible aux influences néfastes, n’avez-vous donc pas remarqué que le Tsar, a aujourd’hui, parmi ses adversaires, un homme qui, pour la mauvaise chance, ne le cède à personne, l’empereur François-Joseph ? Contre celui-ci, on ne risque rien à jouer ; on est sûr de gagner !

— Oui ; mais il y a aussi l’Allemagne. Et nous ne sommes pas de force à la vaincre !

— Seuls, non. Mais vous avez, à côté de vous, la France et l’Angleterre… Puis, de grâce, ne vous dites pas d’avance que vous n’êtes pas de force à vaincre l’Allemagne. Battez-vous d’abord, avec toute l’énergie, tout l’héroïsme dont vous êtes capables, et vous verrez que, chaque jour, la victoire vous apparaîtra plus certaine !


Mercredi, 9 septembre.

A l’Est de Paris, depuis l’Ourcq jusqu’à la région de Montmirail, les troupes françaises et anglaises progressant lentement. La décision générale ne peut plus tarder.

C’est avec un instinct très juste que l’opinion russe semble s’intéresser beaucoup plus à la bataille de la Marne qu’aux victoires de Galicie. Tout le sort de la guerre se joue, en effet, sur le front occidental. Que la France succombe, et la Russie est obligée de renoncer à la lutte. Les combats de la Prusse orientale m’en apportent chaque jour une preuve nouvelle. On y voit que les Russes ne sont pas de taille à se mesurer avec les Allemands, qui les écrasent par la supériorité de l’instruction tactique, par la science du commandement, par l’abondance des munitions, par la richesse des moyens de transport. En revanche, les Russes paraissent à égalité vis-à-vis des Austro-Hongrois ; ils ont même l’avantage pour l’élan et la ténacité au feu.


Jeudi, 10 septembre.

A l’Est de la Vistule, aux confins de la Galicie septentrionale et de la Pologne, les Russes ont rompu la ligne ennemie entre Krasnik et Tomaschow. Mais, dans la Prusse orientale, l’armée du général Rennenkampf est en désarroi.

De France, les nouvelles sont satisfaisantes. Nos troupes ont franchi la Marne entre Meaux et Château-Thierry. Devant Sézanne, la Garde prussienne a été rejetée au Nord des marais de Saint-Gond. Si notre aile droite, qui forme « charnière » et qui s’étend de Bar-le-Duc à Verdun, tient ferme, toute la ligne allemande va se disloquer.


Vendredi, 11 septembre.

Victoire ! Nous avons gagné la bataille de la Marne ! Sur tout le front, les armées allemandes se retirent vers le Nord ! Paris est désormais hors d’atteinte ! La France est sauvée !…

Les Russes sont victorieux aussi, entre Krasnik et Tomaschow. Les forces austro-hongroises, augmentées des renforts allemands, s’élevaient à plus d’un million d’hommes ; l’artillerie comptait plus de 2 500 canons. En revanche, l’armée du général Rennenkampf a dû évacuer la Prusse orientale ; les Allemands occupent Suwalki.


V. — RASPOUTINE


Samedi, 12 septembre.

Raspoutine, guéri de sa blessure, vient de rentrer à Pétrograd. Il a facilement prouvé à l’Impératrice que sa guérison est un témoignage éclatant de la protection divine.

Il ne parle de la guerre qu’en termes voilés, ambigus, apocalyptiques ; on en conclut qu’il la désapprouve et qu’il prévoit de grands malheurs.



Dimanche, 27 septembre.

Je déjeune à Tsarskoïé-Sélo, chez la comtesse B…, dont la sœur est fort liée avec Raspoutine. Je la questionne sur le staretz :

— A-t-il vu souvent l’Empereur et l’Impératrice, depuis son retour ?

— Pas très souvent. J’ai l’impression que Les Majestés le tiennent un peu à l’écart, en ce moment… Ainsi, tenez : avant-hier, il était à deux pas d’ici, chez ma sœur. Il téléphone, devant nous, au Palais pour demander à Mme Wyroubow s’il peut aller voir l’Impératrice dans la soirée. Elle lui répond qu’il ferait mieux d’attendre quelques jours. Il a paru très vexé de cette réponse et il nous a quittés aussitôt, sans même nous dire adieu… Naguère, il n’aurait même pas demandé s’il pouvait aller au Palais ; il y serait allé tout droit.

— Comment expliquez-vous ce brusque déclin de sa fortune ?

— Tout simplement par le fait que l’Impératrice a été arrachée à ses rêveries mélancoliques d’autrefois. Du matin au soir, elle s’occupe de son ambulance, de son ouvroir, de son train sanitaire. Elle n’a jamais eu si bonne mine.

— Est-il exact que Raspoutine ait affirmé à l’Empereur que cette guerre sera funeste à la Russie et qu’il faut y mettre fin tout de suite ?

— J’en doute… Au mois de juin, un peu avant l’attentat de Kinia Goussewa, Raspoutine répétait souvent à l’Empereur qu’il devait se méfier de la France et se rapprocher de l’Allemagne ; il ne faisait d’ailleurs que réciter les phrases que le vieux prince Mestchersky lui apprenait à grand’peine. Mais depuis son retour de Pokrowskoïé, il tient un tout autre langage. Avant-hier, il m’a déclaré à moi-même : « Je suis heureux de cette guerre ; elle nous a délivrés de deux grands maux : l’alcoolisme et l’amitié allemande. Malheur au Tsar, s’il s’arrête dans la victoire avant d’avoir écrasé l’Allemagne ! »

— Bravo !… Mais s’exprime-t-il de même avec les souverains ? Il y a une quinzaine de jours, on m’a rapporté de lui des propos très différents.

— Peut-être les a-t-il tenus… Raspoutine n’est pas un homme politique qui a un système, un programme, et qui s’en inspire en toute circonstance. C’est un moujik illettré, impulsif, visionnaire, fantasque, plein de contradictions. Mais, comme il est aussi très malin, comme il sent que sa situation au Palais est ébranlée, je serais surprise qu’il se prononçât ouvertement contre la guerre.

— Êtes-vous sous son charme ?

— Moi ?… Pas du tout !… Physiquement, il me dégoûte ; il a les mains sales, les ongles noirs, la barbe inculte. Pouah !… J’avoue cependant qu’il m’amuse. Il a une verve et une fantaisie extraordinaires. Il est même parfois très éloquent ; il a le don des images et un sens profond du mystère…

— Est-il vraiment si éloquent ?

— Oui, je vous assure qu’il a, certains jours, une façon très originale et très saisissante de parler. Il est tour à tour familier, railleur, violent, joyeux, absurde, poétique. Avec cela, nulle pose. Au contraire, un sans-gêne inouï, un cynisme ahurissant.

— Vous me le décrivez à merveille.

— Répondez-moi franchement ! Ne voulez-vous pas le connaître ?

— Non certes ! Il est trop compromettant. Mais, je vous prie, tenez-moi au courant de ses faits et gestes ; car il m’inquiète.



Lundi, 28 septembre 1914.

Je raconte à Sazonow ce que la comtesse B… m’a dit hier de Raspoutine.

Aussitôt, sa figure se convulse :

— De grâce, ne me parlez pas de cet homme ! Il me fait horreur… Ce n’est pas seulement un aventurier et un charlatan : c’est l’incarnation du Diable, c’est l’Antéchrist !

Tant de fables se sont déjà formées autour du staretz que je crois utile d’enregistrer quelques faits authentiques.

Grigory Raspoutine est né en 1871, à Pokrowskoïé, misérable village situé aux confins de la Sibérie occidentale, entre Tiumen et Tobolsk. Son père était un simple moujik, ivrogne, maraudeur et maquignon ; il s’appelait Efim Novy. Le surnom de Raspoutine, que le jeune Grigory reçut bientôt de ses compagnons, est significatif pour cette époque de sa vie et prophétique pour la suite ; c’est un terme d’argot paysan, dérivé du mot raspoutnik qui veut dire « le débauché, » « le paillard, » « le détrousseur de filles. » Souvent rossé par les pères de famille ou même fouetté publiquement par ordre de l’ispravnik, Grigory rencontra un jour son chemin de Damas. L’exhortation d’un prêtre, qu’il menait en voiture au monastère de Werkhotourié, éveilla tout à coup ses instincts mystiques. Mais la robustesse de son tempérament, l’ardeur de ses sens et l’audace effrénée de son imagination, le jetèrent presque aussitôt dans la secte impudique des Flagellants ou Khlisty.

Parmi les innombrables sectes qui se sont plus ou moins détachées de l’Église officielle et qui manifestent si étrangement l’indiscipline morale du peuple russe, sa hantise du mystère, son goût du vague, de l’extrême et de l’absolu, les Khlisty se distinguent par l’extravagance et la sensualité de leurs pratiques. Ils habitent principalement les régions de Kazan, de Simbirsk, de Saratow, d’Oufa, d’Orenbourg, de Tobolsk ; on estime leur nombre à cent vingt mille environ. Le plus haut spiritualisme semble animer leur doctrine, puisqu’ils ne se proposent rien moins que de correspondre directement avec Dieu, de s’infuser le Verbe et d’incarner le Christ ; mais, pour atteindre cette communion céleste, ils s’égarent dans toutes les folies de la chair. Les fidèles, hommes et femmes, se réunissent la nuit, tantôt dans une isba, tantôt dans la clairière d’une forêt. Là, invoquant Dieu, clamant des hymnes, vociférant des cantiques, ils dansent des rondes avec une vitesse progressive, forcenée. Le chef de la danse flagelle ceux dont la vigueur faiblit. Bientôt le vertige les fait rouler tous à terre, dans l’extase ou les convulsions. Alors, remplis et grisés de l’ « influx divin, » les couples s’enlacent éperdûment. La liturgie se termine par des scènes monstrueuses de luxure, de stupre, d’inceste.

La riche nature de Raspoutine le prédestinait à recevoir l’« influx divin. » Ses exploits dans les radéniés nocturnes lui acquirent vite la popularité. Simultanément, ses dons mystiques se développaient. Errant à travers les villages, il tenait des discours évangéliques, il récitait des paraboles. Peu à peu, il se risqua dans les prophéties, dans les exorcismes, dans les incantations ; il se vanta même d’avoir opéré des miracles. A cent verstes autour de Tobolsk, on ne doutait plus de sa sainteté. Il eut pourtant, à cette époque, d’ennuyeux démêlés avec la justice pour des peccadilles trop bruyantes : il s’en serait mal tiré, si les autorités ecclésiastiques ne l’eussent déjà pris sous leur protection.

En 1904, sa pieuse renommée et l’odeur de ses vertus arrivèrent jusqu’à Pétersbourg. Le fameux visionnaire, le père Jean de Cronstadt, qui avait consolé, sanctifié l’agonie d’Alexandre III, voulut connaître le jeune prophète sibérien ; il le reçut au couvent de Saint-Alexandre Newsky et se félicita de constater, à des signes certains, qu’il était marqué de Dieu. Après cette apparition dans la capitale, Raspoutine reprit le chemin de Pokrowskoïé. Mais, de ce jour, les horizons de sa vie s’élargirent. Il entra en relations avec toute une séquelle de prêtres plus ou moins illuminés, plus ou moins charlatans, plus ou moins crapuleux, comme il y en a par centaines dans les bas-fonds du clergé russe. C’est alors qu’il se donna pour acolyte un moine injurieux et tapageur, érotique et thaumaturge, adoré de la populace, féroce ennemi des libéraux et des Juifs, le Père Héliodore, qui devait plus tard s’insurger dans son monastère de Tsarytsine et tenir le Saint-Synode en échec par la violence de son fanatisme réactionnaire. Bientôt Grigory ne se contenta plus de fréquenter des moujiks et des popes ; on le vit se promener gravement avec des archiprêtres et des higoumènes, des évêques et des archimandrites, qui s’accordaient tous, comme Jean de Cronstadt, à reconnaître en lui « une étincelle de Dieu. » Cependant, il avait à repousser de continuels assauts du Diable et il y succombait souvent. A Tsarytsine, il déflora une religieuse qu’il avait entrepris d’exorciser. A Kazan, par un clair soir de juin, étant ivre, il sortit d’un lupanar en poussant devant lui une fille nue, qu’il fouettait à coups de ceinture, ce qui scandalisa beaucoup la ville. A Tobolsk, il séduisit l’épouse très pieuse d’un ingénieur, Mme L…, et il l’affola tellement qu’elle allait partout criant son amour et se glorifiant de sa honte.

Par ces exploits qui se répétaient sans cesse, le prestige de sa sainteté grandissait chaque jour. Dans les rues, on s’agenouillait sur son passage ; on lui baisait les mains ; on touchait le bas de sa touloupe ; on lui disait : « Notre Christ, notre Sauveur, prie pour nous, pauvres pécheurs ! Dieu t’écoutera… » Il répondait : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous bénis, mes petits frères… Ayez confiance ! Christ reviendra bientôt. Patientez, en souvenir de son agonie ! Par amour de lui, mortifiez votre chair !… »

En 1905, l’archimandrite Théophane, recteur de l’Académie théologique de Pétersbourg, prélat d’une très haute piété, confesseur de l’impératrice, eut la fâcheuse inspiration d’appeler à lui Raspoutine pour observer de près les effets merveilleux de la Grâce dans cette âme ingénue que les Puissances démoniaques tourmentaient si furieusement. Touché de sa ferveur candide, il l’introduisit et le patronna dans sa clientèle dévote, qui comptait beaucoup de spirites. Grigory n’eut qu’à paraître pour ébahir et fasciner cette société oisive, crédule, adonnée aux plus absurdes pratiques de la théurgie, de l’occultisme et de la nécromancie. Dans tous les cénacles mystiques, on s’arrachait le prophète sibérien, « l’élu de Dieu. »

Par un phénomène étrange d’illusion collective, le prestige du staretz ne s’affirmait nulle part plus fortement que dans les milieux graves, parmi des personnes d’une conduite et d’une moralité exemplaires.

Il ne fallut pas moins que des recommandations si respectables pour que les souverains consentissent à recevoir Raspoutine : c’était dans l’été de 1907.

Cependant, à la veille même de lui accorder une audience, l’Empereur et l’Impératrice eurent un dernier scrupule. Ils prirent conseil de l’archimandrite Théophane, qui les rassura pleinement : « Grigory Efimowitch, leur dit-il, est un paysan, un simple. Vos Majestés auront profit à l’entendre, parce que c’est la voix de la terre russe qui s’exprime par sa bouche… Je sais tout ce qu’on lui reproche…. je connais ses péchés : ils sont innombrables et le plus souvent abominables. Mais il y a en lui une telle force de contrition et une foi si naïve dans la miséricorde céleste, que je garantirais presque son salut éternel. Après chaque repentir, il est pur comme l’enfant qui vient d’être lavé dans les eaux baptismales. Dieu le favorise manifestement de sa prédilection… »

Dès son entrée au Palais, Raspoutine prit sur les souverains un extraordinaire ascendant. Il les endoctrina, les éblouit, les subjugua : ce fut comme un ensorcellement. Non pas qu’il les flattât. Au contraire. Du premier jour, il les traita durement, avec une familiarité audacieuse et primesautière, une faconde triviale et colorée, où les deux monarques, rassasiés d’adulations, saturés de flagorneries, crurent reconnaître enfin « la voix de la terre russe. » Devenu très vite l’ami de Mme Wyroubow, qui est l’inséparable compagne de l’Impératrice, il disposa, par elle, d’une influence considérable.

Tous les intrigants de la Cour, tous les quémandeurs de places, de titres, de prébendes, recherchèrent naturellement son appui. Le modeste logis qu’il occupait à la Kirotchnaïa et plus tard à l’Anglisky Prospect était jour et nuit assiégé de solliciteurs, généraux et fonctionnaires, évêques et archimandrites, conseillers de l’Empire et sénateurs, aides de camp et chambellans, dames d’honneur et femmes du monde : c’était un continuel défilé. On le rencontrait principalement chez la vieille comtesse O… qui groupait dans son salon du Quai Français les champions attitrés de l’autocratisme et de la théocratie. Les premiers dignitaires de l’Église aimaient à se réunir chez elle : les promotions dans la hiérarchie ecclésiastique, les nominations au Saint-Synode, les plus graves questions du dogme, de la discipline et de la liturgie étaient délibérées devant elle. Son autorité morale, reconnue de tous, fut pour Raspoutine un précieux adjuvant. Elle avait parfois des visions célestes. Un soir, pendant une séance de spiritisme, Saint Séraphin de Sarow, canonisé en 1903, lui était apparu. Nimbé d’une auréole éclatante, il lui avait déclaré : « Un grand prophète est parmi vous. Il a mission de révéler au Tsar les volontés de la Providence et de le conduire dans les voies glorieuses. » Elle avait aussitôt compris qu’il lui désignait Raspoutine. L’Empereur avait été vivement frappé de cet oracle ; car il avait pris, comme chef de l’Église, une part décisive dans la canonisation du bienheureux Séraphin et il lui témoignait une particulière dévotion.

Raspoutine comptait encore, parmi les protecteurs de ses débuts, un personnage hétéroclite, le thérapeute Badmaïew. C’est un Sibérien de la Transbaïkalie, un Mongol, un Bouriate. Quoique dépourvu de tout diplôme universitaire, il exerce la médecine, non pas clandestinement mais au vu et au su de tous, — une médecine étrange d’ailleurs, une médecine hermétique et mêlée de sorcellerie. Quand il connut Raspoutine en 1906, il venait d’avoir un gros ennui, comme il en arrive quelquefois aux plus honnêtes gens.

Vers la fin de la guerre japonaise, un de ses clients, haut placé, lui avait marqué sa gratitude en lui faisant confier une mission politique auprès des chefs héréditaires de la Mongolie chinoise. Afin de s’assurer leur concours, il était chargé de leur distribuer deux cent mille roubles. Revenu d’Ourga, il avait exposé dans un rapport les brillants résultats de son voyage et, sur la foi de cet écrit, on l’avait dûment félicité. Mais, peu après, on s’était aperçu qu’il avait gardé pour soi les deux cent mille roubles. L’incident commençait à prendre une mauvaise tournure, quand l’intervention du client haut placé avait tout arrangé. La thérapeute se remit donc, l’esprit libre, à ses opérations cabalistiques. Jamais encore les malades n’avaient tant afflué dans son cabinet de la Liteïny ; car le bruit s’était répandu qu’il avait rapporté de Mongolie toutes sortes de plantes médicinales et de recettes magiques, obtenues à grand’peine de sorciers thibétains. Fort de son ignorance et de son illuminisme, Badmaïew n’hésite pas à traiter les cas les plus difficiles, les plus obscurs de toute la médecine ; il a néanmoins quelque préférence pour les maladies nerveuses, les affections mentales et les troubles déconcertants de la physiologie féminine. Il s’est constitué une pharmacopée secrète. Sous des noms et des formes baroques, il élabore lui-même les médicaments qu’il ordonne. Il fait ainsi un dangereux commerce de narcotiques, de stupéfiants, d’anesthésiques, d’emménagogues, d’aphrodisiaques ; il les baptise Elixir du Thibet, Poudre de Nirvritti, Fleurs d’asokas, Baume de Nyen-Tchen, Essence de lotus noir, etc. En réalité, il se procure les éléments de ses drogues chez un apothicaire complice. A plusieurs reprises, les souverains l’ont appelé auprès du Césaréwitch, quand les médecins ordinaires semblaient impuissants à enrayer les accidents hémophiliques de l’enfant. C’est là qu’il connut Raspoutine. Instantanément, leurs charlatanismes se comprirent et se coalisèrent.

Mais, à la longue, les milieux sains de la capitale s’émurent de toutes les fables scandaleuses qu’on propageait sur le staretz de Pokrowskoïé. Son assiduité au Palais impérial, son rôle avéré dans certains actes arbitraires ou malencontreux de l’autorité suprême, l’outrecuidance effrontée de ses propos, le dévergondage cynique de ses mœurs finirent par susciter, de toutes parts, un grondement d’indignation. Malgré les rigueurs de la censure, les journaux dénoncèrent l’ignominie du thaumaturge sibérien, sans toutefois se risquer à mettre en cause la personne des Majestés ; mais le public entendait à demi-mot. L’« élu de Dieu » sentit qu’il ferait bien de s’éclipser quelque temps. Au mois de mars 1911, il prit le bâton de pèlerin et partit pour Jérusalem. Cette décision imprévue remplit ses zélateurs de tristesse et d’admiration : seule, une âme sainte pouvait répondre ainsi aux injures des méchants ! Puis il passa l’été à Tsarytsine, chez son excellent ami et compère le moine Héliodore.

Cependant l’Impératrice ne cessait de lui écrire et de lui télégraphier. En automne, elle déclara qu’elle ne pouvait endurer plus longtemps son absence. D’ailleurs, depuis qu’on avait laissé partir le staretz, les hémorragies du Césaréwitch devenaient plus fréquentes. Si l’enfant allait mourir !… La mère n’avait plus un jour de calme : c’étaient continuellement des crises de nerfs, des contractures, des syncopes. L’Empereur, qui aime sa femme et qui adore son fils, menait la vie la plus pénible.

Au début de novembre, Raspoutine revint à Pétersbourg. Et, tout aussitôt, les insanités, les orgies recommencèrent. Mais déjà quelques dissensions se manifestaient parmi ses adeptes : les uns le jugeaient compromettant et par trop libidineux ; les autres s’inquiétaient de son intrusion croissante dans les affaires de l’Église et de l’État. Précisément, le monde ecclésiastique était encore tout frémissant d’une nomination honteuse, arrachée à la faiblesse de l’Empereur : Grigory avait obtenu l’évêché de Tobolsk pour un de ses camarades d’enfance, un paysan illettré, obscène et fripouillard, le Père Varnava. On apprenait, en même temps, que le Procureur suprême du Saint-Synode avait reçu l’ordre de faire conférer la prêtrise à Raspoutine. Cette fois, il y eut un éclat. Le 29 décembre, Mgr Hermogène, évêque de Saratow, le moine Héliodore et quelques prêtres eurent une altercation avec le staretz. Ils l’insultèrent, le bousculèrent, l’appelant : « Maudit !… sacrilège !… fornicateur !… bête puante !… vipère du Diable !… » Finalement, ils lui crachèrent au visage. D’abord décontenancé, acculé à la muraille, Grigory essayait de riposter par un vomissement d’injures. Alors, Mgr Hermogène, qui est un colosse, lui frappa le crâne à grands coups de sa croix pectorale, en lui criant : « A genoux, misérable !… A genoux, devant les saintes icônes !… Demande pardon à Dieu de tes souillures immondes ! Jure que tu n’oseras plus infecter de ta sale personne le palais de notre Tsar bien-aimé !… » Raspoutine, tremblant de peur, saignant du nez, se frappait la poitrine, balbutiait des prières, jurait de ne plus jamais se présenter devant l’Empereur. Il sortit enfin, sous une nouvelle bordée d’imprécations et de crachats.

Aussitôt échappé de ce guet-apens, il courut à Tsarskoïé-Sélo. On ne lui fit pas attendre longtemps les joies de la vengeance. Quelques jours plus tard, sur la réquisition impérative du Procureur suprême, le Saint-Synode enlevait à Mgr Hermogène son siège épiscopal et l’exilait au monastère de Khirovitsy, en Lithuanie. Quant au moine Héliodore, empoigné par les gendarmes, il fut incarcéré au couvent pénitentiaire de Floristchewo, près de Wladimir.

La police fut d’abord impuissante à étouffer ce scandale. Prenant la parole devant la Douma, le chef du parti octobriste, Goutchkow, incrimina en termes voilés les relations de Raspoutine et de la Cour. A Moscou, métropole religieuse et morale de l’Empire, les interprètes les plus qualifiés, les plus respectés, du slavisme orthodoxe, le comte Chérémétiew, Samarine, Novosilow, Droujinine, Vasnetsow, protestèrent publiquement contre la servilité du Saint-Synode ; ils allèrent jusqu’à réclamer la réunion d’un concile national pour réformer l’Église. L’archimandrite Théophane lui-même, éclairé enfin sur « l’élu de Dieu » et ne pouvant se pardonner de l’avoir introduit à la Cour, éleva dignement la voix contre lui. Aussitôt, et quoiqu’il fût le confesseur de l’Impératrice, un arrêt du Saint-Synode le relégua en Tauride.

La Présidence du Conseil était alors détenue par Kokovtsow, qui gérait simultanément le ministère des Finances. Intègre et courageux, il tenta le possible pour édifier son maître sur l’indignité du staretz. Le 1er mars 1912, il adjura l’Empereur de l’autoriser à renvoyer Grigory dans son village natal : « Cet homme a surpris la confiance de Votre Majesté. C’est un charlatan et un vaurien de la pire espèce. L’opinion publique est soulevée contre lui. Les journaux… » L’Empereur interrompit son ministre avec un sourire dédaigneux : « Vous faites attention aux journaux ? » — « Oui, Sire, quand ils attaquent mon souverain et le prestige de la dynastie. Et ce sont aujourd’hui les journaux les plus loyalistes qui se montrent les plus sévères dans leurs critiques… » D’un air ennuyé, l’Empereur l’interrompit encore : « Ces critiques sont absurdes. Je connais à peine Raspoutine. » Kokovtsow hésitait à continuer ; il insista cependant : « Sire, au nom de la dynastie, au nom de votre héritier, je vous supplie de me laisser prendre les mesures nécessaires pour que Raspoutine retourne dans son village et n’en revienne plus jamais. » L’Empereur répondit froidement : « Je lui dirai moi-même de partir et de ne plus revenir. — Dois-je considérer que c’est une décision de Votre Majesté ? — Oui, c’est ma décision. » Puis, regardant la pendule qui marquait midi et demi, l’Empereur tendit la main à Kokovtsow : « Au revoir, Wladimir Nicolaïéwitch, je ne vous retiens plus. »

Le même jour, à quatre heures, Raspoutine appelait au téléphone le sénateur D… ami intime de Kokovtsow, et lui criait d’un ton narquois : « Ton ami, le Président, a essayé ce matin d’effrayer Papa. Il lui a dit sur moi tout le mal possible ; mais cela n’a eu aucun succès. Papa et Mama m’aiment toujours. Tu peux le téléphoner de ma part à Wladimir Nicolaïéwitch. »

Le 6 mai suivant, à Livadia, tous les ministres étaient réunis en grand uniforme au Palais impérial pour offrir leurs hommages à l’Impératrice, dont c’était la fête. Quand Alexandra Féodorowna passa devant Kokovtsow, elle lui tourna le dos.

Quelques jours avant cette cérémonie, le staretz avait pris le chemin de Tobolsk ; il s’éloignait ainsi non par ordre, mais de son plein gré, pour aller voir ce qui se passait dans son petit domaine de Pokrowskoïé. En prenant congé des souverains, il avait prononcé, d’un air farouche, une parole redoutable : « Je sais que les méchants me guettent. Ne les écoutez pas ! Si vous m’abandonniez, vous perdriez votre fils et votre couronne dans un délai de six mois. » L’Impératrice s’était récriée : « Comment l’abandonnerions-nous ? N’es-tu pas notre seul protecteur, notre meilleur ami ? » Et, s’agenouillant, elle lui avait demandé sa bénédiction.

Au mois d’octobre, la famille impériale fit une villégiature à Spala, en Pologne, où l’Empereur se plaît souvent à chasser dans la merveilleuse forêt de Krolowa.

Un jour, le jeune Grand-Duc héritier, qui revenait d’une promenade en bateau sur le lac, prit mal son élan pour sauter à terre et se cogna la hanche au bordage. La contusion parut d’abord toute superficielle et inoffensive. Mais, deux semaines plus tard, le 10 octobre, une grosseur apparut au pli de l’aine ; la cuisse enfla ; puis, soudain, la température monta. Les docteurs Féodorow, Botkine, et Rauchfuss, appelés en hâte, diagnostiquèrent une tumeur sanguine, un hématome, qui s’infectait. Il aurait fallu opérer immédiatement, si la diathèse hémophilique de l’enfant n’eût interdit toute incision[3]. Cependant, d’heure en heure, la température s’élevait ; le 21 octobre, elle atteignit 39°,8. Les parents ne quittaient plus la chambre du malade ; car les médecins ne dissimulaient pas leur inquiétude extrême. Dans l’église de Spala, les popes se relayaient pour prier jour et nuit. Par ordre de l’Empereur, une solennelle liturgie fut également célébrée à Moscou, devant l’icône miraculeuse de la Vierge Iverskaïa. Et, du matin au soir, le peuple de Saint-Pétersbourg défilait à Notre-Dame de Kazan.

Dans la matinée du 23, l’Impératrice descendit pour la première fois au salon, où se trouvaient réunis le colonel Narischkine, aide de camp de service, la princesse Élisabeth Obolensky, demoiselle d’honneur en fonction, Sazonow, qui était venu faire son rapport, à l’Empereur, et le comte Ladislas Wiélopolski, chef des chasses impériales en Pologne. Pâle, amaigrie, Alexandra Féodorowna souriait pourtant. Aux questions anxieuses qu’on lui adressait, elle répondit d’une voix calme : « Les médecins ne constatent encore aucune amélioration ; mais, personnellement, je n’ai plus d’inquiétude. J’ai reçu, cette nuit, du Père Grigory, un télégramme qui me rassure tout à fait. » Comme on la suppliait de préciser, elle récita ce télégramme : Dieu a vu tes larmes et entendu tes prières. Ne t’afflige plus ! Ton fils vivra.

Le lendemain 24, la température du malade descendait à 38°,9. Deux jours plus tard, la tumeur de l’aine se résorbait. Le Césaréwitch était sauvé.

Dans le cours de l’année 1913, quelques personnes s’enhardirent, de nouveau, à ouvrir les yeux du Tsar et de la Tsarine sur la conduite du staretz et son abjection morale.

Ce fut d’abord l’Impératrice douairière Marie Féodorowna, puis la sœur de l’Impératrice, la pure et noble Grande-Duchesse Élisabeth Féodorowna. Que d’autres encore Mais, à tous ces avertissements, à toutes ces objurgations, les souverains opposaient la même réponse tranquille : « Ce sont des calomnies. D’ailleurs, les saints sont toujours calomniés. »


Dans le verbiage religieux dont Raspoutine enveloppe d’habitude son érotisme, une idée apparaît continuellement : « C’est par le repentir seul que nous pouvons opérer notre salut. Il nous faut donc pécher pour avoir l’occasion de nous repentir. Aussi, quand Dieu nous envoie la tentation, nous devons y céder afin de nous procurer ainsi la condition préalable et nécessaire d’une fructueuse pénitence… D’ailleurs, la première parole de vie et de vérité, que le Christ ait apportée aux hommes, n’est-elle pas : Faites pénitence ?[4] Mais comment faire pénitence, si l’on n’a pas tout d’abord péché ?… »

Ses homélies familières abondent en ingénieux développements sur la valeur rémissive des larmes et la vertu rédemptrice de la contrition. Un des arguments, auxquels il revient de préférence et qui agissent le plus sur sa clientèle féminine, est celui-ci : « Ce qui nous empêche le plus souvent de céder à la tentation, ce n’est pas l’horreur du péché ; car enfin, si le péché nous faisait vraiment horreur, nous ne serions pas tentés de le commettre. A-t-on jamais envie de manger un plat qui vous répugne ? Non, ce qui nous arrête et nous effraie, c’est l’épreuve que la pénitence réserve à notre orgueil. La contrition parfaite implique une humilité absolue. Or, nous ne voulons pas nous humilier, même devant Dieu. Voilà tout le secret de nos résistances à la tentation. Mais le Souverain Juge ne s’y trompe pas, Lui ! Et, quand nous serons dans la vallée de Josaphat, il saura bien nous rappeler toutes les occasions de salut qu’il nous a offertes et que nous avons repoussées… »

Au IIe siècle de notre ère, ces sophismes étaient déjà professés par une secte phrygienne. L’hérésiarque Montanus les démontrait avec complaisance devant ses belles amies de Laodicée et il en tirait pratiquement les mêmes effets que Raspoutine.


Si l’activité du staretz restait confinée dans le domaine de la luxure et du mysticisme, il ne serait pour moi qu’un objet plus ou moins curieux d’étude psychologique… ou physiologique.

Mais, par la force des choses, ce paysan ignare est devenu un instrument politique. Autour de lui s’est groupée toute une clientèle de personnages influents qui ont lié leur fortune à la sienne.

Le plus considérable est le ministre de la Justice, chef de l’extrême-droite au Conseil de l’Empire, Stchéglovitow ; d’intelligence vive, de parole facile et mordante, il apporte dans la réalisation de ses idées beaucoup de calcul et de souplesse ; il n’est d’ailleurs qu’un adepte récent du raspoutinisme. Presque aussi important est le ministre de l’Intérieur, Nicolas Maklakow, dont l’aimable docilité plaît aux souverains. Vient ensuite le Procureur suprême du Saint-Synode, Sabler, caractère méprisable et servile ; par lui, le staretz tient pour ainsi dire en main tout l’épiscopat et toutes les hautes fonctions ecclésiastiques. Immédiatement après, je citerai le Premier Procureur du Sénat, Dobrowolsky, puis le membre du Conseil de l’Empire Sturmer, puis le Commandant des Palais impériaux, gendre du ministre de la Cour, l’Aide de camp général Woyéïkow. Je nommerai enfin le très audacieux et très rusé directeur du Département de la police, Biéletzky. On se figure aisément le pouvoir énorme que représente la coalition de pareilles influences dans un État autocratique et centralisé comme la Russie.

Pour contrebalancer l’action néfaste de cette cabale, je ne vois auprès des souverains qu’une personne, le chef de la Chancellerie militaire de Sa Majesté, le prince Wladimir Orlow, fils de l’ancien ambassadeur à Paris. De jugement droit, de cœur fier, dévoué de toute son âme à l’Empereur, il s’est, depuis le premier jour, déclaré contre Raspoutine et il ne se lasse pas de le combattre, ce qui lui vaut naturellement l’hostilité de l’Impératrice et de Mme Wyroubow.


Mardi, 22 septembre.

Je reçois, ce matin, la visite d’un Français, Robert Gauthiot, professeur à l’École des Hautes-Études de Paris, qui arrive directement du Pamir, où il accomplissait une mission d’ethnologie et de linguistique.

Dans la seconde semaine d’août, il explorait, aux environs de Chorog, une vallée située à 4 000 mètres d’altitude, sur les pentes de l’Hindou-Kouch ; il s’était avancé à douze jours de marche au-delà de l’extrême avant-poste russe qui surveille la frontière du Ferghana, l’ancienne Sogdiane. Le 16 août, un indigène qui était allé lui chercher quelques provisions à cet avant-poste, lui annonce que l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie et à la France. Il part instantanément. D’une traite, par Marghelan, Samarkand, Tiflis, Moscou, il arrive à Petrograd.

Je lui raconte l’extraordinaire suite des événements accumulés depuis deux mois. Il me déclare son ardente impatience de rentrer en France et de rejoindre son régiment territorial. Puis nous sondons l’avenir ; nous supputons le colossal effort qu’il faudra s’imposer pour détruire la puissance allemande, etc. Ses appréciations m’intéressent d’autant plus qu’il a fait de multiples et longs séjours en Allemagne ; il me dit notamment :

— J’ai beaucoup fréquenté les socialistes allemands ; je connais bien leurs doctrines et mieux encore leur esprit. Soyez sûr, Monsieur l’Ambassadeur, qu’ils coopéreront de toutes leurs forces à l’œuvre de la guerre et qu’ils se battront, comme les plus têtus des junkers, avec la dernière énergie… D’ailleurs, je suis socialiste aussi, je suis même antimilitariste ; et vous voyez que cela ne m’empêche pas d’aller défendre mon pays.

Je le félicite de son zèle à remplir son devoir militaire et je l’invite à déjeuner pour demain.

Quand il est parti, je réfléchis que je viens d’avoir sous les yeux un éloquent témoignage du patriotisme qui, malgré tant d’apparences contraires, anime les intellectuels français.

Voici un des leurs qui apprend la guerre, au fond du Pamir, à 4 000 mètres d’altitude, sur « le Toit du monde. » Il est seul, livré à soi-même, soustrait à la contagion du sublime élan national qui entraîne la France. Il n’a pourtant pas une minute d’hésitation. Toutes ses théories socialistes et pacifistes, l’intérêt de sa mission scientifique, son intérêt personnel s’effacent aussitôt devant l’image de la Patrie en danger. Et il accourt[5]


Le comte Kokovtsow, l’ancien Président du Conseil et ministre des Finances, dont j’apprécie tant le patriotisme lucide et la haute raison, vient me voir à l’Ambassade. Il arrive d’un domaine qu’il possède près de Novgorod.

— Vous savez, me dit-il, que, par tempérament, je ne suis pas enclin à l’optimisme. J’ai néanmoins une bonne impression de la guerre ; je n’ai jamais cru, en effet, que notre lutte contre l’Allemagne pût commencer autrement. Nous avons subi des échecs ; mais nos armées sont intactes, notre moral est excellent. D’ici à quelques mois, nous serons de force à écraser notre terrible adversaire…

Puis, il me parle des conditions que nous devrons imposer à l’Allemagne, et il s’exprime avec une véhémence, qui me surprend chez un esprit d’habitude si pondéré :

— Quand sonnera l’heure de la paix, nous devrons être féroces…, féroces ! D’ailleurs, nous y serons obligés par le sentiment national. Vous n’imaginez pas à quel point nos moujiks sont exaspérés contre l’Allemagne.

— Oh ! voilà qui est intéressant !… Vous l’avez constaté personnellement ?

— Pas plus tard qu’avant-hier. C’était le matin de mon départ, et je me promenais sur ma terre. J’aperçois un très vieux paysan, qui a perdu depuis longtemps son fils unique et dont les deux petits-fils sont à l’armée. De lui-même, sans que je l’interroge, il m’exprime sa crainte qu’on ne poursuive pas la guerre jusqu’au bout, qu’on n’écrase pas définitivement l’engeance allemande, qu’on n’extirpe pas radicalement du sol russe la mauvaise herbe des Niémetz[6]. Je le complimente d’accepter, avec tant de patriotisme, les risques auxquels sont exposés ses deux petits-fils, son unique soutien. Alors il me répond : « Vois-tu, barine ! Si, par malheur, nous ne détruisons pas les Niémetz, ils viendront jusqu’ici ; ils régneront sur toute la terre russe. Et puis ils nous attelleront, toi et moi, oui, toi aussi, à la charrue !… » Voilà ce que pensent nos paysans.

— Ils raisonnent très juste, du moins au figuré.


VI. — LA GRANDE-DUCHESSE ÉLISABETH FÉODOROWNA


Mercredi, 30 septembre.

La Grande-Duchesse Élisabeth Féodorowna, sœur de l’Impératrice et veuve du Grand-Duc Serge, est une étrange créature, dont toute la vie est comme une série d’énigmes.

Née à Darmstadt le 1er novembre 1864, elle était déjà une exquise fleur de beauté quand, à l’âge de vingt ans, elle épousa le quatrième fils de l’empereur Alexandre II.

Je me souviens d’avoir dîné avec elle à Paris quelques années plus tard, vers 1891. Et je la vois encore : grande, mince, les yeux clairs, ingénus et profonds, la bouche tendre, les traits délicats, le nez droit et fin, toutes ses lignes harmonieuses et pures, un rythme charmant de la démarche et des gestes. Sa conversation laissait deviner un joli esprit de femme, naturel, sérieux et d’une douceur voilée.

Dès ce temps-là, il y avait du mystère autour d’elle. On ne s’expliquait pas certaines particularités de sa vie conjugale.

Serge Alexandrowitch était physiquement d’une haute stature, avec une taille élancée, mais d’un visage ingrat, au regard dur, aux sourcils blanchâtres. Moralement, un caractère acrimonieux et despotique, une intelligence courte, une instruction pauvre ; en revanche, une assez vive sensibilité artistique. Très différent de ses frères Wladimir, Alexis et Paul, vivant à part, recherchant la solitude, il avait une réputation d’étrangeté.

Depuis son mariage, on le comprenait moins encore. Il se montrait, en effet, le plus soupçonneux et le plus inquisitorial des maris, n’admettant pas que sa femme demeurât en tête-à-tête avec personne, ne la laissant jamais sortir seule, surveillant sa correspondance et ses lectures, lui interdisant même de lire Anna Karénine, par crainte que le prestigieux roman n’éveillât en elle des curiosités dangereuses ou des émotions trop fortes. De plus, il la critiquait sans trêve, d’un ton brusque et cinglant ; jusqu’en public, il lui lançait parfois des remarques blessantes. Calme et docile, elle s’inclinait sous les paroles acerbes. L’honnête et bon géant Alexandre III, qui avait pitié d’elle, lui prodiguait les égards affectueux ; mais il dut s’en abstenir bientôt, s’étant aperçu qu’il excitait la jalousie de son frère.

Un jour, après un éclat violent du Grand-Duc, le vieux prince B…, qui avait assisté à la scène, eut un mot de compassion pour la jeune femme. Elle lui répondit avec un air de candeur et de surprise : « Mais je ne suis pas à plaindre… Malgré tout ce qu’on peut dire, je suis heureuse, car je suis très aimée. »

Il l’aimait, en effet, mais à sa manière, d’un amour esthétique et tourmenté, fantasque et ambigu, avide et incomplet…

En 1891, le Grand-Duc Serge fut nommé Gouverneur général de Moscou.

C’était le temps où le fameux Procureur suprême du Saint-synode, le « Torquemada russe, » Constantin Pobédonostsew, tout-puissant sur l’esprit d’Alexandre III, s’efforçait de restaurer les doctrines de l’absolutisme théocratique et de ramener la Russie aux traditions de la Moscovie byzantine.

Or, la Grande-Duchesse Élisabeth appartenait par son baptême à la confession luthérienne. Le nouveau Gouverneur général ne pouvait décemment se présenter au Kremlin avec une épouse hérétique. Il imposa donc à sa femme d’abjurer le protestantisme et de se convertir à la foi nationale. On assure qu’elle y inclinait depuis quelque temps déjà. Quoi qu’il en soit, elle adhéra de toute son âme aux dogmes de l’Église russe. Jamais conversion ne fut plus sincère, plus pénétrante, plus intégrale.

Jusqu’à ce jour, les pratiques froides et sèches du luthérianisme n’avaient offert qu’un médiocre aliment à la sensibilité imaginative de la jeune femme ; l’expérience du mariage ne lui avait pas été plus favorable. Tous ses instincts de rêve et d’émotion, de ferveur et de tendresse trouvèrent soudain leur emploi dans les rites mystérieux et les pompes magnifiques de l’orthodoxie. Sa piété s’exalta merveilleusement. Elle connut alors des plénitudes et des élans qu’elle ne soupçonnait pas.

Dans l’éclat de son Gouvernement général, qui équivalait à une vice-royauté, Serge Alexandrowitch apparut bientôt comme le protagoniste de la croisade réactionnaire qui résume toute la politique intérieure du « très pieux tsar Alexandre III. » Un de ses premiers actes fut d’expulser en masse les Juifs qui s’étaient peu à peu infiltrés à Moscou et de les refouler brutalement dans leurs ghettos des provinces occidentales. Puis il édicta une série de mesures asservissantes ou vexatoires contre les professeurs et les étudiants de l’Université. Il adopta enfin une altitude hautaine envers les bourgeois pour leur faire sentir que leur libéralisme, si modeste fût-il, n’était pas de son goût. Comme il advient toujours en pareil cas, les officiers et fonctionnaires de son entourage se plaisaient à exagérer ses manières cassantes. L’animosité générale qu’il s’attirait ainsi le remplissait d’orgueil.

Au mois de mai 1896, le sacre de Nicolas II marqua une date radieuse pour l’autocratisme orthodoxe. L’idéal des Tsars moscovites, l’intime alliance du Sacerdoce et de l’Empire, s’affirmait comme la pensée directrice du nouveau règne. La catastrophe du Champ Khodinsky, où 2 000 moujiks périrent par l’inadvertance de la police, projeta néanmoins une ombre sinistre, quoique passagère, sur le décor illuminé de la Ville sainte.

Deux ans plus tard, on inaugura au Kremlin, devant la Cathédrale de l’Archange, le monument du « Tsar martyr » Alexandre II. Au cours des cérémonies dont ce fut l’occasion, le Procureur suprême du Saint-Synode, Constantin Pobédonostsew, reçut la plus haute distinction honorifique de l’Empire, l’ordre insigne de Saint-André, fondé en 1698 par Pierre le Grand. L’armée « orthodoxe et très chrétienne » fut associée aux fêtes par une magnifique revue.

En 1900, Nicolas II entreprit de restaurer une coutume antique de ses aïeux, tombée en désuétude depuis plus de cinquante ans ; il vint accomplir son devoir pascal à Moscou, afin d’affirmer une fois de plus, disait-il, les sentiments religieux et nationaux qui unissent l’âme du souverain à celle de son peuple. Rien ne fut épargné pour rehausser l’éclat de ces solennités. Durant toute la semaine sainte, les liturgies et les processions se déroulèrent avec une somptuosité inouïe, tant au Kremlin que dans les principaux sanctuaires de la ville. Avant de quitter Moscou, l’Empereur adressa au Grand-Duc Serge le rescrit suivant :


Altesse Impériale,

Mon ardent désir, ainsi que celui de l’Impératrice Alexandra Féodorowna, de passer avec Nos enfants les jours de la Semaine sainte, de recevoir la Sainte-Communion, et de séjourner pendant la Fête des fêtes à Moscou, au milieu des plus grands sanctuaires nationaux, sous l’égide du Kremlin tant de fois séculaire, s’est réalisé avec la grâce de Dieu.

Ici, où reposent les restes impérissables de saints aimés du Seigneur, au milieu des tombeaux des souverains qui ont unifié et organisé la Russie, de ce berceau de l’autocratie, s’élevèrent d’ardentes prières au Roi des Rois, et une douce joie Nous remplit l’âme, en commun avec les fidèles enfants de Notre très chère Église qui se pressent dans les temples.

Puisse le Seigneur entendre ces prières ! Puisse-t-il fortifier les croyants, retenir ceux dont la foi chancelle, ramener ceux qui se sont écartés du vrai, et bénir l’Empire de Russie qui repose solidement sur la foi inébranlable de l’orthodoxie, la sainte gardienne de la Vérité universelle d’amour et de paix.

Me joignant aux prières de Mon peuple, Je puise de nouvelles forces pour servir la Russie en vue de son bien et de sa gloire et Je suis heureux de pouvoir précisément aujourd’hui exprimer à Votre Altesse Impériale et, par votre entremise, à la ville de Moscou, si chère à Mon cœur, les sentiments dont Je suis animé.

Christ est ressuscité !

(Signé) Nicolas.

à Moscou, le 9 avril 1900. Ainsi, périodiquement, une grande cérémonie religieuse politique ou militaire concentrait vers la colline sacrée du Kremlin tous les regards du peuple russe et du monde slave.

Dans cette vie active et brillante, Élisabeth Féodorowna jouait son rôle. Elle présidait avec grâce les fastueuses réceptions du Palais Alexandre et d’Illinskoïe ; elle se dépensait avec zèle dans beaucoup d’œuvres pieuses ou charitables, scolaires ou artistiques. Le cadre pittoresque et l’atmosphère morale de Moscou agissaient profondément sur ses facultés sensibles. On lui avait expliqué, un jour, que la mission providentielle des Tsars est de réaliser le Royaume de Dieu sur la terre russe ; la pensée qu’elle coopérait, si peu que ce fut, à une pareille tâche enflammait son imagination.

Satisfaite de son destin, souriante et pure, secrète et douce, harmonieuse dans toutes ses formes, exquise dans ses toilettes, elle répandait autour d’elle un parfum d’idéalisme, de mystère et de volupté…

Cependant, la politique ultra-réactionnaire, dont le Grand-Duc Serge se faisait gloire d’être l’un des principaux artisans, provoquait dans les milieux intellectuels et dans les masses ouvrières de toute la Russie une résistance qui se révélait chaque jour plus violente. Un groupe de terroristes intrépides, Guerchouny, Bourtzew, Savinkow, Azew, fondait une « Organisation de combat » qui allait bientôt égaler par ses prouesses l’épopée nihiliste de 1877-1881. Les complots et les attentats se succédaient à de brefs intervalles, avec une effrayante régularité. Un ministre de l’Instruction publique, deux ministres de l’Intérieur, des maîtres de police, des gouverneurs de province, des procureurs de justice, étaient frappés tour à tour. Vers la fin de 1904, les désastres d’Extrême-Orient aggravèrent soudain la situation, particulièrement à Moscou.

Le Grand-Duc Serge prescrivit aussitôt des mesures draconiennes. Et, de son air féroce, avec un rictus amer, il annonçait partout qu’il se montrerait impitoyable.

Or, le 17 février 1905, à trois heures de l’après-midi, comme il traversait le Kremlin en voiture et qu’il arrivait sur la Place du Sénat, le terroriste Kalaïew lui lança une bombe qui, l’atteignant à la poitrine, le mit en pièces.

La Grande-Duchesse Élisabeth se trouvait précisément au Kremlin, où elle organisait un ouvroir de la Croix-Rouge pour les armées de Mandchourie. Au bruit formidable de l’explosion, elle accourut, telle qu’elle était, sans chapeau. On la vit se jeter sur le corps de son époux, dont la tête et les bras, arrachés du tronc, gisaient parmi les débris de la voiture. Puis, revenue au Palais grand-ducal, elle s’absorba dans une prière ardente.

Durant les cinq jours qui devaient encore s’écouler avant la célébration des funérailles, elle ne cessa de prier. Cette longue oraison lui inspira une démarche singulière. La veille des obsèques, elle manda le Préfet de police et lui ordonna de la conduire immédiatement à la prison Taganka, où Kalaïew attendait sa comparution devant la Cour martiale.

Introduite dans la cellule de l’assassin, elle lui demanda : « Pourquoi avez-vous tué mon mari ?… Pourquoi avez-vous chargé votre conscience d’un crime aussi affreux ?… » Le prisonnier, qui l’avait d’abord accueillie d’un regard méfiant et farouche, observa qu’elle lui parlait avec douceur et qu’elle disait, non pas le Grand-Duc, mais : mon mari. « J’ai tué Serge Alexandrowitch, répondit-il, parce qu’il s’était fait l’instrument de la tyrannie et l’exploiteur des ouvriers. Je suis, moi, un justicier du peuple socialiste et révolutionnaire. » Elle reprit avec la même douceur : « Vous vous trompez. Mon mari aimait le peuple et ne rêvait que son bien. Aussi, votre crime est sans excuse. N’écoutez donc plus votre orgueil et repentez-vous. Si vous entrez dans la voie du repentir, je supplierai l’Empereur de vous laisser la vie sauve et je prierai Dieu de vous pardonner comme je vous ai déjà pardonné moi-même. » Touché autant que surpris de ce langage, il eut la force de lui dire : « Non, je ne me repens pas. Je dois mourir pour ma cause ; je mourrai. — Alors, puisque vous m’enlevez tout moyen de vous sauver la vie, puisque vous allez certainement comparaître bientôt devant Dieu, faites que je puisse au moins sauver votre âme. Voici l’Évangile ; promettez-moi de le lire attentivement jusqu’à l’heure de votre mort. » Il fit de la tête un geste négatif ; puis il répondit : « Je lirai l’Évangile, si vous me promettez, vous, de lire ce journal de ma vie, que j’achève d’écrire, et qui vous fera comprendre pourquoi j’ai tué Serge Alexandrowitch. — Non, je ne lirai pas votre journal… Il ne me reste plus qu’à prier encore pour vous. » Et elle sortit de la cellule, en laissant l’Évangile sur la table. Malgré sa déconvenue, elle écrivit à l’Empereur pour obtenir d’avance la grâce du meurtrier. Mais le public apprenait presque en même temps sa visite à la prison Taganka. Les versions les plus étranges, les plus romanesques, circulaient : elles affirmaient toutes que Kalaïew avait consenti à demander sa grâce.

Quelques jours plus tard, elle reçut du prisonnier une lettre dont voici approximativement la teneur : Vous avez abusé de ma position. Je ne vous ai manifesté aucun repentir, car je n’en éprouve aucun. Si j’ai consenti à vous écouter, c’est que j’ai vu en vous la veuve misérable d’un homme que j’ai tué. J’ai eu pitié de votre malheur, rien de plus. L’explication qu’on donne de notre entrevue me déshonore. Je ne veux pas de la grâce que vous sollicitez pour moi

Le procès suivit son cours ; l’instruction fut beaucoup allongée par la recherche vaine des complices, dont le principal était Boris Savinkow. Dans le courant du mois de mai, Kalaïew fut condamné à mort.

Le lendemain, le ministre de la Justice, Serge Manoukhine, faisant son rapport à l’Empereur, lui demanda s’il avait l’intention de commuer la peine de Kalaïew, ainsi que la Grande-Duchesse Élisabeth l’en avait prié. Nicolas II garda le silence ; puis, négligemment, il laissa tomber ces mots : « Vous n’avez rien d’autre dans votre portefeuille, Serge Serguéïéwitch ? » Et il le congédia. Mais il fit aussitôt mander le directeur du Département de la police, Kowalensky, et lui donna un ordre secret.

Kalaïew fut alors transféré de Moscou à la forteresse de Schlüsselbourg, la fameuse prison d’État. Le 23 mai, à 11 heures du soir, le Procureur impérial Féodorow, qui avait conduit l’instruction du procès, entra dans la cellule du condamné, qu’il avait connu autrefois comme étudiant, et lui déclara : « Je suis autorisé à vous dire que, si vous demandez votre grâce, Sa Majesté l’Empereur daignera vous l’accorder. » Kalaïew répondit, avec une calme fermeté : « Non, je veux mourir pour ma cause. » Féodorow insista de toutes ses forces, avec beaucoup d’élévation et d’humanité. Kalaïew pleurait, mais ne désarmait pas ; il finit par dire : « Puisque vous me témoignez tant de miséricorde, laissez-moi écrire à ma mère. — Soit ! Ecrivez-lui. Je lui ferai parvenir votre lettre immédiatement. » Lorsque le prisonnier eut achevé d’écrire, Féodorow fit un suprême effort de persuasion. Concentrant toute son énergie mais gardant toute sa placidité, Kalaïew affirma solennellement : « Je veux et je dois mourir. Ma mort sera encore plus utile à ma cause que ne l’a été la mort du Grand-Duc Serge. » Le Procureur impérial comprit qu’il ne réussirait jamais à fléchir cette volonté irréductible ; il sortit de la cellule et ordonna l’exécution.

Amené dans la cour de la forteresse à une heure du matin, Kalaïew s’avança docilement vers la potence : il se laissa passer la corde au cou sans prononcer un mot.

Après ce drame sinistre, Élisabeth Féodorowna considéra que la vie du monde était finie pour elle. Les pratiques religieuses l’occupèrent exclusivement désormais. Elle s’adonna tout entière aux œuvres d’ascétisme et de piété, de pénitence et de charité.

Le 15 avril 1910, elle réalisa un projet qu’elle caressait depuis longtemps : elle institua une communauté de femmes, dont elle se fit nommer abbesse. Consacré sous le vocable de « Marthe-et-Marie, » le monastère fut installé à Moscou, dans un quartier de la rive droite. Les nonnes se vouent spécialement au secours des malades et des pauvres. Mais, au moment où elle se détachait ainsi des intérêts profanes, Élisabeth Féodorowna eut un dernier souci d’élégance féminine : elle fit dessiner l’habit de son ordre par un artiste de Moscou, le peintre Nestérow. Le costume comprend une longue robe de bure fine, couleur gris de perle, une guimpe de linon qui enserre étroitement le visage et le cou, enfin un ample voile de laine blanche, qui retombe sur la poitrine avec de grands plis hiératiques. L’effet général est simple, austère et charmant.

Les relations de la Grande-Duchesse Élisabeth et de l’Impératrice Alexandra manquent de cordialité. La cause originelle ou, du moins, le principal motif de leur désaccord est Raspoutine. Aux yeux d’Élisabeth Féodorowna, Grigory n’est qu’un imposteur lubrique et sacrilège, un émissaire de Satan. Les deux sœurs ont eu, à son sujet, de fréquentes disputes qui les ont plusieurs fois brouillées : elles n’en parlent plus. Un autre motif de leur mésintelligence est leur mutuelle prétention à se dépasser l’une l’autre en ascétisme et en piété ; chacune se croit supérieure pour la connaissance de la théologie, pour la pratique de l’Évangile, pour la méditation de la Vie éternelle, pour l’adoration du Crucifix. La Grande-Duchesse Élisabeth ne fait d’ailleurs que de rares et brèves apparitions à Tsarskoïé-Sélo[7].

D’où vient, chez la Grande-Duchesse Élisabeth et sa sœur l’Impératrice Alexandra, cette prédominance extraordinaire des facultés mystiques ? Elle me paraît leur avoir été léguée par leur mère, la Princesse Alice, fille de la Reine Victoria, qui fut mariée en 1862 au Prince héritier de Hesse-Darmstadt et qui mourut en 1818, à l’âge de trente-cinq ans.

Élevée dans l’anglicanisme le plus austère, la Princesse. Alice conçut, peu après son mariage, une étrange passion, toute morale et intellectuelle, pour le grand théologien rationaliste de Tubingue, le célèbre auteur de la Vie de Jésus, David Strauss, qui mourut quatre ans avant elle.

Sous des allures de philistin souabe et de pasteur défroqué, David Strauss était romanesque. A l’aurore de sa renommée, il avait subi la tentation de l’amour : le rempart de ses livres n’avait pas suffi à le défendre contre les sortilèges de l’ « éternel féminin. » Une jeune inconnue, éprise de sa gloire naissante, s’était offerte à lui, comme Bettina d’Arnim à Goethe. Il avait respecté cette fleur candide ; mais, rien qu’à la respirer, il avait goûté le poison mortel. Quand le calme lui était revenu, il avait pu se comparer « à ces fakirs de l’Inde qui se flattaient d’acquérir une gloire surhumaine par des mortifications héroïques et à qui la divinité jalouse envoyait des visions de femmes pour les séduire. » Quelques années plus tard, une autre magicienne avait de nouveau bouleversé sa vie studieuse. Cette fois, ce n’était plus un lys de candeur germanique ; c’était une créature perverse, une cantatrice d’un grand talent et superbement belle, Agnès Schébest. Il l’avait aimée avec fureur, au point que, ne pouvant plus se passer d’elle et craignant toujours de la perdre, il l’avait épousée. Naturellement, elle n’avait pas tardé à le tromper, avec une ardeur fougueuse et une audace intrépide qui magnifiaient sa beauté. D’abord, il n’avait pas voulu ouvrir les yeux : « Le monde, écrivait-il, me traite d’incrédule. Peut-être ne suis-je qu’un dévot… » Il avait dû enfin reconnaître son illusion. Au lendemain d’une scène atroce, il avait répudié la pécheresse. Puis il s’était remis au travail. Mais, après les orgies de la passion, l’exégèse des Saintes Écritures lui avait paru insipide. Il ne pouvait plus tenir en place : une inquiétude secrète le poussait à changer de résidence continuellement ; il promenait son ennui de Ludwigsbourg à Stuttgart, de Heidelberg à Cologne, de Weimar à Munich, de Heilbronn à Darmstadt. L’évolution historique des dogmes ne lui procurait plus aucune joie ; les rêveries mêmes de l’hégélianisme le dégoûtaient. Dans cette faillite générale, son caractère devenait chaque jour plus acerbe, son ironie plus incisive, sa dialectique plus dissolvante. Las d’une vie dont il n’attendait plus rien, il aspirait au néant.

C’est alors qu’il connut la Princesse Alice. Il affirma tout de suite son ascendant sur elle. Mais un profond mystère enveloppe encore le roman de leurs intelligences et de leurs âmes. On ne doute pas néanmoins qu’il l’ait profondément troublée dans ses croyances et qu’elle ait traversé des crises terribles.

Ses filles auraient donc hérité d’elle leur aptitude à l’exaltation religieuse. Peut-être faut-il aussi reconnaître en elles l’action d’un atavisme beaucoup plus ancien puisque je relève, dans leur ascendance féminine, les noms de Sainte Élisabeth de Hongrie et de Marie Stuart.


MAURICE PALÉOLOGUE.


  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
    Les événements, auxquels se référaient les deux articles précédemment publiés sous ce titre, étaient d’une telle importance que nous avons cru devoir reproduire intégralement les notes de M. Paléologue. Mais, pour la suite, une publication in extenso dépasserait les cadres de la Revue ; nous nous bornerons donc à publier les fragments et les épisodes qui nous paraîtront les plus intéressants. (N. D. L. R.)
  2. Voyez la Revue des 15 janvier et 1er février.
  3. L’hémophilie est une affection congénitale, assez rare et d’allures étranges : on la considère comme un signe de dégénérescence. Le symptôme caractéristique est une altération du sang, qui perd plus ou moins la faculté de se coaguler. Il en résulte des hémorragies fréquentes et souvent incoercibles. Le moindre traumatisme, tel qu’un saignement de nez, un choc léger, une piqûre, ou même un accident minime, tel qu’un accès de toux, un faux pas, suffisent à déterminer un vaste épanchement sanguin. Dans la plupart des cas, les hémorragies se produisent à l’intérieur : elles baignent les tissus ; elles inondent les articulations, les viscères. Les procédés habituels de la médication hémostatique sont impuissants à enrayer le mal ; les injections de sérum physiologique sont parfois efficaces Les deux tiers des hémophiliques meurent avant onze ans ; un très petit nombre dépasse la vingtième année. Au point de vue héréditaire, l’hémophilie offre une particularité curieuse. La diathèse ne se transmet, presque exclusivement, qu’aux mâles et toujours par des mères indemnes.
  4. Poenitentiam agite ! Matth. IV, 17.
  5. Robert Gauthiot a succombé, en septembre 1916, aux suites d’une blessure de guerre ; il avait quarante ans. C’était un linguiste de premier ordre. La science des langues indo-européennes a perdu en lui le plus brillant héritier des Burnouf et des Darmesteter.
  6. Les Allemands.
  7. Arrêtée par les Bolchévicks au printemps de 1918, la Grande-Duchesse Élisabeth fut internée dans la petite ville d’Alapayewsk, au nord d’Ekaterinbourg. Dans la nuit du 17 au 18 juillet, vingt-quatre heures après le massacre de l’Empereur, de l’Impératrice et de leurs enfants, elle fut assommée à coups de crosse et jetée dans un puits de mine. Ses restes furent recueillis quelques semaines plus tard, quand l’armée de l’Amiral Koltchak approcha de l’Oural. Après des vicissitudes multiples, son cercueil fut apporté à Pékin : il va être inhumé à Jérusalem, dans le couvent russe de « Sainte-Marie-Madeleine aux Portes du Jugement. »